Kitabı oku: «Nach Paris! Roman», sayfa 5
IV
– Où diable sommes-nous? s'écriait, vingt-six heures plus tard, l'élégant lieutenant von Bückling en promenant son monocle ahuri et son oeil mal éveillé sur un paysage qu'il ne connaissait pas.
Le train s'était arrêté le long d'un interminable quai de débarquement, au milieu d'un plexus de voies de garage et de rampes de chargement. De droite et de gauche, au delà des lignes, se dessinaient dans le fin brouillard de l'aurore des toits de baraquements et des silhouettes de tentes. Une colline estompait au loin sa forme indécise qu'égratignait le coup d'ongle d'un clocher.
– Où diable sommes-nous?
Actifs, nerveux ou bouffis de sommeil, officiers et sous officiers dégringolaient des wagons, se concertaient hâtivement avant de procéder au débarquement du bataillon. Sur le quai, jambes écartées, la badine à la main et le cigare à la bouche, le lieutenant colonel Preuss et le feldwebel Schlapps nous attendaient, avec un petit sourire satisfait dans les volutes de leur fumée, comme pour nous dire: – Vous allez voir quels beaux cantonnements nous vous avons préparés!
Mais ce qu'il fallut voir, surtout, ce fut la rencontre de Schlapps et du capitaine Kaiserkopf. Elle fut touchante. On eût cru que les deux hommes allaient s'embrasser.
– Ah! cochon de feldwebel! s'écriait jovialement Kaiserkopf, tu m'as bien manqué depuis huit jours que tu es loin!
– Ne m'en parlez pas, capitaine! S'il n'y avait pas eu tant à faire, j'aurais crevé d'ennui par ici. Pas une femme dans ce nom de Dieu de pays!
– Mais où diable sommes-nous? continuait à demander le lieutenant von Bückling, battant d'un talon énervé l'asphalte du quai.
Schimmel, qui semblait s'y reconnaître, répondit, après avoir identifié ce qui était visible du paysage:
– Ce doit être le camp d'Elsenborn.
La brume légère se déchira comme une gaze au vif coup de ciseaux d'un soleil rayonnant. Les plans s'éclairèrent et les lieux se précisèrent. Partout, entre les horizons de sapins, surgissaient de longues constructions basses au toit de zinc. Çà et là, des édifices plus hauts, une maison à deux étages, la tourelle d'un observatoire, arrêtaient le regard. Des drapeaux flottaient hissés à des mâts.
Extrait de son train, le bataillon se dirigea avec armes et bagages sur ses cantonnements.
Le camp grouillait d'une vie intense et mystérieuse. De toutes ses ruelles et de tous ses carrefours, par les trous de toutes ses tentes et les portes de toutes ses baraques sortaient des myriades de soldats gris, qui s'agitaient, circulaient, couraient portés sur leurs deux pattes, se croisaient en tous sens, leur grosse tête ronde dominée par la corne pointue de leur casque ou l'antenne de leur fusil. Il y en avait de toutes les sortes: les plus nombreux, les fantassins de la ligne, fourmis guerrières, aux boutons jaunes, aux parements rouges, à la longue baïonnette aiguë comme une tarière; puis les gros scarabées de l'artillerie, avec leur casque à boule, leur col noir, leurs pattes d'épaules à grenade et leur baïonnette courte; les pionniers, piocheurs et fouilleurs, tout bossus de leur sac chargé d'outils; les chasseurs, verdâtres comme des sauterelles, avec leurs passeports vert clair et leur singulier shako à forme acridienne; les hussards, au dolman étroit articulé de brandebourgs; les uhlans à chapska plate comme un dos de punaise; les infirmiers, les brancardiers, les télégraphistes et les aérostiers, le bâton d'Esculape à la manche ou la lettre à l'épaule, porteurs de civières ou tendeurs de fils, et les grands cuirassiers haut bottés, membrus et coléoptériques, semblables aux gros oryctes boursouflés, la corne au nez et le cuir aux pattes, zigzaguant partout lourdement, l'air ahuri sous leur énorme casque.
