Kitabı oku: «Le Suicide: Etude de Sociologie», sayfa 5
II
Accordons, cependant, qu'il existe en Europe quelques grands types dont on aperçoit en gros les caractères les plus généraux et entre lesquels se répartissent les peuples et convenons de leur donner le nom de races. Morselli en distingue quatre: le type germanique, qui comprend, comme variétés, l'allemand, le scandinave, l'anglo-saxon, le flamand; le type celto-romain (belges, français, italiens, espagnols); le type slave et le type ouralo-altaïque. Nous ne mentionnons ce dernier que pour mémoire, car il compte trop peu de représentants en Europe pour qu'on puisse déterminer quels rapports il a avec le suicide. Il n'y a, en effet, que les Hongrois, les Finlandais et quelques provinces russes qui y puissent être rattachés. Les trois autres races se classeraient de la manière suivante selon l'ordre décroissant de leur aptitude au suicide: d'abord les peuples germaniques, puis les celto-romains, enfin les slaves[57].
Mais ces différences peuvent-elles être réellement imputées à l'action de la race?
L'hypothèse serait plausible si chaque groupe de peuples réunis ainsi sous un même vocable avait pour le suicide une tendance d'intensité à peu près égale. Mais il existe entre nations de même race les plus extrêmes divergences. Tandis que les Slaves, en général, sont peu enclins à se tuer, la Bohême et la Moravie font exception. La première compte 158 suicides par million d'habitants et la seconde 136, alors que la Carniole n'en a que 46, la Croatie 30, la Dalmatie 14. De même, de tous les peuples celto-romains, la France se distingue par l'importance de son apport, 150 suicides par million, tandis que l'Italie, à la même époque, n'en donnait qu'une trentaine et l'Espagne moins encore. Il est bien difficile d'admettre, comme le veut Morselli, qu'un écart aussi considérable puisse s'expliquer par ce fait que les éléments germaniques sont plus nombreux en France que dans les autres pays latins. Étant donné surtout que les peuples qui se séparent ainsi de leurs congénères sont aussi les plus civilisés, on est en droit de se demander si ce qui différencie les sociétés et les groupes soi-disant ethniques, ce n'est pas plutôt l'inégal développement de leur civilisation.
Entre les peuples germaniques, la diversité est encore plus grande. Des quatre groupes qu'on rattache à cette souche, il en est trois qui sont beaucoup moins enclins au suicide que les Slaves et que les Latins. Ce sont les Flamands qui ne comptent que 50 suicides (par million), les Anglo-saxons qui n'en ont que 70[58]; quant aux Scandinaves, le Danemark, il est vrai, présente Le chiffre élevé de 268 suicides, mais la Norwège n'en a que 74,5 et la Suède que 84. Il est donc impossible d'attribuer le taux des suicides danois à la race, puisque, dans les deux pays où cette race est le plus pure, elle produit des effets contraires. En somme, de tous les peuples germaniques, il n'y a que les Allemands qui soient, d'une manière générale, fortement portés au suicide. Si donc nous prenions les termes dans un sens rigoureux, il ne pourrait plus être ici question de race, mais de nationalité. Cependant, comme il n'est pas démontré qu'il n'y ait pas un type allemand qui soit, en partie, héréditaire, on peut convenir d'étendre jusqu'à cette extrême limite le sens du mot et dire que, chez les peuples de race allemande, le suicide est plus développé que dans la plupart des sociétés celto-romaines, slaves ou même anglo-saxonnes et scandinaves. Mais c'est tout ce qu'on peut conclure des chiffres qui précèdent. En tout état de cause, ce cas est le seul où une certaine influence des caractères ethniques pourrait être, à la rigueur, soupçonnée. Encore allons-nous voir que, en réalité, la race n'y est pour rien.
En effet, pour pouvoir attribuer à cette cause le penchant des Allemands pour le suicide, il ne suffit pas de constater qu'il est général en Allemagne; car cette généralité pourrait être due à la nature propre de la civilisation allemande. Mais il faudrait avoir démontré que ce penchant est lié à un état héréditaire de l'organisme allemand, que c'est un trait permanent du type, qui subsiste alors même que le milieu social est changé. C'est à cette seule condition que nous pourrons y voir un produit de la race. Cherchons donc si, en dehors de l'Allemagne, alors qu'il est associé à la vie d'autres peuples et acclimaté à des civilisations différentes, l'Allemand garde sa triste primauté.
