Kitabı oku: «La clique dorée», sayfa 11
– Des raisons qu'on ne peut pas dire sont certainement mauvaises, monsieur… Je maintiens ce que je vous ai dit…
– Alors, moi, mon commandant, je me vois forcé, à mon mortel regret, de maintenir l'offre de ma démission…
De plus en plus, le front du vieil officier se plissait.
– Votre démission, gronda-t-il, votre démission… vous en parlez bien lestement… Reste à savoir, cependant, si on l'acceptera. La Conquête ne sort pas pour tirer quelques bordées au large… Elle part pour une campagne sérieuse et qui durera longtemps… Nous avons eu des démêlés fâcheux, là-bas; nous y portons du renfort… il faudra peut-être en découdre… Vous êtes encore en France, mais vous êtes commandé pour marcher à l'ennemi… Il n'y a pas de démissions en face de l'ennemi, lieutenant Champcey.
Daniel était devenu fort pâle.
– Vous êtes… dur, mon commandant, fit-il.
– Je n'ai, sacrebleu! pas l'intention d'être doux, et si cela peut vous faire changer d'avis…
– Je n'en puis changer, malheureusement!..
Brusquement, le vieux marin se leva et après trois ou quatre tours dans son cabinet pendant lesquels sa colère s'exhala en jurons de toutes sortes, revenant à Daniel:
– S'il en est ainsi, lieutenant, prononça-t-il du ton le plus sec, le cas est trop grave pour que je ne le soumette pas à M. le ministre… Quelle heure est-il?.. Onze heures. Revenez à midi et demi, j'aurai vu Son Excellence…
Bien sûr que son chef ne parlerait point en sa faveur, Daniel se retirait, hâtant le pas, à travers le dédale des corridors, quand une voix joyeuse l'appela:
– Champcey!..
Il se retourna et se trouva en face de deux camarades de promotion, de ceux avec qui il avait été le plus lié au Borda.
– Te voici donc notre supérieur! lui dirent-ils gaiement.
Et de l'accent le plus sincère, ils se mirent à le féliciter, ravis, affirmaient-ils, de voir le choix tomber sur un garçon tel que lui, ainsi que tout le monde le reconnaissait, d'un mérite indiscutable, et qui faisait honneur au métier.
Un ennemi de Daniel ne l'eût pas mis si cruellement au supplice que ces deux excellents camarades. Il n'était pas une de leurs félicitations qui n'eût la portée d'une sanglante ironie; tous les mots portaient.
– Avoue d'ailleurs, poursuivaient-ils, que tu as de la chance comme pas un… Tu es lieutenant d'hier, tu embarques demain. Tu seras capitaine de frégate quand nous nous reverrons…
– Je ne partirai pas, interrompit Daniel d'un ton farouche, je donne, j'ai donné ma démission!..
Et plantant là ses deux amis stupéfaits, il s'éloigna presque courant.
En vérité, il n'avait pas prévu toutes ces difficultés, et, la colère l'aveuglant, il accusait le commandant d'injustice et de tyrannie…
– Il faut que je reste à Paris, disait-il, et je resterai!
Et, loin de le calmer, la réflexion l'exaltait… Sorti de chez lui avec l'intention de n'offrir sa démission qu'à la dernière extrémité, il était résolu désormais à la maintenir obstinément, alors même qu'on lui donnerait pleine satisfaction… N'avait-il pas de quoi vivre, et ne trouverait-il pas toujours une occupation honorable?.. Cela vaudrait un peu mieux que persister dans une carrière où jamais on ne s'appartient, où éternellement on vit sous le coup d'un ordre soudain vous enjoignant de partir sur l'heure pour n'importe quel point du globe.
Voilà ce qu'il se disait, tout en déjeunant dans une taverne de la rue de la Madeleine, et lorsqu'il revint au ministère, un peu après-midi, il se considérait comme n'appartenant plus à la marine, et se souciant infiniment peu, croyait-il, de la décision du ministre.
C'était alors l'heure des audiences, l'heure où chacun vient suivre aux différentes divisions les affaires qui l'intéressent, et la salle d'attente était pleine d'officiers de tous les grades, quelques-uns en uniforme, beaucoup en bourgeois.
