Kitabı oku: «Pauline, ou la liberté de l'amour», sayfa 16
XVII
Des années tombèrent comme des feuilles mortes.
Odon et Pauline n'avaient plus quitté Grasse. Peu à peu, une paix relative était descendue sur l'âme endolorie de Pauline, une lente résignation qui la noyait, aux jours où elle ne voulait pas se souvenir. Il s'en dégageait une tendresse toujours plus complète pour celui qu'elle avait ardemment, follement aimé, qu'elle aimait maintenant profondément. Entre eux s'était créé un nouveau lien: ils avaient souffert ensemble, ils s'étaient vus souffrir. Et comme jamais ni l'un ni l'autre, fût-ce par un geste, par une intonation, n'avait semblé accuser leur amour des infériorités de la vie, ils en avaient conçu l'un pour l'autre une vénération croissante.
Pauline n'avait pas revu Marcelin. Chaque fois qu'elle avait rappelé à Facial sa promesse, celui-ci avait trouvé un prétexte pour esquiver toute rencontre entre la mère et le fils. Les lettres de Marcelin, elles-mêmes, d'abord très touchantes, avaient fini par se modifier si complètement, que Pauline ne pouvait croire qu'elles ne lui fussent pas dictées. Elle n'en recevait plus que rarement. Marcelin se bornait à lui raconter ce qu'il faisait, où en étaient ses études, à lui donner de rapides nouvelles de sa santé. Et cela la navrait de n'y plus lire ces phrases charmantes, ces expansions qui savaient remuer son cœur. Elle ne voulait s'expliquer ce changement que par la découverte qu'aurait faite Facial de leur correspondance secrète. Comment aurait-on pu lui transformer pareillement son fils? Elle ne se disait pas que le changement n'avait pas été brusque, mais s'était opéré par dégradations insensibles.
Aussi, Paris ne lui inspirait plus qu'une instinctive horreur. Tant de choses s'étaient accumulées sur elle, qu'elle ne se sentait plus la force de lutter. Il aurait fallu être là, combattre pied à pied, et pour quel résultat? N'avait-elle pas renoncé? N'avait-elle pas pris l'engagement moral de ne rien faire qui pût nuire à son enfant? Lui d'abord, lui seulement. Et si elle devait disparaître, elle disparaîtrait.
Odon non plus n'était pas retourné à Paris. Un ou deux ans après le divorce de Pauline, il avait dû subir de la part de sa famille de pressantes tentatives pour le dégager d'une liaison «qui menaçait de devenir sérieuse».
«Rompez, lui disait-on, rompez pendant qu'il en est temps encore. Vous avez fait votre devoir, vous avez agi en galant homme en n'abandonnant pas aussitôt une femme qui s'est perdue pour vous. Mais maintenant, cela suffit. Reprenez votre liberté. Vous éterniser dans cette situation équivoque serait à la fois honteux et ridicule.»
La vicomtesse de Béhutin était même venue exprès à Nice pour voir son frère, espérant, par une démarche formelle, obtenir de lui la rupture souhaitée.
Odon alla au rendez-vous, mais ce fut pour assurer à sa sœur qu'il romprait plutôt avec elle, que de considérer un seul instant l'idée de quitter sa maîtresse.
De plus en plus, les deux amants s'étaient sentis seuls, étrangers au monde, absurdes et réfractaires. Sans une inquiétude de cœur, ils étaient demeurés l'un à l'autre, persuadés que cette possession constituait l'unique et suprême sécurité dans le hasard phénoménal de l'existence. Ils s'avançaient dans l'avenir sans autre projet, sinon de continuer le présent avec plus de sérénité, plus d'oubli si possible.
Malheureusement, de cruelles préoccupations vinrent bouleverser ce qu'ils avaient pu retenir de bonheur. La santé d'Odon laissait à désirer. Et, tout à coup, sa maladie de cœur s'aggrava. Une crise, plus forte que celles qu'il avait de temps en temps, l'abattit si rudement, que Pauline eut, un moment, l'affreuse angoisse de le voir partir entre ses bras. Il ne s'en releva pas complètement.
