Kitabı oku: «La clique dorée», sayfa 12
Le malheureux sentait ses forces l'abandonner, tant était pénible la contrainte qu'il s'imposait.
– Vous voulez donc que je parte désespéré, balbutia-t-il. Ah! je n'ai cependant pas trop de tout mon courage…
Elle l'interrompit d'un éclat de rire nerveux, et d'un ton amer sarcasme:
– Le courage serait de rester, dit-elle, de mépriser l'opinion du monde…
Et tout lui paraissant préférable à cette séparation:
– Ecoutez, reprit-elle; restez et je me rends… Venez avec moi trouver mon père et je lui dirai que vous m'avez montré l'injustice de l'aversion que m'inspire miss Brandon… je demanderai à lui être présentée, je m'humilierai devant elle…
– C'est impossible, Henriette…
Elle se pencha vers lui, joignant les mains, et d'une voix suppliante:
– Restez, insista-t-elle, je vous en conjure, au nom de notre bonheur, si vous m'avez aimée, si vous m'aimez… restez!..
Cette scène déchirante, Daniel l'avait prévue.
Mais il s'était juré que, dût son cœur se briser, il aurait le courage de résister aux prières et aux larmes de Mlle Henriette.
– Si j'étais assez faible pour céder ce soir, Henriette, prononça-t-il, avant un mois vous me mépriseriez, et moi, désespéré de traîner misérablement une existence flétrie, je me brûlerais la cervelle en vous maudissant…
Debout, les bras pendants, les mains croisées devant elle, Mlle de la Ville-Handry demeurait plus immobile qu'une statue… Elle sentait bien que la résolution de Daniel était irrévocable…
Lui alors, d'une voix douce:
– Je pars, Henriette, reprit-il, mais je vous laisse un ami… un homme loyal et fier gui veillera sur vous… Déjà, vous m'avez entendu prononcer son nom: Maxime de Brévan… Il a mes instructions… Quoi qu'il arrive, adressez-vous à lui… Ah! je partirais plus tranquille si vous me promettiez d'avoir confiance en cet ami fidèle, d'écouter ses conseils et de lui obéir.
– Je vous le promets, Daniel, j'obéirai…
Mais un bruissement de feuilles sèches les interrompit… Ils se retournèrent… Un homme s'avançait à pas de loup.
– Mon père! s'écria Mlle Henriette.
Et poussant Daniel vers la petite porte:
– Fuyez, supplia-t-elle, fuyez!..
Rester, c'était s'exposer à une explication pénible, à des insultes, à une collision peut-être… Daniel ne le comprit que trop.
– Adieu!.. dit-il à Mlle Henriette, adieu!.. Demain vous aurez une lettre de moi…
Et il s'enfuit, mais non si vite qu'il n'entendît la voix gouailleuse du comte de la Ville-Handry, qui disait:
– Eh! eh!.. voilà cependant l'honnête jeune fille qui osait calomnier miss Sarah!..
La porte du jardin refermée, Daniel s'y accola un moment, prêtant l'oreille, espérant que la voix de M. de la Ville-Handry arriverait encore jusqu'à lui…
Mais il n'entendit que des exclamations confuses, puis rien… plus rien.
C'en était fait désormais, il partirait sans revoir Mlle Henriette, sans ce bonheur amer de la serrer entre ses bras… Et il ne lui avait rien dit de ce qu'il avait à lui dire, de toutes les recommandations qui devaient être ses suprêmes adieux…
Comment avaient-ils été surpris?.. Comment le comte, qui s'envolait d'ordinaire aussitôt son dîner, était-il resté?.. Comment s'était-il inquiété de sa fille, lui qui ne s'en préoccupait jamais plus que si elle n'eût pas existé?..
– Ah! nous avons été trahis! pensa le malheureux.
Par qui?.. Par cette doucereuse femme de chambre, évidemment, qu'il avait vue le matin, par cette Clarisse en qui Mlle Henriette avait toute confiance.
S'il en était ainsi, comme il n'était que trop probable, où adresserait-il ses lettres désormais?.. Pour cela encore, pour donner de ses nouvelles à Mlle de la Ville-Handry, il lui faudrait avoir recours à M. de Brévan… Ah! il reconnaissait bien là l'exécrable et savante politique de miss Brandon.