La conversation devait être assez animée, car du corridor Daniel en entendit les éclats.
Il entra… Le silence se fit, subit, profond, glacial.
Evidemment, on parlait de lui.
En eût-il douté, que les physionomies réservées, les sourires contraints, les regards dont on l'examinait à la dérobée eussent levé ses doutes.
– Qu'est-ce que cela veut dire, pensa-t-il inquiet.
Cependant un jeune homme en bourgeois, qu'il ne connaissait pas, venait d'interpeller, d'un côté de la salle à l'autre, un vieil officier à l'uniforme délabré, aux épaulettes noircies, un vrai loup de mer, maigre, tanné, ridé, au teint jaune, et dont les yeux gardaient encore les traces d'une violente ophthalmie.
– Pourquoi vous arrêtez-vous, lieutenant? dit-il, vous nous intéressiez, je vous l'assure, prodigieusement.
Le lieutenant parut hésiter, puis, comme s'il eût pris son parti d'une chose désagréable, mais indépendante de sa volonté:
– Donc, reprit-il, nous arrivons là-bas, persuadés que nous avions pris toutes les précautions imaginables, et que nous n'avions, autant dire, rien à craindre… Belles précautions, ma foi!.. Au bout de huit jours, la moitié de l'équipage était sur le flanc, et de tout l'état-major il n'y avait plus que le petit Bertaud et moi, en état de monter sur le pont… Encore moi, j'avais les yeux dans un état!.. Vous voyez ce qu'il m'en reste… C'est le commandant qui est mort le premier… le soir même, cinq matelots le suivaient, et sept le lendemain… le surlendemain, c'étaient le premier lieutenant et deux officiers d'administration… Jamais on n'a rien vu de pareil…
Daniel s'était penché vers son voisin.
– Qui donc est cet officier? demanda-t-il.
– Le lieutenant Dutac, de la Valeureuse, qui revient de Cochinchine.
Le jour, un jour sinistre, se fit dans l'esprit de Daniel.
– Quand est rentrée la Valeureuse? interrogea-t-il.
– Il y a six jours, à Brest.
L'autre cependant poursuivait.
– Et voilà comment nous avons laissé là-bas un bon tiers de notre effectif… Quelle campagne! Pour ce qui est de mon opinion, la voilà: Fichu pays, climat déplorable, habitants bons à pendre.
– Décidément, insista le jeune homme en bourgeois, il ne fait pas bon en Cochinchine!
– Ah! mais non…
– De sorte que, si on vous y renvoyait?..
– J'y retournerais, naturellement. Il faut bien que quelqu'un aille y conduire des renforts, mais j'aime autant que ce soit un autre que moi…
Il haussa les épaules, et philosophiquement:
– Et encore, ajouta-t-il, puisque le métier veut qu'on soit mangé par les poissons, que ce soit ici ou là, je n'y vois pas grande différence…
N'était-ce pas là, pour Daniel, sous une forme triviale, mais terrible, la paraphrase de ce que lui avait dit son chef: Il n'y a pas de démission en face de l'ennemi.
Il était clair que tous les officiers rassemblés là doutaient de son courage et le disaient lorsqu'il était entré… Il était manifeste qu'on attribuait sa démission à la peur…
A cette pensée qu'on pouvait le prendre pour un lâche, Daniel frémit. Que faire pour prouver qu'il n'était pas un lâche?.. Provoquer tous les officiers rassemblés là, se battre en duel une fois, deux fois, dix fois?.. Cela prouverait-il qu'il n'avait pas reculé devant les périls inconnus d'une contrée toute nouvelle, d'un débarquement armé et d'un climat dévorant?.. Non, sous peine de garder toute sa vie une flétrissure, il fallait partir, oui, partir, puisque là-bas était le danger dont il avait peur, croyait-on.
Il s'avança donc vers le vieux lieutenant, et d'une voix forte, pour que tout le monde l'entendit bien:
– Mon cher camarade, prononça-t-il, désigné pour aller d'où vous venez, j'offrais ma démission… Mais après ce que vous venez de dire et que j'ignorais… je pars.
