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– Laissez-moi finir… Outre que c'est votre intérêt d'agir ainsi, c'est encore plus celui de Mlle Henriette… Le jour où on vous séparera, vous serez très-affligé, mais libre… Elle, au contraire, sera condamnée à vivre sous le même toit que miss Sarah… Savez-vous tout ce qu'une belle-mère peut faire endurer à la fille de son mari!..

Daniel frissonna. Déjà cette pensée lui était venue, et elle l'avait fait frémir.

– Pour le moment, reprit M. de Brévan, le plus pressant est de savoir comment votre départ a été expliqué… De ce qu'on a dit, nous pourrons peut-être tirer quelques éclaircissements…

– Je vais aux informations de ce pas, répondit Daniel.

Et après avoir affectueusement serré les mains de son cher Maxime, il se hâta de regagner sa voiture, et vingt minutes plus tard on l'annonçait dans le salon de M. de la Ville-Handry.

Le comte s'y trouvait, seul, se promenant de long en large de l'air le plus agité…

Et certes, il devait avoir eu de terribles et pressantes préoccupations. Il était près de midi, et cependant il n'avait pas encore passé par les mains de son valet de chambre…

Apercevant Daniel, il interrompit sa promenade, et se planta devant lui les bras croisés:

– Ah! vous voici, monsieur Champcey, fit-il d'un ton terrible. Eh bien! vous en faites de belles…

– Moi, monsieur le comte?

– Et qui donc?.. N'est-ce pas vous qui, au moment où miss Sarah daignait descendre aux justifications, l'avez accablée d'injures? N'est-ce pas vous qui, honteux de votre conduite, vous êtes sauvé, n'osant venir me rejoindre?..

Qu'avait-on dit au comte? Pas la vérité, à coup sûr.

– Et savez-vous, M. Champcey, poursuivit-il, le résultat de vos brutalités… Miss Brandon a été prise d'une si terrible attaque de nerfs qu'on a dû faire atteler pour envoyer quérir un médecin… Malheureux! vous pouviez la tuer!.. On ne m'eût point permis de pénétrer dans sa chambre, mais du salon, par moment, j'entendais ses gémissements douloureux… Ce n'est qu'après huit heures qu'elle a pu goûter quelque repos, et que mistress Brian ayant pitié de mon chagrin m'a accordé la faveur de la voir, endormie d'un sommeil d'enfant…

Daniel écoutait, stupide d'étonnement, confondu de l'inimaginable impudence de sir Tom et de mistress Brian, épouvanté de l'incroyable crédulité de M. de la Ville-Handry.

– Mais c'est infernal, pensait-il, me voici maintenant le complice de miss Brandon. Vais-je donc, par mon silence, l'aider à s'emparer de ce malheureux homme?

Que résoudre cependant?

Parler?.. Dire à M. de la Ville-Handry que s'il avait entendu des gémissements, ce n'étaient assurément pas ceux de miss Sarah?.. Lui dire que pendant qu'il trépignait d'angoisses miss Sarah courait Dieu sait quelles aventures?..

Cette idée traversa l'esprit de Daniel… Mais à quoi bon!.. Le comte le croirait-il? Non, très-probablement. Et ainsi il ne ferait que rendre plus difficile une situation déjà trop compliquée…

Enfin, il sentait bien qu'il n'oserait jamais dire toute la vérité, ou montrer à l'appui la lettre qu'il avait en poche…

Néanmoins il essaya de se disculper.

– Je suis un trop galant homme, balbutia-t-il, pour injurier une femme…

Le comte brusquement l'arrêta.

– Epargnez-vous, prononça-t-il, une palinodie qui ne me toucherait guère… Du reste, ce n'est pas à vous précisément que j'en veux… J'ai trop l'expérience du cœur humain pour ne pas discerner que vous avez suivi bien moins vos inspirations que celles de ma fille…

Laisser cette opinion à M. de la Ville-Handry pouvait devenir fort dangereux pour Mlle Henriette.

Une fois encore, Daniel tenta de s'expliquer.