– La misérable!.. grondait-il, l'infâme!
La colère, une colère furieuse, emplissait son cerveau de vapeurs de sang. Ne pouvoir rien contre cette créature!
– Mais elle n'est pas seule, s'écria-t-il soudain… il y a un homme qui la protège de sa responsabilité… Sir Tom!..
On pouvait le provoquer celui-là, le frapper au visage, le contraindre de se battre…
Et, sans discuter cette idée absurde, il s'élança vers la rue du Cirque.
Encore qu'il ne fût guère plus de huit heures, le petit hôtel de miss Brandon paraissait endormi.
Daniel sonna cependant, et un valet étant venu lui ouvrir:
– Sir Thomas Elgin? demanda-t-il.
– Sir Tom est absent, répondit le domestique.
– A quelle heure rentrera-t-il?
– Il ne rentrera pas ce soir.
Et, soit qu'il eût reçu des instructions particulières, soit qu'il se conformât à l'usage de la maison:
– Mistress Brian est au théâtre, ajouta-t-il, mais miss Sarah reçoit.
La colère de Daniel se changeait en une sorte de rage froide.
– On m'attendait, pensa-t-il.
Et il hésitait… Voir miss Sarah, à quoi bon!.. Il allait se retirer quand une inspiration lui vint… Pourquoi ne pas lui parler, essayer de s'entendre avec elle, lui proposer un marché?
– Conduisez-moi près de miss Brandon, dit-il au domestique.
Elle se tenait, comme toujours lorsqu'elle était seule, dans ce petit salon où une fois elle avait conduit Daniel…
Drapée dans un long peignoir de cachemire d'un bleu pâle, les cheveux à peine relevés au hasard, elle lisait, étendue sur un divan…
Au bruit de la porte, elle se souleva nonchalamment, et sans détourner la tête:
– Qui vient-là? fit-elle.
Mais au nom de Daniel Champcey que lui jetait le domestique, elle se dressa d'un bond, tout effarée, lâchant le livre qu'elle tenait.
– Vous! murmura-t-elle dès que le valet se fut retiré, ici… et de votre propre mouvement!..
Fermement résolu à rester maître de ses émotions, Daniel s'était arrêté au milieu du salon, plus roide qu'une statue.
– Ce qui m'amène, miss, prononça-t-il, ne le savez-vous pas?.. Toutes vos combinaisons ont réussi, vous l'emportez, nous nous rendons…
Elle le regardait d'un air de stupeur profonde, balbutiant:
– Je ne vous comprends pas… Je ne sais ce que vous voulez dire…
Il haussa les épaules, et d'un ton glacé:
– Faites-moi l'honneur, reprit-il, de ne me pas croire absolument stupide… J'ai vu la lettre que vous avez adressée, signée de mon nom, au ministre de la marine… J'ai tenu entre mes mains ce chef-d'œuvre de faussaire qui vous débarrasse de moi…
D'un geste brusque, miss Sarah l'interrompit:
– C'est donc vrai!.. s'écria-t-elle. Il a fait cela, il a osé faire cela!..
– Qui, il? M. Thomas Elgin, sans doute?
– Non, pas lui, un autre…
– Nommez-le…
Elle se tut, baissant la tête, puis avec un effort:
– Je savais qu'on voulait vous éloigner, et sans connaître au juste le moyen, je le soupçonnais… Et si je suis allée chez vous, l'autre matin, c'était pour vous crier: «Prenez garde!..» et vous, monsieur Daniel, vous m'avez chassée…
Il la fixait d'un regard si railleur qu'elle s'interrompit, s'écriant:
– Ah! il ne me croit pas!.. Dites que vous ne me croyez pas!..
Il s'inclina gravement et, de l'accent le plus froid:
– Je crois, miss, prononça-t-il, que vous voulez devenir comtesse de la Ville-Handry, et que tout ce qui vous paraît obstacle, vous l'écartez…
Elle voulait répliquer, mais il ne la laissa pas l'interrompre, et plus vivement:
– Notez, miss, prononça-t-il, que je ne récrimine pas… Tenez, jouons cartes sur table. Vous êtes trop sensée et trop positive, pour nous haïr, Henriette et moi, d'une haine gratuite et purement platonique… Si vous nous haïssez, c'est que nous vous gênons… En quoi?.. Dites-le moi. Et à la condition que vous nous servirez, Henriette et moi, nous n'entraverons en rien vos desseins…
Miss Brandon semblait n'en pouvoir croire ses oreilles.