Il y eut comme un murmure approbateur, une voix dit: « – Ah! j'en étais bien sûr,» et ce fut tout. C'en était assez pour prouver à Daniel qu'il avait pris le seul parti possible, que son honneur avait failli être compromis et qu'il le sauvait.
Mais n'importe! si simple que fût cette scène, elle était encore bien extraordinaire de la part de gens aussi réservés que le sont d'habitude les marins. Et, d'ailleurs, n'arrive-t-il pas tous les jours qu'un officier désigné pour un service demande et obtient d'être remplacé sans qu'on y trouve à redire?
Au fond de tout cela, Daniel discernait quelque diabolique perfidie. Si l'ordre d'embarquement avait été obtenu par miss Brandon, n'avait-elle pas dû prendre ses mesures pour qu'il fût impossible de s'y soustraire… Tous les gens qui se trouvaient là en bourgeois étaient-ils bien des marins?.. Le jeune homme qui avait prié le lieutenant Dutac de poursuivre avait disparu…
Daniel allait de l'un à l'autre, demandant en vain qui était ce garçon à langue si bien pendue, lorsqu'on vint le prévenir que son chef l'attendait dans son cabinet.
Il y courut, et dès le seuil:
– Je me rends à vos conseils, mon commandant, déclara-t-il, sous trois jours je serai à bord de la Conquête.
Le visage sévère du vieux capitaine de vaisseau se dérida.
– A la bonne heure! approuva-t-il, et c'est sagesse de votre part, car votre affaire me paraissait prendre une mauvaise tournure… M. le ministre est fort irrité contre vous…
– M. le ministre!.. pourquoi?
– Primo, il vous avait confié un travail urgent…
– C'est vrai, balbutia Daniel, en baissant le nez, mais j'ai été si souffrant…
Le fait est que ce malheureux travail, il l'avait absolument oublié.
– Secondo, poursuivit le vieil officier, il se demande si vous êtes bien sain d'esprit, et je le comprends depuis qu'il m'a dit que cet embarquement, c'est vous-même qui l'avez sollicité dans les termes les plus pressants…
Daniel était comme hébété…
– Son Excellence se trompe, balbutia-t-il.
– Ah!.. permettez, M. Champcey, j'ai vu votre lettre…
Mais déjà, telle qu'un éclair, une inspiration soudaine illuminait l'esprit de Daniel.
– Oh! si je pouvais la voir!.. s'écria-t-il. Mon commandant, je vous en prie, montrez-moi cette lettre…
Pour le coup, le vieil officier eût juré que Daniel n'avait pas son bon sens.
– Je ne l'ai pas, répondit-il, mais elle est à votre dossier, au bureau du personnel.
La minute d'après, Daniel était au bureau indiqué, et non sans peines, sous certaines conditions, il obtenait la communication de son dossier.
Il l'ouvrit d'une main fiévreuse, et la première pièce qui frappa ses yeux, ce fut une lettre datée de l'avant-veille, où lui, Daniel Champcey, il suppliait le ministre de lui accorder la «faveur» de faire partie de l'expédition de la frégate la Conquête.
Cette lettre, Daniel ne l'avait pas écrite, il n'en était que trop sûr…
Mais c'était si bien son écriture trait pour trait, c'était si exactement sa signature, qu'il eut comme un éblouissement, doutant presque, l'espace d'une seconde, de lui, de ses yeux, de sa raison…
Si merveilleuse était la contrefaçon et si parfaite, que s'il se fût agi d'un fait d'une importance médiocre, remontant seulement à une quinzaine de jours, il eût douté de sa mémoire plutôt que de cette preuve matérielle…
Aussi, épouvanté de ce hardi chef-d'œuvre de faussaire:
– C'est à n'y pas croire!.. murmura-t-il.
Ce qu'il voyait de certain, de positif, c'est que cette lettre ne pouvait avoir été inspirée que par miss Brandon… Un de ses complices habituels, l'honorable sir Thomas Elgin, sans doute, l'avait écrite…
Ah! maintenant Daniel s'expliquait l'impudente assurance de miss Sarah, son insistance à lui offrir les lettres du pauvre caissier Malgat et à lui répéter: «Allez les montrer à ceux qui ont vécu des années près de ce malheureux, et ils vous diront si elles sont bien de lui…»
Certes, il n'eût trouvé personne pour dire le contraire, si l'écriture de Malgat avait été imitée avec une aussi désolante perfection que la sienne.