Pauline comprit alors le malheur effrayant, le malheur auprès duquel le reste n'était rien, l'insondable malheur qui la menaçait.
Elle ne s'était jamais posé cette question: S'il mourait?
Et voilà que la mort apparaissait, comme la solennité de l'heure dans le silence de la nuit, rappelant, par un signe précis, discernable, l'éternelle possibilité.
Pauline se sentit une lumière vacillante dans le vent du nord. Nul doute! nul doute! Elle s'éteindrait du même coup. La rafale qui emporterait Odon emporterait sa vie à elle.
Mais cette certitude de mourir à la minute où son amant cesserait de lui être l'image miraculeuse qui fait vivre ne constituait pas une consolation suffisante. Indépendamment des souffrances physiques qu'éprouvait celui qu'elle eût voulu surhumainement heureux, la perspective du mystère formidable que serait cette fin terrestre de leur amour la plongeait dans une agonie éperdue de pensée.
Elle se rappelait le mot qu'elle avait dit à Odon le soir où ils avaient fait connaissance, un des premiers mots qu'il avait entendus d'elle: «Moi, je n'ai pas peur de la mort.»
Et maintenant, elle avait peur de la mort.
Rocrange ne se dissimula pas la gravité de son état. Cela pouvait durer longtemps, sans doute. Mais il était marqué. Et comme tous deux étaient de grandes âmes, ils se mirent à causer de l'indomptable Inconnu.
Un jour, jetant un regard chargé de pitié sur son amie, Odon dit:
– Je mourrai le premier. L'existence n'est qu'un court combat contre la destinée. On n'a vraiment pas le temps de se sentir vainqueur ou vaincu. Vainqueur de quoi, si l'on croit à la victoire? La victoire n'est jamais exquise, même pour les heureux: car le désir a toujours été tellement au-delà de ce qu'on a réalisé, que la plus apparente victoire n'est encore et surtout qu'une défaite. N'y aurait-il que des vaincus de la vie? Pour moi, j'ai eu tout ce qui m'était souhaitable; j'ai été le rare privilégié qui a rencontré et obtenu la femme extraordinaire de son plus pur rêve. Combien d'hommes pourraient en dire autant? Et cependant, à peine obtenue, mon vœu inextinguible fut de la rendre enviable aux anges. J'ai tout fait pour cela. Et lorsque je mourrai, j'en serai encore à me demander si la rencontre qu'elle a faite de moi n'a pas été l'ère de son malheur.
– J'ai eu la même illusion, dit Pauline; et j'ai toujours celle de croire que sans la geôle misérable où nous nous débattons, nous serions capables de bonheur, même d'un bonheur à faire envie aux anges. Ce qu'il y a de terrible, c'est que nous l'avons vu, ce bonheur, nous y avons touché; libres, hors de la geôle, nous en aurions joui comme du plus éblouissant soleil; et notre peine s'accroît de ce que nous savons combien sont infimes les artifices qui nous ont retenus prisonniers.
– Je crois que le fait même de vivre constitue la geôle dont tu parles. Sans doute, ses murs sont souvent élevés par la société; nous voyons la société comme cause prochaine, mais la cause première n'est-ce pas toujours et essentiellement la vie? Nous sommes sujets avant tout à notre nature d'homme; et c'est parce qu'il y a des natures d'homme autour de nous que nous sommes inévitablement persécutés. C'est un cercle vicieux. S'il n'y avait pas de natures d'homme se combattant et se faisant échec, il n'y aurait pas de désir et par conséquent de tendance au bonheur. Notre amour n'est-il pas né de ce que nous nous sommes trouvés au milieu de milliers de natures d'homme? Il faut qu'il y ait choix et contraste pour s'aimer. Si, comme deux fleurs prédestinées, nous avions poussé seuls, dans quelque lieu désert, sans avoir jamais connu nos semblables, nous ne nous serions pas aimés; nous nous serions possédés sans débat, de par la loi naturelle et fatale; mais il n'y aurait eu là que le bonheur négatif de l'inconscience, ce qui n'est pas le bonheur et, en tout cas, pas l'amour. Et même alors, dans cette inconscience de nous-mêmes, la vie ne se fût guère révélée moins cruelle. N'eût-elle pas consisté toujours en trois choses: le temps qui passe, la matière qui est infirme et l'esprit qui est exigeant? Et, par là-dessus, terme de tout, enveloppe scellée, couvercle hermétique: la mort!