– Mais c'est… un marché que vous me proposez, monsieur…
– En effet… et pour qu'il n'y ait pas de malentendu, j'en préciserai les termes… Jurez-moi qu'en mon absence vous serez bonne pour Henriette, que vous la protégerez au besoin contre les colères de son père… que jamais il ne sera fait violence à ses sentiments pour moi, et en retour je vous donnerai notre parole de vous abandonner sans lutte, sans une réclamation, l'immense fortune de M. de la Ville-Handry…
Ecrasée de douleur, miss Sarah semblait près de défaillir, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues…
– Est-ce assez d'humiliation, murmura-t-elle, assez de honte!.. Daniel!.. Vous me croyez donc l'âme bien vile!..
Et maîtrisant les sanglots qui soulevaient sa poitrine:
– Cependant, je ne saurais vous en vouloir, poursuivit-elle, non, je ne saurais… Vous avez raison… Tout m'accable, tout témoigne contre moi!.. Oui, je dois vous paraître une indigne créature… Si vous saviez la vérité, pourtant, si je pouvais, si j'osais vous la dire!..
Elle se rapprochait de lui, toute frissonnante, et plus bas, comme si elle eût craint d'être entendue:
– Ne comprenez-vous donc pas, continua-t-elle, que je ne m'appartiens plus! Misérable que je suis, on m'a prise, liée, enchaînée… Je n'ai plus le droit d'avoir une volonté… Quand on me dit: fais ceci, il faut bien que je le fasse… Quelle existence, grand Dieu!.. Ah! si vous aviez voulu, Daniel, si vous vouliez encore…
Elle s'animait, elle s'exaltait, ses yeux mouillés de pleurs brillaient d'un éclat sans pareil; des rougeurs fugitives couraient sous sa peau, sa voix avait des vibrations étranges.
S'oubliait-elle donc?.. Allait-elle livrer son secret ou inventer quelque prodigieux mensonge… Pourquoi ne pas la laisser poursuivre?..
– Ce n'est pas répondre, miss, interrompit Daniel… Me jurez-vous de protéger Henriette?..
– Vous l'aimez donc bien, cette Henriette!
– Plus que ma vie…
Miss Brandon devint plus blanche que les dentelles de son peignoir, un éclair de colère brilla dans ses yeux, séchant ses larmes, et elle fit seulement:
– Ah!..
Alors, Daniel:
– Vous ne voulez pas répondre, miss…
Et comme elle s'obstinait dans son silence:
– C'est bien, reprit-il, je comprends… C'est la guerre que vous me déclarez, soit! Seulement, écoutez-moi bien… Je pars pour une expédition périlleuse, et vous espérez que j'y resterai. Détrompez-vous, miss, je reviendrai… Avec une passion telle que la mienne, avec tant d'amour au cœur et tant de haine, on peut tout braver… Le climat meurtrier ne m'atteindra pas, et quand j'aurais dix balles dans la poitrine, je trouverais encore la force de venir vous demander compte d'Henriette… Et si vous avez touché un cheveu de sa tête, si vous lui avez fait verser une larme, par le saint nom de Dieu, malheur à vous et malheur aux autres!
Il allait sortir, une réflexion le ramena.
– Je dois vous dire encore, ajouta-t-il, que je laisse ici un ami fidèle… Et si le comte ou sa fille venaient à mourir, on provoquerait une autopsie… Et maintenant, adieu, miss, ou plutôt… au revoir!..
Et le lendemain soir, à huit heures, après avoir laissé à M. de Brévan une longue lettre pour Mlle Henriette, après lui avoir donné ses dernières instructions, Daniel prenait place dans le train qui devait le conduire à son poste.
XIII
C'était huit jours après le départ de Daniel, un mercredi matin, sur les onze heures et demie.