Cependant il y avait peut-être un parti à tirer de cet étrange événement, mais lequel?
Devait-il parler de sa découverte?
A quoi bon!..
Le croirait-on, lorsqu'il dénoncerait ce faux, véritablement inouï de hardiesse et de perfidie?.. Consentirait-on à commencer une enquête, et si on la commençait, à quoi aboutirait-elle?.. Où trouver un expert pour croire, pour affirmer que cette lettre n'avait pas été écrite par lui, alors que lui-même, si on lui eût présenté chaque ligne séparément, il eût cru reconnaître son écriture…
N'était-il pas infiniment probable, au contraire, qu'après ses démarches de la journée on ne verrait dans toutes ses allégations qu'une fable grossière et ridicule, imaginée après coup pour essayer de se soustraire à une expédition qui, après l'avoir séduit d'abord, l'avait effrayé quand il en avait connu les dangers…
Donc, mieux valait mille fois se taire, se résigner et remettre à plus tard sa vengeance, quelque vengeance terrible comme la perfidie et qu'il aurait eu le temps de mûrir.
Mais il ne voulait pas que cette fausse lettre, qui pouvait peut-être devenir un témoignage accablant, restât dans son dossier, d'où miss Sarah, pensait-il, trouverait sans doute moyen de la faire enlever.
Il demanda donc la permission d'en prendre une copie, l'obtint, se mit à la besogne, et réussit, assez adroitement pour n'être vu de personne, à substituer sa copie à l'original.
Cela fait, n'ayant plus une minute à perdre, il quitta le ministère, et, sautant dans une voiture, se fit conduire chez M. de Brévan…
XII
Comme toutes les natures énergiques, Daniel, maintenant qu'il avait pris une résolution irrévocable, se sentait soulagé d'un poids énorme… Il eût même joui de la plénitude de son sang-froid sans la haine effroyable qui s'amassait en son cœur, et qui troublait son intelligence, dès qu'il pensait seulement à miss Sarah.
Par un hasard providentiel, M. de Brévan n'était pas sorti, ou plutôt, étant sorti pour déjeuner avec quelques amis au café Anglais, il venait de rentrer.
En dix phrases, Daniel l'eut mis au courant de la situation, lui montrant le chef-d'œuvre de faussaire dont il attribuait l'idée à miss Brandon et l'exécution à sir Tom.
Puis, sans s'arrêter aux exclamations de M. de Brévan, qui paraissait anéanti de stupeur, et plus indigné que lui-même:
– Maintenant, mon cher Maxime, reprit-il, écoutez-moi… C'est peut-être mes dernières volontés que vous allez entendre…
Et l'autre se récriant:
– Je sais ce que je dis, insista-t-il… J'espère bien ne pas laisser mes os là-bas; mais le climat est meurtrier, et on peut rencontrer une balle… Mieux vaut toujours prendre ses précautions…
Il se recueillit une minute, et plus lentement:
– Vous seul au monde, Maxime, savez mes affaires, je n'ai plus de secret pour vous… J'ai des amis de date bien plus ancienne que vous, aucun en qui j'aie plus confiance qu'en vous… Mes vieux amis, d'ailleurs, sont des marins comme moi, comme moi exposés à être du jour au lendemain envoyés Dieu sait où… Or, il me faut un homme sûr, dévoué, expérimenté, ayant la prudence et la bravoure, et certain de ne pas quitter Paris… Voulez-vous être cet homme, Maxime?
M. de Brévan, qui était resté allongé sur un fauteuil, se dressa, et une main sur le cœur:
– Entre nous, Daniel, prononça-t-il, les serments sont inutiles, n'est-ce pas? Je vous dirai donc simplement: vous pouvez compter sur moi!
– Et j'y compte, s'écria Daniel, oui, aveuglément et absolument, et je vais vous en donner une preuve éclatante.