L'Autriche nous offre, pour répondre à la question, une expérience toute faite. Les Allemands y sont mêlés, dans des proportions très différentes selon les provinces, à une population dont les origines ethniques sont tout autres. Voyons donc si leur présence a pour effet de faire hausser le chiffre des suicides. Le tableau VII (V. ci-dessous) indique pour chaque province, en même temps que le taux moyen des suicides pendant la période quinquennale 1872-77, l'importance numérique des éléments allemands. C'est d'après la nature des idiomes employés qu'on a fait la part des différentes races; quoique ce critère ne soit pas d'une exactitude absolue, c'est pourtant le plus sûr dont on puisse se servir.
Tableau VII
Comparaison des provinces autrichiennes au point de vue du suicide et de la race.
Il nous est impossible d'apercevoir dans ce tableau, que nous empruntons à Morselli lui-même, la moindre trace de l'influence allemande. La Bohême, la Moravie et la Bukovine qui comprennent seulement de 37 à 9 % d'Allemands ont une moyenne de suicides (140) supérieure à celle de la Styrie, de la Carinthie et de la Silésie (125) où les Allemands sont pourtant en grande majorité. De même, ces derniers pays, où se trouve pourtant une importante minorité de Slaves, dépassent, pour ce qui regarde le suicide, les trois seules provinces où la population est tout entière allemande, la Haute-Autriche, le Salzbourg et le Tyrol transalpin. Il est vrai que l'Autriche inférieure donne beaucoup plus de suicides que les autres régions; mais l'avance qu'elle a sur ce point ne saurait être attribuée à la présence d'éléments allemands, puisque ceux-ci sont plus nombreux dans la Haute-Autriche, le Salzbourg et le Tyrol transalpin où l'on se tue deux ou trois fois moins. La vraie cause de ce chiffre élevé, c'est que l'Autriche inférieure a pour chef-lieu Vienne qui, comme toutes les capitales, compte tous les ans un nombre énorme de suicides; en 1876, il s'en commettait 320 par million d'habitants. Il faut donc se garder d'attribuer à la race ce qui provient de la grande ville. Inversement, si le Littoral, la Carniole et la Dalmatie ont si peu de suicides, ce n'est pas l'absence d'Allemands qui en est cause; car, dans le Tyrol cisalpin, en Galicie, où pourtant il n'y a pas plus d'Allemands, il y a de deux à cinq fois plus de morts volontaires. Si même on calcule le taux moyen des suicides pour l'ensemble des huit provinces à minorité allemande, on arrive au chiffre de 86, c'est-à-dire autant que dans le Tyrol transalpin, où il n'y a que des Allemands, et plus que dans la Carinthie et dans la Styrie où ils sont en très grand nombre. Ainsi, quand l'Allemand et le Slave vivent dans le même milieu social, leur tendance au suicide est sensiblement la même. Par conséquent, la différence qu'on observe entre eux quand les circonstances sont autres, ne tient pas à la race.
Il en est de même de celle que nous avons signalée entre l'Allemand et le Latin. En Suisse, nous trouvons ces deux races en présence. Quinze cantons sont allemands soit en totalité, soit en partie. La moyenne des suicides y est de 186 (année 1876). Cinq sont en majorité français (Valais, Fribourg, Neufchâtel, Genève, Vaud). La moyenne des suicides y est de 255. Celui de ces cantons où il s'en commet le moins, le Valais (10 pour 1 million) se trouve être justement celui où il y a le plus d'Allemands (319 sur 1,000 habitants); au contraire, Neufchâtel, Genève et Vaud, où la population est presque tout entière latine, ont respectivement 486, 321, 371 suicides.
Pour permettre au facteur ethnique de mieux manifester son influence si elle existe, nous avons cherché à éliminer le facteur religieux qui pourrait la masquer. Pour cela, nous avons comparé les cantons allemands aux cantons français de même confession. Les résultats de ce calcul n'ont fait que confirmer les précédents:
Cantons suisses.
D'un côté, il n'y a pas d'écart sensible entre les deux races; de l'autre, ce sont les Français qui ont la supériorité.