Une trentaine d'équipages, les plus brillants, à coup sûr, qu'il y eût à Paris, stationnaient le long de l'église de Sainte-Clotilde.
Dans le joli square qui précède l'église, cent cinquante ou deux cents badauds attendaient, le nez en l'air.
Si bien que les passants qui suivaient la rue de Grenelle, apercevant cette foule, s'approchaient, demandant:
– Qu'y a-t-il?..
– C'est un mariage, leur répondait-on.
– Et un mariage cossu, à ce qu'il paraît.
– Tout ce qu'il y a de plus cossu… C'est un noble immensément riche, qui se marie, le comte de la Ville-Handry… Il épouse une demoiselle Américaine… Voici déjà longtemps qu'ils sont dans l'église, ils ne tarderont sans doute pas à sortir…
Sous le porche, une douzaine d'hommes, correctement vêtus de noir, gantés de jaune et dont on voyait la cravate blanche sous le pardessus, des «gens de la noce» évidemment, causaient en attendant la fin de la cérémonie.
S'ils s'amusaient, il n'y paraissait guère, quelques-uns dissimulaient mal des bâillements, et la conversation languissait, quand un petit coupé bas s'arrêta devant la grille du square.
– Messieurs, fit un jeune homme, je vous annonce M. de Brévan.
C'était lui, en effet.
Il descendit lentement de voiture, et sans se hâter s'avança de cet air flegmatique et froid qui lui était habituel.
De tous les invités groupés sous le porche, il connaissait une bonne partie; aussi, commença-t-il par distribuer à la ronde des poignées de main, puis d'un ton léger:
– Qui a vu la mariée? interrogea-t-il.
– Moi, répondit un vieux beau dont un perpétuel sourire découvrait les trente-deux fausses dents…
– Eh bien! qu'en dites-vous?..
– Qu'elle est tout bonnement sublime de beauté, mon cher… Quand elle a traversé la nef pour aller s'agenouiller devant le chœur, un murmure d'admiration s'est élevé… Parole d'honneur! je croyais qu'on applaudirait…
C'était trop d'enthousiasme, M. de Brévan y coupa court.
– Et M. de la Ville-Handry?.. demanda-t-il.
– Ma foi! répondit le vieux beau d'un accent ironique, ce cher comte peut se vanter de posséder un valet de chambre aussi fort que Rachel, l'émailleuse anglaise… A quinze pas, on eût juré qu'il n'avait pas seize ans, et qu'il allait non point se marier, mais faire sa première communion.
– Et quel air a-t-il?
– L'air inquiet.
– On le serait à moins! observa un gros monsieur qui passait pour n'être pas très heureux en ménage.
Il y eut un éclat de rire, et un tout jeune homme, presque un enfant, qui n'avait pas compris, demanda:
– Pourquoi?..
Ce fut un homme d'une trentaine d'années, type achevé de la distinction, et que les autres, selon leur degré de familiarité, appelaient «mon cher duc» ou «M. le duc,» qui répondit:
– Parce que, mon cher vicomte, miss Sarah est une de ces femmes qu'on n'épouse pas… Qu'on les adore, qu'on les idolâtre, qu'on fasse pour elles mille folies, qu'on se ruine, et que même à la fin on se brûle la cervelle… parfait! Mais qu'on leur donne son nom, jamais!
– Il est vrai, objecta M. de Brévan, qu'on a raconté bien des choses sur son compte, mais rien de positif, toutefois…
– Voudriez-vous donc, fit le duc, qu'il fût prouvé qu'elle a été traduite en police correctionnelle pour escroquerie et qu'elle sort de Saint-Lazare!