Pour ce qu'il avait à dire, il parut chercher une forme ou plus brève ou plus saisissante, puis brusquement:
– Si je pars désespéré, reprit-il, c'est que je laisse Henriette aux mains de nos ennemis… Quelles persécutions n'aura-t-elle pas à endurer!.. Mon sang se glace lorsque j'y songe… Pour avoir tenu si fort à m'éloigner à tout prix, il faut que miss Brandon médite quelque projet sinistre…
Un étouffement qui ressemblait fort à un sanglot lui coupa la parole, mais aussitôt, maîtrisant son émotion:
– Eh bien! Maxime, poursuivit-il, c'est vous que je viens prier de veiller sur Henriette… Je vous la confie, comme je la confierais à mon frère si j'en avais un…
M. de Brévan ouvrait la bouche pour quelque objection, mais déjà Daniel continuait:
– En quoi et comment vous pouvez veiller sur Mlle de la Ville-Handry, je vais vous le dire: Demain soir, je la verrai pour lui apprendre quel nouveau malheur nous frappe, et lui faire mes adieux… Je sais qu'elle sera terrifiée. Mais alors, pour la rassurer, je lui expliquerai que je lui laisse un ami, un autre moi-même, prêt comme moi à accourir au premier appel, et de même que moi prêt à tout braver en cas de danger pour la secourir… Je lui dirai de s'en remettre à vous, Maxime, comme à moi, de vous écrire comme elle m'écrivait, de vous informer de tout ce qu'on pourrait tenter contre elle, de vous consulter et de vous obéir sans hésitation…
Quant à ce que vous aurez à faire, vous Maxime, je ne puis vous l'indiquer même sommairement, ne sachant rien des projets de miss Brandon… Je m'en fie à votre expérience pour tirer le plus sage parti des événements… Cependant il est deux alternatives que j'ai prévues… Il se peut que l'hôtel de la Ville-Handry devienne inhabitable pour Henriette et qu'elle veuille le quitter… Il se peut aussi que certaines circonstances se présentant, vous jugiez le séjour de l'hôtel dangereux pour elle et que vous l'engagiez, en mon nom, à fuir… Dans l'un ou l'autre cas, vous conduiriez Henriette chez une de mes parentes, qui habite les Rosiers, un village de Maine-et-Loire, dont je vous laisserai l'adresse, et que je préviendrai par une lettre avant de m'embarquer…
Il s'arrêta, cherchant dans sa mémoire s'il n'oubliait pas quelque chose, et ne trouvant rien:
– Voilà, mon cher Maxime, fit-il, ce que j'attends de vous.
Le front haut, l'œil fier, la physionomie grave, M. de. Brévan écoutait, de l'air d'un homme qui se sent digne de la confiance qu'il inspire.
– Ami Daniel, prononça-t-il d'un accent solennel, vous pouvez partir sans crainte…
Mais Daniel n'avait pas fini encore.
D'une énergique poignée de main, il remercia son ami, puis d'un air dégagé qui dissimulait assez mal un réel embarras, il reprit:
– Reste maintenant à nous entendre sur les moyens d'exécution et à pourvoir à toutes les éventualités… Vous n'êtes pas riche, mon cher Maxime, j'entends riche eu égard à votre genre de vie, vous-même me l'avez dit cent fois…
C'était une plaie vive et toujours saignante qu'il touchait là.
– Il est certain, fit M. de Brévan, que si on me compare à nombre de mes amis, à Gordon-Chalusse, par exemple, je ne suis qu'un fort piètre sire…
L'amertume de cette réponse, Daniel ne la remarqua pas.
– Or, poursuivit-il, supposons qu'à un moment donné, le salut de Mlle de la Ville-Handry nécessite une certaine somme, une très-forte somme même… Êtes-vous sûr de l'avoir toujours prête dans votre tiroir et d'en pouvoir disposer sans vous gêner?..
– Ah! vous m'en demandez trop… mais j'ai des amis.
– Et vous vous adresseriez à eux, vous vous exposeriez pour moi à l'humiliation de ces excuses banales dont on voile les refus… c'est ce que je ne saurais tolérer…
– Je vous assure…
– Laissez-moi dire, et vous verrez que je n'ai rien oublié… Encore que ma fortune soit modeste, je puis, en la réalisant, vous mettre à même de parer à tout événement… Je possède en Anjou des propriétés évaluées 250 à 300,000 francs, je vais les vendre…
L'autre ouvrait des yeux énormes.
