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Kitabı oku: «La capitaine», sayfa 2

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– On dirait un feu follet, murmura le comte qui n’avait pas desserré les dents pendant tout le trajet.

– Oui, maître.

– Mais, vois-tu ces ombres qui remuent là-bas?

– Oui, maître!

– Ah! je parierais que ce sont quelques misérables étudiants en médecine, qui pour avoir un cadavre profanent la sépulture… Qu’est-ce que cela?

Un cri de frayeur s’était élevé du cimetière et un spectre se dressait au milieu.

Trois ou quatre individus, fuyant à toutes jambes, passèrent presque aussitôt près de Lancelot et de son domestique.

Le spectre avait l’air de marcher sur eux.

– C’est extraordinaire, dit Arthur. Mais tu n’as pas peur?

– Non, maître.

Ils entrèrent dans le lieu saint. L’apparition s’était évanouie, comme, si elle était rentrée soudainement en terre.

Samson alluma sa lanterne et ils s’avancèrent vers la tombe de Bertrand.

La fosse était découverte; elle était vide!

– Mon Dieu! ces jeunes gens, ces résurrectionnistes[1] auraient-ils emporté le cadavre, pour le disséquer! s’écria Lancelot avec une expression d’angoisse.

– Non, maître.

Et Samson montra, avec sa lanterne, un corps enveloppé d’un suaire, étendu dans des touffes de hautes herbes.

II. Le ressuscité

L’habitation de M. du Sault se composait d’un gros pavillon carré, bâti à la cime d’un cap énorme, que battaient incessamment les flots de la mer.

Ce pavillon avait trois étages, couronnés par une terrasse, du haut de laquelle se déroulaient des tableaux sublimes ou charmants. Ici, l’Océan avec toutes ses grandeurs, ses abîmes, ses mystères, sa vie prodigieuse, mais à peine soupçonnée, l’Océan avec ses infinis horizons; là, des campagnes nouvellement ouvertes à l’industrie humaine, et déjà fécondées par son travail ingénieux, égayées par ses maisons, ses troupeaux; plus loin de sombres forêts vierges encore, que le pied de l’homme civilisé ne foula jamais; à droite une côte découpée et tailladée comme de la dentelle qui serpente, blanche ligne de démarcation, entre le bleu foncé des eaux et le vert éblouissant des prairies salines; à gauche, la ville d’Halifax, avec son port plein de mouvement, sa forêt de mâts, les rochers pittoresques et les forts qui la défendent, les vastes entrepôts, les chantiers, présages certains d’un florissant avenir, les édifices publics dont elle s’enorgueillit déjà, les beaux massifs d’arbres desquels on lui a fait une ceinture, et la gracieuse colline qui l’abrite contre les froides haleines de la bise.

Où que vous vous tourniez, sur la terrasse de M. du Sault, le spectacle enchantait.

La maison était construite, sur fondations en pierre de taille, avec des briques rouges, striées de filets blancs, qui lui donnaient un air de fête et conviaient le voyageur fatigué à s’y venir reposer.

On arrivait au premier étage par une double rangée d’escaliers formant à leur sommet un perron, sur lequel quatre colonnes en marbre vert servaient d’assises à un balcon, placé au deuxième étage.

Le reste de la façade était tout uni.

Devant cette façade se déployait une pelouse, arrosée par un jet d’eau et entourée d’une haute grille en fer qui enveloppait aussi, dans son corset, plusieurs bâtiments adjacents: une belle métairie, avec ses écuries, ses granges, ses cour et basse-cour, son pigeonnier, tout son matériel d’exploitation; puis l’établissement de pêcherie de M. du Sault, consistant en une série de hangars et séchoirs en bois qui n’avait pas moins d’un quart de mille de longueur.

La métairie et la pêcherie se trouvaient entre la villa et Halifax; mais, de l’autre côté, s’étalait un parterre délicieux, suivi d’un parc immense, longeant la mer où il baignait son pied.

Un ruisseau, dérivé de son cours naturel, l’arrosait par cent festons capricieux et lui communiquait une fraîcheur avidement recherchée pendant les ardeurs de l’été.