Les faits concordent donc à démontrer que, si les Allemands se tuent plus, que les autres peuples, la cause n'en, est pas au sang qui coule dans leurs veines, mais à la civilisation au sein de laquelle ils sont élevés. Cependant, parmi les preuves qu'a données Morselli pour établir l'influence de la race, il en est une qui, au premier abord, pourrait passer pour plus concluante. Le peuple français résulte du mélange de deux races principales, les Celtes et les Kymris, qui, dès l'origine, se distinguaient l'une de l'autre par la taille. Dès l'époque de Jules César, les Kymris étaient connus pour leur haute stature. Aussi est-ce d'après la taille des habitants que Broca a pu déterminer de quelle manière ces deux races sont actuellement distribuées sur la surface de notre territoire, et il a trouvé que les populations d'origine celtique sont prépondérantes au sud de la Loire, celles d'origine kymrique au nord. Cette carte ethnographique offre donc une certaine ressemblance avec celle des suicides; car nous savons que ceux-ci sont cantonnés dans la partie septentrionale du pays et sont, au contraire, à leur minimum dans le Centre et dans le Midi. Mais Morselli est allé plus loin. Il a cru pouvoir établir que les suicides français variaient régulièrement selon le mode de distribution des éléments ethniques. Pour procéder à cette démonstration, il constitua six groupes de départements, calcula pour chacun d'eux la moyenne des suicides et aussi celle des conscrits exemptés pour défaut de taille; ce qui est une manière indirecte, de mesurer la taille moyenne de la population correspondante, car elle s'élève dans la mesure où le nombre des exemptés diminue. Or il se trouve que ces deux séries de moyennes varient en raison inverse l'une de l'autre; il y a d'autant plus de suicides qu'il y a moins d'exemptés pour taille insuffisante, c'est-à-dire que la taille moyenne est plus haute[59].
Une correspondance aussi exacte, si elle était établie, ne pourrait guère être expliquée que par l'action de la race. Mais la manière dont Morselli est arrivé à ce résultat ne permet pas de le considérer comme acquis. Il a pris, en effet, comme base de sa comparaison, les six groupes ethniques distingués par Broca[60] suivant le degré supposé de pureté des deux races celtiques ou kymriques. Or, quelle que soit l'autorité de ce savant, ces questions ethnographiques sont beaucoup trop complexes et laissent encore trop de place à la diversité des interprétations et des hypothèses contradictoires pour qu'on puisse regarder comme certaine la classification qu'il a proposée. Il n'y a qu'à voir de combien de conjectures historiques, plus ou moins invérifiables, il a dû l'appuyer, et, s'il ressort avec évidence de ces recherches qu'il y a en France deux types anthropologiques nettement distincts, la réalité des types intermédiaires et diversement nuancés qu'il a cru reconnaître est bien plus douteuse[61]. Si donc, laissant de côté ce tableau systématique, mais peut-être trop ingénieux, on se contente de classer les départements d'après la taille moyenne qui est propre à chacun d'eux (c'est-à-dire d'après le nombre moyen des conscrits exemptés pour défaut de taille) et si, en regard de chacune de ces moyennes, on met celle des suicides, on trouve les résultats suivants qui diffèrent sensiblement de ceux qu'a obtenus Morselli:
Tableau VIII
Le taux des suicides ne croît pas, d'une manière régulière, proportionnellement à l'importance relative des éléments kymriques ou supposés tels; car le premier groupe, où les tailles sont le plus hautes, compte moins de suicides que le second, et pas sensiblement plus que le troisième; de même, les trois derniers sont à peu près au même niveau[62], quelqu'inégaux qu'ils soient sous le rapport de la taille. Tout ce qui ressort de ces chiffres, c'est que, au point de vue des suicides comme à celui de la taille, la France est partagée en deux moitiés, l'une septentrionale où les suicides sont nombreux et les tailles élevées, l'autre centrale où les tailles sont moindres et où l'on se tue moins, sans que, pourtant, ces deux progressions soient exactement parallèles. En d'autres termes, les deux grandes masses régionales que nous avons aperçues sur la carte ethnographique se retrouvent sur celle des suicides; mais la coïncidence n'est vraie qu'en gros et d'une manière générale. Elle ne se retrouve pas dans le détail des variations que présentent les deux phénomènes comparés.
