Kitabı oku: «Nach Paris! Roman», sayfa 4
III
A quatre heures et demie, une diane aigrelette me réveilla. Je sautai hors de mon lit. A cinq heures précises, j'entrais dans la chambrée 35 pour inspecter mes hommes.
Tout y était prêt et en ordre. Mon groupe se composait de quinze hommes, dont un exempt: quatre avec deux ans de service et onze réservistes des trois classes précédentes.
Chacun d'eux me présenta sa double paire de chaussures: les bottes en cuir fauve et les brodequins à lacets. J'en vérifiai la condition, m'assurai de leur état de neuf et de leur appropriation aux pieds auxquels elles étaient destinées. Puis j'examinai les accessoires: la brosse à décrotter, la brosse à cirage, le tube de cire, la botte à graisse, la capsule de clous et les semelles de rechange, constatant que chacun en possédait la collection.
La visite des effets d'habillement occupa une seconde heure. Mes hommes allèrent ensuite déjeuner, et je les retrouvai dans la salle d'exercice, où avait lieu l'inspection d'armes, à laquelle je fus moi-même soumis.
A neuf heures, selon le programme, on continua par l'examen des paquetages. Chaque sac fut ouvert, vidé, refait, bouclé, pesé, il y avait de quoi s'étonner à tout ce qu'il pouvait contenir: on y trouvait un bourgeron de coutil, un caleçon et une chemise de rechange, un bonnet de police, deux paires de chaussettes, des bandes de toile, deux mouchoirs, une brosse à habits, une brosse à fusil, une brosse à dents, une brosse à cheveux, un pain de savon avec sa boîte, un peigne, un miroir, une paire de ciseaux, un dé, du fil noir, du fil blanc, des aiguilles, un couteau, une cuiller-fourchette, un nécessaire d'armes avec étoupe, burette, flacon d'huile et lavoir. Autour du sac s'enroulait la capote et derrière s'appliquait la marmite. Le tout pesait onze kilos. L'équipement comportait en outre une musette à vivres pouvant tenir deux rations, un bidon coiffé de son gobelet, le ceinturon de cuir fauve et les trois cartouchières. Ainsi harnaché, l'homme était complet.
L'inspection de tout cet attirail provoquait une bruyante activité dans les chambrées. Les magasiniers et caserniers couraient partout, hélés de droite et de gauche, recevant des plaintes ou des ordres, prenant hâtivement note de ce qui était défectueux ou manquait, leurs bras et leurs paniers chargés d'objets de fourniment et les yeux hors de la tête. Méthodique et inquisiteur, Schimmel procédait à la visite successive des groupes de sa section. Ses observations étaient brèves et cinglantes. Du premier coup d'œil il jaugeait une escouade et son flair le portait infailliblement sur l'homme qui n'était pas au point. Un regard torve au sous officier responsable, qui avait ensuite toute latitude d'exercer sa vindicte sur le malheureux qui l'avait fait prendre en faute. J'eus la chance d'échapper à cette courte honte: mes hommes se présentèrent sans un accroc. Mais ailleurs, tout ne se passait pas aussi tranquillement; on entendait gronder, glapir ou tonner, et du côté de Wacht-am-Rhein ça chauffait.
Aussi, quand, à onze heures, nos trois sections se trouvèrent rangées le long de trois côtés de la cour de l'intendance, en ordre serré, sur deux rangs à quatre-vingts centimètres, les vingt-six sous-officiers, les cinq signaleurs, les deux tambours et les deux cornets en serre-files, la compagnie du capitaine Kaiserkopf, tout équipée de neuf, brossée, rasée, astiquée, offrait-elle un aspect magnifique. Et lorsque, au commandement de «Garde à vous!» mugi par le capitaine et sur deux roulements brefs des tambours, tous les corps se cambrèrent, s'immobilisèrent, le bras collé à l'arme, le regard fixe et le nez roide, nous comprîmes le geste orgueilleux par lequel Kaiserkopf, présentant sa troupe au major von Nippenburg, comme une armée de soldats de plomb sortis correctement de leur boîte, avait l'air de lui dire: – Est-ce joli, ça, Donnerwetter! est-ce propre, est-ce dressé!