– L'amour, c'est donc nécessairement la souffrance?
– La souffrance naît de l'amour, comme l'amour naît de la souffrance.
– Et pourtant, s'écria Pauline, je sens bien que l'amour est le bonheur!
– Il devrait l'être, reprit Odon, parce que notre cœur est la source infinie du désir. Il ne peut pas l'être, parce que le désir, qui est notre cœur, ne s'arrête pas de jaillir infiniment.
– Que sommes-nous donc venus faire sur la terre?
– Vivre. Heureux qui a aimé: il a souffert. Heureux qui a souffert: il a vécu.
– Quelle ironie! Le bonheur consisterait à être malheureux!
– Oui, dit Odon, mais il faut ajouter un mot. Toute nature d'homme étant forcément malheureuse, par le fait même qu'elle est nature désirante, le bonheur consiste à être malheureux noblement. Et l'idée du bonheur est tellement innée dans nos cœurs, surtout dans nos cœurs d'amants, qu'après avoir souffert, lorsque cette souffrance a été noble, et la plus noble de toutes, la souffrance de l'amour, nous sommes tentés de nous écrier, nous nous écrions: Nous avons été heureux! Oserions-nous dire, ô ma chère maîtresse, quoique les larmes que nous avons versées et que nous verserons encore soient de celles qui rongent le rocher de la foi, oserions-nous dire que nous n'avons pas été heureux?
– Je l'ai été, certes, je le suis, même au milieu de l'épouvante et des ténèbres de l'angoisse.
– Cependant, tu n'aurais jamais autant souffert, si tu ne m'avais pas connu. Cela est non moins certain. Et chaque jour, il faut que je tombe à tes genoux pour te demander pardon, pardon de t'avoir fait souffrir, pardon de t'avoir aimé.
– Odon, la vie est vraiment tragique pour rendre possibles de pareils sentiments!
– Pardon de vivre, pardon de mourir, pardon de tout! Et nous ne sommes pas coupables! Tout doit nous demander pardon, mais comme tout reste muet, c'est nous qui nous humilions.
Ils restèrent longtemps les yeux fixés dans l'infini du ciel, où des étoiles s'allumaient, mais où vainement, vainement ils cherchaient Dieu.
XVIII
Lorsque Julienne Chandivier eut décidé de se débarrasser définitivement de ses deux amants, voici ce qu'elle imagina.
Elle envoya à Sénéchal le petit mot accoutumé:
«Je vous attends ce soir, à dix heures.»
Le petit mot se faisait si rare maintenant, que le vieux sénateur en éprouva un plaisir particulièrement délicat.
Réderic reçut en même temps celui-ci:
«Venez dîner.»
– Vous êtes gracieuse, dit Réderic, lorsque Julienne le fit passer dans son appartement et qu'il s'aperçut que c'était pour un dîner en tête à tête qu'il avait été invité. Depuis si longtemps que vous me négligiez! Vous êtes tellement occupée de vos jeunes gens!
– Les jeunes gens, maintenant! Autrefois, c'était Sénéchal. Vous serez donc éternellement jaloux, mon pauvre Réderic?
– Je ne suis pas jaloux, je suis misanthrope.
– Dites, au moins, misogyne.