Si le silence était prescrit dans la caserne de Magdebourg, la fourmilière d'Elsenborn échappait à cette contrainte. Entourée d'un large désert de forêts de sapins, nulle oreille indiscrète n'en pouvait surprendre l'extraordinaire bruissement, nul œil n'en pouvait soupçonner l'invraisemblable rassemblement. Aussi tout le camp retentissait-il d'un immense bourdonnement qui devait couvrir plusieurs kilomètres à la ronde. Les stridences des cornets, la sibilation des fifres, l'ardente crécelle des tambours menaient un vacarme incessant. Au milieu des résonances des cuivres, du tintement des cymbales, des lourdes décharges des caisses, les musiques de régiment s'évertuaient à battre l'air de leurs éclats. Des galopades de chevaux pétillaient. Des trains ronflaient comme de faux bourdons. Des automobiles vrombissaient. Libérée, l'innombrable voix des troupes se répandait en sonorités surprenantes, vibrait, crépitait, grinçait, grésillait, crissait, cliquetait, chantait, s'égosillait. Des frémissements d'élytres, des claquements d'ailes, des frottements d'articles battaient de tous côtés, comme si l'énorme amas ravageur s'apprêtait à prendre subitement son vol pour aller s'abattre quelque part au loin.
Le lieutenant-colonel Preuss et le feldwebel Schlapps avaient raison d'être fiers de leurs préparatifs. Nos cantonnements étaient excellents. Les soldats occupaient de vastes dortoirs, frais et propres entre leurs parois de sapin; les officiers avaient chacun deux chambres étroites, l'une avec le lit de sangle, l'autre meublée d'une table et de deux chaises; le colonel von Steinitz disposait pour lui seul et ses ordonnances d'une petite maison isolée. Il y avait des cuisines, des boulangeries, un casino pour les officiers, un petit théâtre pour les soldats, le tout également en bois. Le temps était superbe, il faisait très chaud; après la buée trouble de la caserne de Magdebourg, nous respirions avec délice le plein air libre du camp, chargé des aromes de l'été et du souffle vivifiant des forêts.
Un jour, deux jours passèrent. Des troupes partaient, d'autres arrivaient. Le long des voies qui ceignaient le camp, c'était un continuel mouvement de trains regorgeant d'hommes. On voyait, le jour, leurs anneaux onduler comme des serpents et l'on entendait, la nuit, leurs sifflements. Un troisième jour s'écoula: c'était le premier août. N'eût été l'incertitude où nous étions de ce qui se préparait, le séjour d'Elsenborn ne nous eût pas paru désagréable. De modestes exercices occupaient une partie de notre temps et maintenaient les troupes en haleine sans les fatiguer. Kasper, mon exempt, me rendait les plus grands services et me déchargeait de toutes les basses besognes du sous-officier. J'en profitais pour fréquenter les officiers. J'écoutais leurs conversations, j'observais leurs caractères, j'enregistrais leurs opinions; j'essayais de me faire une idée juste sur les graves événements qui s'élaboraient. Mais, pour le moment, l'atmosphère d'attente où nous nous trouvions énervait et déconcertait les esprits. Nous ne savions rien. De rares journaux filtrant de Malmédy avec un jour de retard ou apportés par les survenants passaient de mains en mains. Nous apprenions ainsi que les premières hostilités avaient éclaté entre Autrichiens et Serbes, que l'Allemagne venait de demander des explications à la Russie sur la mobilisation de ses troupes, que l'état de danger de guerre avait été déclaré. Les bruits les plus étranges couraient. On assurait que la France effrayée allait rompre son alliance avec la Russie, que la révolution grondait à Paris, que le Président de la République avait été assassiné.
– En tout cas, disait Schimmel, les Français doivent être à l'heure actuelle dans une belle peur. Je les connais. Ce sont des pacifistes à trois poils. Ils ne marcheront pas.
– Ce que je voudrais savoir, moi, faisait Kœnig, c'est où l'on va nous envoyer. Il me semble que nous sommes bien au nord.
Cette observation requit tout notre intérêt quand nous apprîmes du major von Nippenburg qu'il y avait des troupes plus au nord encore. Il s'en concentrait à Eupen, à Aix-la-Chapelle, et jusqu'à Rheydt et Crefeld.
