Kitabı oku: «La corde au cou», sayfa 23
21. – Vous savez la nouvelle?
– Vous savez la nouvelle?
– Non.
– Mademoiselle de Chandoré est allée visiter monsieur de Boiscoran.
– Est-ce possible!
– C'est exact. Vingt personnes l'ont vue remonter la rue du Château, au bras de l'aînée des demoiselles de Lavarande. Entrée à la prison à deux heures dix minutes, elle n'en est ressortie qu'à trois heures un quart.
– Cette jeune personne est folle!
– Et la tante, que dites-vous de la tante?
– Qu'elle est plus folle encore que sa nièce.
– Et monsieur de Chandoré?
– Il faut qu'il ait perdu la tête pour autoriser des frasques pareilles. Après cela, vous savez, tantes et grand-père ont toujours fait les quatre volontés de mademoiselle Denise…
– Jolieéducation!
– Voilà ce qu'elle produit. Après un teléclat, il est impossible qu'une jeune fille trouve un homme qui consente à l'épouser…
Ainsi fut accueillie à Sauveterre la nouvelle de la visite de Mlle Denise à Jacques, nouvelle qui, en un moment, eut fait le tour de la ville.
Les «dames de la société»n'en revenaient pas. C'est qu'on est excessivement vertueux à Sauveterre, et qu'on s'y croit, en conséquence, le droit d'être encore plus sévère, et que surtout on n'y badine pas sur le chapitre des convenances. Braver l'opinion y est un crime qui ne se pardonne pas. Or, l'opinion, de plus en plus, se déclarait contre Jacques de Boiscoran. Ilétait à terre, on se disputait la gloire de le frapper.
S'en tirera-t-il? Ce problème, quotidiennement posé au Cercle littéraire, avait fait jaillir des flots d'éloquence, provoqué d'ardentes discussions et même soulevé des disputes terribles, dont l'une avait failli se terminer par un duel. Mais nul ne se demandait plus: «Est-il innocent?»
L'éloquence du docteur Seignebos, l'influence de M. Séneschal, les habiles efforts de Méchinet avaientégalementéchoué.
«Ah! nous aurons une session intéressante!»disaient quantité de gens qui déjà s'inquiétaient de savoir quel serait le président des assises, afin d'être des premiers à lui demander des places.
Aussi, de jour en jour, s'intéressait-on plus passionnément au procès et à tous ceux qui directement ou indirectement s'y trouvaient mêlés. On voulait savoir ce que faisaient, disaient et pensaient M. et Mme de Claudieuse, Cocoleu, M. Galpin-Daveline, maître Magloire, Mlle de Chandoré, Mme de Boiscoran, le docteur Seignebos.
On puisait dans l'absence du marquis de Boiscoran une preuve nouvelle de la culpabilité de Jacques.
On s'étonnait du séjour prolongé de maître Folgat, lequel avait généralement déplu, par suite de son extrême réserve qu'on attribuait à une fierté aussi excessive que déplacée, et on disait: «Il faut qu'il n'ait guère d'ouvrage à Paris, pour rester comme cela des mois à Sauveterre…»
Tout naturellement le rédacteur de L'Indépendant de Sauveterre exploitait d'une ardeur sans pareille cette mine inespérée d'intérêt. Il en oubliait sa grande querelle avec le rédacteur de L'Impartial de la Seudre, qu'il accusait de bonapartisme et qui lui répondait par l'épithète de communard.
Chaque jour, en dehors de la chronique locale, il ajoutait un paragraphe à l'Affaire Boiscoran. Et ilécrivait, usant et abusant de l'initiale:
La santé du comte de C…, bien loin de s'améliorer, décline visiblement. Il se levait lors de son installation à Sauveterre, et maintenant il ne quitte plus le lit. Celle de ses blessures qui, dans le principe, semblait présenter le moins de danger, celle de l'épaule, s'est soudainement aggravée sous l'influence des chaleurs tropicales de ces derniers jours. À un moment, on a pu redouter la gangrène, et croire qu’il en faudrait venir à une amputation. Hier, M. le docteur S… nous a paru inquiet.