Et sans se laisser interrompre:
– La haute société française, poursuivit-il, passe pour exclusive… C'est pardieu! une réputation bien usurpée!.. A part une vingtaine de salons qui ont gardé les saines traditions, je vois tous les autres s'ouvrir à deux battants pour les premiers venus, hommes ou femmes, qui arrivent en voiture. Et il en arrive beaucoup, des premiers venus! D'où? On ne sait. De Russie, de Turquie, d'Amérique, de Hongrie, de partout, de très-loin, du diable… Sans compter les impudents du cru, encore mal essuyés du ruisseau d'où ils sortent… Comment vit tout ce monde-là, et de quoi?.. Mystère!.. Mais ça vit et ça vit bien, ça a ou ça paraît avoir de l'argent, et ça brille, grouille, intrigue, tripote, ça pose et ça s'impose… Si bien que toute cette clique dorée s'aidant, se poussant, se faufilant, finira par tenir le haut du pavé… Laissez la nouvelle comtesse de la Ville-Handry ouvrir son salon, et vous verrez quels gens y seront reçus. Vous me direz que je ne suis pas dans le mouvement… c'est vrai. Je tends volontiers la main aux ouvriers que j'emploie et qui gagnent rudement leur vie, je ne la donne pas aux louches personnages en gants paille sans autres titres que leur impudence et qui n'ont d'autres moyens d'existence que leurs ténébreuses intrigues.
Il ne s'adressait à personne en apparence, semblant suivre d'un œil distrait les mouvements de la foule dans le jardin… Et cependant, à son accent on eût juré qu'il parlait pour quelqu'un de ceux qui l'écoutaient.
Du reste, il était visible qu'il n'avait point de succès, et que sa morale paraissait absolument hors de saison et ridicule.
Et même, un jeune homme à fine moustache noire, excessivement bien mis, se penchant vers son voisin, lui demanda:
– Qui donc est ce «bénisseur?»
– Quoi!.. vous ne le connaissez pas? répondit l'autre, c'est le duc de Champdoce, vous savez bien, qui a épousé une demoiselle de Mussidan… Un fier original allez!
Cependant, M. de Brévan conservait son calme imperturbable.
– En tout cas, reprit-il, on ne dira pas, j'imagine, que l'intérêt seul a déterminé miss Brandon à épouser M. de la Ville-Handry…
– Pourquoi non?..
– Parce qu'elle est immensément riche…
– Oh!..
Un vieux monsieur s'avança:
– Elle est, pour sûr, fort désintéressée, prononça-t-il… Je tiens du comte, qui est mon ami, que miss Brandon et lui se marient séparés de biens…
– C'est admirable de désintéressement! s'écrièrent deux ou trois personnes.
Ayant dit ce qu'il avait à dire, le duc était rentré dans l'église, et c'était le vieux beau qui avait pris la parole.
– Le plus clair de tout cela, fit-il, c'est qu'il me semble voir d'ici une personne que ce mariage ne fait pas rire.
– Qui donc?
– La fille de M. de la Ville-Handry, parbleu!.. une jeune personne de dix-huit ans, adorablement jolie… Et même, chose singulière, je l'ai cherchée dans l'église et je ne l'ai pas aperçue…
– Elle n'assiste pas au mariage, déclara le vieux monsieur ami du comte; elle a été prise d'une indisposition soudaine…
– On dit cela, en effet, interrompit un jeune homme; la vérité est que Mme de Bois-d'Ardon vient de la rencontrer en voiture découverte et en grande toilette…
– C'est impossible…
– Mme de Bois-d'Ardon me l'a affirmé. Ce joli scandale est le cadeau de noces qu'elle réservait à sa belle-mère.
M. de Brévan haussa les épaules, et à demi-voix:
– Par ma foi! fit-il, je ne voudrais pas être à la place de M. de la Ville-Handry.
Reflet fidèle des commérages des salons, cette conversation à bâtons rompus, sous le porche de Sainte-Clotilde, disait assez que l'opinion, définitivement, se déclarait pour miss Sarah Brandon.
Le contraire eût été surprenant. Elle triomphait, et le monde, jamais, n'a su tenir rigueur au succès… Il n'y avait que cet original du duc de Champdoce, capable de rappeler les histoires du passé; les autres les avaient oubliées.
Même, l'éclat de sa victoire rejaillissait en considération sur les siens, et un jeune homme qui copiait, en l'outrant, le genre anglais, venait d'entreprendre le panégyrique de sir Thomas Elgin et de mistress Brian, lorsqu'un grand mouvement se fit sous le porche.
Des gens sortaient, qui disaient:
– C'est fini, toute la noce est à la sacristie pour signer.
La conversation s'arrêta court.
– Messieurs, prononça le vieux beau, si nous voulons présenter nos hommages aux mariés, nous n'avons qu'à nous presser.