– Vous allez, balbutia-t-il…
– Les vendre, oui, vous avez bien entendu… A l'exception, toutefois, de la maison paternelle, du petit jardin qui est devant, et du verger et de l'enclos qui la joignent… Dans la maison, mon père et ma mère ont vécu et sont morts… je les y retrouve, pour ainsi dire, lorsque j'y entre… leur pensée, après des années, y palpite encore et y tressaille… Le verger et l'enclos sont les premiers lopins que mon père ait achetés de ses économies de valet de charrue, il les cultivait à ses heures de liberté, et il n'y est pas, à la lettre, une motte de terre qui n'ait été mouillée de sa sueur… Ça, c'est sacré, mais le reste! Les enchères sont ouvertes…
– Et vous espérez avoir tout vendu en trois jours qui vous restent avant votre embarquement!..
– Certes non, mais vous êtes là, vous…
– Que puis-je?
– Me remplacer, donc!.. Je vous laisserai avant de partir un acte qui vous donnera tout pouvoir… Même en vous hâtant, vous tirerez bien de mes propriétés 200,000 francs… Vous les placerez de façon à pouvoir en disposer du soir au lendemain… Et si jamais Mlle de la Ville-Handry était forcée de fuir l'hôtel de son père, vous les mettriez à sa disposition…
M. de Brévan était devenu fort pâle.
– Permettez!.. interrompit-il, permettez!..
– Quoi!..
– Eh bien!.. il me semble qu'il serait plus… convenable, plus… sage, de charger de cette négociation un autre que moi.
– Qui?
– Je ne sais… un homme plus entendu. Il se peut que vos propriétés se vendent moins cher que vous ne les estimez. On risque de faire quelque mauvais placement… Les questions d'argent sont si délicates…
Mais Daniel, haussant les épaules:
– Je ne comprends pas, fit-il, que vous hésitiez pour une chose si simple, quand vous consentez à me rendre un service bien autrement grand et difficile…
Si simple!.. ainsi ne jugeait pas M. de Brévan.
Un frisson nerveux mal dissimulé glissait le long de son échine, des gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, et de plus en plus il pâlissait.
– Deux cent mille francs, bégayait-il, c'est une somme énorme!
– Assurément! répondit Daniel du ton le plus insouciant.
Et consultant la pendule:
– Trois heures et demie!.. s'écria-t-il. Vite, mon cher Maxime, venez vite, j'ai une voiture en bas… Mon notaire m'attend entre trois et quatre heures…
Ce notaire était un homme rare, qui daignait s'intéresser aux affaires de ses clients et même les écouter.
Lorsque Daniel lui eût expliqué ce qu'il souhaitait:
– Vous n'avez, déclara-t-il, mon cher M. Champcey, qu'à donner à M. de Brévan une procuration en bonne et due forme…
– Serait-il possible, interrogea Daniel, de la rédiger sur-le-champ?
– Certes, on la porterait ce soir à l'enregistrement, et dès demain…
– Alors, ne perdons pas une minute…
Le notaire appela son maître clerc, lui donna brièvement ses instructions, puis faisant un signe à Daniel, il l'attira vers une étroite cellule, une vaste armoire, plutôt, attenante à son cabinet, où, selon son expression, il confessait ses clients.
Une fois là:
– Ah ça! cher M. Champcey, commença-t-il, vous devez donc beaucoup d'argent à ce M. de Brévan qui est là avec vous?..
– Pas un centime…
– Et vous mettez, comme cela, toute votre fortune à sa discrétion! Il faut que vous ayez en lui une robuste confiance.
– Autant qu'en moi-même.
– C'est beaucoup… Et s'il allait, néanmoins, pendant votre absence, croquer vos deux cent mille francs?..
Daniel eut un haut le corps, mais sa foi resta inébranlable.
– Oh! s'écria-t-il, monsieur… il est encore d'honnêtes gens.
– Eh! eh! ricana le notaire…
Et à la façon dont il branla la tête, il fut manifeste que l'expérience l'avait rendu fort sceptique à ce sujet.