– Il faut être prêt à tout, expliquait-il mystérieusement.
Mais, à part ce renseignement accessoire et en dépit de ses airs entendus, le major von Nippenburg ne paraissait pas en savoir beaucoup plus long que nous. Comme nous, il attendait des ordres. Le colonel von Steinitz était-il mieux informé? C'est possible, mais personne n'eût osé l'interroger. Il se cantonnait dans une réserve hautaine, dont il ne se départait qu'à l'égard du joli lieutenant von Bückling. Mais la faveur marquée qu'il lui témoignait ne procédait pas de sympathies d'ordre militaire et les confidences dont il l'honorait n'avaient rien de stratégique.
Quant au capitaine Kaiserkopf, il ne décolérait pas. Le repos lui convenait peu. On le voyait arpenter à grands pas les abords des cantonnements, la nuque gonflée d'impatience, comme un ours mis en captivité, et l'on entendait gronder entre les troncs des sapins ses terribles jurons.
Le soir, après la musique, alors que les hommes regagnaient leurs dortoirs, après même le Kommers des officiers, qui durait jusqu'à onze heures, on l'apercevait rôdant sous la lune, suivi de son fidèle feldwebel, et tous deux, les mains dans les poches, en proie aux plus cruelles perplexités, paraissaient mâchonner entre leurs dents rageuses:
– Pas de femmes!.. Pas de femmes!..
Longtemps leurs cigares rougeoyants faisaient les cent pas dans la nuit, tandis que subrepticement, comme pour narguer leur «pas de femmes», l'ombre du lieutenant von Bückling quittait sa chambre pour se glisser du côté de la petite maison à deux étages où brillait, telle une étoile, la lampe laborieuse de colonel.
Longtemps aussi, pour ce qui me concernait, je m'abandonnais à mes rêveries, dont le cours plus chaste et plus poétique ne tardait pas à m'emmener vers les parages familiaux du Harz, où le conseiller de commerce et Mme la conseillère de commerce, l'un lisant son Berliner Tageblatt, l'autre tapotant son piano, pensaient sans doute à moi; et pendant que du baraquement voisin les ronflements énormes de Wacht-am-Rhein témoignaient de sa fatigue et de l'emploi énergique de sa journée, je descendais à mon tour au sommeil par le détour obligé de Goslar, où je finissais, comme on pense, par m'endormir, non sans ivresse, dans les bras dodus de la belle Dorothéa.
Le deuxième et le troisième jour d'août succédèrent au premier. Deux journées torrides. Le mystère s'épaississait de plus en plus autour de nous. La France qui, paraît-il, armait en secret depuis deux semaines, venait de décréter sa mobilisation générale et, le 3, au matin, la nouvelle se répandait, comme une traînée de poudre, d'un bout à l'autre du camp, que la Russie nous avait déclaré la guerre. Pour fêter cette bonne nouvelle, le colonel von Steinitz offrit, le soir, le champagne à ses officiers.
Ce que nous avions vu défiler de troupes, durant ces cinq jours, dans le camp d'Elsenborn, est inimaginable. Les régiments se succédaient dans cet entrepôt; il y en avait du VIIIe corps, du IXe, du IIe; tout le VIIe y paraissait concentré; ils y restaient deux, trois jours, puis ils filaient un beau matin ou un beau soir, de préférence un beau soir, à la tombée de la nuit, les uns tirant vers le nord, les autres vers le sud, d'autres vers l'ouest.
Le 5 août, au soir, ce fut notre tour. On nous mit en alerte deux heures avant le départ. Aussitôt la physionomie de la troupe changea. Fouettée par cet ordre, comme un cheval de sang que le repos a gonflé de sève, elle partit folle d'ardeur, toutes enseignes claquantes et les trompettes sonnant au vent. Elle marcha toute la nuit, sous la fraîcheur des étoiles, joyeusement et en chantant. Au petit jour, nous arrivâmes sur le flanc d'un coteau qui dominait une vallée verdoyante où courait une ligne de chemin de fer. Nous fîmes halte. Les compagnies, les unes après les autres, couvrirent le coteau comme les descentes successives d'un vol d'insectes. Au premier rayon du soleil, tout cela vibra, tressaillit, remua. C'était tout gris, sans éclat, comme une immense tache grouillante sur la campagne. Il pouvait y avoir là l'effectif d'une division.