Une fois qu'on l'a ainsi ramenée à ses proportions véritables, elle ne constitue plus une preuve décisive en faveur des éléments ethniques; car elle n'est plus qu'un fait curieux, qui ne suffit pas à démontrer une loi. Elle peut très bien n'être due qu'à la simple rencontre de facteurs indépendants. Tout au moins, pour qu'on pût l'attribuer à l'action des races, il faudrait que cette hypothèse fût confirmée et même réclamée, par d'autres faits. Or, tout au contraire, elle est contredite par ceux qui suivent:
1° Il serait étrange qu'un type collectif comme celui des Allemands, dont la réalité est incontestable et qui a pour le suicide une si puissante affinité, cessât de la manifester dès que les circonstances sociales se modifient, et qu'un type à demi problématique comme celui des Celtes ou des anciens Belges, dont il ne reste que de rares vestiges, eût encore aujourd'hui sur cette même tendance une action efficace. Il y a trop d'écart entre l'extrême généralité des caractères qui en perpétuent le souvenir et la spécialité complexe d'un tel penchant.
2° Nous verrons plus loin que le suicide était fréquent chez les anciens Celtes[63]. Si donc, aujourd'hui, il est rare dans les populations qu'on suppose être d'origine celtique, ce ne peut être en vertu d'une propriété congénitale de la race, mais de circonstances extérieures qui ont changé.
3 °Celtes et Kymris ne constituent pas des races primitives et pures; ils étaient affiliés «par le sang, comme par le langage et les croyances[64]». Les uns et les autres ne sont que des variétés de cette race d'hommes blonds et à haute stature qui, soit par invasions en masse, soit par essaims successifs, se sont peu à peu répandus dans toute l'Europe. Toute la différence qu'il y a entre eux au point de vue ethnographique, c'est que les Celtes, en se croisant avec les races brunes et petites du Midi, se sont écartés davantage du type commun. Par conséquent, si la plus grande aptitude des Kymris pour le suicide a des causes ethniques, elle viendrait de ce que, chez eux, la race primitive, s'est moins altérée. Mais alors, on devrait voir, même en dehors de la France, le suicide croître d'autant plus que les caractères distinctifs de cette race sont plus accusés. Or il n'en est rien. C'est en Norwège que se trouvent les plus hautes tailles de l'Europe (1 m. 72) et, d'ailleurs, c'est vraisemblablement du Nord, en particulier des bords de la Baltique, que ce type est originaire; c'est aussi là qu'il passe pour s'être le mieux maintenu. Pourtant, dans la presqu'île Scandinave, le taux des suicides n'est pas élevé. La même race, dit-on, a mieux conservé sa pureté en Hollande, en Belgique et en Angleterre qu'en France[65], et cependant ce dernier pays est beaucoup plus fécond en suicides que les trois autres.
Du reste, cette distribution géographique des suicides français peut s'expliquer sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir les puissances obscures de la race. On sait que notre pays est divisé, moralement aussi bien qu'ethnologiquement, en deux parties qui ne se sont pas encore complètement pénétrées. Les populations du Centre et du Midi ont gardé leur humeur, un genre de vie qui leur est propre et, pour cette raison, résistent aux idées et aux mœurs du Nord. Or, c'est au Nord que se trouve le foyer de la civilisation française; elle est donc restée chose essentiellement septentrionale. D'autre part, comme elle contient, ainsi qu'on le verra plus loin, les principales causes qui poussent les Français à se tuer, les limites géographiques de sa sphère d'action sont aussi celles de la zone la plus fertile en suicides. Si donc les gens du Nord se tuent plus que ceux du Midi, ce n'est pas qu'ils y soient plus prédisposés en vertu de leur tempérament ethnique; c'est simplement que les causes sociales du suicide sont plus particulièrement accumulées au nord de la Loire qu'au sud.