Quelques kiosques, tapissés de lierre, liserons, clématites et autres plantes grimpantes, s’enchâssaient çà et là dans le parc, soit sur le bord du ruisseau, soit sur une haute falaise, dominant l’Atlantique.

Dans ces kiosques, tantôt sous les ombrages, au concert de mille oiseaux aimables, tantôt sur la roche nue, aride, au formidable solo de l’Océan dont les fureurs rejaillissaient, en blanche écume, jusque sur eux, que de douces et rapides heures Bertrand et Emmeline avaient coulées! que de projets d’avenir, de bonheur ils avaient fait éclore et miroiter au souffle de leur vive imagination, comme ces bulles de savon que les écoliers lancent en jouant dans l’air!

Autant en emporte le vent, mais autant en retrouve notre esprit quand il est jeune, enflammé par l’amour ou l’ambition.

En l’un de ces adorables réduits, devant une pièce d’eau où s’ébattaient deux beaux cygnes, par une chaude après-midi du mois de juillet, Emmeline et Bertrand causaient, tendrement enlacés l’un à l’autre.

L’endroit était ravissant. Aussi avait-il la prédilection des deux jeunes gens.

Des arbres séculaires, reliés par des buissons de houx impénétrables, et des acacias aux épines acérées, l’environnaient de mystère en le protégeant contre les regards indiscrets. On y arrivait par un étroit sentier dérobé, perdu dans un fouillis de végétations sauvages, épaisses et repoussantes.

Avant d’aboutir à l’Oasis, – ainsi le frère et la sœur avaient-ils dénommé leur Éden, – le sentier se tordait comme un écheveau de fil, et fatiguait le non-initié par des méandres qui paraissaient inextricables.

Mais à l’extrémité de ce labyrinthe quel dédommagement!

Un vaste réservoir, dont les rives sont émaillées de fleurs chatoyantes et odoriférantes; des ondes limpides, diaphanes ainsi que le cristal, où se jouent, à travers les larges feuilles du nénuphar, aux corolles blanches et jaunes, des poissons qui brillent comme le diamant, chaque fois qu’un rayon de soleil effleure leurs écailles.

De la musique enchanteresse que font sous la feuillée les fauvettes, les chardonnerets et le roi des ténors ailés, l’oiseau moqueur, pourquoi parler? Mais, comme le gazouillement du ruisseau qui frétille là-bas, sur une cascatelle, avant de tomber dans sa vasque d’émeraude, est donc argentin! comme il charme l’oreille! endort la mélancolie! Que ces gazons sont frais! Que ces centenaires de la forêt ont de séduction avec leurs troncs noueux, habillés de lierre; leurs longs rameaux chargés de gui, avec la pénombre qu’ils étendent mollement à leur pied! Que l’on aime à suivre ces fleurs d’acacia, sveltes carènes détachées de la tige, sillant le petit lac en tous sens au gré de la brise!

Le kiosque de l’Oasis s’élevait au sommet même de la cataracte en miniature, sur une voûte formant grotte jetée en travers du ruisseau. Il était rustique comme un chalet suisse, vêtu de mousse des pieds à la tête, et n’avait qu’une pièce.

C’était une chambre octogone tendue de nattes de jonc et garnie de banquettes en canne.

Une table, une bibliothèque composée avec goût, voilà pour le mobilier. On s’était bien gardé d’y mettre une pendule, une horloge, ou quoi que ce soit qui rappelât la marche du temps.

– Oh! dit Emmeline en embrassant son frère, comme c’est bon de te sentir près de moi!

– Et comme c’est bon d’être ici, petite sœur! dit Bertrand avec un sourire.

– Ô mon Dieu, quand je songe aux tortures…

– Dis à l’agonie!

– Oui, à cette agonie de trois jours!

– C’est effroyable!

– Tu me fais peur, rien que d’y penser.

– Ah! dit Bertrand, il faut l’avoir éprouvée, cette agonie cent fois pire que la mort, pour en pouvoir parler. Et encore! Y a-t-il des expressions capables de traduire fidèlement toutes ces épouvantables émotions! Je me demande comment on n’en meurt pas! comment la violence des chocs ne fait pas éclater le cerveau, rompre les attaches du cœur!