A mon grand étonnement, il n'y eut pas de manœuvre, pas le moindre mouvement d'arme ou de marche. Assistés du premier-lieutenant Poppe et du vice-feldwebel Biertümpel, les deux officiers passèrent lentement le long de la ligne, s'arrêtant tous les quatre ou cinq pas pour vérifier un harnachement, soupeser un sac, tapoter une cartouchière, discutant longuement à voix basse sur un détail d'équipement, la ternissure d'un bouton ou la pression d'une courroie. C'était bien une revue, au sens précis du terme, et point du tout une parade. De temps en temps, ils faisaient sortir un homme du rang.
– Oui, toi, le grand blond… Comment t'appelles-tu?
– Bohnenstengel.
– Au pas gymnastique trois fois le tour de la cour!
Et quand l'homme revenait, rouge et suant, on se jetait sur lui pour le mesurer de droite et de gauche, de biais et d'équerre, et supputer l'équilibre de son ajustement.
– Trois centimètres de déviation pour le sac, deux pour le ceinturon! annonçait Kaiserkopf.
Ou bien, on lui faisait prendre plusieurs fois de suite la position de tir à genou, de tir accroupi, de tir couché; on lui donnait l'ordre de mettre le havresac à terre, de le déboucler, d'en extraire la boîte à graisse ou la brosse à dents, de le reboucler et de le réendosser, le tout aussi rapidement que possible. Le soldat s'y bousculait de toute son énergie.
– Cinquante-quatre secondes! constatait alors, chronomètre en main, le capitaine Kaiserkopf.
Le major hochait du menton et le premier-lieutenant Poppe relevait d'un doigt sa moustache.
On termina par une inspection détaillée des sous-officiers et des quatre musiciens. Il était midi trente-cinq quand retentit le commandement libératoire: «Rompez!» Pour la première fois de ma vie militaire je n'avais entendu prononcer aucune punition.
Je retrouvai à la cantine la société de la veille, beaucoup augmentée, car tout le monde était présent. Faute de place, plusieurs officiers mangeaient debout. Le major von Putz lui-même était là, ventripotent et très excité, car tandis que nous avions notre revue de compagnie dans la cour de l'intendance, il passait la revue de son bataillon dans la cour principale.
– Superbe! criait-il. Quinze cent soixante-dix hommes! Je n'ai jamais vu un bataillon pareil. Il me semblait que j'étais général de brigade!
Je m'informai des nouvelles. La matinée avait été si occupée que personne n'avait encore lu les journaux. Kœnig, qui en détenait un, le dévorait en même temps que son ragoût de porc, ou, pour parler comme Schimmel, son eingemachtes Schweinfleisch.
– Rien, disait-il, rien de nouveau. L'Angleterre propose de régler le conflit dans une conférence. L'Italie veut une médiation des quatre puissances non intéressées: Italie, Grande-Bretagne, France et Allemagne. Vous verrez que tout cela finira en douceur.
– Verdammter Schwindel! bougonna Schimmel, nos diplomates ne f… donc rien?..
En attendant que nos diplomates voulussent bien f… quelque chose, je fus charmé de voir paraître à mes yeux l'objet choyé d'une diplomatie princière, le baron Hildebrand von Waldkatzenbach en personne.
– Ah! cher ami!.. arriva-t-il vers moi la main tendue.
Je dois expliquer que j'étais devenu son «cher ami» pour lui avoir prêté souventes fois de l'argent, ce dont je n'étais pas peu fier, et ces emprunts réitérés du noble Hildebrand à ma bourse étaient même, à ma connaissance, une des rares preuves d'intelligence qu'il eût jamais données.
– Cher ami… khrr, khrr… je suis enchanté…
Je dois ajouter en outre que ce cher ami ne pouvait prononcer trois paroles sans les interrompre d'une sorte de râclement de la gorge, très aristocratique sans doute, mais qui rappelait d'assez près le jurement d'un chat en colère. Ses quatre poils de moustache hérissés et ses yeux verts changeants achevaient de lui conférer sa ressemblance avec ce félin.
– Je suis enchanté… khrr, khrr… de vous revoir. J'ai passé brillamment mon examen. Je viens d'entrer… khrr, khrr… avec mon grade dans la compagnie… khrr, khrr… du capitaine Tintenfass.
– Très heureux… tous mes compliments, cher baron.