– Je vous jure, monsieur le comte…

Mais le comte, frappant du pied:

– Assez, interrompit-il violemment, je veux en finir avec cette absurde résistance et la briser… Quel personnage prétend-on donc me faire jouer dans ma maison?.. Celui d'un ridicule Géronte qu'on bafoue et qu'on berne! Halte-là!.. Vous me forcez à me rappeler que je suis le maître, je vous le rappellerai, à vous aussi!..

Il se recueillit, puis d'un ton de reproche:

– Ah! monsieur, devais-je attendre cela de vous!.. Pauvre Sarah!.. Penser que je n'ai pas su lui épargner cette humiliation… Mais c'est la dernière, et ce matin, à son réveil, elle apprendra que tout est terminé… Je viens d'envoyer chercher ma fille pour lui annoncer que le jour même de mon mariage est fixé… Toutes les formalités sont prévues, nous avons les actes nécessaires…

Il s'arrêta, Mlle Henriette entrait.

– Vous désirez me parler, mon père, demanda-t-elle dès le seuil.

– Oui.

Saluant Daniel d'un doux regard, Mlle de la Ville-Handry s'approcha du comte, lui tendant le front pour qu'il l'embrassât, mais il la repoussa et se grimant de solennité:

– Je vous ai mandée, ma fille, prononça-t-il, pour vous annoncer que de demain en quinze j'épouse miss Brandon.

Mlle Henriette devait être préparée à quelque chose de pareil, car elle ne sourcilla pas… elle pâlit un peu, seulement, et un éclair de colère traversa ses yeux.

– En de telles circonstances, poursuivit le comte, il est inconvenant, il est indécent que vous ne connaissiez pas celle qui vous doit servir de mère… Je vous présenterai donc à elle, aujourd'hui même, cette après-midi.

A deux ou trois reprises la jeune fille tourna et détourna la tête.

– Non, disait-elle.

M. de la Ville-Handry était devenu fort rouge.

– Quoi! s'écria-t-il, vous osez… Que diriez-vous si je vous menaçais de vous traîner de force chez miss Brandon?..

– Je dirais, mon père, que c'est le seul moyen que vous ayez de m'y voir…

Son attitude était assurée, sans défi…

Elle s'exprimait d'une voix calme et douce, mais qui trahissait une de ces résolutions résignées que rien n'entame.

Et le comte était abasourdi de cette audace d'une jeune fille d'ordinaire si timide…

– Vous détestez donc, vous jalousez donc bien miss Brandon? s'écria-t-il.

– Moi, mon père! et pourquoi, grand Dieu?.. Je sais seulement qu'elle ne peut devenir comtesse de la Ville-Handry, la femme qui a empli Paris du bruit de ses scandales…

– Qui vous a dit cela?.. M. Champcey, sans doute?..

– Tout le monde, mon père…

– Ainsi, parce qu'on la calomnie, cette malheureuse…

– Je veux la croire innocente, mais une comtesse de la Ville-Handry ne peut pas être calomniée…

Elle se redressa, et forçant sa voix:

– Vous êtes le maître, mon père, poursuivit-elle, faites… Mais moi, je me dois à moi-même, je dois à la sainte mémoire de ma mère de protester par tous les moyens en mon pouvoir… et je protesterai.

M. de la Ville-Handry bégayait, tant le sang lui montait à la gorge.

– Enfin, je vous connais, Henriette, s'écria-t-il, et je vous comprends… Je ne m'étais pas trompé, c'est bien vous qui avez envoyé M. Daniel Champcey insulter lâchement miss Brandon chez elle!

– Monsieur!.. interrompit Daniel d'un ton menaçant.

Mais le comte était lancé, et les yeux presque hors de leur orbite:

– Oui, je lis au plus profond de votre âme, Henriette, poursuivit-il… Vous tremblez d'être privée d'une partie de ma succession…

Bondissant sous l'insulte, Mlle Henriette s'était rapprochée de son père.

– Ne voyez-vous donc pas, s'écria-t-elle, que c'est cette femme qui en veut à votre fortune, et qu'elle ne vous aime pas, et qu'elle ne peut vous aimer…

– Pourquoi, s'il vous plaît?