Et comme un malheur ne vient jamais seul, la plus jeune des filles du comte de C… est très souffrante. Elleétait malade de la rougeole, lors de l'incendie; la terreur, le froid et le déplacement ont amené une rechute qui peut n’être pas sans danger. Au milieu de si cruellesépreuves, Mme la comtesse de C… est admirable de dévouement, de courage et de résignation. Aussi, lorsqu'il lui arrive de quitter un moment ses chers malades pour venir à l'église prier pour eux, recueille-t-elle sur son passage les marques de la plus respectueuse sympathie et la plus sincère admiration.
«Ah! misérable Boiscoran!»s'écriaient les Sauveterriens après un tel article. Le lendemain, ils lisaient:
Nous avons envoyé prendre à l'hôpital, et Mme la supérieure a bien voulu nous donner des nouvelles de C…, le pauvre idiot dont le rôle aété si décisif dans le drame sanglant du Valpinson. L'état mental de C… ne s'est pas modifié depuis qu'il aété soumis à l'examen des hommes de l'art. L'étincelle d'intelligence allumée en son cerveau par l'horreur du crime semble décidément et à tout jamaiséteinte. Impossible de lui arracher une parole. À peine semble-t-il reconnaître les gens qui prennent soin de lui. Il n'est cependant pas enfermé. Inoffensif et doux, comme un pauvre animal qui aurait perdu son maître, il erre tristement à travers les cours et les jardins de l'hospice.
M. le docteur S…, qui s'était beaucoup occupé de lui, a presque totalement renoncé à le voir.
Quelques personnes pensaient que C… serait appelé en témoignage. Des informations puisées aux meilleures sources nous autorisent à croire, au contraire, que les débats perdront cetélément si dramatique d'intérêt, et que C… ne paraîtra pas devant le jury.
«Décidément la déclaration de Cocoleu aété un coup de la Providence», disaient, après cela, en hochant la tête, des gens qui n'étaient pas bienéloignés d'y voir un miracle.
Le jour suivant, le rédacteur de L'Indépendant s'occupait de M. Galpin-Daveline:
M. G.-D…, écrivait-il,
le juge d'instruction, est en ce moment assez souffrant, ce qui est bien compréhensible, après une enquête aussi laborieuse que celle de l'affaire Boiscoran. On nous assure qu'il n'attend que l'arrêt de la chambre des mises en accusation pour prendre un congé qu’il compte passer à une des stations thermales des Pyrénées.
Arrivait alors le tour de Jacques:
M. J. de B… supporte mieux qu'on ne s'y serait attendu la détention préventive. Sa santé, d'après les renseignements qui nous parviennent, serait excellente, et son moral n'aurait point souffert. Il lit beaucoup et consacre une partie de ses nuits à préparer sa défense et à rédiger des notes pour ses avocats…
Puis venaient au jour le jour de moindres nouvelles:
Le secret de M. J. de B… vient d'être levé.
Ou:
M. de B… a eu ce matin une entrevue avec ses défenseurs, maître M…, l'homme le pluséminent de notre barreau, et maître F…, un jeune et déjà célèbre avocat de Paris. Cette conférence a duré plusieurs heures. Nous nous abstiendrons de détails, mais nos lecteurs comprendront la réserve que nous impose la situation pénible d'un prévenu qui continue à protesterénergiquement de son innocence…
Et encore:
M. de B… a reçu hier la visite de sa mère.
Ou enfin:
Nous apprenons, à l'instant, le départ pour Paris de Mme la marquise de B… et de maître F… – Notre correspondant de Poitiers nousécrit que la décision de la chambre des mises en accusation ne saurait tarder.
Jamais L'Indépendant de Sauveterre n'avait eu tant de lecteurs assidus.
Et comme c'était à qui serait le mieux renseigné, quantité de désœuvrés s'étaient constitués les espions volontaires des amis de Jacques et passaient leur vie à essayer de surprendre ce qui se passait chez M. de Chandoré. Les plus hardis arrêtaient les domestiques et les interrogeaient.
Voilà comment, le soir de la visite de Mlle Denise à la prison, il se trouvait des gens à flâner rue de la Rampe.
