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Kitabı oku: «Albert», sayfa 4

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Le petit vieux, dès l’abord, avait deviné cela. Il se mit à rire méchamment, satisfait de cette preuve à l’appui. «Ah! ah!» fit-il «nous sommes gêné! Allez cirer les bottes sur le trottoir! Ce qu’il y a de terrible chez nous, c’est que, de par notre éducation, les trois quarts des métiers humains nous sont interdits. En vertu de votre supériorité, crevez!»

Bientôt, il s’humanisa.

«Vous n’avez qu’une chose à faire» dit-il d’une voix moins dure. – «Quoi?» – «Ne songez pas à courir le cachet, c’est la mort de l’homme: une fois qu’on a commencé à le courir, on le court toujours. Sur ma recommandation, on vous trouvera quelque part une place de maître d’études, une pure sinécure, qui ne vous enlèvera pas vos meilleures heures pour travailler.»

– «Pion!» s’écria Albert. «Jamais!»

Mais il fut pion. La lutte pour la vie l’exigeait. Il resta pion près de trois ans.

Entretenu par le gouvernement, il ne souffrit ni de la faim, ni de la soif.

X
EN SORBONNE

Alors – toujours plus – le désir de l’exploration intellectuelle l’obséda. Il ne pouvait pas se dire que la science était une vanité. Depuis le temps que les hommes travaillaient, s’épuisaient, ils avaient trouvé quelque chose: celui qui possédait la somme des connaissances humaines devait vraiment en savoir plus long sur les principes et les lois du monde que lui, Albert. – Cependant, s’il considérait la distance qui le séparait d’un casseur de pierres, il ne se la figurait pas moins grande que celle qui séparait de lui le plus fameux des penseurs: or, lui, Albert, en savait-il sur ces questions beaucoup plus long que le casseur de pierres?

Il se jeta dans l’étude de la philosophie.

Il suivit d’abord avec assiduité les cours d’un spiritualiste célèbre, qui posait pour tout juger – et jugeait de tout, en effet, avec une inaltérable complaisance envers lui-même. Ce bellâtre pérorait avec ardeur et conviction contre les crimes de ceux qui professaient des opinions différentes de la sienne. La sienne, ce n’était guère beau: un joli catholicisme laïque, dont lui, le philosophe charmeur, était le coquet prophète. Il avait le geste toujours le même, une main admirable balancée onctueusement au gré de la période et s’aplatissant sur la tribune avec un retentissement de cymbale pour en relever la chute. Tous ses arguments étaient de cette force: «Et vous voulez que nous estimions une conscience qui se passe de Dieu? Non, messieurs, nous ne l’estimons pas!» – Et, patapla! la cymbale! Cette belle main et ce beau coup de cymbale rendaient ses raisonnements invincibles.

Dégoûté en peu de temps de cette éloquence soufflée, Albert passa tout d’une pièce à un philosophe matérialiste, qui, sans faire le bruit de l’autre, groupait des disciples d’autant plus acharnés que la chapelle était étroite. On étudiait là, en petit comité, les sciences, on ramenait la psychologie entière aux fonctions hypothétiques des circonvolutions cérébrales, et l’univers n’était qu’un déplacement hasardeux de forces agissant les unes sur les autres par la vertu d’une loi mathématique à découvrir. Non seulement l’homme et le singe descendaient d’un même ancêtre – chose banale – mais tous les êtres, animaux, végétaux, minéraux, provenaient d’une unique substance, dont ils représentaient des transformations, des aspects: et cette substance était tellement simplifiée, tellement refoulée hors des atteintes du concept par l’analyse, qu’on finissait par se demander avec vertige si elle existait et si le monde était autre chose qu’une vaste illusion.

Après une équipée hurluberlu en cette fondrière de la pensée, où l’on est projeté sur le sol à chaque bout de champ, parce qu’on chevauche sur un terrain qui se dérobe, Albert tourna bride et revint en hâte, désarçonné, pendu à la crinière. – C’était fou: se targuer de positivisme et s’en courir là-bas! Qu’on prît pour base la science, ce paraissait une excellente et propice méthode: mais il fallait se condamner à ne pas la dépasser. Car sitôt qu’on sortait de ses bornes – les bornes de la terre: moins que de la terre, du terre à terre – on excédait la base et l’on dégringolait dans le néant.