Une fois déjà M. de la Ville-Handry avait, dans les mêmes termes, posé cette question à sa fille… Alors, elle n'avait pas osé répondre…

Mais cette fois, égarée par la douleur d'être outragée pour une femme qu'elle méprisait, elle oublia tout… Elle saisit la main de son père, et l'entraînant devant une glace:

– Pourquoi? fit-elle d'une voix rauque. Eh bien! regardez-vous…

S'il s'en fût tenu à la seule nature, M. de la Ville-Handry eût paru un homme atteignant la soixantaine, vert et robuste encore. Mais l'art gâtait tout.

Et ce matin, avec ses rares cheveux à demi déteints, collés aux tempes, avec son fard de la veille tout craquelé et tombé par places, il semblait avoir vécu des milliers d'années.

Se vit-il tel qu'il était: hideux!..

Le fait est qu'il devint livide; et froidement, car l'excès même de la rage lui donnait l'apparence du calme:

– Vous êtes une indigne créature, Henriette, fit-il.

Et comme, épouvantée, elle éclatait en sanglots:

– Oh! assez de grimaces, reprit le comte. Ce tantôt, à quatre heures précises, je viendrai vous prendre… Si je vous trouve habillée et prête à m'accompagner chez miss Brandon… très bien! Dans le cas contraire, M. Champcey aura mis les pieds ici pour la dernière fois, et jamais, vous m'entendez bien, jamais vous ne serez sa femme… Maintenant, je vous laisse ensemble; réfléchissez…

Et il sortit, fermant sur lui la porte si violemment que l'hôtel entier en trembla.

– Ceci est la fin de tout!..

Telle est l'affreuse certitude qui écrasa Daniel et Mlle Henriette.

L'échéance fatale ne pouvait plus être retardée… Quelques heures encore, et le malheur serait accompli.

Ce fut Daniel qui le premier réussit à secouer cette lourde torpeur du désespoir, et prenant la main de Mlle Henriette:

– Vous avez entendu votre père, demanda-t-il; qu'allez-vous faire?..

– Ce que j'ai dit, si cruellement qu'il m'en coûte…

– Si vous vouliez, cependant…

– Céder! s'écria la jeune fille.

Et considérant Daniel d'un air de douloureuse surprise:

– Oseriez-vous vraiment me le conseiller, vous qui à la seule vue de miss Brandon avez perdu votre sang-froid jusqu'au point de l'accabler de duretés…

– Henriette, je vous jure…

– Jusqu'à ce point que mon père vous l'a reproché, vous accusant d'avoir obéi à mes ordres… Ah! vous avez été bien imprudent, Daniel!..

Le malheureux se tordait les mains de rage.

Quel châtiment pour un mouvement de délire!.. Déjà, en ne dévoilant pas l'ignoble comédie de sir Tom et de mistress Brian pendant que Sarah courait Paris, il avait comme accepté une part de complicité.

Et voici qu'à cette heure, par l'impossibilité où il était de laisser seulement entrevoir la vérité, il se trouvait dans une situation intolérable.

Il se tut et Mlle de la Ville-Handry triompha de son silence:

– Vous voyez bien, s'écria-t-elle, que si votre cœur me condamne, votre raison, votre conscience m'approuvent!

Il ne répliqua pas, mais, se levant brusquement, il se mit à marcher autour du salon, comme la bête fauve tourne, cherchant une issue autour de la loge où on l'a enfermée… Il se sentait pris, lui aussi, cerné de toutes parts, et il ne pouvait rien, non, rien au monde.

– Ah! il faut nous rendre, s'écria-t-il éperdu de douleur, il le faut; nous luttons avec des armes trop inégales… Rendons-nous, c'est la raison qui nous le crie… Nous avons assez fait, nous avons rempli notre devoir…

Tout vibrant de passion, il parla longtemps ainsi, accumulant les arguments les plus décisifs, son amour lui prêtant de ces accents qui bouleversent…

Et à la fin, il lui parut que la résolution de Mlle Henriette était ébranlée, qu'elle hésitait.

C'était vrai, mais elle se roidit contre l'attendrissement qui la gagnait, et d'une voix étouffée:

– Sans doute, vous ne me jugez pas assez malheureuse, Daniel, murmura-t-elle.

Et arrêtant sur lui un long regard:

– Cessez, ajouta-t-elle, ou je finirai par croire que c'est le temps qui vous épouvante, et que vous doutez de moi… ou de vous-même.