– Si vous vouliez seulement m'écouter, reprit-il, je vous prouverais…
Mais Daniel l'interrompant:
– Je n'ai nulle envie, monsieur, déclara-t-il, de revenir sur ce qui est fait… Mais, en eussé-je le dessein que je suis trop engagé pour reculer… Cela tient à des circonstances particulières qu'il serait trop long de vous expliquer…
Le notaire leva les mains vers le plafond, et d'un ton de commisération:
– A tout le moins, fit-il, laissez-moi lui demander une contre-lettre…
– Faites, monsieur…
Il le fit en effet, et en termes assez mesurés, pour n'éveiller point les chatouilleuses susceptibilités de M. de Brévan…
Cinq heures sonnaient, quand, la procuration signée, les deux amis quittèrent l'étude de ce digne notaire.
Il était trop tard pour que Daniel écrivit à Mlle Henriette de lui faire parvenir la clef de la petite porte du jardin pour le soir même, mais il lui écrivit de la lui faire passer pour le lendemain soir.
Après quoi, ayant dîné avec M. de Brévan, il courut Paris toute la soirée, en quête des mille objets qu'une longue et périlleuse expédition rendait indispensables…
Rentré tard, il eut le bonheur de s'endormir aussitôt couché, et le lendemain matin, il se fit servir à déjeuner chez lui, ne voulant pas risquer d'être absent quand on lui apporterait la clef.
Elle lui fut apportée vers une heure, par une grosse fille d'une trentaine d'années, à l'air sournois plutôt que doux, aux yeux obstinément encore plus que modestement baissés, dont les lèvres semblaient toujours près de s'ouvrir pour quelque patenôtre.
C'était cette Clarisse, que Mlle Henriette jugeait la plus sûre des femmes qui la servaient, et qu'elle avait pris pour confidente.
– Mademoiselle, monsieur, dit-elle à Daniel, m'a remis avec la clef la lettre que voici, et elle attend une réponse…
Daniel brisa le cachet et lut:
«Prenez garde, ô mon unique ami, d'user d'un expédient dangereux que nous devons ménager pour les circonstances graves. Ce que vous avez à me communiquer est-il aussi important que vous le dites!.. Je ne le crois pas et cependant voici la clef… Dites à Clarisse l'heure précise à laquelle vous arriverez.»
Hélas! la pauvre jeune fille n'avait nul soupçon du coup terrible qui allait la frapper.
– Priez Mlle Henriette, dit Daniel à la femme de chambre, de vouloir bien m'attendre à sept heures.
Certain désormais de voir Mlle de la Ville-Handry, Daniel glissa la clef dans sa poche, et s'élança dehors…
C'était peu, que cette après-midi qu'il avait devant lui, pour tous les soins qui le réclamaient et pour les dispositions qui lui restaient encore à prendre.
Chez son notaire, où il courut d'abord, il trouva les actes prêts; toutes les formalités avaient été remplies…
Mais au moment de lui remettre la procuration:
– Prenez garde, M. Champcey, dit encore le digne tabellion, d'un accent prophétique, réfléchissez… C'est exposer un homme à une tentation bien forte que de lui confier deux à trois cent mille francs à la veille de s'embarquer pour une longue et périlleuse expédition…
– Eh! que m'importe ma fortune, pourvu que je retrouve Henriette!..
Le notaire eut un geste de découragement.
– Du moment où il y a une femme là-dessous, murmura-t-il, je n'insiste plus…
Il faisait aussi bien.
L'instant d'après, Daniel l'avait oublié, lui et ses pressentiments.
Assis dans le petit salon de M. de Brévan, il remettait ses titres de propriété à ce confident fidèle, lui expliquant le parti le plus avantageux qu'il y avait à tirer des diverses terres qu'il possédait, comment tels bois devaient être vendus en bloc, comment au contraire telle ferme d'un seul tenant gagnerait à être divisée en petits lots avant les enchères…
M. de Brévan ne pâlissait plus maintenant…
Il avait retrouvé toute son assurance et à son flegme accoutumé succédait un empressement du meilleur augure.