– Savez-vous qu'on m'a promis… khrr, khrr… le porte épée pour dans quinze jours?
– Vraiment?
– Oui, cher ami, pour dans quinze jours… khrr, khrr… s'il y a la guerre.
– Sapristi!.. Et vous croyez à la guerre?
– Si j'y crois… khrr, khrr!.. J'ai des renseignements certains.
– Ah! ah! voyons? s'écrièrent Kœnig et Schimmel intéressés.
– Je tiens mes informations… khrr, khrr.. de haute source. La guerre éclatera… dans quatre jours. Elle nous sera déclarée… khrr, khrr.. par la Russie. Vingt-quatre heures après… khrr, khrr… nous envahissons la France.
– Par où? demanda Schimmel.
– C'est le secret… khrr… du grand État-major. Mais je consens… khrr, khrr… à le trahir pour vous. Sachez donc, meine Herren, que tandis que nous portons trois armées sur la frontière… nous en jetons quatre autres… khrr, khrr… sur la Suisse.
– C'est impossible, déclara Kœnig.
– Je sais ce que je dis… khrr khrr… affirma le baron Hildebrand von Waldkatzenbach. Quatre armées. Le Rhin franchi sur vingt points à la fois… khrr, khrr… nous bousculons les Helvètes… khrr, khrr… et les rejetons dans leurs montagnes. Le plateau est à nous. Zurich, Berne, Fribourg occupés… khrr… Lausanne emporté… khrr… Genève pulvérisé… khrr, khrr… Par toutes les passes, routes, vallées du Jura, nous débordons sur la France surprise… khrr, khrr… Besançon, Dijon, Lyon sont saisis… khrr… le Creusot, Bourges détruits… khrr… la France coupée en deux… khrr, khrr… Pendant que nous tenons la ligne de la Loire, l'armée de Metz rompt la digue de Verdun… khrr… Nous marchons sur Parie par l'est et par le sud. Nous dirigeons une armée sur Bordeaux… khrr… une autre sur Toulon… khrr… En deux mois, la France annihilée est réduite à se rendre… khrr, khrr… Nous l'occupons avec notre landwehr… khrr… et nous retournons l'active sur la Russie… khrr, khrr… Tel est, meine Herren, le plan du grand État-major… khrr, khrr, khrr…
– Vous êtes fou! s'écria Kœnig qui avait suivi ce développement avec une impatience marquée. Tout ce beau plan pèche par la base. La Suisse est un pays neutre et l'Allemagne n'envahira pas un territoire dont la neutralité a été reconnue par l'Europe.
Démonté par cette simple observation, le baron n'eut d'autre ressource que d'arguer de son ignorance.
– Tiens, fit-il, la Suisse est neutre?.. khrr, khrr… Vous me l'apprenez… khrr… On m'avait pourtant affirmé…
– On vous en a conté, mon bon. La neutralité helvétique est inviolable et constitue pour nos armées un obstacle beaucoup plus infranchissable que celui des forteresses françaises. Nous ne pouvons passer par la Suisse.
– Ce ne serait pourtant pas si bête, murmura Schimmel pensif.
– Ce ne serait pas si bête évidemment, dit Kœnig, mais ce serait déloyal. Or, l'Allemagne ne peut faire une guerre déloyale. Notre force, c'est notre droit.
– Que faites vous donc de la formule de Bismarck: la force prime le droit?
– Jamais Bismarck n'a voulu dire que là où le droit existe, la force n'a pas à le respecter, répliqua Kœnig avec irritation. Bismarck entendait que là où le droit n'existe pas ou est contestable, la force le crée, ce que j'admets. Ainsi dans la question de l'Alsace-Lorraine…
– La force était de notre côté, fit Schimmel.
– Oui, reprit Kœnig. Mais le droit n'était pas du côté de la France. La France avait conquis l'Alsace-Lorraine par la force, nous la reconquérions par la force: rien de plus légitime. Il en est autrement d'un droit reconnu par l'Allemagne, comme l'état de neutralité permanente de la Suisse. Jamais Bismarck n'aurait conseillé, même dans un intérêt stratégique éminent, la violation du territoire suisse.