Déjà de toutes parts les chaudrons bouillaient pour le café et les bissacs à vivres s'ouvraient autour des fusils en faisceaux. Une grande gare disposait au-dessous de nous, dans les interstices de ses fumées, ses toits, ses hangars, ses remblais, ses voies de triage et ses passerelles. Au loin, du côté du nord, une ville semblait crayonner un trait gras sur la marge du ciel. Schimmel me tendit sa lorgnette. Je distinguai un dôme, un clocher, une forêt de cheminées usinières.
– Aachen, prononça-t-il.
Aix-la-Chapelle. Je ne me doutais pas que notre marche nocturne nous eût fait monter si haut vers le nord. Le doigt sur la carte, Kœnig identifiait les lieux. La ligne frontière courait non loin de nous sur la gauche.
– Je n'y comprends rien, murmurait-il.
Tout à coup un grondement lointain nous parvint de l'ouest. Le ciel était pourtant très pur de ce côté-là. Nous nous regardâmes interdits. Soudain, l'œil jaune de Schimmel s'illumina d'une lueur de joie.
– Le canon! fit-il avec un tremblement religieux dans la voix.
Un nouveau grondement roula.
Kœnig prononça tout pâle:
– On se bat en Belgique!
On percevait les coups comme des accents plus fermes sur la sourde vibration que prolongeaient les échos. Nous écoutions, oubliant notre déjeuner. Nous nous demandions encore si c'était vraiment le canon et non quelque orage invisible. Les impressions comme les attitudes étaient diverses: Schimmel rayonnait, Kœnig demeurait comme hébété, le premier-lieutenant Poppe, debout, ses mains en cornet aux oreilles, étudiait la direction de son; pour moi, je me sentais très ému. Quant au lieutenant von Bückling, exténué de sa nuit de marche, il dormait déjà à poings fermés.
– C'est bien le canon, décida Poppe. On tire du côté de Liége.
En même temps, le roulement d'un train venait se marier à celui de l'artillerie. Les deux grondements, l'un proche, l'autre lointain, étaient égaux en intensité et se fondaient l'un dans l'autre en une harmonie étrange. Un long convoi rampait sur la voie qui se développait sous nos pieds, progressant dans la direction de la frontière. Il en sortait, comme un jappement, des exclamations et des hourras qui de près devaient être tonitruants. On apercevait à la lorgnette les têtes des soldats aux portières et celles des chevaux dans leurs boxes; on distinguait des drapeaux agités et des inscriptions à la craie.
Peu à peu notre excitation gagnait nos troupes. On voyait les hommes cesser de se repaître et, la gamelle en suspens, prêter l'oreille à leur tour; d'autres, déjà couchés, se redressaient à demi sur le coude. On s'interrogeait, on se répondait, des bras se tendaient dans la direction de l'ouest. Et un troisième roulement naquit, se propagea, gronda comme une vague de groupe en groupe, de section en section, de compagnie en compagnie, de bataillon en bataillon, compliquant et soutenant les deux autres, jusqu'à les étouffer un instant dans un crescendo de tempête:
– Le canon!.. Le canon!.. Entendez-vous le canon?..
– Poum!.. poum!.. poum!.. reprenait Liége.
– Le canon!.. le canon!..
Et le roulement d'un second train déferlait à son tour de l'horizon, se substituant peu à peu au premier qui s'assourdissait. De semblables jappements en sortaient, de semblables gestes minuscules agitant des drapeaux microscopiques. Et nos troupes lui renvoyaient de retentissants hourras, en brandissant des bras frénétiques qui secouaient ou faisaient voler des casquettes.
– Rrrroum!.. poum!..
C'était la guerre.
Nous vîmes passer, très excité, le capitaine Kaiserkopf qui se dirigeait en hâte, la tunique déboutonnée, une canette dans une main, un saucisson dans l'autre, du côté de l'état-major du régiment. Il nous cria sans s'arrêter:
– Bon appétit, messieurs!.. Donnerwetter! ça chauffe par là-bas!.. C'est la guerre!.. Krieg!… Krieg!…
Nous lui répondîmes par un triple hoch! qui accompagna d'un chorus d'ovation ses fortes enjambées.