Il ne voulait point, déclarait-il, que son ami Daniel fût volé… Aussi se proposait-il de se rendre de sa personne dans le pays pour visiter les acquéreurs et surveiller les enchères… A son avis, il y aurait sagesse à vendre peu à peu, sans précipitation… S'il fallait de l'argent, eh bien! on en trouverait toujours au Crédit Foncier.
Et l'autre était tout ému de ce dévouement d'un garçon qui passait pour être égoïste…
Si encore ç'eût été tout, mais non.
Capable, pour servir Daniel, des plus grands sacrifices, M. de Brévan s'était armé d'une grande résolution. Prenant sur lui, disait-il, d'oublier son aversion pour miss Brandon, il comptait, dès qu'elle serait mariée, se faire présenter à l'hôtel de la Ville-Handry et en devenir un des hôtes assidus. Il aurait peut-être à jouer, ajoutait-il, une comédie pénible, mais ainsi il verrait souvent Mlle Henriette, il serait au courant de sa vie et plus à portée de diriger sa conduite et de lui venir en aide le cas échéant…
– Cher Maxime, répétait Daniel, cher et excellent ami, comment jamais reconnaître tout ce que vous faites pour moi!..
De même que la veille, ils dînèrent ensemble dans un des restaurants du boulevard, et après le dîner M. de Brévan voulut absolument accompagner son ami jusqu'à la rue de Varennes.
Et une fois là, comme ils étaient arrivés bien avant l'heure fixée, ils se promenèrent en causant sur le trottoir qui longe le mur des immenses jardins de l'hôtel de la Ville-Handry…
La nuit était froide, mais très claire… Il n'y avait pas un nuage au ciel, pas un brouillard, et la lune brillait d'un éclat si vif qu'on y eût vu à lire…
Cependant sept heures sonnèrent à l'horloge du couvent du Sacré-Cœur.
– Allons, du courage!.. dit M. de Brévan à son ami.
Et lui serrant la main encore une fois, il s'éloigna rapidement dans la direction de l'esplanade des Invalides.
Daniel ne lui avait pas répondu une syllabe… Horriblement troublé, il s'était approché de la petite porte, explorant d'un œil inquiet les environs. La rue était déserte… Mais il tremblait si fort qu'il crut un moment qu'il ne viendrait jamais à bout de tourner la clef dans la serrure rouillée. Enfin le pêne céda, et d'un mouvement preste il se glissa dans le jardin.
Personne!.. Il arrivait le premier au rendez-vous…
Cherchant sous les grands arbres une place sombre, il s'y blottit et attendit… Il attendit un siècle, à ce qu'il lui parut.
Il avait bien compté dix fois soixante secondes au battement de ses tempes, et l'inquiétude le prenait, quand il entendit des branches mortes craquer sous des pas rapides… Une ombre glissa entre les arbres… Il s'avança. Mlle Henriette était devant lui.
– Qu'est-ce encore, grand Dieu! fit-elle vivement, Clarisse vous a trouvé si pâle et si défait, que je ne vis plus depuis son retour.
Daniel s'était dit que la vérité brutale serait moins cruelle que les plus savants ménagements.
– J'ai reçu un ordre d'embarquement, répondit-il, et après-demain je dois être à bord…
Et sans rien dissimuler, il dit ses angoisses depuis l'avant-veille.
Plus assommée que d'un coup de massue, Mlle de la Ville-Handry s'était appuyée contre un arbre… Entendait-elle seulement Daniel?.. Oui, car se redressant tout à coup:
– Vous n'obéirez pas!.. s'écria-t-elle, il est impossible que vous obéissiez!
– Henriette, il y va de mon honneur…
– Eh! qu'importe!
Il voulait répliquer; mais elle, d'une voix haletante:
– Vous ne partirez pas, reprit-elle, quand je vous aurai dit la vérité. Vous me croyez forte, vaillante, capable de tenir tête à l'orage?.. Vous vous trompez… C'est à votre énergie que je puisais la mienne. Je suis comme l'enfant, plein d'audace tant qu'il s'appuie sur sa mère, lâche, dès qu'il se sent abandonné et livré à lui-même… Je suis femme, Daniel, je suis faible…