– Chaque fois que je vous vois, il me semble que je vous hais. Et je reviens toujours, dévoré de mon ancien poison. Je vous crible d'épigrammes, parce qu'il faut que mon amertume sorte; mais j'ai soif de votre lèvre, j'ai votre œil dans le sang.
– Et moi, dit Julienne, chaque fois que je vous vois, j'ai envie de vous chasser. Mais vous êtes mon besoin mauvais. Je suis ravie de me sentir détestée de vous et de vous tenir si bien, de vous tenir d'autant mieux que je suis plus détestée. Ne vous y fiez pas cependant: je pourrais me lasser de cruauté et devenir bonne.
Quoique ce fût dit sur un ton moqueur, Réderic répliqua:
– C'est alors que vous auriez la cruauté capricieuse. Satisfaite de m'avoir ravagé pendant tant d'années, vous concevriez le désir d'exercer sur quelque autre plus neuf votre art de Locuste morale. Mais devenir bonne! Quelle parodie!
– Il n'y a que vous pour croire à mes maléfices. Regardez Sénéchal, a-t-il l'air d'un empoisonné?
– Il n'a l'air que d'un gâteux, railla Réderic.
Julienne se prit à rire:
– Il sera complet ce soir. Quant à toi, Paul, tu n'es peut-être pas gâteux de la moelle, mais tu l'es du cerveau. Et ce n'est pas moi qui t'ai intoxiqué. Tu t'es intoxiqué toi-même. Que veux-tu que j'y fasse? Il te fallait une cuisinière et tu as rencontré une femme. Que dirais-tu pourtant, si je te renvoyais aux incurables?
– Ah! fit-il, je ne veux mourir que par toi. Et je t'admire: tu es fraîche, tu es jeune! Il semble que tu ne penses pas, que tu ne sais pas, que tu traverses la vie sans y prendre garde! Et tu es toujours, tu seras toujours l'enfant maligne, inconsciente, l'enfant-femme, l'enfant-serpent.
– Pourquoi pas l'enfant-vampire?
Elle se dévêtait lentement, avec la grâce d'une almée.
Réderic buvait son corps, comme un alcoolique la liqueur néfaste qui le tue.
Un peu avant dix heures, la femme de chambre de Julienne entre-bâilla la porte, effarée.
– Madame, M. Sénéchal est ici. J'ai cru bien faire de prévenir madame. Il doit y avoir une erreur.
– Pas du tout. Faites entrer.
Les deux amants de Julienne se dévisagèrent. Ils venaient de comprendre. Sénéchal tremblait d'indignation; Réderic ricanait nerveusement.
– Messieurs, dit Julienne, il n'y a pas eu possibilité d'éviter cette rencontre. Heureusement qu'elle ne s'est point produite entre l'un de vous et mon mari. Mon honneur est sauvegardé.
En silence, Sénéchal et Réderic échangèrent leurs cartes. Qu'avaient-ils à se dire? Ils se connaissaient depuis longtemps. Depuis longtemps, chacun d'eux savait les relations de l'autre avec Julienne. Mais, pour la première fois, ils se trouvaient en présence, dans une situation qui les empêchait de feindre d'ignorer la vérité. Ils n'avaient plus qu'à s'exécuter proprement.
Le duel eut lieu le surlendemain. Le vrai motif fut, comme de juste, tenu secret. Il fallait, avant tout, couvrir Julienne.
Celle-ci avait trouvé là le meilleur moyen d'en finir sans phrases. D'un côté, elle signifiait à ses amants une rupture sur laquelle ils seraient peu tentés de revenir; de l'autre, par l'effet du duel, elle s'assurait auprès d'eux contre toute espèce de vengeance par l'indiscrétion ou la calomnie: on ne médit pas d'une femme pour laquelle on se bat, et cela était à considérer avec Sénéchal.
Tout allait le mieux du monde pour Julienne. Il n'en fut pas de même pour les deux adversaires, qui, n'ayant d'ailleurs aucun désir de se battre, ne faisaient, en cela, que remplir une des consignes de l'amour moderne.