Etait-il conséquent que, lorsqu’on ignorait même la place de l’organe de la pensée dans le cerveau, on voulût s’occuper scientifiquement de cette pensée? Que, lorsque la chimie n’était pas encore parvenue à synthétiser une cellule vivante, on pût émettre une vérité quelconque sur la vie? La science allait à pas sûrs, peut-être, mais si lentement, qu’elle restait en arrière, en arrière, en arrière, et qu’on ne devait pas la supposer capable de trancher, avant un avenir incommensurable, la plus minime des questions philosophiques.

Que faire?

Spéculer?

Alors, Albert éprouva le besoin violent de connaître tout ce que les hommes avaient pensé sur ces hautes matières, depuis les temps mythologiques et bibliques, jusqu’aux dernières contemporanéités: espérant trouver quelque part, en quelque siècle, chez quelque sage le mot de l’énigme, l’illumination évidente et supérieure sur les tourmentants problèmes.

Ce furent d’abord les Grecs qui l’émurent. Il fut surpris de rencontrer – déjà – chez les plus anciens d’entre eux les notions – semblant nées d’hier – modernes au sujet de l’origine du monde. Le naturalisme d’Anaxagore disait exactement, avec moins de raffinements et plus d’envergure, ce que prônait sur des airs nouveaux le matérialisme actuel. Le progrès intellectuel des siècles consistait à avoir détaillé le point d’interrogation originellement dressé. C’était comme si un homme ayant découvert un trou dangereux, les autres hommes, au lieu de le boucher, s’étaient ingénié à en sonder les profondeurs et à y découvrir toutes les agravantes cavités concomitantes. Il est vrai que quelques-uns avaient voulu le boucher: Socrate avait insinué que la question morale existait seule; et plus tard, bien d’autres avaient coopiné, les Stoïciens, Kant lui-même. Malheur! ils n’avaient fait que creuser un autre trou à côté! – A vrai dire, la morale n’intéressa jamais que médiocrement Albert. Il lui paraissait qu’avant de savoir comment il devait agir, il lui fallait savoir qui il était. Il en voulut à Kant d’avoir cherché à neutraliser le résultat de la Critique de la Raison pure en offrant le refuge d’une Raison pratique, dont – pour sa part – il ne reconnaissait pas le principe-base.

Et toujours, dès le commencement, cet éternel et immuable conflit entre l’idéalisme et le réalisme! Platon et Aristote, que vingt-deux siècles écoulés n’avaient pas encore mis d’accord.

A mesure qu’il avançait, le dégoût contristait l’âme d’Albert. Quelle hypocrisie! Les questions vitales de l’intelligence n’avaient pas avancé d’un pas. Plus il pénétrait dans le labyrinthe sans issue des idées, plus la conviction de s’être fourvoyé dans une compagnie de filous s’accentuait. Berné d’un système à l’autre, il finit par penser que la philosophie – ou plutôt les philosophies – n’était qu’un leurre, une moquerie, un piège: à coup sûr la preuve palpable de l’incapacité de l’esprit à sortir de son relatif.

Quelle chute, après avoir cru au génie humain!

Il admira à la fois la complexité savante de ces édifices équilibrés dans le vide, et la niaiserie de leurs aspects, quand on les considérait à froid. Descartes, Leibniz, Spinoza: on s’étonnait de leurs inventions, et en même temps on trouvait ces inventions bêtes. On pouvait peut-être dire: «C’est merveilleux!» – mais on ajoutait nécessairement: «C’est faux.» Ils raisonnaient très juste, et leurs conclusions étaient ridicules, et leurs conclusions étaient aux antipodes les unes des autres!

Le scepticisme naissait inévitablement.

Aussi, Kant fut-il l’auteur favori d’Albert.