Lui rougit un peu de se voir presque deviné, mais tout à ses sinistres pressentiments:

– Non, je ne doute pas, insista-t-il, mais je ne puis me résigner à cette idée que vous habiterez sous le même toit que Sarah Brandon, entre Thomas Elgin et mistress Brian. Puisque cette aventurière maudite l'emporte, fuyez… J'ai en Anjou une parente âgée, respectable, qui serait fière de vous donner l'hospitalité…

Du geste, Mlle Henriette l'arrêta.

– Autrement dit, fit-elle, moi qui joue mon bonheur pour éviter une souillure au nom de la Ville-Handry, je lui en infligerais une bien autrement ineffaçable… C'est impossible.

– Henriette!

– Assez. Je suis à un poste d'honneur que je ne déserterai pas… Plus miss Brandon est redoutable, plus il est de mon devoir de rester ici pour veiller sur mon père…

Daniel frémit.

Ce que lui avait dit M. de Brévan des moyens qu'employait miss Sarah pour se débarrasser des gens qui la gênaient, lui revenait à l'esprit.

L'instinct de Mlle Henriette lui faisait-il donc pressentir un crime?..

Non, pas un tel crime, du moins.

– Vous comprendrez mieux ma détermination, Daniel, poursuivit-elle, quand je vous aurai dit l'étrange découverte que je dois au hasard… Ce matin même, un vieux monsieur s'est présenté, disant qu'il était homme d'affaires et avait avec le comte de la Ville-Handry un rendez-vous de la plus haute importance.

Les domestiques lui ayant répondu que leur maître était sorti, il se fâcha et se mit à parler si fort que je vins voir…

M'apercevant et apprenant que j'étais Mlle de la Ville-Handry, il se radoucit à l'instant, et venant à moi de l'air le plus humble, il me pria de vouloir bien prendre, pour le remettre à mon père, un projet d'acte qu'il avait été chargé de rédiger en secret et qu'il apportait.

J'acceptai la commission, et tout en montant l'escalier pour déposer ce projet d'acte sur le bureau du comte, je l'ouvris… Savez-vous ce que j'y ai lu?.. Les statuts d'une société industrielle dont mon père serait le directeur…

– Mon Dieu!.. est-ce possible!..

– C'est sûr, malheureusement… J'ai bien lu, en tête: «Comte de la Ville-Handry, directeur-gérant.» Et après le nom se trouvaient énumérés tous les titres de mon père, les distinctions dont il a été l'objet, les ordres français ou étrangers dont il a été décoré!..

Daniel n'était que trop convaincu.

– Nous savions qu'on en voulait à la fortune de votre père, dit-il, ceci nous le prouve… Mais que pourrez-vous, Henriette, contre les savantes manœuvres de ces gens-là…

Elle baissa la tête, et d'une voix résignée:

– J'ai ouï dire, répondit-elle, que souvent, pour intimider et éloigner les plus hardis malfaiteurs, la présence d'un enfant inoffensif a suffi… S'il plaît à Dieu, je serai cet enfant.

Daniel essayait d'insister encore, elle lui coupa la parole.

– Vous oubliez, mon ami, reprit-elle, que c'est peut-être, d'ici des années, la dernière fois que nous nous trouvons ensemble… Occupons-nous de l'avenir. Je me suis assurée la discrétion d'une de mes femmes de chambre et c'est à elle que vous adresserez les lettres que vous m'écrirez… Elle s'appelle Clarisse Pontois… Si quelque circonstance grave, imprévue, survenait, s'il me fallait absolument vous parler, Clarisse vous porterait la clef de la petite porte du jardin, et vous viendriez le soir…

Ils avaient les yeux pleins de larmes, et leur cœur se serrait à mesure qu'avançaient les aiguilles de la pendule… Ils allaient être séparés… Se retrouveraient-ils, tels qu'ils se quittaient!..

Quatre heures sonnèrent. M. de la Ville-Handry parut.

Mortellement atteint par ce qu'il appelait l'outrage de sa fille, il avait dû stimuler le zèle de son valet de chambre, lequel s'était surpassé, pour la frisure et surtout pour le teint.

– Eh bien! Henriette? demanda-t-il.