Et ce disant, il se précipita dans l'église, suivi de tous les autres, et gagna la sacristie trop étroite pour la foule choisie des invités du comte de la Ville-Handry.
Le registre de la paroisse avait été disposé sur une petite table, au fond, et chacun à son tour s'approchait, se dégantant avant de prendre la plume.
En face de la porte, appuyée contre un de ces bahuts où l'on serre les ornements d'église, miss Sarah, maintenant comtesse de la Ville-Handry, se tenait debout, ayant à ses côtés l'austère mistress Brian et le long et roide sir Thomas Elgin.
Ses admirateurs n'avaient rien exagéré… Elle était belle à étonner l'imagination sous sa blanche toilette de mariée, et de toute sa personne se dégageait comme un parfum d'exquise candeur.
Huit ou dix jeunes femmes l'entouraient, l'accablant de félicitations et de cajoleries, et elle répondait d'une voix un peu tremblante, toute rougissante, et baissant ses grands yeux dont les longs cils se recourbaient…
M. de la Ville-Handry, lui, debout au milieu de la sacristie, tout gonflé d'une fatuité comique, ne savait à qui entendre, et à chaque moment, dans ses réponses, revenait ce mot bourgeois: «Ma femme,» où il mordait comme dans un fruit mûr…
Et cependant, à le bien observer, on découvrait une certaine contrainte pénible, sous ses airs victorieux. Parfois, même, un spasme nerveux crispait sa bouche, lorsqu'un de ces empressés funestes, comme il s'en rencontre partout, s'approchait et lui disait:
– Mlle de la Ville-Handry est donc très-souffrante?.. Mon Dieu que ce regrettable contre-temps doit la contrarier!..
Il est vrai que parmi ces empressés beaucoup étaient encore plus méchants que maladroits… Personne n'ignorait qu'il était survenu quelque chose de grave dans la famille de M. de la Ville-Handry. On l'avait soupçonné dès le commencement de la cérémonie.
Le comte venait à peine de s'agenouiller près de miss Sarah, sur son prie-dieu de velours, quand un domestique à sa livrée s'était avancé jusqu'à lui et avait murmuré quelques mots à son oreille… Les invités les plus rapprochés l'avaient vu pâlir et un geste furibond lui était échappé.
Que lui avait donc dit ce domestique?..
On ne tarda pas à le savoir grâce à la vicomtesse de Bois-d'Ardon qui, d'une langue infatigable, s'en allait de l'un à l'autre, racontant qu'elle venait de rencontrer Mlle Henriette.
La dernière signature donnée, on ne fut donc pas surpris de voir M. de la Ville-Handry prendre le bras de sa femme et l'entraîner vivement jusqu'à sa voiture, un magnifique carrosse de gala…
Il avait convié à un grand déjeuner une vingtaine de personnes, autrefois de son intimité, mais il paraissait l'avoir oublié… Et une fois en voiture, entre la jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom, n'étant plus obligé de se contraindre, il se répandit en imprécations incohérentes et en menaces folles…
Et en arrivant à l'hôtel, sans attendre que le cocher eût décrit devant le perron le cercle traditionnel, il sauta à terre et se précipita dans le vestibule, en criant:
– Ernest, qu'on m'amène Ernest…
Ernest, c'était son valet de chambre, l'artiste habile à qui il devait les roses de son teint. Dès qu'il parut:
– Où est mademoiselle? demanda-t-il.
– Sortie.
– Quand?
– Aussitôt après M. le comte.
La jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom avaient rejoint M. de la Ville-Handry dans un salon du rez-de-chaussée.
– Vous entendez? leur dit-il.
Puis, revenant à son valet de chambre:
– Comment cela s'est-il passé? interrogea-t-il.
– Bien simplement… La grande porte n'était pas refermée sur la voiture de monsieur le comte, que mademoiselle a sonné… On est allé voir ce qu'elle désirait, et elle a commandé qu'on attelât le landau… Respectueusement, on lui a répondu que les trois cochers étant de service, il n'y avait personne pour la conduire… « – S'il en est ainsi, a-t-elle déclaré, qu'on coure à l'instant me chercher une voiture de grande remise!..» Et comme le valet de pied, à qui elle donnait cet ordre, hésitait, elle a ajouté: «Si vous ne voulez pas y aller, j'irai moi-même…»
Le comte trépignait de colère.