Seul Kœnig ne se joignait pas à notre exubérance. Il paraissait tout déprimé, moins, je crois, à cause de la guerre maintenant certaine, que parce que l'armée allemande entrait en Belgique. Un léger tremblement agitait ses lèvres, tandis qu'il considérait la carte, suivait le train en marche vers l'ouest, écoutait le canon.
– Qu'avez-vous, lieutenant Kœnig? fit Poppe qui l'observait curieusement.
Kœnig n'entendit pas. En tout cas, il ne répondit rien.
Un «khrr, khrr…» reconnaissable de loin et qui ne pouvait provenir que du sympathique gosier du baron Hildebrand von Waldkatzenbach vint le tirer de sa méditation. Le calot de drap posté sur l'oreille, ses quatre poils de moustache pompeusement dressés, chaussé contre toute ordonnance de superbes bottes molles d'officier, le noble baron, un sourire fat découvrant ses dents trop blanches, s'approchait de notre groupe.
– Eh bien, Herr Kœnig, n'avais-je pas raison… khrr, khrr… l'autre jour? Vous le voyez, nous envahissons ce que vous appelez… khrr, khrr… un pays neutre!
– La Belgique n'est pas la Suisse, répliqua Kœnig agacé.
– La Belgique, la Suisse, c'est tout un… khrr, khrr… Au lieu de tourner par le sud, nous tournons par le nord… khrr, khrr… Mais la manœuvre est la même… khrr… Je vous annonce, meine Herren, que dans cinq jours nous serons à La Haye.
– Herrlich! applaudit Helmuth… Seulement, permettez-moi, monsieur le baron, vous voulez peut-être dire Bruxelles.
– Bruxelles, si vous voulez… khrr, khrr… La Haye, Bruxelles, c'est tout un.
– Taisez-vous, fit Kœnig avec irritation, vous ne dites que des sottises!
– En attendant, Herr Kœnig, faites-moi le plaisir de reconnaître… khrr, khrr…
– En attendant, faites-moi le plaisir de vous taire! hurla Kœnig hors de lui.
– Qu'avez-vous donc, lieutenant Kœnig? répéta Poppe.
Cette fois Kœnig entendit. Il tressaillit, regarda le premier-lieutenant, puis répondit aussi calmement qu'il put:
– Rien. Je me demande seulement pourquoi nos troupes entrent en Belgique.
– Comment, pourquoi?.. Mais, mon cher, pour des raisons stratégiques. N'avez-vous jamais lu von der Goltz, von Schlieffen, von Bernhardi? Toutes nos autorités militaires préconisent l'offensive par la Belgique… Vous demandez pourquoi? Monsieur l'aspirant von Waldkatzenbach vient de vous le dire: pour opérer un vaste mouvement tournant et, selon la pure doctrine de Moltke, déborder l'aile gauche de l'adversaire.
Le baron, tout fier d'avoir été jugé capable de citer Moltke, dont il n'avait sans doute jamais lu une page, se rengorgea jusqu'à faire craquer sa tunique.
– Khrr, khrr… souligna-t-il sans modestie.
Très froidement, mais d'une voix blanche qui tremblait intérieurement, Kœnig répliqua:
– Et les traités?
– Quels traités? prononça Poppe de son ton tranchant.
– Les traités, les conventions internationales!
Poppe le toisa d'un sourcil sévère.
– Sachez, mon cher, que les traités sont faits pour le temps de paix, et non pour le temps de guerre.
– Parfaitement, ponctua Helmuth.
– La Belgique, continua le premier-lieutenant, est-ce que cela compte dans une guerre européenne?.. La Belgique!.. Mais nous passerions sur le corps de trente Belgique, si la victoire en dépendait, si cela nous assurait seulement une chance de victoire de plus!.. Tel est mon sentiment, lieutenant Kœnig; tel est aussi, j'en suis certain, celui de l'armée.