– Pauvre frère! dit Emmeline en se jetant de nouveau à son cou; pauvre frère, oh! comme je t’aime! N’est-ce pas que nous ne nous quitterons plus… non, jamais… D’abord, je veux, monsieur, que vous abandonniez ce vilain métier de marin!

– Nous verrons, nous verrons, petite folle, dit Bertrand, en lui rendant prodigalement ses caresses.

Ils formaient un groupe exquis que l’art eût aimé à reproduire.

Grande, mince, élancée, Emmeline avait des proportions admirables, dont un élégant déshabillé faisait merveilleusement ressortir les beautés. Ses cheveux étaient blonds comme l’or, ses yeux – contraste saisissant – noirs comme le jais.

Des traits corrects, un teint ordinairement rose, des extrémités fines, nerveuses, une physionomie de race achevait d’en faire à l’extérieur une femme entièrement séduisante.

Pour le caractère, elle était languissante, molle comme une créole; mais impérieuse comme elle, à certains moments; comme elle aussi dure, opiniâtre, inflexible.

Ce caractère n’avait pas, du reste, reçu tout son dessin. Il offrait des lignes indécises, noyées, que le feu des passions n’avait pas encore accentuées, mais qu’il ne tarderait pas à creuser, à mettre en relief.

Bertrand était tout l’opposé de sa sœur, au physique comme au moral.

Si elle avait les cheveux blonds, il les avait châtains foncés; si elle avait les yeux noirs, il les avait d’un bleu d’azur. Quoique pâli par la maladie, son visage était rond, plein; une de ces figures dont le peuple dit: «C’est une figure de bon enfant.»

Sans manquer de distinction, il était loin de posséder le galbe et le maintien aristocratiques d’Emmeline.

Elle semblait la fille d’une duchesse, en présentait la grâce, la fierté innée; lui, le fils d’un parvenu, en montrait la tournure et le naturel un peu vaniteux.

Ce qui ne l’empêchait pas de passer, à Halifax, et d’être en somme un jeune homme de bon ton et de manières excellentes. Si j’étais commère, j’ajouterais qu’avant l’arrivée d’Arthur Lancelot, il était le point de mire des plus riches et des plus nobles héritières.

– Mais, reprit-il, comment se fait-il qu’on n’ait pas attendu davantage, qu’on ne m’ait pas saigné avant de m’ensevelir?

– Que veux-tu? les médecins assuraient…

– Ah! je le sais bien, je ne le sais que trop ce qu’ils assuraient, les imbéciles! Je les entendais assez, si je ne les voyais!

– Quoi! tu entendais! s’écria Emmeline surprise.

– Comme je t’entends, ma chère sœur.

– Et tu ne sentais pas?

– Non, rien!

– Se peut-il?

– Quand, en sanglotant, ma mère et toi, vous avez dit que vous vouliez m’embrasser une dernière fois, je vous ai entendues: j’aurais voulu crier, faire un mouvement, briser ces chaînes de plomb qui me tenaient immobile; j’aurais voulu vous dire: mais je ne suis pas mort! Je vis, consolez-vous, séchez vos larmes! Je suppliais Dieu de me rendre les sens pour une minute, pour une seconde; je le conjurais de faire glisser un souffle, un seul sur mes lèvres, d’animer mon cœur d’un battement, mon sang d’une pulsation; mais je ne distinguais rien, ne recevais d’impression que par l’ouïe: un corps inerte, de glace, accessible seulement au son, emprisonnait mon esprit.

– Oh! c’est affreux! … affreux! …

– Oui, bien affreux! continua le jeune homme. Il ne peut y avoir de supplice comparable; car cet esprit, il avait toute sa lucidité. Je crois même que sa sensibilité avait décuplé pour la perception, l’analyse et la souffrance de douleurs qu’à l’état normal un homme ne saurait supporter.

– Oh! tais-toi! tais-toi! tais-toi, Bertrand! dit Emmeline en cachant son visage dans ses mains.