Vers les dix heures et demie, ils virent la voiture de M. de Chandoré sortir de sa remise et venir s'arrêter devant la porte.
À onze heures, M. de Chandoré et le docteur Seignebos y prirent place, et le cocher fouetta son cheval qui partit au grand trot.
Où peuvent-ils bien aller? se demandèrent les curieux.
Et ils suivirent la voiture.
C'est à la gare que se faisaient conduire le docteur et grand-père Chandoré. Prévenus par une dépêche, ils se rendaient au-devant du marquis et de la marquise de Boiscoran et de maître Folgat.
Ils arrivèrent bien trop tôt. Le chemin de fer d'intérêt local qui dessert Sauveterre n'est pas le premier du monde pour la régularité et garde encore dans son service certaines habitudes de ces anciennes pataches, dont le conducteur, au moment du départ, avait toujours oublié une commission.
À minuit et quart, le train qui eût dûêtre en gare à onze heures cinquante-cinq n'était pas encore signalé. Tout aux environsétait silencieux et désert. À travers les vitres, on apercevait le chef de la station sommeillant dans son grand fauteuil de cuir. Employés et facteurs dormaient, allongés sur les banquettes de la salle d'attente.
Mais on est fait à ce système, à Sauveterre, on en a pris son parti, et c'est sansétonnement ni impatience que M. de Chandoré et le docteur Seignebos se mirent à se promener de long en large dans la cour.
On ne les eût pas beaucoup plus surpris, car ils connaissaient leur ville, si on leur eût dit qu'en ce moment même ilsétaient observés. C'était ainsi, pourtant. Deux curieux, plus obstinés que les autres, avaient pris, pour les suivre jusqu'au bout, l'omnibus qui dessert tous les trains. Et, postés un peu à l'écart, ils se disaient: ahç à! qu'attendent-ils comme cela?
Enfin, vers une heure moins le quart, une sonnette tinta, et la station parut s'éveiller en sursaut. Le chef de gare ouvrit son guichet, les facteurs se dressèrent en se détirant les bras et en se frottant les yeux, des jurons retentirent, les portes claquèrent, et le sable cria sous la roue des brouettes.
Bientôt on entendit dans le lointain comme un sourd roulement de tonnerre, et presque aussitôt, tout à l'extrémité de la voie, brilla dans la nuit, comme une boule de feu, la lanterne rouge de la locomotive… M. de Chandoré et le docteur coururent à la salle d'attente.
Le train s'arrêtait. Une porte s'ouvrit, et Mme de Boiscoran parut, s'appuyant au bras de maître Folgat. Le marquis de Boiscoran, un sac de voyage à la main, suivait.
Tout s'explique! se dirent les espions volontaires quiétaient venus coller l'œilà une des fenêtres.
Et comme le train n'amenait aucun autre voyageur, ils obtinrent du conducteur de l'omnibus de partir à l'instant même, pressés qu'ilsétaient d'annoncer l'arrivée du père de l'accusé.
L'heureétait indue; depuis longtemps la ville dormait, mais ils ne désespéraient pas de trouver encore quelques habitués au Cercle littéraire. On veille souvent fort avant dans la nuit, à ce cercle, depuis qu'on y joue, car on y joue, et même assez gros jeu pour y perdre très joliment son billet de cinq cents francs.
Cette aimable distraction, à vrai dire, ne date que de quelques années. À dix heures sonnantes, autrefois, les journaux lus et relus et les cancansépuisés, chacun regagnait tranquillement son logis. Mais voilà que, vers 1850, un homme de plaisir, grand ami de la vie joyeuse, et d'ailleurs fort spirituel, fut nommé sous-préfet à Sauveterre. Il s'y ennuya et, pour se distraire, il eut l'idée d'inoculer aux habitués du cercle le virus du baccarat tournant. Il n'y avait pas de chance, mais les autres y prirent un goût extrême. Et, depuis, le sous-préfet aété changé, mais le baccarat est resté, au grand désespoir des «dames de la société».
Donc les implacables curieux avaient chance de trouver des oreilles pour leur grosse nouvelle. Et cependant, moins pressés de la répandre, ils eussent assisté, et non sansémotion peut-être, à cette première entrevue de M. de Chandoré et du marquis de Boiscoran.