– Ma résolution n'a pas changé, mon père…

Le comte devait s'attendre à cette réponse, car il parvint à maîtriser sa colère.

– Une dernière fois, Henriette, fit-il, réfléchis… Ne te décide pas ainsi, sur d'odieuses calomnies…

Il tira de sa poche une photographie, la regarda avec amour, et la tendant à sa fille:

– Voici le portrait de miss Sarah, ajouta-t-il, examine, et dis-moi si elle peut avoir une âme vile, celle à qui Dieu a donné cet adorable visage, ces yeux sublimes.

Durant plus d'une minute, Mlle Henriette considéra le portrait; puis le rendant à son père:

– Cette femme, dit-elle froidement, est belle à étonner l'imagination… Maintenant je m'explique cette compagnie industrielle dont vous allez être le directeur…

M. de la Ville-Handry blêmit sous son «maquillage,» et d'une voix terrible:

– Malheureuse! cria-t-il, malheureuse! qui ose insulter un ange!..

Ivre de rage, il avait levé la main sur sa fille, il allait frapper, quand Daniel lui saisit le poignet entre ses doigts de fer, et menaçant comme s'il eût été près de frapper lui-même:

– Ah! prenez garde, monsieur, fit-il, prenez garde!..

Le comte l'enveloppa d'un regard chargé de haine, mais se contenant, il se dégagea et montrant la porte du geste:

– Je vous commande de sortir de chez moi, monsieur Champcey, prononça-t-il, et je vous défends de vous y représenter jamais. Mes domestiques vont être prévenus que le premier qui vous laisserait franchir le seuil de mon hôtel serait chassé… Sortez, monsieur!..

XI

Vingt-quatre heures après être sorti de l'hôtel de la Ville-Handry, blême et se tenant aux murs, Daniel n'était pas bien remis de l'étourdissement de ce dernier désastre.

Il s'était fait un ennemi mortel de l'homme qu'il avait le plus d'intérêt à ménager au monde, et cet homme qui, sous la pression d'une influence étrangère, ne l'eût congédié qu'à regret, l'avait de son propre mouvement chassé.

Comment cela était arrivé, c'est à peine s'il parvenait à s'en rendre compte… Aussi bien, repassant toute sa conduite depuis quelques jours, il la trouvait pitoyable, absurde… Sans compter que tous les événements s'étaient tournés contre lui.

Et il accusait la fatalité, l'aveugle déesse à qui s'en prennent ceux qui n'ont pas le courage de s'en prendre à eux-mêmes.

C'est en cette disposition d'esprit que vint le surprendre une lettre de Mlle Henriette. Ainsi, c'était elle qui le devançait, et, sûre de son désespoir, elle avait cette délicatesse toute féminine de lui écrire presque gaiement:

«Aussitôt après votre départ, mon cher Daniel, disait-elle, mon père m'a commandé de monter dans mon appartement et il a décrété que j'y resterais tant que je ne serais pas devenue raisonnable… Je sens que j'y resterai longtemps…»

Et elle terminait ainsi:

«Ce qu'il nous faut, ô mon unique ami, c'est du courage… En aurez-vous autant que votre Henriette?..»

– Oh! oui, j'en aurai, s'écria Daniel, ému jusqu'aux larmes, j'en aurai!..

Et il s'était juré de se jeter si furieusement dans le travail qu'il y trouverait, non pas l'oubli, mais le calme…

Ce n'était pas de jurer qui était difficile… Tels efforts qu'il fit, il ne pouvait fixer sa pensée à rien d'étranger à son malheur actuel… Les études qui l'avaient le plus charmé jadis ne lui inspiraient que dégoût… L'équilibre de sa vie était si entièrement rompu qu'il ne parvenait pas à le ressaisir…

L'existence qu'il menait était d'ailleurs celle d'un homme désemparé.

Sitôt levé, il courait prendre M. de Brévan et le gardait tant qu'il pouvait. Resté seul, il errait au hasard, le long des boulevards ou des Champs-Elysées. Il dînait de bonne heure, se hâtait de rentrer, et revêtant un vieux caban de grosse étoffe, qu'il portait à bord, autrefois, quand il était de quart, il allait rôder autour de l'hôtel de la Ville-Handry.