Il sut par cœur la Critique. En un moment de ferveur, il projeta d’y adjoindre une Critique de la Sensation, par laquelle il serait prouvé, d’une manière encore plus explicite qu’au chapitre sur le phénomène et le noumène, que les perceptions des sens ne correspondent pas plus à la réalité que les concepts de la raison.

De cette époque de méditations, Albert ne garda rien de positif; sinon deux ou trois croyances, en rapport avec son caractère, que lui-même, par ironie, tenait à l’état de croyances, déclarant qu’il ne voulait, ni ne pouvait les discuter. Il prit à Spinoza le déterminisme, à Spencer l’évolution, à Hegel la théorie de la force, et il se composa, pour son usage personnel et afin de ne pas demeurer l’âme vide, une manière de se représenter le monde. Puis, il jura de ne plus rouvrir un seul de ces ouvrages énervants, il cracha sur les charlatans, et, certain maintenant d’avoir avec conscience goûté à toutes les coupes du savoir terrestre, il s’abattit, épuisé et désespéré.

XI
MANGEONS ET BUVONS CAR DEMAIN NOUS MOURRONS

Orgie!

Ah! ah! ah! ah!

Et le long des quais vieillots, où d’habitude il bouquinait, Albert était secoué d’éclats de rire nerveux, tandis qu’il considérait l’idée qui tout à coup venait de se présenter à son cerveau. Orgie! L’idée d’orgie était bizarre. Le mot lui-même, ce heurt singulier de lettres, ces deux consonnances drôlement accouplées, cette r et ce g dos à dos, cet assemblage de voyelles et d’articulations, avec le concept qui s’y attachait, prenait une si extraordinaire tournure dans son entendement jusqu’alors naïf, que les hoquets de surprise se succédaient, gutturaux, de son larynx, comme l’éternuement d’un chat qui se hérisse la première fois qu’il voit un chien. Pourtant, l’idée était là. L’idée tombait peut-être des nues, sans rime, sans raison, sans cause, contraire à toute loi de l’association: mais enfin elle y était. Elle y était si bien, que sur toutes ses faces il la retournait, l’examinait, la contemplait, lui souriait ou la boudait tour à tour, la trouvait jolie ou s’en effarouchait. Et comme à côté de lui filait la Seine grisâtre et huileuse, il s’accouda sur la pierre décrépite du mur, et, peut-être avec l’espoir d’y trouver un conseil, rêveur, absorbé, les yeux immobiles, regarda couler l’eau.

Elle lui sembla se mouvoir avec une rapidité effrayante, au milieu de l’immutabilité des rives.

Où s’en allait-elle?

Si le Mauvais Plaisant qui fit un jour le monde, à chaque goutte d’eau, avant de la libérer d’entre ses doigts et de lui donner l’essor qui l’emporte loin de sa source, avait dit: «Goutte d’eau! je t’abandonne au tourbillon irrésistible des flots. Passagère sera ta destinée. Tu fuiras au sein des prairies ensoleillées et des cités bourdonnantes, jusqu’à l’heure où la grande Mer t’ensevelira. Va! mais sache qu’il n’est point de jougs sous lesquels tu ne doives plier, point de travaux que tu ne doives accomplir, point de tourments qui ne doivent t’accabler. Libre, tu te rendras volontairement esclave. Au lieu de jouir – autant que cela se peut dans ta course ardente – des rayons dorés du ciel, de l’air aux transparentes bulles, des paysages qui se mirent dans l’onde, tu t’efforceras de rouler au plus profond du fleuve, écorchant tes formes gracieuses sur les cailloux et les sables du lit fangeux, tu soulèveras les lourdes barques à la quille formidable, tu feras marcher la roue des moulins, tu t’engouffreras dans les tuyaux qui te happeront au passage et tu t’en iras servir de boisson aux habitants de Paris, avant de retourner à tes sœurs par d’ignobles égoûts.» – Qu’eût répondu la goutte d’eau?