D'un même mouvement instinctif, ils s'étaient précipités à la rencontre l'un de l'autre et, désespérément, ils se serraient les mains… Ils avaient des larmes dans les yeux. Ils ouvraient la bouche pour se parler, puis ils se taisaient, comme si les plaintes qui leur montaient aux lèvres leur fussent retombées dans le cœur… Entre eux, d'ailleurs, qu'était-il besoin de paroles! N'était-ce pas assez de cette muetteétreinte pour que le père de Jacques comprît tout ce que devait souffrir le grand-père de Denise!
Et ils demeuraient immobiles, en face l'un de l'autre, quand le docteur Seignebos, qui se donnait comme toujours beaucoup de mouvement, vint à eux.
– Les bagages sont sur la voiture, leur dit-il, venez-vous?
Ils sortirent.
La nuitétait fort claire et, à l'horizon, au-dessus de la masse noire de la ville endormie, se détachaient sur le bleu pâle du ciel les deux tours du vieux château transformé en prison.
– Voilà donc où est Jacques! murmura M. de Boiscoran. Voilà où est enfermé mon fils accusé d'un crime atroce…
– Nous l'en tirerons, morbleu! interrompit M. Seignebos en aidant le marquis à monter en voiture.
Mais c'est en vain que, durant le trajet, le docteur essaya, ainsi qu'il le dit, de remonter le courage de ses compagnons de route. Ses espérances ne trouvaient nulécho en cesâmes désolées.
Maître Folgat s'informa de Mlle Denise, qu'il avaitété surpris de ne pas voir à la gare. M. de Chandoré lui répondit qu'elleétait restée à la maison avec les tantes Lavarande, pour tenir compagnie à maître Magloire. Et ce fut tout. Il est de ces situations où parler est un supplice.
Le marquis de Boiscoran n'avait pas trop de toute sa volonté pour maîtriser des spasmes qui ressemblaient fort à des sanglots. De se voir à Sauveterre, cela le bouleversait. La distance, quoi qu'on dise, émousse les sensations. Une poignée de main de M. de Chandoré l'avait plus remué que toutes les lettres qu'il avait reçues depuis un mois. Et, en découvrant au loin la prison de Jacques, il avait eu la notion exacte de l'épouvantable torture de ce malheureux impuissant à se disculper.
Mme de Boiscoran, elle, était depuis la veille anéantie, comme si tous les ressorts de sonâme se fussent brisés d'un coup.
Et M. de Chandoré frémissait de les voir ainsi accablés. S'ils désespéraient, qu'avait-ilà espérer, lui qui savait la destinée de Denise indissolublement liée à la destinée de Jacques.
La voiture, cependant, s'arrêtait rue de la Rampe. La porte de la maison s'ouvrit aussitôt, et Mme de Boiscoran se trouva dans les bras de Denise, qui la soutint jusqu'à un fauteuil du salon.
Les autres avaient suivi. Ilétait plus de deux heures, mais chaque minute désormais avait sa valeur.
Rajustant ses lunettes:
– Je suis d'avis, commença le docteur Seignebos, d'échanger nos renseignements. Moi, ici, j'en suis toujours au même point. Mais, vous savez mes convictions? Je n'en démords pas. Cocoleu est un simulateur et je le prouverai. Je semble ne plus m'occuper de lui; en réalité, je l'observe de plus près que jamais…
Mlle Denise l'interrompit:
– Avant de rien décider, fit-elle, il est un fait qu'il faut que vous sachiez. Écoutez-moi…
Et pâle, car il lui en coûtait affreusement de livrer le secret de son cœur, mais l'œilétincelant d'énergie et d'une voix vibrante, elle raconta ce que déjà elle avait avoué à son grand-père, c'est- à-dire les propositions qu'elleétait allée porter à Jacques et son refus obstiné de fuir.
– Bien! jeune fille, approuvait M. Seignebos enthousiasmé, très bien! Si malheureux que soit Jacques, on peut encore envier son sort.
Mlle Denise terminait.