La discussion se poursuivit quelque temps, coupée par les «khrr, khrr» du baron et les «parfaitement», «très juste» de Max Helmuth, lequel approuvait successivement toutes les répliques des interlocuteurs, y compris les gargouillements de Waldkatzenbach, dont la noblesse équivalait pour lui à la dignité d'officier. On parla du Danemark, du Hanovre, du partage de la Pologne et l'on fût remonté aux invasions des Barbares, si un incident imprévu ne s'était produit, qui mit en révolution toute l'assemblée des dîneurs.
Nous étions justement en train de partager la Pologne en même temps qu'un superbe poulet, quand nous vîmes entrer comme un bolide l'adjudant du régiment, le premier-lieutenant Derschlag. Il accourait tout essoufflé, la tunique fumante sous l'écharpe en sautoir. Cette survenue sensationnelle avait suffi pour arrêter toutes les conversations et suspendre toutes les fourchettes.
– Messieurs, j'arrive… bégayait-il, j'arrive des bureaux de la Gazette de Mag… de Magdebourg. On vient de recevoir… une dépêche. J'en ai pris… pris copie. Je vais… vous la lire.
Il tira un papier mouillé de sa poche intérieure, souffla encore quelques instants, puis commença d'une voix à peine moins haletante:
– «Vienne, 28 juillet»… Messieurs, c'est une dépêche de Vienne… «Le Journal officiel de la double monarchie publie la déclaration suivante… suivante, signée du ministre des Affaires Etrangères, le comte Berch… Berchtold: Le Gouvernement royal de Serbie n'ayant pas répondu d'une manière satis… satisfaisante à la note qui lui avait été remise par le ministre d'Autriche-Hongrie à Bel… Belgrade, à la date du 23 juillet 1914, le Gouvernement impérial et royal se trouve dans la né… se trouve dans la nécessité…
On eut entendu voler une mouche. Seul un monosyllabe sonore du capitaine Kaiserkopf tomba comme une bombe:
– Sauf!
– «… Nécessité, continuait l'adjudant, de pourvoir lui-même à la sauvegarde de ses droits et intérêts et de recourir, à cet effet… effet, à la force des armes…»
Une immense acclamation retentit, qui fit trembler les vitres. Tout le monde était debout. Mais Derschlag agitait un grand geste au-dessus des têtes, pour réclamer le silence, car il n'avait pas fini.
– Messieurs, messieurs… Voici comment se termine la déclaration impériale… périale et royale. Écoutez.
Il prononça d'une voix forte:
– «L'Autriche Hongrie… se considère donc, de ce moment, en état de guerre avec la Serbie.»
Ce fut du délire. Des casquettes volèrent. On monta sur les tables. Les hoch!, les heil!, les hurra! ne cessaient pas. Les majors s'étaient précipités vers l'adjudant pour relire la bienheureuse dépêche. Kaiserkopf hurlait comme un démon. Des officiers dansaient, d'autres s'embrassaient. Une formidable jubilation soulevait la salle, gonflait les corps, secouait les uniformes, remplissait la cohue multicolore d'une frénésie de gestes, de clameurs et de chocs de sabres.
– Khrr, khrr!.. khrr, khrr!.. crachotait éperdument Hildebrand von Waldkatzenbach.
Et tout à coup, comme sur un signal invisible, de toutes les poitrines jaillit, éclata en une harmonie énorme, terrible et mystique le choral exaltant du Deutschland, Deutschland über alles, dont la mélodie n'est autre, comme chacun sait, que l'hymne national autrichien. Ce fut une minute inoubliable!..
Aussi, je laisse à penser quelle gravité, quel enthousiasme signalèrent, une heure plus tard, la revue de bataillon, quels hourras accueillirent l'arrivée du colonel von Steinitz, quelle rectitude, quel ensemble marquèrent les mouvements et les présentations d'arme. Du haut en bas, la grande nouvelle avait filtré, des officiers aux feldwebels, de ceux-ci aux sous-officiers, aux exempts, aux soldats. Cette simple annonce qu'une déclaration de guerre avait été faite quelque part en Europe transformait déjà l'atmosphère et nous jetait en pleine fièvre belliqueuse. Chacun avait maintenant revêtu l'uniforme de guerre, jusqu'au major von Nippenburg, qui présentait son bataillon au colonel von Steinitz. Seuls, le colonel et son adjudant, le premier-lieutenant Derschlag, conservaient encore l'uniforme bleu de la paix. Quel spectacle! Entre ses favoris à l'autrichienne et sous ses lunettes d'or, le colonel von Steinitz, d'habitude renfrogné comme une taupe, dissimulait mal un sourire satisfait. Si la revue du bataillon von Putz avait été superbe, la nôtre, on peut le dire, fut incomparable.