La goutte d’eau eût répondu: «Oh! laisse-moi suivre le courant de la rivière le plus près possible de la voûte azurée; laisse-moi bondir comme une chèvre capricieuse, me mêler à la blanche écume ou, diaprée des sept feux de l’arc-en-ciel, jaillir sur la crête des vagues. Je ne veux point me souiller au contact impur de la vase, ni soulever les barques pesantes, ni mettre en mouvement les moulins; je ne veux point être utile aux hommes. Je veux voguer follement, sans retards, sans soucis, sans peines: et plus vite la grande Mer m’ensevelira, plus heureuse je serai, car ce sera la fin de la course.»

Et les lames filaient, filaient, se poussaient, grimpaient les unes par-dessus les autres, comme pressées d’arriver au bout, là-bas, dans la grande Mer. Et celles qui étayaient de leurs efforts le flanc des barques, celles qui, pauvrettes, se brisaient contre les piles des ponts ou celles qui se trouvaient retenues par les remous des bords semblaient souffrir de ne pouvoir – elles aussi – voler, brûler l’existence.

Albert en vint à croire qu’elles chantaient l’éternelle philosophie.

Qu’était-ce que la vie, après tout?

Sans se complaire à de banales comparaisons, il y avait lieu de remarquer que le devoir n’est qu’un vain mot. A droite, à gauche, une enfilade dépenaillée de vieux livres lui remémorait ses années d’études. A quoi lui avaient-elles servi? A quoi lui servirait-il de continuer? Il deviendrait un homme comme tous les autres, hanté des mêmes préjugés, se heurtant aux mêmes scrupules. Pourquoi se donner l’ennui de façonner son cerveau aux usages du monde, de le mouler sur ses exigences? Dérision! Travailler, transpirer, crever de fatigue et d’essoufflement pour parvenir à une de ces situations dites honorables, lorsque le temps nous emporte comme la goutte d’eau, lorsque si brève se précipite la comédie, lorsque d’un instant à l’autre nous pouvons mourir. La société s’impose à nous comme une tyrannique marâtre: briser ses liens, s’échapper de ses griffes, oh! n’est-ce point la sagesse?

Oui.

La sagesse disait ceci à Albert:

On peut prendre de la vie ses douleurs tristes ou ses douleurs gaies. Les unes sont amères et martyrisantes; les autres sont pleines d’étourdissements et d’opium. Que vaut-il mieux? Le gros tas fait un métier, s’y morfond, se marie, amasse pour des hoirs, crée des enfants qui périssent, s’épuise en stériles ambitions. L’élite s’enivre. Bottés, cuirassés et casqués de mépris, ceux qui ont choisi l’ivresse roulent sous les tables et oublient. Ils se perforent l’estomac et s’empoisonnent le sang. La tombe les enlève à la fleur de l’âge, tandis que les autres, encore à moitié chemin, halètent péniblement vers le but, les yeux gros de pleurs et les pieds las.

La sagesse lui disait encore:

Brailler sur la voie du Calvaire est la suprême des consolations.

Alors, les lames fredonnaient:

Vite, vite, plus vite hâtons-nous de rejoindre la grande Mer, la grande Mer, celle qui nous ensevelira.

C’était ce jour-là l’anniversaire de sa naissance. Albert avait vingt et un ans. Il se sentait vraiment changé depuis l’époque où, provincial jusqu’au bout des ongles, le monde lui apparaissait comme un concert placide et doux, où chacun faisait sa partie, sagement, les orbites fixées sur le bâton du chef d’orchestre. Alors, dans son âme pure et simple, pas encore tourmentée, les révoltes n’existaient qu’à l’état latent, étouffées par l’éducation et par le frottement quotidien de la famille. Il se souvenait de ses premiers émois à la lecture de livres peu catholiques et de romans dévorés en cachette. Quels progrès dans le mal! La religion s’était effondrée, comme s’effondrent sur un cadavre pourri des fragments véreux de chairs. Il lui était resté le sentiment du devoir. Et maintenant, devant l’inanité gigantesque de tout ce qui existe, la loi morale elle-même s’effondrait en lui, comme s’était effondrée la religion.