Mais le frère aimait à parler de lui. C’était son défaut. Il continua, en s’animant:

– Et quand les chirurgiens eurent déposé que j’étais mort, quand vinrent les ensevelisseuses, quand j’assistai à leur conversation lugubre, quand sur ma tête retentit le marteau qui clouait mon cercueil! puis les chants funèbres, le Requiem: cette voix solennelle du prêtre, ces répons nasillards et comme ironiques des chantres et des enfants de chœur, et les gémissements des assistants sur ma fosse, et le cri déchirant de notre père, – lorsqu’on l’entraîna loin du lieu où je devais expirer, en toute connaissance de moi-même et sans pouvoir protester contre l’ignorance implacable qui me condamnait, – et la première pelletée de terre qui m’annonça que c’en était fait, que tout était fini, irrévocablement, entre ce monde et moi…

– Quelle destinée! quelle destinée! balbutia Emmeline frémissante.

– Jusque-là, poursuivit Bertrand, j’avais nourri quelque espoir. Je me disais que le bon Dieu serait miséricordieux, qu’il se laisserait fléchir à mes ardentes prières, que chauffée par les brûlants désirs de mon esprit, ma chair s’amollirait, qu’elle reprendrait son impressionnabilité; mais quand sur mon cercueil tombèrent ces cailloux avec un bruit sépulcral, oh! je n’eus plus que blasphème, rage et désespoir dans tout ce qui agissait encore en moi! Je ne conçois point que les derniers ressorts de l’existence ne se brisent pas en mille et mille pièces dans un pareil instant, ne durât-il qu’une tierce.

– Tu perdis alors le sentiment?

– Oui, tout à fait, et fort heureusement…

– Pauvre bon frère!

– Je serais devenu fou! Que dis-je? sais-je ce que je serais devenu? Fou! ne l’étais-je pas déjà?

– Mais ton retour?

– Ah! ce fut comme un réveil après un long et terrible cauchemar.

– Je le crois bien!

– J’étais accablé de fatigue, courbaturé dans tous mes membres. Des images flottaient confuses devant mon cerveau. Je voulus me remuer, mes mains rencontrèrent un corps dur; j’en eus peur, une peur atroce, et restai quelques moments immobile. J’avais oublié le passé; je me demandai, chose inouïe! si l’on ne m’avait pas enterré vif. Est-ce que je rêve, ou suis-je éveillé, me disais-je? Cependant ma respiration était pénible. J’avais sur la poitrine un poids qui l’étouffait, mes oreilles bourdonnaient comme si elles avaient renfermé des essaims de frelons…

– Que tout cela est étrange!

– Ah! bien étrange, petite sœur!

– Mais l’air te manquait?

– Quand j’aspirais, c’était comme si j’avais eu la bouche près d’une fournaise.

– Il y avait de quoi mourir cette fois pour tout de bon, fit Emmeline, en lui prenant la main et la serrant doucement dans les siennes.

– Je pensais m’évanouir et retombais dans une indicible torpeur, que ne pouvaient dissiper des sons aigus au-dessus de moi, lorsqu’un courant frais vint caresser mon visage.

– Ah! c’était le secours…

– Ce que c’était, pour moi, chère Emmeline, c’était la plus agréable sensation que j’eusse éprouvée jamais; je renaquis; la circulation de mon sang se rétablit. Je fus inondé d’un bien inexprimable, dont je jouissais voluptueusement sans vouloir me bouger, sans en avoir même l’idée, tant j’étais heureux, tant je me complaisais au sein de ces délices nouvelles.

– Égoïste! dit la jeune fille en souriant.

– Une brusque secousse, accompagnée de tortures dans tout le corps, comme si on me l’eût broyé à coups de massue, m’arracha à ce paradis.

– C’était les résurrectionnistes qui t’enlevaient.

– Alors je ne songeais qu’à mon martyre. Mon cerveau était toujours en feu, un véritable chaos incandescent. Mes yeux demeuraient fermés. Un froid glacial m’enveloppa subitement. Je discernai des voix humaines autour de moi. Une force indépendante de ma volonté m’obligea à me lever. Je m’en souviens parfaitement, je fis quelques pas. Le vertige me prit…

– Grâce à Dieu, il y avait là quelqu’un pour te venir en aide, mon Bertrand; car ces poltrons d’étudiants s’étaient sauvés à qui plus vite, en te voyant ressusciter!

– Ah! ne te moque pas d’eux, Emmeline. Je leur dois une reconnaissance éternelle.