Mais ce fut bien autre chose, à quatre heures, quand les trois bataillons se trouvèrent réunis. Il semblait que la cour principale, de dimensions pourtant colossales, fût trop petite pour contenir cette masse d'hommes. Assemblés par colonnes de sections, les douze compagnies, sur neuf rangs de profondeur en y comprenant les serre-files, chacune derrière son capitaine à cheval, les lieutenants chefs de section à droite, les gradés d'aile gauche à gauche, les drapeaux à la droite des troisièmes compagnies avec leurs cravates aux couleurs de l'empire et leurs deux sous-officiers de garde, construisaient un gigantesque mur gris, au sommet barbelé de pointes de casques. Du haut de son cheval de bronze, l'empereur Guillaume Ier paraissait ordonner la revue du geste de son sabre levé.
Nous attendions depuis une demi-heure, l'arme au pied, sous le soleil oblique, pendant que le colonel, les deux majors et le capitaine d'état-major Morgenstein, qui remplaçait au commandement du troisième bataillon le lieutenant-colonel Preuss absent, évoluaient de-ci de-là, au pas souple de leurs bêtes, se joignaient, se séparaient, se retrouvaient de nouveau, traçant des figures de quadrille comme dans une piste de cirque, quand un soudain raplapla de tambours crépita au corps de garde. Des quatre fers de son gros alezan le colonel von Steinitz se porta à la rencontre d'un groupe d'officiers généraux qui faisaient leur entrée par la petite porte de la caserne. Je reconnus le général-major von Morlach, qui commandait notre brigade, le général-lieutenant von Zillisheim, commandant la division, le général de la cavalerie von Kahlberg, commandant la place de Magdebourg. Il y avait avec eux un colonel et un lieutenant-colonel d'état major et deux ou trois officiers d'ordonnance. Tous étaient à pied et en petite tenue. L'épée à la main, penché sur l'encolure de son cheval, le colonel von Steinitz s'entretint avec eux, puis, tandis qu'ils se dirigeaient, au petit carillon de leurs éperons et de leurs dards de sabres, du côté de Guillaume Ier, la galopade du gros alezan retentit de nouveau, un commandement partit, les cornets sonnèrent et les chefs de bataillons crièrent de tous leurs poumons:
– Præsentiert's Gewehr!.. Præsentiert's… Gewehr!
Comme un immense mécanisme d'horlogerie, le mouvement se déclencha, raide, dans le bruissement des manches de tunique ployées et des biceps saillis.
Nous restâmes ainsi cinq minutes. Les généraux faisaient avec lenteur le tour de Guillaume Ier, plongeant voluptueusement leurs yeux âpres dans cette haie profonde de fusils.
Nouvelle sonnerie, nouveau commandement hurlé par les trois chefs:
– Gewehr… ab!
Cinq mille crosses s'abattirent sur le sol dur en un seul coup de tonnerre.
– Taratata!.. taratata!.. trompetèrent de nouveau les cornets.
– Seitengewehr… auf!
Un long crissement aigu, comme celui d'une formidable faux qu'eût aiguisée un titan, et les baïonnettes jaillirent.
– Das Gewehr… über!
La forêt métallique se dressa. Elle perça la nappe du soleil déclinant qui la fit étinceler de toutes ses pointes.
Une force surhumaine émanait de cet ensemble massif. Le poids en semblait décuplé par l'espace restreint où elle se tassait. J'en étais ému, tremblant jusqu'aux moelles. Même aux grandes manœuvres, je n'avais rien éprouvé de pareil.