Nasci, pati, mori, disait un vieux proverbe gravé sur la pierre séculaire d’un manoir de sa ville natale. Pourquoi ne pas supprimer pati et le remplacer par une continuelle orgie? Et si dans l’orgie il y avait une souffrance, eh bien! l’orgie usante, délétère, vorace, abrégerait, au moins, le pélerinage et en absorberait la mélancolie.

Pourquoi pas?

Deux choses se soulevaient là contre: l’hérédité de toute une race honnête et l’amour-propre inséparable de cette hérédité.

Père, grand-père, arrière-grand-père, aïeux, avaient jadis gagné leur pain à la sueur de leurs fronts. Leurs labeurs réunis, quintessenciés dans son système nerveux, organisaient une résistance angoissante, quoique fatalement vouée à la défaite, à l’envahissante gangrène. Le siècle était donc le plus fort! Il avait raison des instincts les mieux enracinés et des moins accessibles natures! L’horreur du travail qui venait tout à coup de saisir le jeune homme – préparée, il est vrai, de longue main – n’était que le résultat du commerce maladif de son intelligence malmenée avec la délirante atmosphère de la culture moderne.

L’amour-propre se dressait aussi comme un remords. «Honte» criait-il «à ceux qui, par lâcheté, se ravalent au-dessous de leur valeur!»

Mais quoi! lutter! lutter toujours!

Et levant les yeux au ciel, il aperçut les premières étoiles, que la crépusculaire approche du soir ramenait à leur place accoutumée dans le firmament incommensurable et beau. Un sourire de pitié erra sur ses lèvres. Que suis-je? pensa-t-il. Oh! grotesque imbécillité! s’occuper de ce que font et disent les hommes, ces atomes perdus sur le plus infime de ces astres! Que je sois vidangeur ou roi, peu importe dans l’immensité!

Un sanglot le prit, puis, tout aussitôt, une inextinguible hilarité.

Il avait passé les ponts.

De quoi avait-il envie? C’était donc décidé: orgie. Mais, comme un voyageur en des régions inconnues se tourne et se retourne, interroge la contrée du regard, hésite et se consulte, Albert se tâtait, cherchait à surprendre ses appétits, presque factice dans son enthousiasme, voulant s’amuser. Autour de lui, des gens passaient, gaiement. Il s’efforça de faire comme eux. Il chassa avec colère certaines pensées sombres qui persistaient à revenir. Dans un café, il lut les journaux cocasses, écouta les mots du jour, fuma des cigares chers, but. Il sifflota des airs d’opérette.

Etrange contradiction! La jouissance qu’il éprouvait provenait plus de l’âpre satisfaction d’avoir déchiré les vieilles attaches, que d’un réel contentement de sa débauche. En somme, pourvu qu’il jouît, n’était-ce pas le principal? – Jouissait-il? – Albert scruta son être intime et crut pouvoir répondre par l’affirmative. Mais que de doute dans cette croyance!

Ce soir-là, il soupa en cabinet particulier.

Et, pour la première fois de sa vie, il baisa une femme.

XII
LE DÉPUCELAGE D’ALBERT

Paris, 13 mai.

Je me lègue à moi-même – pour relire en quelque heure future, alors que j’aurai connu d’autres femmes (si j’en connais, ce dont je doute), ou, au moins, que j’aurai fait de plus amples expériences, ou, simplement, comme note mémorable – ce croquis d’impressions charnelles qui ne datent que de cette nuit.