Quant à savoir comment cette dualité morale de notre pays s'est produite et maintenue, c'est une question d'histoire que des considérations ethnographiques ne sauraient suffire à résoudre. Ce n'est pas ou, en tout cas, ce n'est pas seulement la différence des races qui a pu eu être cause; car des races très diverses sont susceptibles de se mêler et de se perdre les unes dans les autres. Il n'y a pas entre le type septentrional et le type méridional un tel antagonisme que des siècles de vie commune n'aient pu en triompher. Le Lorrain ne différait pas moins du Normand que le Provençal de l'habitant de l'Ile-de-France. Mais c'est que, pour des raisons historiques, l'esprit provincial, le traditionnalisme local sont restés beaucoup plus forts dans le Midi, tandis qu'au Nord la nécessité de faire face à des ennemis communs, une plus étroite solidarité d'intérêts, des contacts plus fréquents ont rapproché plus tôt les peuples et confondu leur histoire. Et c'est précisément ce nivellement moral qui, en rendant plus active la circulation des hommes, des idées et des choses, a fait de cette dernière région le lieu d'origine d'une civilisation intense[66].
III
La théorie qui fait de la race un facteur important du penchant au suicide admet, d'ailleurs, implicitement qu'il est héréditaire: car il ne peut constituer un caractère ethnique qu'à cette condition. Mais l'hérédité du suicide est-elle démontrée? La question mérite d'autant plus d'être examinée que, en dehors des rapports qu'elle soutient avec la précédente, elle a par elle-même son intérêt propre. Si, en effet, il était établi que la tendance au suicide se transmet par la génération, il faudrait reconnaître qu'elle dépend étroitement d'un état organique déterminé.
Mais il importe d'abord de préciser le sens des mots. Quand on dit du suicide qu'il est héréditaire, entend-on simplement que les enfants des suicidés, ayant hérité de l'humeur de leurs parents, sont enclins à se conduire comme eux dans les mêmes circonstances? Dans ces termes, la proposition est incontestable, mais sans portée, car ce n'est pas alors le suicide qui est héréditaire; ce qui se transmet, c'est simplement un certain tempérament général qui peut, le cas échéant, y prédisposer les sujets, mais sans les nécessiter, et qui, par conséquent, n'est pas une explication suffisante de leur détermination. Nous avons vu, en effet, comment la constitution individuelle qui en favorise le plus l'éclosion, à savoir la neurasthénie sous ses différentes formes, ne rend aucunement compte des variations que présente le taux des suicides. Mais c'est dans un tout autre sens que les psychologues ont très souvent parlé d'hérédité. Ce serait la tendance à se tuer qui passerait directement et intégralement des parents aux enfants et qui, une fois transmise, donnerait naissance au suicide avec un véritable automatisme. Elle consisterait alors en une sorte de mécanisme psychologique, doué d'une certaine autonomie, qui ne serait pas très différent d'une monomanie et auquel, selon toute vraisemblance, correspondrait un mécanisme physiologique non moins défini. Par suite, elle dépendrait essentiellement de causes individuelles.
L'observation démontre-t-elle l'existence d'une telle hérédité? Assurément, on voit parfois le suicide se reproduire dans une même famille avec une déplorable régularité. Un des exemples les plus frappants est celui que cite Gall: «Un sieur G… propriétaire, laisse sept enfants avec une fortune de deux millions, six enfants restent à Paris ou dans les environs, conservent leur portion de la fortune paternelle; quelques-uns même l'augmentent. Aucun n'éprouve de malheurs; tous jouissent d'une bonne santé… Tous les sept frères, dans l'espace de quarante ans, se sont suicidés[67]». Esquirol a connu un négociant, père de six enfants, sur lesquels il y en eut quatre qui se tuèrent; un cinquième fit des tentatives répétées[68]. Ailleurs, on voit successivement les parents, les enfants et les petits-enfants succomber à la même impulsion. Mais l'exemple des physiologistes doit nous apprendre à ne pas conclure prématurément en ces questions d'hérédité qui demandent à être traitées avec beaucoup de circonspection. Ainsi, les cas sont certainement nombreux où la phtisie frappe des générations successives, et cependant, les savants hésitent encore à admettre qu'elle est héréditaire. La solution contraire semble même prévaloir. Cette répétition de la maladie au sein d'une même famille peut être due, en effet, non à l'hérédité de la phtisie elle-même, mais à celle d'un tempérament général, propre à recevoir et à féconder, à l'occasion, le bacille générateur du mal. Dans ce cas, ce qui se transmettrait, ce ne serait pas l'affection elle-même, mais seulement un terrain de nature à en favoriser le développement. Pour avoir le droit de rejeter catégoriquement cette dernière explication, il faudrait avoir au moins établi que le bacille de Koch se rencontre souvent dans le fœtus; tant que cette démonstration n'est pas faite, le doute s'impose. La même réserve est de rigueur dans le problème qui nous occupe. Il ne suffit donc pas, pour le résoudre, de citer certains faits favorables à la thèse de l'hérédité. Mais il faudrait encore que ces faits fussent en nombre suffisant pour ne pas pouvoir être attribués à des rencontres accidentelles – qu'ils ne comportassent pas d'autre explication – qu'ils ne fussent contredits par aucun autre fait. Satisfont-ils à cette triple condition?