Là, derrière cette lourde porte sculptée, ouverte aux plus indifférents, fermée pour lui, était la femme qu'il aimait plus que la vie… S'il eût fait sonner fortement le talon de ses bottes contre les dalles du trottoir, elle eût entendu le bruit de ses pas; il entendait, lui, les accords de son piano, et cependant la volonté d'un homme creusait entre eux un abîme.

Ce qui le tuait, c'était l'inaction. Il lui paraissait atroce, humiliant, intolérable, d'en être réduit à tout attendre, bonheur ou malheur, de la destinée, passivement, sans tenter un effort, tel qu'un homme qui désirant passionnément la fortune, se contenterait de prendre un numéro à la loterie, et les bras croisés, attendrait le tirage.

Il y avait six jours déjà que durait le supplice dont il n'entrevoyait pas la fin, quand un matin, au moment où il se disposait à sortir, on sonna chez lui.

Il alla ouvrir.

C'était une femme qui, sans mot dire, entra vivement, et non moins vivement referma la porte sur elle…

Encore qu'elle fût affublée d'un grand manteau qui dissimulait sa taille, et qu'elle eût sur le visage un voile fort épais, Daniel la reconnut…

– Miss Brandon!.. s'écria-t-il.

Déjà elle avait relevé son voile.

– Oui, moi, répondit-elle, au risque d'une calomnie nouvelle à ajouter à toutes celles dont on a tenté de me flétrir, monsieur Daniel.

Stupéfié d'une démarche qui lui semblait le comble de l'impudence, il restait là, debout dans l'antichambre, ne songeant point à offrir à miss Sarah de passer dans la pièce voisine, son cabinet de travail…

Elle y passa bravement, toute seule, et quand il l'y eût suivie:

– Je suis venue, monsieur, commença-t-elle, vous demander ce que vous avez fait de cette parole que vous m'aviez donnée chez moi, l'autre soir…

Elle attendit un moment, et comme il ne répondait pas:

– Allons, fit-elle, je vois que vous êtes comme tous les hommes… Engagent-ils leur parole à un autre homme, leur égal en force, ils mettent leur honneur à la tenir… Est-ce à une femme, au contraire, ils la trahissent et s'en font gloire!..

Le mouvement de colère de Daniel, elle ne voulut pas le voir, et plus froidement:

– Moi, j'ai plus de mémoire que vous, monsieur, et je vais vous le prouver… Ce qui s'est passé chez M. de la Ville-Handry, je le sais, il me l'a dit… Vous vous êtes laissé emporter jusqu'à le menacer, jusqu'à lever la main sur lui…

– Il allait frapper sa fille, j'ai arrêté son bras…

– Non, monsieur, non, mon cher comte est incapable de telles violences, et cependant sa fille venait de lui reprocher de s'être laissé entraîner par moi à fonder une compagnie industrielle.

Daniel garda le silence.

– Et vous, poursuivit miss Sarah, vous avez laissé Mlle Henriette dire cette chose offensante et absurde… Moi, pousser le comte à une entreprise où il pourrait perdre de l'argent!.. Pourquoi?.. Quel intérêt y aurais-je?..

Sa voix se troublait, ses beaux yeux se voilaient.

– L'intérêt, poursuivit-elle, l'argent!.. Le monde ne croit plus qu'à ce mobile… De l'argent!.. eh! j'en ai… Si j'épouse le comte, vous savez mes raisons, vous… Et vous savez aussi qu'il n'a tenu, qu'il ne tient peut-être encore qu'à un homme de me faire rompre ce mariage, aujourd'hui même, à l'instant…

Elle l'enveloppait, en disant cela, de regards qui eussent fait tressaillir une statue sur son socle de marbre… Mais lui, le cœur gros de haine, demeura de glace, heureux de cette revanche qui s'offrait.

– Je croirai à tout ce que vous voudrez, miss, fit-il d'un ton railleur, si vous daignez répondre à une seule question.

– Interrogez, monsieur…

– L'autre nuit, quand je vous ai quittée, où êtes-vous allée, en voiture?..

Il s'attendait à la voir se troubler, pâlir, balbutier… point.