Adressant à maître Magloire un regard de triomphe:
– Après cela, ajouta-t-elle, est-il quelqu'un encore qui puisse croire que Jacques est un lâche assassin!
Le célèbre avocat de Sauveterre n'était pas de ceux qui tiennent à leur opinion plus qu'à la vérité.
– J'avoue, dit-il, que si j'avais à voir Jacques demain pour la première fois, je ne lui parlerais pas comme je l'ai fait…
– Et moi! s'écria le marquis de Boiscoran, je déclare que je réponds de mon fils comme de moi-même, et je le lui dirai demain… (Et, se penchant vers sa femme, et assez bas pour qu'elle fût seule à l'entendre): Et j'espère, ajouta-t-il, que vous me pardonnerez des soupçons qui maintenant me font horreur.
Mais les forces de la marquiseétaient à bout; elle défaillait et elle dut se retirer, accompagnée de Denise et des tantes Lavarande.
Sur leurs talons, le docteur Seignebos donna un tour de clef à la porte, et s'adossant à la cheminée et retirant, pour les essuyer, ses lunettes d'or:
– Maintenant, maître Folgat, dit-il, nous pouvons parler librement. Quelles nouvelles apportez-vous?
22. Onze heures venaient de sonner, quand le geôlier Blangin entra tout effaré dans la cellule de Jacques de Boiscoran…
Onze heures venaient de sonner, quand le geôlier Blangin entra tout effaré dans la cellule de Jacques de Boiscoran.
– Monsieur, votre père est en bas!
D'un bond le prisonnier fut debout.
Dès la veille au soir, un billet de M. de Chandoré l'avait prévenu de l'arrivée du marquis de Boiscoran, et tout son temps, depuis, s'était passé à se préparer à cette première entrevue.
Que serait-elle? Rien ne pouvait le lui faire prévoir.
Aussi s'était-il résolu à se tenir sur la réserve. Et tout en suivant Blangin le long des escaliers et des interminables corridors, ne se préoccupait-il que de se composer un visage impassible et de préparer une phrase strictement respectueuse.
Mais, avant d'avoir pu prononcer un seul mot, ilétait dans les bras de son père, qui le serrait contre sa poitrine en balbutiant:
– Jacques, mon pauvre fils, malheureux enfant!
De sa vie, longue et déjà bienéprouvée, le marquis de Boiscoran n'avaitété si rudement secoué.
Attirant Jacques sous une des fenêtres du parloir, et se reculant pour le mieux considérer, il s'étonnait des doutes qui si longtemps l'avaient déchiré.
Il lui semblait se revoir à l'âge de Jacques. Il reconnaissait son attitude et son visage, ses traits, l'expression franche et un peu hautaine de sa physionomie, son regard droit et clair… Puis, soudain, passant aux détails, il s'inquiétait de l'amaigrissement extraordinaire de Jacques, de sa pâleur, et il s'effrayait de lui voir aux tempes, entre les boucles de ses cheveux noirs, quelques mèches blanches.
– Malheureux! s'écria-t-il, comme tu as dû souffrir!
– J'ai cru que je deviendrais fou, répondit simplement Jacques. (Et avec un tremblement dans la voix): Mais vous, mon père, reprit-il, comment ne m'avez-vous pas donné signe de vie? Pourquoi avez-vous tant tardé?
Le marquis de Boiscoran ne s'attendait que trop à cette question. Mais pouvait-il y répondre? Pouvait-il livrer à Jacques le secret lamentable de son abstention!
Détournant un peu la tête:
– En restant à Paris, lui dit-il, j'espérais te servir plus utilement.
Mais son embarrasétait trop manifeste pouréchapper à Jacques.
– Doutiez-vous donc de votre fils, mon père? fit-il tristement.
– Jamais! s'écria le marquis, jamais je n'en ai douté une minute! Interroge ta mère, elle te dira que c'est la certitude superbe de ton innocence qui m'a empêché de partir avec elle. Quand j'ai su de quoi on t'accusait, j'ai répondu: «C'est absurde!»
Jacques hochait la tête.
– L'accusationétait absurde, en effet, prononça-t-il, et cependant vous voyez où elle m'a conduit.