Je suis allé chercher chez elle, rue Dauphine, une jeune fille du nom de Bertha, qui était la maîtresse d’un de mes camarades. Je la trouvais jolie: elle me portait à la peau, j’avais pensé à elle plusieurs fois avec des désirs – presque avec des désirs de collégien, si, arrivé à cet âge de vingt-un ans sans m’être encore résolu à terrasser le monstre, la résistance instinctive de tout puceau à ces désirs n’eût été chez moi empreinte beaucoup plus de réflexion que de timidité. Un soir que l’on m’avait entraîné au bal Bullier, je l’avais rencontrée avec Trubert, son amant. Trubert, qui me savait sérieux, sans me croire pourtant innocent – car je n’en ai jamais eu l’air, et je ne l’ai jamais été – voulut me taquiner et me forcer à danser. «Tiens» dit-il «je te confie Bertha comme un dépôt sacré. Tu ne t’embêteras pas avec elle: elle réveillerait un cadavre.» Et il la laissa une heure à mon bras. Ce que nous dîmes, je ne me le rappelle pas trop. Nous valsâmes deux tours, puis je la conduisis dans un des petits bosquets du jardin pour manger des glaces. C’est là qu’elle me fit les yeux doux. Elle s’amusa à lisser ma moustache du bout de son doigt, la déclarant plus gentille et plus fine que celle de Trubert. «Oh! Trubert» zézaya-t-elle dans une moue, pour m’engager à lui faire des avances «il m’ennuie!» Je ne lui fis pas d’avances, car j’avais encore de derniers scrupules d’honnêteté. Ce fut elle qui les fit, avec une coquetterie flatteuse et tendre, où je cherchais à démêler la part de la sincérité et celle du mensonge. Elle me donna son adresse, en m’indiquant des heures où je serais sûr de ne pas tomber sur Trubert. Puis, profitant d’un moment où personne ne passait, en un mouvement souple, elle me tendit ses lèvres.

Elle n’espérait plus ma visite: aussi, lorsque j’entrai, elle eut aux yeux une surprise.

«Albert!» s’écria-t-elle.

– «Moi.»

Vu que j’avais décidé de coucher cette nuit avec une femme, et que j’avais choisi celle-là comme étant – parmi celles que je pouvais me procurer sur l’heure – la femme dont j’étreindrais le corps avec le plus de satisfaction probable, je n’eus ni les réserves, ni les froideurs du soir de Bullier. Je remarquai bien une certaine gêne, provenant d’inhabitude seulement, en face de cette femme, sur laquelle – cela m’arrivait pour la première fois – j’avais des projets sensuels. Mais cette gêne était purement intérieure, elle n’ôtait rien au calme prodigieux que j’étais surpris d’observer en moi, et mon sang ne battait pas d’un degré plus vite dans mes artères. Chose cynique: la convoitise était alors artificielle. Je voulais avoir une femme: j’allais l’avoir.

Sur cette voie que j’entreprenais d’explorer, je m’engageais bien plus en curieux qu’en passionné: et c’était encore plus en curieux de moi-même qu’en curieux d’elle. Le mystère: moi, non la femme.

Que ne savais-je pas de la femme? – Tout ce qui se sait, je le savais. J’avais lu, vu, entendu; et ce qui ne se lit, ne se voit, ne s’entend, je me l’étais représenté en traits assez exacts et certains, pour avoir de l’amour une notion plus complète que d’autres après de longues pratiques.

Ce qui m’inquiétait, ce que j’attendais avec une intellectuelle émotion, ce qui se dressait en ma pensée en point interrogatif aigu, vibrant, c’était le mode inconnu dont mes sens – à moi – frémiraient au contact de la chair femelle. Jouirais-je aussi vivement que je l’imaginais? Y aurait-il pour moi un de ces abîmes de plaisir, où tout s’effondre – ne fût-ce qu’une minute – dans la folie et la volupté? Serait-ce quelque chose d’inédit, tellement supérieur à toutes les joies, qu’une fois que j’en aurais goûté l’ivresse, je comprendrais l’importance unique que dans le monde a prise l’hymen. – J’avoue, ici, en ce papier simple, sincère, sans phrases, l’appréhension foncière où je vivais – après l’épreuve de déjà tant de désillusions – d’une désillusion nouvelle, non plus cruelle à l’âme que les précédentes, mais plus sensible peut-être, la sensualité tenant de si près au bonheur terrestre.

Oserais-je dire que c’était là surtout ce qui, jusqu’à cet âge tardif, m’avait retenu dans une chasteté physiologique d’autant plus complète, que ma corruption morale était précoce? – Si ce papier était pour d’autres, je ne le dirais pas, de peur de n’être pas cru.

J’emmenai souper Bertha.