– Quoi! vous savez cela, s'écria-t-elle d'un accent de candeur admirable… Ah! je commettais une imprudence aussi grave, presque, que celle d'aujourd'hui… Qu'un sot me voie sortir de chez vous…

– Pardon!.. ce n'est pas répondre cela, miss… Où alliez-vous?..

Et comme elle se taisait, surprise par la fermeté de Daniel:

– Vous l'avouez donc, fit-il avec un rire moqueur, vous croire serait folie… Brisons là, et priez Dieu que j'oublie tout le mal que vous me faites…

Des larmes de douleur ou de rage jaillirent des yeux si beaux de miss Sarah, elle joignit les mains, et d'une voix suppliante:

– Je vous en conjure, insista-t-elle, monsieur Daniel, accordez-moi seulement cinq minutes, il faut que je vous parle; si vous saviez…

Il ne pouvait la pousser dehors; il la salua profondément, et se retira dans sa chambre, dont il poussa la porte sur lui.

Mais il appliqua tout aussitôt son œil à la serrure, et il put voir miss Sarah, les traits convulsés par la rage, le menacer du poing et se retirer précipitamment.

– Elle voulait me tendre un piége! pensa Daniel.

Et l'idée qu'il l'avait évité lui fit oublier son chagrin, une partie de la journée…

Mais, le lendemain, comme il rentrait chez lui, on lui remit un énorme pli qu'un planton du ministère de la marine avait apporté pour lui. Deux lettres s'y trouvaient.

La première lui annonçait qu'il était promu au grade de lieutenant de vaisseau…

L'autre lui enjoignait de se trouver sous quatre jours à Rochefort, pour y prendre le service de son grade, à bord de la frégate la Conquête, qui attendait sur rade l'ordre de transporter en Cochinchine deux bataillons d'infanterie de marine.

Le grade auquel il était enfin promu, il y avait des années que Daniel le désirait de toutes les forces de sa jeune ambition.

Il était, ce grade, comme le but suprême de tous ses rêves, aux jours de son adolescence, quand il apprenait au Borda les fatigues et les périls de son rude métier. Que de fois, appuyé aux bastingages du vieux navire, voyant passer les embarcations qui conduisaient leurs officiers à terre, il s'était dit:

– Quand je serai lieutenant de vaisseau!

Eh bien!.. il l'était… Ces épaulettes tant souhaitées, il ne tenait qu'à lui de les passer aux «attentes» de son uniforme…

Mais, hélas! ses désirs réalisés ne lui donnaient que dégoûts et amertumes, pareils à ces fruits d'or que le lointain balance à des arbres magiques, et qui se décomposent sous la main qui les atteint.

C'est qu'en même temps que son avis de promotion, lui arrivait, menaçant et fatal, cet ordre d'embarquement.

Comment lui arrivait-il, à lui, qui avait au ministère un poste où il rendait des services réels, pendant que tant d'autres de ses camarades écœurés de l'oisiveté des ports, guettaient avec une impatience fébrile l'occasion de reprendre la mer!..

– Ah! s'écria-t-il, le cœur gonflé de rage, je reconnais, comment ne reconnaîtrais-je pas à cette infernale traîtrise la main de miss Brandon!..

Déjà, en lui faisant fermer les portes de l'hôtel de la Ville-Handry, elle l'avait séparé de Mlle Henriette, et il leur était interdit de se parler, de se voir…

Et cela ne lui suffisait pas, à cette aventurière maudite, elle voulait entre eux plus qu'un obstacle moral et de pure convention, plus que des défenses qu'on peut enfreindre et éluder, elle voulait des barrières infranchissables, l'Océan et des milliers de lieues.

– Oh! non, s'écria-t-il, mille fois non… Je briserai ma carrière plutôt… je donnerai plutôt ma démission…

Et toutes ses réflexions de la soirée ne firent que l'affermir dans cette résolution.

C'est pourquoi, dès le lendemain, en se levant, il endossa son uniforme, décidé à s'adresser d'abord à celui de ses chefs que l'affaire regardait, déterminé à aller jusqu'au ministre s'il le fallait.

Cet uniforme, il ne l'avait pas mis, depuis une grande fête à l'hôtel de Champdoce, où il avait dansé une partie de la nuit avec Mlle Henriette… Il y avait plus d'un an de cela, c'était quelques semaines avant la mort de la comtesse de la Ville-Handry.