– C'est une honte! partit alors Kœnig oubliant toute prudence. Les traités sont faits pour le temps de paix, dites-vous? Où avez-vous pris cela?.. Vous me citez von der Goltz: lisez Bluntschli!.. Les traités sont faits pour les clauses qui les régissent, et celui qui nous lie à l'égard de la Belgique concerne précisément le cas de guerre, puisqu'il garantit la neutralité de ce pays. Et vous voulez que je reste indifférent devant la violation par notre armée de ce sol dont nous garantissions la neutralité?.. Je vous dis que c'est une honte!.. Mais j'espère encore que ce n'est pas vrai et que le bruit que nous entendons n'est pas celui des canons allemands devant la forteresse de Liége!..
Schimmel lui décocha un grand coup de fourreau de sabre dans les jambes:
– Assez gueulé, Kœnig!.. D'ailleurs, vous êtes absurde.
Puis, flairant le danger, il ajouta, à l'adresse du premier lieutenant Poppe:
– Notre ami le lieutenant Kœnig est surmené. Il a eu du mal, cette nuit, avec sa section. Il faut l'excuser…
Kœnig se mordit les lèvres.
– Bien, bien, fit Poppe sèchement. Cette petite discussion restera entre nous. Elle ne sortira pas d'ici. Vous avez compris, messieurs! dit-il en se tournant vers les deux aspirants et vers moi-même.
Nous nous inclinâmes et le baron fit entendre son «khrr, khrr» particulier.
Cet incident venait à peine de prendre fin, quand nous vîmes reparaître le capitaine Kaiserkopf. Il avait sans doute bu sa canette en route et absorbé son saucisson, car il ne tenait plus en main que quelques feuillets de papier qu'il agitait avec une satisfaction visible. Dans une exubérance du meilleur augure il rapportait ce qu'il avait appris au régiment:
– Voilà, Donnerwetter! exultait-il: depuis deux jours nous sommes en Belgique et, depuis quatre, le Luxembourg est occupé par nos troupes. C'est du beau travail, Potztausend! Et dire que nous ne savions rien de cela, là-bas, à Elsenborn!.. Dommage seulement que notre régiment n'ait pas été de ceux qui ont ouvert la danse, sacré mille millions de tonnerres!.. Mais nous ne perdrons rien pour attendre, mes agneaux!..
Très excités par ces nouvelles, nous le pressions de questions. Où en étions-nous? Combien avions nous déjà remporté de victoires? L'armée belge existait-elle? Que faisait la France? Mais Kaiserkopf ne savait rien de plus, sinon que Liége avait la prétention de résister et que la France ayant envahi le territoire allemand, la guerre lui avait été déclarée.
– Au reste, fit-il, voici l'ordre du jour du général von Zillisheim qui sera lu aux troupes à midi, après leur repos.
Il remit à chacun des lieutenants un des feuillets dactylographiés qu'il tenait à la main. Schimmel lut:
Soldats allemands de la 7 e division de réserve!
La perfidie de la France, qui, sans provocation de notre part, s'est livrée à des actes d'hostilité caractérisés sur divers points de notre pays, ayant notamment envoyé des aviateurs bombarder nos voies ferrées près de Carlsruhe et de Nuremberg, nous a mis dans l'obligation de nous considérer comme en état de guerre avec cette puissance. Les vaillantes troupes de Magdebourg ont été désignées pour opérer avec nos armées du nord contre les forces ennemies qui menacent la Belgique, dont la neutralité a déjà été violée par des officiers français qui, sous un déguisement, ont traversé le territoire belge en automobile pour pénétrer en Allemagne.
Soldats de la 7 e division de réserve, l'Empereur compte sur vous!
Général-Lieutenant von Zillisheim.
– Est-ce torché! savoura Kaiserkopf.
Nous ne nous trouvions pas en état d'admirer comme le capitaine Kaiserkopf la belle allure et le brio tout militaire de cet ordre du jour, telle était l'indignation où nous jetait la déloyauté de ces scélérats de Français, qui, non contents de s'allier contre nous à la barbarie russe, entreprenaient de nous attaquer sans déclaration de guerre et poussaient l'ignominie jusqu'à violer les premiers la faible et malheureuse Belgique. Aussi fallut-il entendre le concert d'imprécations qui s'éleva à leur adresse:
– Bandits! canailles! chiens de cochons!.. Ils nous le paieront, les salauds: dans quinze jours nous serons à Paris!..