Ils passent, il est vrai, pour n'être pas rares. Mais pour qu'on puisse en conclure qu'il est dans la nature du suicide d'être héréditaire, ce n'est pas assez qu'ils soient plus ou moins fréquents. Il faudrait, de plus, pouvoir déterminer quelle en est la proportion par rapport à l'ensemble des morts volontaires. Si, pour une fraction relativement élevée du chiffre total des suicides, l'existence d'antécédents héréditaires était démontrée, on serait fondé à admettre qu'il y a entre ces deux faits un rapport de causalité, que le suicide a une tendance à se transmettre héréditairement. Mais tant que cette preuve manque, on peut toujours se demander si les cas que l'on cite ne sont pas dus à des combinaisons fortuites de causes différentes. Or, les observations et les comparaisons qui, seules, permettraient de trancher cette question n'ont jamais été faites d'une manière étendue. On se contente presque toujours de rapporter un certain nombre d'anecdotes intéressantes. Les quelques renseignements que nous avons sur ce point particulier n'ont rien de démonstratif dans aucun sens; ils sont même un peu contradictoires. Sur 39 aliénés avec penchant plus ou moins prononcé au suicide que le docteur Luys a eu l'occasion d'observer dans son établissement et sur lesquels il a pu réunir des informations assez complètes, il n'a trouvé qu'un seul cas où la même tendance se fût déjà rencontrée dans la famille du malade[69]. Sur 265 aliénés, Brierre de Boismont en a rencontré seulement 11, soit 4 %, dont les parents s'étaient suicidés[70]. La proportion que donne Cazauvieilh est beaucoup plus élevée; chez 13 sujets sur 60, il aurait constaté des antécédents héréditaires; ce qui ferait 28 %[71]. D'après la statistique bavaroise, la seule qui enregistre l'influence de l'hérédité, celle-ci, pendant les années 1857-66, se serait fait sentir environ 13 fois sur 100[72].
Quelque peu décisifs que fussent ces faits, si l'on ne pouvait en rendre compte qu'en admettant une hérédité spéciale du suicide, cette hypothèse recevrait une certaine autorité de l'impossibilité même où l'on serait de trouver une autre explication. Mais il y a au moins deux autres causes qui peuvent produire le même effet, surtout par leur concours.
En premier lieu, presque toutes ces observations ont été faites par des aliénistes et, par conséquent, sur des aliénés. Or l'aliénation mentale est, peut-être, de toutes les maladies celle qui se transmet le plus fréquemment. On peut donc se demander si c'est le penchant au suicide qui est héréditaire, ou si ce n'est pas plutôt l'aliénation mentale dont il est un symptôme fréquent, mais pourtant accidentel. Le doute est d'autant plus fondé que, de l'aveu de tous les observateurs, c'est surtout, sinon exclusivement, chez les aliénés suicidés que se rencontrent les cas favorables à l'hypothèse de l'hérédité[73]. Sans doute, même dans ces conditions, celle-ci joue un rôle important; mais ce n'est plus l'hérédité du suicide. Ce qui est transmis, c'est l'affection mentale dans sa généralité, c'est la tare nerveuse dont le meurtre de soi-même est une conséquence contingente, quoique toujours à redouter. Dans ce cas, l'hérédité ne porte pas plus sur le penchant au suicide, qu'elle ne porte sur l'hémoptysie dans les cas de phtisie héréditaire. Si le malheureux, qui compte à la fois dans sa famille des fous et des suicidés se tue, ce n'est pas parce que ses parents s'étaient tués, c'est parce qu'ils étaient fous. Aussi, comme les désordres mentaux se transforment en se transmettant, comme, par exemple, la mélancolie des ascendants devient le délire chronique ou la folie instinctive chez les descendants, il peut se faire que plusieurs membres d'une même famille se donnent la mort et que tous ces suicides, ressortissant à des folies différentes, appartiennent, par conséquent, à des types différents.