Sénéchal fut blessé grièvement. On rapporta Réderic mourant chez lui.
Les journaux s'occupèrent un peu de l'affaire; mais comme tout s'était passé selon les règles, il n'en fut pas autrement question. Le nom de Julienne ne fut pas prononcé.
Odon de Rocrange reçut ces quelques lignes, que Réderic, avant de mourir, trouva la force d'écrire:
«Je viens de me battre pour une femme. Tu devines qui. Il me semble que je vais mal, mal. Je te dis adieu, prévoyant que c'est la fin. Me voici débarrassé. J'ai aimé comme un forçat. S'il y a un autre monde, j'espère que j'y serai libre. Mais pour être libre, il faudrait n'avoir ni âme, ni pensée, ni souvenir, ni désir. Autant dire qu'il ne peut y avoir de vraie liberté que dans la vraie mort. Ainsi soit-il!»
Quelques mois après le duel, Sénéchal mourut aussi, d'une maladie qui, suivant les médecins, était la suite directe de sa blessure.
Par une coïncidence curieuse, ce fut à l'enterrement du sénateur que Facial, qui venait enfin d'être nommé officier de la Légion d'honneur, arbora pour la première fois la rosette.
De notables changements s'étaient produits dans l'existence de l'ancien mari de Pauline. Son «deuil» porté, il n'avait pas résisté longtemps aux pressantes sollicitations de son ami Chandivier. Quelques soupers joyeux furent tout ce qu'il se permit pour commencer. Des scrupules d'homme rangé intimidaient encore sa conscience. Il avait beau raisonner, se dire qu'à son âge il ne pouvait pas vivre sans femme, qu'il n'était plus lié par aucun engagement, qu'il se trouvait moralement et effectivement libre et qu'il n'y avait ni crime, ni honte à sacrifier dans les mesures hygiéniques aux besoins de la chair, ses vieilles habitudes d'austérité ne laissaient pas de l'inquiéter. Facial ne se voyait pas volontiers sous les traits d'un «viveur». Ce qu'il avait toujours flétri du nom de «débauche» lui inspirait un secret malaise. Et pour lui, la débauche c'était déjà la partie fine en compagnie de demoiselles aux approches faciles, où l'on boit du champagne à deux heures du matin et où l'on raconte des histoires gaies. Pétri de prudence, il hésitait devant les incertitudes de l'amour vénal. D'autre part, il n'eût pour rien au monde noué des relations avec une femme mariée. Les circonstances se chargèrent de vaincre ses répugnances.
Le malheureux Chandivier était aux abois. Complètement mis à sec par Rébecca, il ne savait plus où se procurer de l'argent. Depuis longtemps, une séparation de biens était intervenue entre sa femme et lui. Il avait emprunté tout ce qu'il pouvait emprunter. Sa dernière ressource était Facial, auquel il devait déjà de grosses sommes. Et c'était justement pour cela qu'il se montrait si empressé auprès de lui, espérant qu'en mêlant activement à sa vie son ami riche, celui-ci finirait par solder tous les frais de la fête.
Il eut même la maladresse de s'en ouvrir à Rébecca:
– Tu vois, Bébèque, je n'ai plus un radis. Il faut trouver une combinaison. Laquelle de tes amies jugerais-tu le plus capable d'emballer Facial? Il casquerait, il casquerait ferme. Il s'agit de trouver une femme assez honnête pour nous assurer une part dans les bénéfices. C'est une affaire à toi et à moi. Je chaufferais Facial; tu te chargerais de styler la femme. Je connais mon bonhomme: il meurt d'envie de se payer une maîtresse qui ait du montant. Penses-tu que Tanagra-la-Pucelle soit de taille? Ou la Tunique-de-Nessus? Ayons l'œil, ma petite, il y va de nos amours.