– Et après?.. fit-il, voyant que le valet de chambre s'arrêtait.
– Alors, le valet de pied, intimidé, a obéi.
– Je chasse ce drôle!.. clama M. de la Ville-Handry.
– Je ferai remarquer à monsieur… commença Ernest.
– Rien… Qu'on lui règle son compte… Et toi, continue.
Sans trop se gêner, le valet de chambre haussa les épaules, et d'un ton traînard:
– Pour lors, reprit-il, la voiture de louage est arrivée dans la cour, et nous n'avons pas tardé à voir descendre mademoiselle dans une toilette comme jamais nous ne lui en avions vu, pas belle si on veut, mais voyante à faire retourner les passants… Tranquillement, elle s'est installée sur les coussins pendant que nous étions là, nous autres, bouche béante, la regardant, et quand elle a été prête: « – Ernest, m'a-t-elle dit, vous préviendrez mon père que je ne rentrerai pas déjeuner… J'ai beaucoup de courses à faire, et comme le temps est très-beau, j'irai ensuite au bois de Boulogne.» Là-dessus, on a ouvert la grande porte, et fouette cocher! C'est alors que j'ai pris sur moi d'envoyer prévenir le monsieur comte.
De sa vie, M. de la Ville-Handry n'avait eu un tel accès de fureur… Les veines de son cou se gonflaient et ses yeux s'injectaient de sang, comme s'il eût été au moment d'une attaque d'apoplexie.
– Il fallait l'empêcher de sortir!.. râla-t-il; pourquoi ne l'en avez-vous pas empêchée!.. Vous deviez la faire remonter dans sa chambre, employer la force au besoin, l'enfermer, l'attacher…
– Monsieur le comte n'avait pas donné d'ordres…
– Il n'est pas besoin d'ordres, pour remplir son devoir… Laisser sortir cette folle! Une impudente que j'ai surprise l'autre nuit dans le jardin avec son amant!..
Il criait si fort, que sa voix s'entendait de la pièce voisine, le grand salon, où déjà arrivaient les invités. Le malheureux! il déshonorait sa fille…
Aussi, la jeune comtesse s'avança:
– Je vous en prie, mon ami, fit-elle, calmez-vous…
– Non, il faut en finir, et je veux punir cette impudente…
– Je vous en conjure, mon cher comte, n'attristez pas le premier jour de notre union… Pardonnez, Henriette n'est qu'une enfant, qui ne sait ce qu'elle fait…
Tel n'était pas l'avis de mistress Brian.
– Le comte a raison, déclara-t-elle, la conduite de cette jeune demoiselle est tout à fait choquante…
Alors, sir Tom:
– Eh bien! Brian, interrompit-il, et nos conventions!.. Il était entendu que vous ne vous mêleriez en rien du ménage de M. de la Ville-Handry et de Sarah…
Ainsi, du premier coup chacun entrait dans son rôle… La comtesse Sarah adoptait l'indulgence, mistress Brian la sévérité et sir Thomas Elgin l'impartialité muette…
D'ailleurs, ils réussirent promptement à calmer le comte…
Mais après une telle scène, le déjeuner ne pouvait être que fort triste… Les convives qui avaient presque tout entendu, échangeaient entre eux des regards singuliers…
– Mlle de la Ville-Handry, pensaient-ils, un amant… C'est inimaginable.
Vainement, le comte faisait bonne contenance, en vain, la jeune comtesse prodiguait les ressources de son esprit, la gêne persistait, les sourires expiraient sur les lèvres, toutes les cinq minutes la conversation tombait…
A quatre heures et demie, le dernier invité s'était enfui, et le comte restait seul au salon avec sa nouvelle famille…
Le jour baissait, et on venait d'apporter les lampes, quand on entendit sur le sable de la cour, le roulement sourd d'une voiture…
M. de la Ville-Handry se dressa, pâlissant:
– La voici!.. fit-il, voici ma fille!..
En effet, Mlle Henriette rentrait.