Schimmel criait:
– Ils sont devenus fous; leurs nationalistes les ont poussés à ces actes de démence… Pauvre France! Malheur à elle!..
Puis se tournant vers Kœnig:
– Eh bien, qu'en dites vous? Êtes-vous rassuré?.. Vous voyez, mon cher, que nous avons tous les droits d'entrer en Belgique.
Kœnig s'était, en effet, rasséréné. Son visage mobile d'idéaliste, qui avait un instant porté les marques d'un violent drame intérieur, recouvrait peu à peu son calme et son aspect coutumiers.
– Oui, dit-il, c'est heureux, c'est fort heureux… Il vaut mieux avoir le droit avec soi.
Un nouveau nuage parut sur son front, tandis qu'au loin la canonnade s'activait et semblait augmenter d'intensité:
– Mais pourquoi diable, fit-il, pourquoi diable les Belges résistent-ils?
– Question stupide! gronda Kaiserkopf. Ce que font ces animaux, Donnerwetter! ça nous intéresse-t-il? Si les Belges résistent, nous tapons dessus, voilà tout!
Sur quoi le capitaine nous quitta pour aller achever son déjeuner et dormir son soûl. Nous nous apprêtâmes à en faire autant. Partout, sur les pentes herbues, les hommes étaient allongés comme des cadavres, et l'on eût dit le panorama d'un champ de bataille, n'eussent été les ronflements qui secouaient tous ces corps vautrés, les faisceaux bien alignés et les sentinelles debout, détachant sur le ciel clair leurs silhouettes espacées. Le soleil de six heures montait progressivement à l'est, faisant étinceler les surfaces miroitantes des fermes, des fumiers, des étangs et les vitres lointaines d'Aix-la-Chapelle.
– Sammlung!.. An die Gewehre…!
A midi, le capitaine Kaiserkopf faisait sonner le rassemblement, et, sur toute l'étendue couverte par la division, d'analogues sonneries retentirent. La fourmilière se réveillait. Les lieutenants donnèrent lecture de l'ordre du jour, chacun devant sa section, après une grosse tambourinade. Puis les musiques régimentaires soufflèrent l'hymne national, on fit hurler hourrah aux troupes et il y eut un salut au drapeau sur le front de chaque bataillon. Telle fut la façon émouvante et sobre dont la 7e division de réserve apprit la déclaration de guerre et s'apprêta à vaincre ou mourir pour la plus grande Allemagne.
Mais nous ne partîmes pas encore. On fit la cuisine en provisions fraîches et l'après-midi s'écoula sur notre position. Nous assistions de là à un gigantesque passage de troupes. La ligne ferrée projetait un train toutes les dix minutes et la route dont nous voyions se profiler un segment au débouché d'un pli de terrain semblait un interminable ver gris aux mouvements contractiles, se traînant sans fin à travers le paysage doré. Ce n'était plus une entrée en campagne, c'était une invasion.
Vers trois heures commencèrent à passer des trains chargés d'artillerie lourde. On y découvrait des pièces formidables, comme je n'en avais jamais vu, et dont le transport nécessitait plusieurs trucks pour chacune. Un vaste dirigeable apparut à son tour à l'orient, indistinct d'abord comme un léger flocon de nue, puis se fuselant, se précisant, à mesure qu'il avançait, prenant sa forme de poisson, d'énorme cétacé, avec son mufle en pointe, ses rainures longitudinales, son appareil caudal et ses deux nacelles ventrales. Nos acclamations suivirent longtemps sa nage dans l'azur et le sillage de son oriflamme noire, blanche et rouge. Une escadrille d'avions, semblable à un vol de rapaces, parut un peu plus tard. Leur bec rond en avant, les petites pattes à roue crispées sous le thorax, les rémiges étendues et puissantes, ils filaient à toute allure, la croix noire sous l'aile et des flammes rouges aux ailerons. Nous en comptâmes dix-sept. Ils traversèrent obliquement le ciel, faisant entendre en longs croassements la palpitation rauque de leurs moteurs. Puis ils se perdirent dans le firmament occidental.