Mais Rébecca se souciait comme d'une guigne de ses amours avec Chandivier. N'ayant plus rien à attendre de son protecteur, le sentant ruiné, fini, démoli, elle comptait bien lui signifier son congé à la première occasion. Et l'occasion cherchée était là, tout près; Chandivier lui-même la lui indiquait.
Elle se mit dès lors, cyniquement, à allumer Facial. Ce ne fut point difficile. N'ayant guère fréquenté les femmes galantes, Facial était peu capable de soutenir de sang-froid un siège en règle. Rébecca l'excitait d'ailleurs beaucoup. Souvent, il avait convoité cette créature aux allures de fille, au galbe provocant. Lorsqu'il se vit attaqué, sa sensualité ne fit qu'un tour. Il ne céda cependant point aussi rapidement que le donnait à supposer sa terrible concupiscence. Rébecca, qui constatait avec allégresse l'état violent où son manège mettait Facial, ne comprit rien d'abord à cette résistance. Elle s'aperçut enfin, avec surprise, que ce qu'elle avait à vaincre était moins l'indifférence ou l'avarice que la défiance d'une liaison illégitime et la crainte de s'engager trop avant. Mais ce qui mit le comble à sa stupéfaction fut le scrupule qu'elle découvrit que Facial avait de tromper Chandivier.
– Gros chien, dit-elle, qu'est-ce que cela peut te faire, puisque je suis résolue à le quitter?
– Je ne veux pas qu'il m'accuse de lui avoir enlevé sa maîtresse.
– Mais, grand bébé, je te dis que je le quitte en tout cas. Ne vaut-il pas mieux que ce soit toi qui en profites qu'un autre? Chanchan sera charmé de t'avoir pour successeur. D'ailleurs, je t'aime, là! je te veux, là!
Pour précipiter les événements, elle n'imagina rien de mieux que de pousser la tentation de son saint Antoine jusqu'à complète consommation. Elle se savait assez forte pour avoir tout à espérer de cette entreprise décisive. Facial serait plus fou après qu'avant. Une fois tombé dans le puits de volupté qu'elle ouvrirait sous ses pas, il lui appartiendrait corps et âme, cœur et bourse, noyé dans la vase perfide et délicieuse, sans énergie pour remonter. Ah! elle avait des moyens de séduction autrement puissants que la coquetterie des épaules nues et le libertinage des gestes et des paroles! Elle avait l'élixir de son baiser savant, le musc de sa peau, son jeu de comédienne, plus à l'aise au lit que sur les planches et sachant, là, se prêter merveilleusement à tous les rôles.
Facial fut ébloui.
Et au matin, Rébecca avait emporté son «engagement». Quelque temps après, Facial l'installait luxueusement dans un petit hôtel, payait ses dettes, la remettait à flot. Un certain orgueil le prit même à l'idée qu'il entretenait une femme. Et loin de s'en cacher, cet homme sévère s'en vanta.
Chandivier reçut d'abord très mal la chose. Il pleura; il s'arracha les cheveux; il parla de suicide et de meurtre. Puis, il s'apaisa; puis, il comprit. Il comprit que sa folle maîtresse l'avait dévoré jusqu'aux os, qu'il était inévitable que, pratique dans sa folie, elle le lâchât impitoyablement, qu'en conséquence il valait bien mieux que cette opération nécessaire s'accomplît au profit de son ami intime, de son cher ami Facial, lequel n'aurait jamais le triste courage de lui fermer sa porte, ainsi que l'aurait sûrement fait un étranger. Et il arriva qu'au lieu de se brouiller avec le nouveau propriétaire de Rébecca, Chandivier se considéra plutôt comme uni à lui par un nouveau lien, un lien, en quelque sorte, de famille. Il fut l'hôte assidu du petit hôtel; son couvert fut toujours mis à table; il eut une chambre dans la maison. Il vécut dès lors en véritable parasite auprès de Facial et de Rébecca. Son abjection devint même si grande, que Facial, qui avait des tendances à la jalousie, finit par le croire incapable d'être autre chose qu'un bénévole eunuque.