– C’est-à-dire, fit la jeune fille en rougissant, que cette reconnaissance tu la dois à M. Arthur.

– Qu’est-ce que M. Arthur aurait fait si…

– Mon cher frère, je vais te confier un secret; mais promets-moi de n’en point parler à notre ami, car il ignore que je le sais.

– Quel est donc ce grand secret?

– Je l’ai appris ce matin même du gardien du cimetière, en allant visiter sa femme, qui est malade.

– Je t’écoute.

– Tu jures de ne me pas trahir?

– Soit, petite sœur, je te le jure, répondit gaiement Bertrand.

– Eh bien, en s’enfuyant, les étudiants ont fait du bruit; attiré par ce bruit, le gardien du cimetière est sorti et il a trouvé M. Arthur et son domestique, qui te rapportaient à la maison.

– Tout cela n’est pas fort mystérieux.

– Attends! je n’ai point terminé. Le gardien a remarqué que Samson était muni d’une pioche, d’une pelle et de cordes.

– Ah!

– Tu ne devines pas?

– Pas le moins du monde.

– Tu sais que M. Arthur a des connaissances médicales…

– Très profondes.

– Alors? dit Emmeline en regardant son frère.

– Alors, je n’y suis pas.

– Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre, s’écria la jeune fille avec un geste d’impatience, M. Arthur t’aime au point que j’en suis jalouse et que, s’il était femme, je le croirais amoureux de toi, car parfois, il te dévore des yeux… Enfin! il aura appris que tu étais mort subitement, et, soupçonnant la vérité, une léthargie, il aura voulu t’examiner avant…

– Ah! j’y suis, j’y suis! exclama Bertrand avec la satisfaction d’un homme qui vient de trouver enfin le fil d’une idée longtemps cherché.

– Et moi aussi, j’y suis! cria une voix joyeuse derrière eux.

III. Le comte Arthur Lancelot

Emmeline poussa un petit cri d’effroi et devint rouge comme un coquelicot.

– Oh! vous nous avez fait peur; c’est mal à vous de surprendre ainsi vos amis, dit-elle en tendant la main au comte Arthur Lancelot, qui paraissait sur le seuil du kiosque.

Il était de moyenne stature, mais il avait la taille d’une élégance féminine, qui se dessinait avec grâce sous son gilet de piqué blanc à boutons d’or ciselés.

Ses cheveux noirs, soyeux, bouclés, frisaient naturellement autour de son col; quoiqu’il portât vingt-cinq à vingt-sept ans, son visage était complètement imberbe. La couleur brune de son teint ne nuisait pas à l’expression un peu sévère de sa physionomie: correctes et onduleuses, les lignes de cette physionomie devenaient dures et tourmentées lorsqu’une passion l’agitait. Alors ses grands yeux fauves s’animaient d’un insoutenable éclat. Il avait les mains fines, nerveuses, délicates, hâlées comme ses joues. Mais, un hasard découvrait-il son poignet, on était surpris de la blancheur lactée de sa peau, que nuançait un réseau d’azur.

Il était vêtu d’un paletot de soie grise et d’un pantalon en étoffe semblable.

Une cravate bleue, négligemment nouée, flottait sur sa poitrine.

À la main droite il tenait un jonc, dans la gauche un chapeau de paille à larges ailes.

En entrant, il jeta son chapeau et sa canne sur la banquette.

– Suis-je donc indiscret? dit-il, en déposant un baiser respectueux sur la main de mademoiselle du Sault.

– Mais vous savez bien que telle n’est pas notre pensée! répondit-elle.

– Et comment va ce cher convalescent? demanda le comte en prenant la main de Bertrand et la serrant avec quelque émotion.

– Oh! bien! bien! dit-il. Nous parlions de vous, mon cher ami.

– Vous parliez de moi?

Ces mots furent prononcés avec un léger tremblement dans la voix.

– Oui, monsieur, repartit vivement Emmeline; nous disions que vous étiez un méchant…

– Moi! un méchant! fit Arthur en souriant.