En ce tête-à-tête chaud, où des griseries de vins et de cigarettes, sur un dessert compliqué, prédisposent aux caresses lubriques et ameutent tous les aiguillonnements du désir, je constatai pour la seconde fois une inertie à me livrer aux impressions vives qui auraient dû se produire. Je me demandai si véritablement, objectivement cette situation était délicieuse. J’interrogeai ma compagne, dont les prunelles brillaient, dont les rires perlaient en gouttelettes argentines: «Quel effet te fait la vie, en ce moment?»

Elle me donna cette réponse, qui me plongea dans un étonnement douloureux: «Je n’ai jamais été si heureuse, jamais, jamais!» – Et sur sa gorge, qu’elle avait à demi dévoilée, couraient des tressaillements, et ses paupières aux transparences mouillées mettaient des frissons de cils à ses regards.

Ma volonté de joie était si impérieuse, que je forçais la verve à m’en donner au moins toutes les apparences. Mes paroles étaient un flux de gaîté, d’ardeur, d’insouciance; je contais des plaisanteries tendres, j’avais de l’esprit; j’incitais mon cœur à bondir, un peu dans ma poitrine, en respirant avec recherche le parfum subtil émanant de cette femme, comme on essaye de s’entêter avec une fleur.

Ainsi nous étions heureux!

Il n’en fallait pas douter: la fillette qui avait déjà vécu d’amour l’affirmait. Du reste, c’était bien ça! Je reconnaissais le morceau palpitant des romans.

Encore quelques échelons, j’allais atteindre le summum de la félicité humaine.

Je l’entraînai par la taille, tandis qu’elle se renversait sur mon bras en gloussant, et que je meurtrissais de baisers rapides les sinuosités de son cou; je l’entraînai dans la chambre attenante, où un lit – le lit – se dressait occupant de son énormité tout l’espace.

Je me trouvais ainsi dans les meilleures conditions possibles pour juger avec une partialité en sa faveur ces minutes sexuelles, par lesquelles j’allais être rendu homme (ne l’étais-je pas avant?) et que les détracteurs de la vie eux-mêmes considèrent comme la vraie revanche aux charges de l’humanité: dans un décor luxueux, mon corps de vingt ans, des fumées d’agapes, tous les nerfs de mon être tendus à la quête des paradis promis, et la disposition d’une jeune fille désirée et désirant, qui joignait aux attractions de l’enfance les vices de la femme expérimentée!

Contrairement à ce qui se passe d’habitude en cette nuit d’initiation, où le trouble absolu de leurs sens et de leurs pensées empêche les adolescents de rien distinguer, je me souviens des moindres faits, des moindres sensations. Jamais je ne fus plus lucide. C’est peut-être ce qui me perdit.

Quand elle eut ôté sa robe et que ses bras blancs apparurent, modelés, polis, depuis les deux à peine perceptibles taches de vaccin, jusqu’aux attaches minuscules des poignets, quand apparurent, sous le flot de la jupe dentelée, les mignonnes chevilles et le doux enflement des mollets emprisonnés dans la roseur de fins bas ajourés, puis quand la jupe aussi tomba, et qu’elle en émergea, garçonnière, en pantalons courts aux hanches un peu fortes, dénouant d’un même geste ses cheveux châtain clair, qui noyèrent d’ondes ses épaules et son dos, un prurit, il est vrai, chatouilla mes moëlles, et dans la demi-ténèbre baignant d’une ombre tiède ce déshabillé, j’éprouvai quelques courtes secondes hallucinatoires, comme devant l’idole d’un tableau tentateur: mais mes yeux, de suite remis, s’arrêtèrent presque aussitôt sur une légère maculature jaune qu’avait à l’aisselle la baptiste de la chemise, et qui me fit songer que cette idole-là transpirait.

Je la pris néanmoins sur mes genoux, j’enlevai son corset, je découvris sa poitrine, dont les pointes, non encore mûrement développées, se roidissaient dans leur poussée de croissance, j’aspirai le parfum d’héliotrope qui s’en exhalait; mes doigts errèrent, avec de visiteuses pressions, d’abord à l’entour des formes, sur le linge, puis ils s’insinuèrent sous le pantalon, montèrent le long du glissant ferme des cuisses … Mon corps s’échauffait, mes instinct d’animal fonctionnaient, j’étais viril, j’étais brute: mais je m’en apercevais avec un scepticisme qui croissait à mesure que j’approchais du fameux summum; mon âme était déplorablement étrangère, j’étais plus que jamais dédoublé, mon moi psychologique regardant l’autre faire des saletés et prêt à se moquer de lui.