Ce spectacle de joie et de gloire allemande, auquel nous nous attachions de tous nos yeux, fut malheureusement coupé par un épouvantable épisode qui, sous le grondement du canon de Liége, vint nous donner un premier aperçu de la guerre.
Le soleil déclinait depuis longtemps sur la Belgique, quand aux interminables trains de matériel vide qui par la voie montante refluaient sur l'Allemagne succéda un convoi à peine moins long, que remorquaient deux locomotives et qui paraissait garni de soldats bizarrement accoutrés.
– Qu'est-ce que cela? fit Schimmel en braquant sa lorgnette sur l'étrange apparition, devenue bientôt le point de mire de nombreuses jumelles.
Par les fenêtres on découvrait, assis, debout, prostrés sur les banquettes ou suspendus dans des hamacs, des sortes de fantômes humains, qui n'avaient plus rien de militaire que la défroque grise dont les lambeaux fripés, souillés, déchiquetés battaient leurs membres. Les uns étaient en manches de chemise et la toile lacérée laissait apercevoir leur torse calfeutré de pansements; d'autres soutenaient leurs bras dans des bandages; d'autres avaient la tête enturbannée de linges.
– Nom de Dieu, des blessés!..
L'exclamation passait de groupe en groupe, soulevant un émoi extraordinaire. Les soldats se bousculèrent, essayant de distinguer quelque chose. Devenus soudain nerveux, les sous-officiers se regardaient en serrant les dents. On n'y voulait pas croire. Des blessés! Déjà des blessés! Tout un train de blessés!.. Combien y en avait-il? Cent? deux cents? mille peut-être? D'où venaient-ils? Qui les avait ainsi arrangés?..
J'entendis la grosse voix de Wacht-am-Rhein gronder furieusement:
– Ah! les cochons! les traîtres! les bouchers!..
Rien n'irritait Wacht-am-Rhein comme le spectacle des coups qu'il n'assénait pas lui-même.
Mais s'il y avait des blessés, c'est qu'il y avait aussi des morts!.. C'était donc sérieux, à cette heure? C'était le commencement de la grande bagarre?..
Lentement le train s'engageait dans le dédale des voies, où il parut stopper. Quelques instants après, une demi-section de notre compagnie sanitaire, mandée par signaux optiques, dévalait à grands pas le coteau. Notre bataillon était stationné sur le point le plus voisin de la gare et mon groupe fut désigné pour aller y prendre un service d'ordre, sous le commandement du lieutenant Schimmel, et renforcer les quelques soldats du landsturm qui occupaient la station. Nous y fûmes en vingt minutes d'une marche rapide, et l'on nous répartit aux diverses issues des quais pour empêcher la population accourue d'approcher et d'interroger les blessés.
De près, c'était plus tragique encore que de loin. D'effroyables soupirs, des râles, parfois de véritables hurlements sortaient des voitures. Sommairement pansés, et après des heures déjà d'un infernal voyage, la plupart des blessés souffraient atrocement. On en voyait de sinistrement allongés, sans mouvement, sans même un tressaillement de vie, d'autres accroupis, la tête entre les mains ou s'étreignant le ventre, d'autres tremblants de fièvre ou agités de convulsions, d'autres stoïquement dressés, drapés dans leurs guenilles, les poings serrés, la pipe aux dents. Les faces étaient terreuses et boueuses, d'autres pâles et cadavériques, d'autres vertes. Il n'y avait pas de mutilés, intransportables. Les corps étaient complets: tous les membres étaient là. Il n'y avait que des jambes cassées, des bras rompus, des chairs broyées, des yeux crevés, des muscles perforés on déchirés. Partout des linges sanglants armoriaient de rouge les épaves guerrières; le sang se répandait sur tout, maculant les visages et les uniformes, tachant les portières, les poignées, les banquettes, les parois, marquant des traces de doigts, dégoulinant par les interstices des planchers et arrosant de flaques le ballast. Une terrible odeur de chimie et de pourriture se dégageait par bouffées, par larges ondes des wagons, empuantissant l'atmosphère et soulevant le cœur. D'épais essaims de mouches enveloppaient le train comme un charnier.