– Oui, un grand méchant, riposta la jeune fille. Asseyez-vous entre nous deux… là… comme cela… Et je vais vous gronder; oh! mais vous gronder…

– Vous êtes vraiment trop bonne, mademoiselle! dit distraitement Lancelot, dont toute l’attention semblait concentrée sur Bertrand.

Emmeline ne put retenir un geste d’humeur, qui échappa à ses deux compagnons.

– Ma sœur a raison, dit le fils de M. du Sault. Vous ne vous donnez pas assez à vos amis.

– Mes affaires! … balbutia-t-il.

– Oh! vos affaires! s’écria Emmeline. C’est le mot, l’excuse par excellence des hommes, les affaires! Quand ils l’ont prononcé, ils s’imaginent avoir tout dit, et que nous sommes dupes…

– Mais, mademoiselle…

– Il n’y a pas de mais qui tienne. Vous méritez une verte semonce et vous l’aurez. Quoi! vous partez pour cinq ou six jours, nous dites-vous, et vous en restez quinze absent! C’est une déloyauté…

– Un crime de lèse-galanterie, n’est-ce pas, Emmeline? ajouta Bertrand en souriant.

– Oui, un crime de lèse-galanterie; l’expression est juste, je la maintiens, dit la jeune fille.

Le comte saisit la main de mademoiselle du Sault et la baisa.

– Je m’incline devant la rigueur de votre arrêt, dit-il.

Ce baiser n’était que pure forme de courtoisie. Emmeline crut que la tendresse l’avait inspiré; elle reprit sa bonne humeur.

On aime tant à s’illusionner, quand l’on aime!

– Pour votre punition, dit-elle gaiement, je vous enjoins, chevalier perfide et félon, de me demander pardon à genoux.

Le comte se prêta de bonne grâce à ce caprice de la jeune fille, mais ses yeux ne quittaient guère Bertrand.

– Allons, dit celui-ci, moi j’intercède en votre faveur; relevez-vous, mon cher ami, et laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour…

Emmeline lança un regard suppliant à son frère.

– J’ai pourtant… commença Lancelot en se rasseyant.

La jeune fille l’interrompit brusquement.

– Rien! rien! je ne veux rien entendre avant que vous ne nous ayez dit d’où vous venez.

Arthur essaya de répondre par un sourire.

– Oh! s’écria-t-elle, je ne me paierai pas de cette monnaie-là. Il faut vous confesser, et ce que femme veut…

– Notre ami ne le veut pas, acheva Bertrand en riant aux éclats.

– C’est ce que nous verrons, dit Emmeline menaçant Lancelot du bout de son doigt.

– Eh bien, mademoiselle, je vais vous satisfaire, répondit Arthur.

– Je suis tout oreilles, monsieur.

– Et moi je donne ma langue aux chiens, fit Bertrand d’un air malicieux.

– J’arrive du cap Breton.

– C’est tout? dit Emmeline, rien moins que satisfaite.

– Tout, mademoiselle.

– Bravo! clama Bertrand en frappant dans ses mains.

Il y eut un moment de silence.

– Je parie que ma sœur n’est pas contente, reprit le jeune du Sault.

– Contente, ma foi, non! riposta-t-elle.

– Que vous disais-je, mon cher ami, la curiosité des dames ressemble au tonneau des Danaïdes…

– Joli compliment, murmura Emmeline.

– Si Mademoiselle désire savoir ce que je suis allé faire au cap Breton? insinua poliment le comte.

– Oh! pas du tout! pas du tout, monsieur! répondit-elle en rougissant.

– Elle en brûle d’envie, intervint Bertrand.

– Taquin, va! fit sa sœur.

– Je suis, dit Arthur, allé au cap Breton pour régler des comptes avec un capitaine de navire au long cours, et je repartirai…

– Vous repartirez! répétèrent les enfants de M. du Sault d’une voix émue.

– Oui, mes amis… demain.

– Ce n’est pas possible, dit Bertrand; vous nous consacrerez au moins quelques jours… une semaine!

– Je ne le puis, dit-il tristement.

Emmeline se détourna pour cacher une larme qui perlait sous ses longs cils.

– Mais vous reviendrez bientôt? dit Bertrand d’un ton interrogateur.

– Bientôt… oui… je l’espère!