Le séjour de Rébecca au Théâtre-Français n'avait pas duré longtemps. Complètement insuffisante, elle n'alla pas au-delà de deux ou trois petits rôles, où, par déférence pour ses protections, on voulut bien l'essayer et qu'on lui retira presque aussitôt. Devant l'hostilité de ses camarades et l'indifférence du public, elle ne s'entêta pas trop, et, après quelques accès de rage, demanda elle-même la résiliation de son traité. Une autre idée lui avait poussé en tête. Elle avait envie d'aborder le café-concert. Puisqu'elle réussissait si bien la chansonnette et que chaque fois qu'elle servait le Museau de Dodore en société elle obtenait un si colossal succès, n'était-ce pas sa vraie vocation? Et n'était-il pas plus glorieux de devenir une divette à la mode, de voir circuler tout Paris sous son fausset et d'entendre brailler ses refrains par les foules, que de grimper péniblement à la remorque de Corneille et de Molière jusqu'à la médiocrité dans le grand art? Rébecca se sentait créée pour faire frétiller les têtes du bout de son orteil.
Facial, Chandivier, tous les amis de la future divette approuvèrent son projet. Mais on ne la laissa pas s'aventurer au hasard dans la carrière. On lui fit subir une préparation consciencieuse, on lui créa un répertoire inédit où tout le monde collabora, elle répéta des mois et des mois devant ses familiers, qui, prenant au sérieux leur mission, conseillaient, critiquaient, formulaient leurs observations, déclaraient bien ou mal, choisissaient au milieu du flot de ses inventions, toutes plus saugrenues les unes que les autres, celles qui étaient capables de constituer des effets certains, une originalité décisive, un tremplin pour la popularité. On s'amusait beaucoup; on avait trouvé là un divertissement vraiment passionnant. Chaque soir, on se réunissait en cénacle; Rébecca faisait l'étude d'une chanson, couplet à couplet, détaillant, reprenant, essayant mille façons de dire, de lancer les mots, les bras et les jambes; Facial était grand juge et tranchait en dernier ressort; et quand enfin le chef-d'œuvre sortait des limbes, on s'extasiait, on se félicitait, on prédisait le plus formidable succès que les annales du concert eussent jamais enregistré.
Lorsque la chanteuse fut déclarée en possession de son art, on élargit le cercle de ceux qui étaient admis à saluer le lever de la nouvelle étoile. Des journalistes furent invités. On organisa toute une campagne de réclame préventive. Le mot d'ordre fut donné: Rébecca-artiste, Rébecca-chic suprême, Rébecca-prodige. Cela coûta fort cher à Facial; mais dans le feu de l'enthousiasme, il dépensait sans compter. Et avant d'avoir paru devant le public, Rébecca était déjà célèbre.
Le triomphe de son début dépassa toutes les prévisions. La salle, chauffée à blanc, acclama la chanteuse avec frénésie. Il semblait que ce fût une révélation, un art nouveau qui naissait, merveilleusement adapté au goût, au scepticisme, à la veulerie contemporaine. On était enchanté, on humait avec prédilection le relent de ces géniales inepties, on s'électrisait au contact épileptique de la sirène d'égout qui les aboyait. Le Museau de Dodore surtout alla aux nues. C'était ça. Le public avait trouvé son idole, et Rébecca son chemin de Damas.
Le soir même, comme Facial, tout fier, répandait à ses pieds son tribut de félicitations, elle lui dit:
– Tu sais, mon gros, depuis aujourd'hui, tu me doubleras mes appointements. N'oublie pas que tu entretiens une divette.
Et Facial doubla, trop heureux d'être le protecteur attitré d'une chanteuse dont le boulevard fredonnait déjà le refrain fameux:
Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore,
Il fouille, il fouille,
Il fouille encore,
Troulaïtou,
Il fouill' partout!