Comment une jeune fille si réservée et naturellement craintive, s'était-elle résolue à un tel éclat!.. C'est que les gens timides, précisément, sont les plus capables des pires audaces… Contraints de sortir de leur caractère, ils ne raisonnent plus ni ne calculent, et perdant tout sang-froid, ils se précipitent au danger, poussés par une rage aveugle, pareille à celle des moutons qui se brisent la tête contre les murs de leur bergerie…
Or, depuis une quinzaine, Mlle de la Ville-Handry avait été bouleversée par tant et de si rudes émotions, qu'elle n'avait plus l'intégrité de son libre arbitre.
Les injures dont son père l'avait accablée quand il la surprit avec Daniel devaient achever de troubler sa raison…
Car M. de la Ville-Handry, en proie à une sorte de vertige, avait ce soir-là perdu toute mesure, s'oubliant jusqu'à traiter Mlle Henriette comme un galant homme eût rougi de traiter une créature perdue… et devant ses domestiques encore!
Et que de tortures pendant la semaine qui suivit!
Elle avait déclaré qu'elle ne paraîtrait ni à la lecture du contrat, ni aux cérémonies de la mairie et de l'église, et M. de la Ville-Handry prétendait la faire revenir sur cette détermination.
De là, chaque jour, quelque scène plus lamentable à mesure qu'approchait l'instant décisif…
Si encore le comte y eût mis quelque adresse, s'il eût eu recours à la persuasion, s'il eût essayé d'attendrir sa fille sur lui-même, en lui parlant de son avenir, de son bonheur, de son repos…
Mais point!.. Jamais il ne paraissait chez elle que l'injure à la bouche, ne songeant, disait-il, qu'à ménager l'exquise sensibilité de miss Brandon et à lui épargner un coup terrible…
Si bien que ses menaces, loin de ramener Mlle Henriette, ne faisaient que l'enfoncer davantage dans son obstination.
Le contrat de M. de la Ville-Handry et de miss Brandon avait été lu et signé à six heures, avant un grand dîner…
A cinq heures et demie, le comte était encore dans la chambre de sa fille…
Sans en rien dire, il avait commandé à la couturière de Mlle Henriette plusieurs robes de cérémonie, et elles étaient là, étalées sur des chaises…
– Habillez-vous, commandait-il, et descendez.
Et elle, en proie à cette exaltation nerveuse qui fait préférer le martyre à une concession, répondait obstinément:
– Non, je ne descendrai pas…
Car elle ne cherchait ni subterfuges, ni excuses, elle ne se prétendait pas malade… Elle disait résolument:
– Je ne veux pas!
Et lui, enragé de se sentir impuissant à vaincre cette résistance, fou, éperdu, il se répandait en blasphèmes et en menaces insensées…
Une femme de chambre, attirée par le bruit de cette scène, était allée coller son oreille à la porte de la chambre, et le soir elle racontait que le comte avait frappé sa fille, et que même elle avait entendu les coups…
Mlle Henriette l'a toujours nié.
Il n'en est pas moins vrai que c'est à la suite de ces dernières insultes qu'elle forma le dessein de donner plus d'éclat à sa protestation, et qu'elle se promit de se montrer par tout Paris pendant qu'on bénirait à Sainte-Clotilde l'union de son père et de miss Sarah…
Pauvre jeune fille qui n'avait personne à qui se confier, personne pour lui dire que tout le scandale retomberait sur elle!..
Bravement donc, elle avait exécuté son projet. Vêtue d'un costume extravagant pour mieux attirer les regards, elle avait passé la journée à courir tous les endroits où elle supposait devoir rencontrer le plus de personnes de connaissance.
La nuit seule l'avait déterminée à rentrer, et elle arrivait brisée, défaillante, bouleversée d'indicibles angoisses, mais soutenue par cette idée absurde qu'elle avait fait son devoir et qu'elle s'était montrée digne de Daniel…
Elle venait de sauter légèrement sur le sable de la cour et elle payait le cocher de remise, quand le valet de chambre de M. de la Ville-Handry, M. Ernest, vint à elle, et d'un ton à peine respectueux:
– M. le comte, fit-il, m'a chargé de dire à mademoiselle d'aller lui parler dès qu'elle rentrerait.