– Comme vous dites cela! bégaya la jeune fille, prête à fondre en larmes.

– Que voulez-vous, mes bons amis, répliqua le comte avec un accent sérieux et mélancolique, en opposition singulière avec son âge apparent et l’amabilité souriante qui lui était habituelle; que voulez-vous, l’avenir est incertain, toujours plus gros de nuages que brillant de sérénité. Qui de nous peut répondre de la minute, de la seconde qui va suivre!

Et il leva rêveusement ses yeux au ciel.

Cette réflexion avait assombri les fronts. Mais bientôt le comte, sortant de sa préoccupation, dit en offrant son bras à mademoiselle du Sault:

– Eh! j’oubliais l’invitation dont je suis chargé pour vous!

– Une invitation! quoi donc?

– Un impromptu que nous offre Son Excellence.

– Sir George Prévost?

– Oui, à son cottage de Bellevue.

– Quel bonheur! s’écria la jeune fille.

– On dansera, ravissante Emmeline.

Arthur Lancelot n’était plus soucieux en prononçant ces mots. Il avait recouvré son aisance, son affabilité, toutes les sémillantes qualités qui lui avaient valu le titre de prince du dandysme halifaxien.

– Mais quand cette fête? s’enquit la jeune fille en effeuillant la clochette d’un liseron qu’elle avait cueillie sur l’appui de la fenêtre.

– Quand? aujourd’hui même; dans deux heures. Vous n’avez que le temps de vous habiller, et je suis assuré, chère miss, que vous serez l’étoile du bal.

– Une nébuleuse! minauda Emmeline.

– Fi! s’écria Bertrand, tu en seras l’étoile polaire!

Et il se prit à rire.

– Pendant que vous ferez votre toilette, dit Arthur, j’aurai l’honneur de présenter mes respects à madame et à M. du Sault.

– Et la vôtre? dit Bertrand en montrant du regard à Lancelot son costume négligé.

– Oh! il y a pour les hommes liberté complète… en raison de la canicule. Le gouverneur accepte la tenue de fantaisie.

– Béni soit-il! car il fait si chaud…

– Allons, mon frère, laisse-là tes remarques et partons, dit Emmeline en s’appuyant avec complaisance au bras d’Arthur.

– Mais où est le rendez-vous? dit Bertrand.

– Au cottage même.

– Alors vous monterez dans notre voiture.

– J’ai mon cheval à la porte.

– Vous le renverrez.

– Et Samson, que dirait-il?

– Oh! si Samson est là, fit Emmeline, nous sommes sûrs qu’il ne vous quittera pas. C’est un modèle que ce domestique!

– Un peu gênant parfois, glissa Bertrand.

À cette allusion, le comte ne répliqua point.

– Eh bien, reprit la jeune fille, il y a un moyen de tout arranger. Notre jockey reconduira votre cheval, et le brave Samson suivra, s’il le veut, la voiture.

– Vous avez réponse à tout; je me rends avec enthousiasme, dit Arthur en pressant doucement le bras d’Emmeline.

Jamais il ne s’était permis cette familiarité. Le cœur de la jeune fille en palpita d’allégresse.

Ils furent bientôt à la villa, d’où ils sortirent, une heure après, tous trois dans une calèche découverte, traînée par deux magnifiques poneys.

Samson les escortait en selle, à cent pas de distance.

Bellevue-Cottage est situé à deux milles d’Halifax, au plus. Une belle allée de sycomores y conduit.

Le temps était beau, la route superbe. En vingt minutes, mademoiselle du Sault et ses cavaliers y arrivèrent, à travers une foule d’équipages remplis de femmes élégantes et de militaires tout chamarrés d’or et de broderies.

Frileusement accroupie au pied d’une colline qui l’abrite contre les vents du nord, et entourée de jardins parfaitement entretenus, la maison de plaisance du Gouverneur général passait, à bon droit, pour le coin de terre le plus enviable de la Nouvelle-Écosse.

On ne la pouvait comparer qu’à Monkland, ancienne résidence d’été des Gouverneurs du Canada, près de Montréal.

Sir George Prévost avait la réputation d’être un homme fort aimable, et cette réputation était méritée: il excellait à faire les honneurs de sa petite cour.