Mais pas plus que le matin, dans la cour de l'intendance, sous le terrible œil gris du capitaine Kaiserkopf, dont la carrure se dressait maintenant de dos devant moi, immobile, sur le derrière énorme de son cheval, la mince ligne de l'épée dépassant légèrement la patte de l'épaule droite, pas plus, dis-je, que le matin, il ne nous fut ordonné, du gant impérieux du colonel von Steinitz, d'exécuter la moindre évolution. Mettant pied à terre, le colonel rejoignit les généraux et leur suite, et tous ensemble, dans le cliquetis de leurs sabres et le bourdonnement de leurs paroles indistinctes, firent longuement le tour des fronts au port d'arme. Chaque drapeau s'inclina silencieusement sur leur passage. Il n'y eut ni roulements de tambours, ni sifflements de fifres, ni claironnements de trompettes. La musique du régiment elle-même, groupée dans un angle, toute gonflée de ses bombardons, de ses trombones, de ses ophicléides, épauletée de ses nids d'hirondelles, avec son stabshoboïst, ses neuf musiciens sous-officiers et son tambour-maître armé de sa canne enrubannée à pomme d'argent, s'abstint de ses cadences habituelles et de ses glorieuses fanfares.
Leur promenade terminée, notre surprise ne fut pas moindre de voir les généraux s'engager mystérieusement dans l'escalier qui montait chez le colonel. Les majors et le capitaine Morgenstein les suivirent, après avoir commandé le repos aux troupes. Nous attendîmes longtemps. Descendus de leurs bêtes, les capitaines avaient pris place à leur tour sous la statue de Guillaume Ier et, tout en surveillant de l'œil leurs compagnies, discutaient gravement à voix basse. Les havresacs avaient été mis à terre et les faisceaux formés.
A sept heures, on commença à faire souper les hommes. On les envoyait compagnie par compagnie aux cuisines; chacune avait un quart d'heure pour manger. Pendant ce temps, les officiers gagnaient la cantine pour dépêcher un morceau.
La nuit tombait quand nous vîmes reparaître les généraux. Ils s'en allèrent aussi sobrement qu'ils étaient venus, et nous entendîmes le lointain ébrouement de leurs automobiles. Nous remarquâmes alors que notre colonel, qui les avait reconduits à l'entrée, arborait maintenant l'uniforme de guerre.
A dix heures, les voitures du train commencèrent à partir. Les premières furent celles du train régimentaire, comprenant les fourgons à bagages, les fourgons à vivres et la voiture d'outils; puis vint le train de combat, avec les voitures de munitions, les douze cuisines roulantes et la voiture médicale; toutes étaient à deux chevaux et sans lumières. La compagnie de mitrailleuses partit ensuite, avec ses six pièces portées sur roues, ses trois caissons, ses soixante chevaux et sa centaine d'hommes.
A minuit, le premier bataillon se forma en colonne de route et le major von Putz en prit la tête.
Nous vîmes la première compagnie disparaître dans le gouffre obscur de la grande porte; puis la seconde, puis la troisième puis la quatrième. Il était minuit vingt quand la dernière section eut été avalée par l'ombre.
A une heure, le capitaine Kaiserkopf monta à cheval. Le major von Nippenburg vint se placer à son côté et après avoir consulté sa montre, cria de sa voix de fausset:
– Rechts um! Das Gewehr… über!.. Marsch!
– Marsch!.. Marsch!.. répétèrent les lieutenants.
Et nous nous trouvâmes noyés dans l'obscurité et dans l'air soudain plus pur de l'extérieur, tandis que retentissait derrière nous le «Gewehr… über… Marsch!.. Marsch!» de la sixième compagnie du capitaine Tintenfass.
Par des rues désertes et à peine éclairées nous fûmes dirigés sur la gare de Neustadt. Les abords en étaient gardés par des sentinelles prises dans notre quatrième bataillon, qui restait au dépôt. Sur le quai d'embarquement, nous retrouvâmes, enveloppés dans leurs manteaux, le colonel von Steinitz et les généraux de l'après-midi. Le premier bataillon était déjà loin.
Un long train nous attendait. J'espérais pouvoir m'installer en première classe avec les officiers, mais j'étais toujours de service et je dus monter en troisième avec mes hommes. Les ordres étaient stricts: pas de cris, pas de chants, pas de lumières, et, sitôt le jour venu, tous stores baissés. Un peu après deux heures, le train s'ébranla, sans autre bruit que celui des essieux, sans autre apparat que le geste des officiers généraux restés sur le quai qui faisaient le salut militaire.