Deux grosses larmes longtemps contenues jaillirent brûlantes des yeux du marquis de Boiscoran.
– Vous m'en voulez, murmura-t-il, Jacques, mon fils…
Il n'est pas d'homme qui, en voyant pleurer son père, ne sente son cœur se briser. Toutes les résolutions de Jacques s'évanouirent. Et serrant entre les siennes les mains du vieux gentilhomme:
– Non, je ne vous en veux pas, mon père, interrompit-il, non! Et cependant il n'est pas de mots pour vous exprimer tout ce que votre absence a ajouté de douleurs à mes mortelles angoisses… Je me croyais abandonné, renié!
Pour la première fois depuis son arrestation, le malheureux trouvait un cœur où verser toutes les amertumes dont son cœur débordait. Devant sa mère et devant Mlle Denise, l'honneur lui commandait de dissimuler son désespoir. L'incrédulité de maître Magloire avait empêché toute expansion; maître Folgat, tout en luiétant aussi sympathique que possible, n'était pour lui qu'un inconnu.
Tandis qu'en ce moment, devant cet ami, le plus cher et le plus précieux qu'ait jamais un homme, devant son père, qu'avait-ilà craindre de se livrer?
– Est-il au monde, poursuivait-il, un exemple d'une infortune aussi inouïe!… Être innocent et ne pouvoir le démontrer! Connaître le coupable et n'oser le nommer!… Ah! je n'avais pas compris dès le premier jour toute l'horreur de la situation. J'avais bienété un instant effrayé en reconnaissant l'importance des charges qui s'élevaient contre moi, mais je n'avais pas tardé à me rassurer en me disant que la justice saurait bien démêler la vérité. La justice! C'était mon ami Galpin-Daveline qui la représentait, et il se souciait bien de la vérité, vraiment, pourvu qu'il prouvât que son coupableétait le coupable. Et comment ne l'eût-il pas prouvé! Lisez les pièces de l'instruction, mon père, et vous verrez de quel concours infernal de circonstances je suis victime. Pas une circonstance qui ne m'accuse. Jamais ne s'est ainsi manifestée cette puissance mystérieuse, aveugle et absurde, qui se joue de nous et que nous appelons la fatalité.
Presque inquiet de la violence de son fils, M. de Boiscoran se taisait. Et Jacques continuait:
– L'honneur d'abord, la prudence ensuite ont retenu sur mes lèvres le nom de madame de Claudieuse. Le jour où je l'ai livré, maître Magloire, mon ami, m'a dit que je mentais. Alors il m'a semblé que toutétait perdu. Alors je n'ai plus aperçu d'autre issue que la cour d'assises, c'est- à-dire le bagne ou l'échafaud. J'ai voulu me tuer. J'étais résolu à me débarrasser d'un fardeau devenu trop lourd pour mes forces. Mes amis m'ont fait comprendre que je ne m'appartiens pas, et que tant qu'il me restera une lueur d'intelligence et uneétincelle d'énergie, je n'ai pas le droit de disposer de ma vie…
– Malheureux! s'écria M. de Boiscoran, non, vous n'en avez pas le droit!
– Hier, poursuivait Jacques, Denise est venue me visiter… Savez-vous ce qu'elle m'offrait?… De fuir; non pas seul, mais avec elle. Mon père, la tentation aété terrible… Libre, Denise à moi, que m'importerait l'opinion du monde! Et elle insistait, cette amie incomparable, et tenez, là, à cette place où vousêtes, elle s'est mise à mes genoux! Je suis resté, cependant. Je doute du salut, et je reste!
Il s'attendrissait. Il s'affaissa sur le banc grossier du parloir, cachant son visage entre ses mains, sans doute pour cacher ses larmes. Jusqu'à ce que tout à coup, pris d'un de ces accès de rage, comme il en avait eu trop depuis son emprisonnement:
– Mais qu'ai-je fait! s'écria-t-il, qu'ai-je fait pour mériter un tel châtiment!
Le front du marquis de Boiscoran s'était soudainement assombri.
– Vous avez pris la femme d'un autre, mon fils, prononça-t-il.
Jacques haussa lesépaules.