Cependant, cette première cause ne suffit pas à expliquer tous les faits. Car, d'une part, il n'est pas prouvé que le suicide ne se répète jamais que dans les familles d'aliénés; de l'autre, il reste toujours cette particularité remarquable que, dans certaines de ces familles, le suicide paraît être à l'état endémique, quoique l'aliénation mentale n'implique pas nécessairement une telle conséquence. Tout fou n'est pas porté à se tuer. D'où vient donc qu'il y ait des souches de fous qui semblent prédestinées à se détruire? Ce concours de cas semblables suppose évidemment un facteur autre que le précédent. Mais on peut en rendre compte sans l'attribuera l'hérédité. La puissance contagieuse de l'exemple suffit à le produire.
Nous verrons, en effet, dans un prochain chapitre que le suicide est éminemment contagieux. Cette contagiosité se fait surtout sentir chez les individus que leur constitution rend plus facilement accessibles à toutes les suggestions en général et aux idées de suicide en particulier; car non seulement ils sont portés à reproduire tout ce qui les frappe, mais ils sont surtout enclins à répéter un acte pour lequel ils ont déjà quelque penchant. Or, cette double condition est réalisée chez les sujets aliénés ou simplement neurasthéniques, dont les parents se sont suicidés. Car leur faiblesse nerveuse les rend hypnotisables, en même temps qu'elle les prédispose à accueillir facilement l'idée de se donner la mort. Il n'est donc pas étonnant que le souvenir ou le spectacle de la fin tragique de leurs proches devienne pour eux la source d'une obsession ou d'une impulsion irrésistible.
Non seulement cette explication est tout aussi satisfaisante que celle qui fait appel à l'hérédité, mais il y a des faits qu'elle seule fait comprendre. Il arrive souvent que, dans les familles où s'observent des faits répétés de suicide, ceux-ci se reproduisent presque identiquement les uns les autres. Non seulement ils ont lieu au même âge, mais encore ils s'exécutent de la même manière. Ici, c'est la pendaison qui est en honneur, ailleurs c'est l'asphyxie ou la chute d'un lieu élevé. Dans un cas souvent cité, la ressemblance est encore poussée plus loin; c'est une même arme qui a servi à toute une famille, et cela à plusieurs années de distance[74]. On a voulu voir dans ces similitudes une preuve de plus en faveur de l'hérédité. Cependant, s'il y a de bonnes raisons pour ne pas faire du suicide une entité psychologique distincte, combien il est plus difficile d'admettre qu'il existe une tendance au suicide par la pendaison ou par le pistolet! Ces faits ne démontrent-ils pas plutôt combien grande est l'influence contagieuse qu'exercent sur l'esprit des survivants les suicides qui ont ensanglanté déjà l'histoire de leur famille? Car il faut que ces souvenirs les obsèdent et les persécutent pour les déterminer à reproduire, avec une aussi exacte fidélité, l'acte de leurs devanciers.
Ce qui donne à cette explication encore plus de vraisemblance, c'est que de nombreux cas où il ne peut être question d'hérédité et où la contagion est l'unique cause du mal, présentent le même caractère. Dans les épidémies dont il sera reparlé plus loin, il arrive presque toujours que les différents suicides se ressemblent avec la plus étonnante uniformité. On dirait qu'ils sont la copie les uns des autres. Tout le monde connaît l'histoire de ces quinze invalides qui, en 1772, se pendirent successivement et en peu de temps à un même crochet, sous un passage obscur de l'hôtel. Le crochet enlevé, l'épidémie prit fin. De même au camp de Boulogne, un soldat se fait sauter la cervelle dans une guérite; en peu de jours, il a des imitateurs dans la même guérite; mais, dès que celle-ci fut brûlée, la contagion s'arrêta. Dans tous ces faits, l'influence prépondérante de l'obsession est évidente puisqu'ils cessent aussitôt qu'a disparu l'objet matériel qui en évoquait l'idée. Quand donc des suicides, manifestement issus les uns des autres, semblent tous reproduire un même modèle, il est légitime de les attribuer à cette même cause, d'autant plus qu'elle doit avoir son maximum d'action dans ces familles où tout concourt à en accroître la puissance.