Le dîner, servi sous un quinconce d’érables, débuta joyeusement, et il se serait sans doute terminé de même sans l’arrivée d’un courrier qui remit une dépêche au Gouverneur.

En la parcourant, un nuage de contrariété couvrit le visage de sir George Prévost.

– Mes chers hôtes, dit-il, en transmettant la dépêche à son secrétaire intime, vous me voyez désolé. Mais il faut absolument que je vous quitte. Les pirates du golfe viennent encore de faire des leurs, et je suis forcé d’aller m’entendre sur-le-champ avec le vice-amiral pour lancer quelques vaisseaux à leur poursuite.

Il se leva, adressa un salut gracieux à la compagnie, et se retira.

– De quels pirates a donc parlé Son Excellence? demanda une jeune femme placée à côté de Bertrand, qui faisait face à sa sœur et au comte Arthur.

– Des Requins de l’Atlantique, madame, répondit l’enseigne.

– Les Requins de l’Atlantique! qu’est-ce que cela?

– Oh! fit Lancelot, en souriant, des fantômes introuvables, qui ont, je crois, pris naissance dans l’imagination des habitants de la colonie.

– Des fantômes, monsieur! dites des monstres à face humaine! s’écria un officier d’infanterie, assis vis-à-vis du comte.

– Bah! riposta légèrement celui-ci, des illusions.

– Illusions qui nous coûtent cher, repartit l’officier, avec aigreur. Depuis deux ans, elles nous ont volé plus de vingt navires, ces illusions!

– Comment! comment! demandèrent plusieurs personnes.

– Oh! c’est simple, c’est-à-dire atroce, reprit l’officier. Les requins de l’Atlantique, auxquels Monsieur – et il désigna ironiquement Lancelot – affecte de ne pas croire, sont des brigands retranchés dans les îles du golfe, et qui capturent les bâtiments du commerce que la mauvaise chance pousse dans leurs parages. Ce sont des lâches qui massacrent les équipages, violentent les femmes, égorgent les petits enfants…

– Ne les mangent-ils pas aussi, capitaine Irving? dit le comte avec un rire moqueur.

– Je n’en serais pas surpris, répondit naïvement l’officier.

Un cri d’horreur s’éleva dans l’assemblée.

– Vous les avez vus? continua Arthur, d’un ton moqueur.

– Comme je vous vois.

– Ah! c’est différent. Vous pouvez nous donner des détails, sans doute.

– Oui, monsieur.

On fit silence pour écouter M. Irving.

– Ils ont un chef, n’est-ce pas? poursuivit Lancelot.

– Un chef masqué.

– Masqué! répéta-t-on de toute part, avec étonnement.

– Masqué et toujours vêtu de noir. Ce chef commande deux frégates aussi noires que lui, car j’oubliais de vous dire que son masque est de soie noire…

– Un héros de roman! interrompit le comte de son air railleur.

– Oh! riez, riez, monsieur le sceptique! vos rires et votre dédain…

– Ah! messieurs, messieurs, intervint un colonel d’artillerie, point d’injures, je vous rappelle à l’ordre. Il y a des dames, ici.

– Permettez-moi de vous faire observer, mon cher colonel, que votre interruption est au moins intempestive, pour ce qui me concerne, repartit Lancelot d’une voix douce et ferme, avec un sourire sur les lèvres.

– Assurément, assurément, balbutia le vieux officier qui, connaissant l’estime en laquelle sir George Prévost tenait le comte, n’eût pas voulu pour beaucoup blesser ce dernier.

Quant à M. Irving, n’étant que capitaine, il n’osa protester contre la partialité de son supérieur; mais il lança à Arthur un regard qui fit frémir Emmeline.

– Je vous en prie, murmura-t-elle tout bas à Lancelot, cessez cette conversation, elle me fait mal!

– Je suis trop votre esclave pour ne point vous obéir, répondit-il d’un ton qui ravit la jeune fille.

– Mais la suite de l’histoire des Requins? demanda la dame, cause involontaire de cette petite altercation.

– Ce sera pour demain, dit le secrétaire intime de sir George, qui le remplaçait en son absence. Maintenant, je propose un tour de promenade avant le bal.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
180 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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