– J'aimais madame de Claudieuse, fit-il, elle m'aimait…
– L'adultère est un crime, Jacques…
– Un crime!… C'est ce que me disait Magloire. Mais vous, mon père, vous, le croyez-vous vraiment?… Alors c'est un crime qui n'a rien de sinistre, auquel tout engage et encourage, dont on se vante volontiers, dont tout le monde plaisante!… La loi, c'est vrai, arme le mari du droit de vie ou de mort. Mais quand on s'adresse à la loi, elle punit les coupables de six mois de prison, qu'ils font dans une maison de santé…
Ah! s'il eût su, le malheureux.
– Jacques, interrompit M. de Boiscoran, madame de Claudieuse prétend, à ce que vous avez dit, qu'une de ses filles, la plus jeune, est votre fille…
– C'est possible…
Le marquis de Boiscoran frémit.
– C'est possible! s'écria-t-il, et vous dites cela ainsi, insoucieusement. Insensé!… Vous n'avez donc jamais songé à ce que serait la douleur du comte de Claudieuse, s'il venait à apprendre la vérité! Et s'il la soupçonnait, seulement!… Vous ne comprenez donc pas qu'il suffirait d'un soupçon pour empoisonner sa vie, pour perdre probablement la vie de cette fille, qui est la vôtre… Vous ne vousêtes donc jamais dit qu'il est de ces doutes atroces dont un homme souffre plus cruellement que vous n'avez souffert de l'erreur dont vousêtes victime…
Il s'arrêta. Vingt mots de plus et il livrait peut-être son secret… Se maîtrisant, grâce à un héroïque effort:
– Mais je ne suis pas venu pour discuter, reprit-il, je suis venu vous dire que, quoi qu'il arrive, votre père ne vous abandonnera pas, et que, s'il vous faut subir l'opprobre de la cour d'assises, je serai assis à vos côtés…
Si extrême que fût le désordre de l'esprit de Jacques, il avaitété frappé du trouble de son père, de l'intensité de son accent et de sa véhémence soudaine. Durant un dixième de seconde, il eut comme une perception vague de la désolante vérité. Mais avant d'être formulé, le soupçon s'évanouit devant cette promesse que lui faisait le marquis de Boiscoran d'affronter à ses côtés l'épouvantable humiliation d'un jugement. Promesse sublime d'abnégation et de piété paternelle, pour qui savait son horreur du scandale, sa réserve hautaine et son respect de soi poussé jusqu'à l'exagération.
Aussi, transporté de reconnaissance:
– Ah! c'est à moi, mon père, s'écria Jacques, de vous demander pardon, à moi qui avais douté de votre cœur!
De son mieux, M. de Boiscoran se remettait de la secousse.
– Oui, je vous aime, mon fils, prononça-t-il d'une voix grave, et cependant ne me faites pas plus héroïque que je ne le suis réellement. J'espère encore que la cour d'assises nous seraépargnée.
– Est-il donc survenu quelque incident nouveau?
– Sans avoir précisément réussi, les investigations de maître Folgat ont révélé des indices sur lesquels on peut baser de légitimes espérances.
Jacques eut un geste de découragement.
– Des indices, murmura-t-il.
– Attendez! ils sont faibles, j'en conviens, et tels qu'il serait insensé de les produire devant un jury. Mais, d'un jour à l'autre, ils peuvent devenir décisifs. Et déjà ils ont assez de valeur pour vous avoir ramené maître Magloire.
– Mon Dieu! serais-je donc sauvé!
– Je veux laisser à maître Folgat, poursuivit M. de Boiscoran, la satisfaction de vous apprendre le résultat de ses démarches. Mieux que moi, il vous en expliquera toute la portée. Et vous n'aurez pas longtemps à attendre, car hier soir, ou plutôt ce matin, quand nous nous sommes séparés, maître Magloire et lui ont pris rendez-vous pourêtre à la prison avant deux heures…
Quelques instants plus tard, en effet, un pas rapide retentit dans le corridor, et Frumence Cheminot parut. C'était ce détenu dont Blangin avait fait son aide, et que Méchinet avait employé pour la correspondance de Jacques et de Mlle Denise.