Enfin nous fûmes au lit.

Elle y mit toute la bonne volonté du monde; je soupçonne les autres femmes de n’être pas plus chaudes, ni plus extravagantes; beaucoup aussi ne doivent offrir à leurs amants autant de fraîcheur, de grâce, d’attraits physiques et de fantaisie dans leurs phrases entrecoupées et la modulation de leurs soupirs; peu ont dû se livrer avec une ferveur si abandonnée … Hélas! je suis obligé d’employer ces mots, indicatifs de délices, car alors quand pourraient-ils s’employer? – D’autres peut-être, mieux disposés à se contenter de ce que le monde octroie, en eussent ajouté de plus émerveillants, eussent déchaîné tout le vocabulaire menteur de la poésie. – Mais ces mots, je le vois bien, je m’en forgeais une idée encore trop belle, malgré mes prudences; je ne pensais pas qu’ils correspondissent à de si piètres sensations, ni à de si ridicules réalités. Ce fut une tromperie, un vol, l’assassinat d’une espérance.

Depuis le moment où j’embrassai de mon corps le corps nu et vital de ma concubine, et où je sentis les deux souples boas de ses jambes s’enrouler aux miennes, jusqu’à celui où, écœuré, je partis, il y eut une dégradation croissante de mon estime pour le plus choyé des sept sacrements. Si, dans ce coït exaspérant, j’ai, par malheur, fécondé un des ovules de l’organe auquel je me suis accouplé, l’enfant qu’une accoucheuse extirpera dans neuf mois ne sera ni plus ni moins que Diogène.

Je ne m’arrêterai pas que je n’aie tout dit.

Ce frottement d’une chair contre une autre, arrivé à ce degré où l’on tient l’objet du désir, naturel, matériel, sous soi, en soi, sans plus aucun reste à l’imagination, puisque la viande réelle, indéguisée s’écrase entre les bras, ce frottement est un supplice, le supplice de vouloir plus, on ne sait quoi, d’aller au-delà, quand il n’y a rien, de s’aplatir contre le but, lorsque l’élan est immense et calculé pour le dépasser infiniment. Je me heurtais à cette navrante certitude: j’ai épuisé la coupe et ma soif absorberait l’océan. Et tandis que mes membres, bandés à casser, s’épuisaient à ambitionner l’absolu, je vagissais désespérément en moi-même: «Ce n’est pas ça! ce n’est pas ça!»

Oh! l’horrible cauchemar!

Il y eut un terme aux efforts, il y eut l’instant où, les nerfs détendus par l’excès même de la folie, j’échappai au lit et – comme Rolla – allai songeur m’accouder à la fenêtre. Comme Rolla! ce souvenir me parut grotesque. Aurais-je choisi pour y mourir la couche de Marion? Pas la peine assurément. Et je souris de ce pauvre romantique qui avait voulu quitter le monde sur une si misérable impression.

Or, la petite, en un nouveau spasme, m’exigeait, des pleurs dans la voix. Il m’eût plû de l’abandonner comme un paquet inerte, mais comme ce paquet pleurait, malgré la répulsion que m’inspirait alors cet acte dégoûtant, par pitié, froidement, ainsi qu’on accomplit un nauséabond labeur, je l’éventrai de nouveau.

Quand, la peau harassée, elle fut assoupie, je m’enfuis.

Telle fut cette nuit, que je compare à un parterre de fleurs en un jardin: de loin, les roses semblent adorables; on approche, beaucoup sont fanées, souillées, il en est de rongées, peu de pétales sont exempts de poussières; on écarte les tiges, et l’on découvre que le fond d’où elles naissent n’est qu’un hideux mélange de terre et de fumier.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
11 ağustos 2017
Hacim:
130 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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