Comparant à son désespoir actuel ses radieuses illusions de ce temps déjà loin, l'attendrissement le gagnait, et il avait les yeux brillants de larmes mal essuyées lorsqu'il arriva au ministère de la marine, vers dix heures du matin.

Le chef de service qu'il venait voir était un vieux capitaine de vaisseau, homme excellent, qui à force de s'exercer à paraître bourru, dur et raide, l'était devenu…

Voyant entrer Daniel dans son cabinet, il pensa qu'il venait à l'occasion de sa nomination, et arborant pour lui un large sourire:

– Eh bien!.. lieutenant Champcey, cria-t-il de sa meilleure voix, nous sommes contents!..

Et s'apercevant que Daniel ne portait pas les insignes de son nouveau grade:

– Ah ça! vous êtes lieutenant, fit-il, ne le savez-vous pas encore?

– Pardonnez-moi, mon commandant.

– Pourquoi diable vos épaulettes retardent-elles, alors?

Et il fronçait le sourcil terriblement, estimant que ce peu d'empressement n'annonçait rien de bon.

De son mieux, c'est-à-dire assez mal, Daniel s'excusa, puis abordant nettement l'objet de sa visite:

– J'ai reçu, commença-t-il, un ordre d'embarquement.

– Je sais… sur la Conquête, en rade de Rochefort, pour la Cochinchine.

– Je dois être à mon poste sous quatre jours…

– Et vous trouvez le délai un peu bref?.. C'est vrai… Mais impossible de vous accorder dix minutes de plus.

– Ce n'est point un délai que je sollicite, mon commandant, mais bien la… faveur de garder la position que j'occupe ici…

Le vieil officier tressauta sur son fauteuil.

– Vous voudriez ne pas embarquer, s'écria-t-il, au lendemain d'un avancement au choix!.. Ah! ça, devenez-vous fou?

Tristement, Daniel hochait la tête.

– Croyez, mon commandant, répondit-il, que j'obéis aux motifs les plus impérieux…

Renversé sur son fauteuil, les yeux au plafond, le commandant parut les chercher ces motifs; puis tout à coup et coup sur coup:

– C'est votre famille qui vous retient? interrogea-t-il.

– Je n'ai plus de famille.

– Mais vous êtes sur le point de vous marier?

– Hélas!.. non.

– Votre fortune est compromise, peut-être?

– Non, mon commandant.

– Alors que diable me chantez-vous, s'écria le vieil officier, avec vos graves raisons?

Et de son ton le plus bourru, qui ne l'était pas médiocrement:

– C'est-à-dire, poursuivit-il, que vous trouvez l'existence plus douce ici qu'à bord! Je conçois cela!.. On arrive au ministère à onze heures, dans un bureau bien chauffé s'il fait froid, s'il y a de la besogne, on en prend à son aise, et à cinq heures on est libre… Le soir, on a la flânerie sur le boulevard, le café, les amis et le théâtre… Ce qui est beaucoup plus gai que le pont d'un bateau par un gros temps… Enfin, pour comble, nous cachons quelque part une charmante amie, qui nous aime bien, et qui, dame! à la seule idée de notre départ, pleure comme une Madeleine…

– Mon commandant…

– Taisez-vous!.. C'est votre histoire à vous tous, messieurs les jeunes officiers, dès que vous êtes restés à Paris six mois, on ne peut plus vous en tirer… Sacrebleu! quand on aime tant à vivre en bourgeois on change de métier… En attendant, vous êtes marin, vous avez ordre d'embarquement, embarquez… Il ne vous reste plus que trois jours pour les préparatifs et les adieux…

C'était un congé, mais le parti de Daniel était pris.

– Pardonnez mon insistance, mon commandant, reprit-il, si véritablement je ne puis être remplacé par un de mes camarades, je vais être forcé de donner ma démission…

Le vieux marin bondit sur ce mot, et roulant des yeux terribles:

– Je disais bien que vous étiez fou!.. s'écria-t-il.

Très-résolu, Daniel était néanmoins trop troublé pour n'être pas maladroit.

– Il s'agit de ma vie même, mon commandant… insista-t-il. Et si vous connaissiez mes raisons… si je pouvais vous les dire…