Frumence Cheminotétait un grand et robuste gars de vingt-cinq à vingt-six ans, dont la large bouche et les petits yeux riaient d'uneéternelle bonne humeur.
Vagabond, sans feu ni lieu, Cheminot avaitété propriétaire autrefois. À la mort de son père et de sa mère, et lorsqu'il n'avait que dix-huit ans, il s'était trouvé possesseur, à deux portées de fusil de la Tremblade, d'une maison entourée d'un courtil, d'un pré, de quelques arpents d'une bonne terre et d'un marais salant, le tout valant bien trois milleécus.
Malheureusement l'époque de la conscription arriva. Ainsi que beaucoup de gars du pays, Cheminot, qui avait une foi profonde aux sorciers, était allé s'acheter un sortilège, et il lui en avait coûté 50 francs pour obtenir «un sort»infaillible, c'est- à-dire trois branches de tamarin, cueillies pendant la nuit de Noël et liées par un nombre fatidique de cheveux coupés sur la tête d'un mort.
Ayant cousu son «sort»dans la poche de sa veste, Cheminot s'enétait allé au chef-lieu, et plongeant bravement la main dans l'urne, il en avait tiré le numéro 3 5. Ce résultat l'avait beaucoupétonné. Mais comme il avait horreur du service militaire, et que, bâti comme il l'était, ilétait bien sûr de n'être pas réformé, il s'était résolu à employer, pour n'être pas soldat, un sortilège d'une efficacité plus prouvée, c'est- à-dire à emprunter de l'argent pour acheter un remplaçant.
Propriétaire, il trouva sans trop de difficultés, à la Tremblade, un homme obligeant qui, moyennant une bonne première hypothèque, consentit à lui prêter pour deux ans 3 500 francs. L'obligation signée, et son argent en poche, Cheminot se rendit à Rochefort, où les marchands d'hommes pullulaient, malgré la rude concurrence que leur faisait l' État. Et moyennant une somme de 2 000 francs et quelques menus frais, on lui fournit un remplaçant de première qualité.
Ravi de son opération, Cheminot devait partir le lendemain pour la Tremblade, quand sa mauvaiseétoile amena dans l'auberge où il soupait un «pays», ancien camarade d'école, matelot à bord d'un navire charbonnier en charge à Charente. Que faire, entre «pays», à moins que l'on ne boive?
Ils burent, et le matelot, ayant eu tôt flairé les quelque douze cents francs qu'avait encore Cheminot, se jura qu'il allait s'amuser et qu'il ne rentrerait pas à bord tant qu'il resterait un centime. Ainsi fut-il fait. Et après quinze jours d'une noce à «tout casser», le marinétait arrêté et conduit en prison, et Cheminot, pour regagner la Tremblade, enétait réduit à emprunter cent sous au conducteur de la voiture.
Ces quinze jours devaient décider de son existence. Il y avait perdu le goût du travail et gagné la passion de ces bons cabarets où l'on boit en battant des cartes grasses. Rentré chez lui, il prétendit continuer sa belle vie de Rochefort, et, pour ce, il se mit à faire des dettes, à emprunter et à vendre pièce à pièce tout ce qu'il possédait de vendable, depuis ses matelas jusqu'à ses outils.
Ce n'était pas le moyen de rembourser les 3 500 francs qu'il devait. Aussi, l'échéance venue, le créancier, qui voyait son gage dépérir, n'y alla pas par quatre chemins. Commandement, assignation, jugement, saisie, vente par autorité de justice; en deux temps, Cheminot fut exécuté et se trouva sur le pavé, les bras ballants, ne possédant plus au monde que les méchants habits qu'il avait sur le dos.
Il eût aisément trouvé à s'employer, étant bon ouvrier et aimé malgré tout. Mais il avait encore plus l'horreur du travail que l'amour de la boisson.
Si le besoin le sanglait par trop, il faisait quelques journées. Mais dès qu'il avait gagné dix francs, bonsoir! Il s'en allait, flânant le long des routes, causant avec les rouliers, ou bien il rôdait autour des villages, guettant quelqu'un de ces bons ivrognes qui, plutôt que de boire seuls, invitent le premier venu.