Kitabı oku: «La vie infernale», sayfa 11
L’homme était bilieux et triste, la femme violente comme la flamme…
Entre cette perpétuelle colère de l’une et l’aigreur de l’autre, les apprenties avaient souvent à souffrir…
Heureusement, entre les tempêtes de Mme Greloux, il y avait parfois des éclaircies…
Après nous avoir battues pour rien, elle nous disait sans plus de raison:
– Allons!.. approche ton museau que je l’embrasse… et ne pleurniche plus… V’là quat’ sous pour avoir de la galette.
Le juge de paix tressauta sur son fauteuil.
Était-ce bien Mlle Marguerite qui parlait, cette jeune fille au maintien de reine, dont la voix harmonieuse et pleine avait les pures sonorités du cristal!..
C’était à en douter, tant elle rendait bien et avec une désespérante justesse d’intonation le verbe coloré de ces braves et rudes commères qui s’enrichissent et engraissent aux alentours du marché du Temple, entre la rue Saint-Denis et la rue Saint-Louis, au Marais…
C’est qu’en ce moment elle revivait son passé, elle retrouvait entières et exactes ses sensations d’autrefois, et elle avait encore dans l’oreille, pour ainsi dire, la phrase et la voix de la femme du relieur.
Elle ne remarqua d’ailleurs pas le sursaut du vieux juge.
– J’étais hors de l’hospice, continua-t-elle, et pour moi c’était tout.
Il me semblait qu’une vie nouvelle allait commencer, toute différente de l’ancienne, qui n’en aurait ni les amertumes ni les dégoûts.
Je me disais que près de ces ouvriers laborieux et honnêtes, je rencontrerais, à défaut d’une famille, une affection moins banale que celle de la maison des enfants trouvés? Et pour gagner leur amitié, pour m’en rendre digne, il n’était rien qui me parût au-dessus de mes forces et de ma bonne volonté.
Eux, sans doute, démêlèrent mes sentiments, et tout naturellement, peut-être sans en avoir conscience, ils en abusèrent avec le plus effroyable égoïsme… Je ne leur en veux point.
J’étais entrée chez eux à de certaines conditions, pour apprendre un état, ils firent de moi peu à peu leur servante… c’était une notable économie.
Ce que tout d’abord j’avais fait par complaisance, devint insensiblement ma tâche quotidienne, impérieusement exigée.
Levée la première, je devais avoir tout mis en ordre dans la maison, quand les autres arrivaient, les yeux encore gonflés de sommeil…
Il est vrai que mes patrons me récompensaient à leur manière.
Ils m’emmenaient à la campagne le dimanche, pour me reposer, disaient-ils, de mes fatigues de la semaine…
Et je les suivais, le long de la route de Saint-Mandé, dans la poussière, sous le plein soleil, haletante, en sueur, portant sur l’épaule les parapluies en cas d’orage, chargée à rompre d’un panier de provisions qu’on mangeait sur l’herbe, dans le bois, et dont on m’abandonnait les reliefs.
Le frère de ma patronne, assez souvent, était de ces parties, et son nom serait resté dans ma mémoire, même sans sa singularité: il se nommait Vantrasson.
C’était un homme très-grand et très-robuste, dont les yeux me faisaient trembler quand il me regardait en frisant sa grosse moustache.
Il était militaire, incroyablement fier de son uniforme, insolent, grand parleur et toujours enchanté de soi: il devait se supposer irrésistible.
C’est de la bouche de cet homme que j’entendis le premier mot… grossier qui offensa mon ignorance… Ce ne devait pas être le dernier.
Il avait déclaré que «la gamine» lui plaisait, et je fus obligée de me plaindre à Mme Greloux des obsessions de son frère. Elle se moqua de moi en disant:
– Bast! il fait son métier de joli garçon!
Oui, voilà ce que ma patronne me répondit:
Et c’était une honnête femme, cependant, une épouse dévouée, une bonne mère… Ah! si elle eût eu une fille!.. Mais pour une pauvre apprentie sans père ni mère, il n’est pas besoin de tant de façons!
Elle avait fait de belles promesses à Mme la supérieure, mais elle s’en croyait quitte avec quelques phrases banales.
– Et enfin, ajoutait-elle toujours, tant pis pour celles qui se laissent attraper.
Heureusement, j’avais pour me garder ce même orgueil que si souvent on m’avait reproché. Ma condition était bien humble, mais mon cœur était haut… Et déjà ma personne me semblait sacrée comme un autel…
Il fut une grâce de Dieu, cet orgueil, car je lui dus de ne pas même être tentée, quand autour de moi j’en voyais tant d’autres succomber…
Je logeais, avec les autres apprenties, hors de l’appartement des patrons, sous les combles, dans une mansarde… C’est-à-dire que la journée finie, l’atelier fermé, nous étions libres, abandonnées à nos seuls instincts, livrées aux plus pernicieuses influences et aux plus détestables inspirations…
Et ce n’étaient ni les conseils ni les exemples mauvais qui manquaient.
Les ouvrières, à l’atelier, ne se gênaient pas devant nous. C’était à qui d’entre elles éblouirait «les gamines» par les plus merveilleux récits.
Ce n’était pas méchanceté de leur part, ni calcul, mais absence complète de sens moral, et parfois forfanterie pure.
Et jamais elles n’en avaient fini de nous énumérer ce qui, selon elles, faisait le bonheur de la vie: les parties fines au restaurant, les promenades sur l’eau à Joinville-le-Pont, les bals masqués au Montparnasse ou à l’Élysée-Montmartre.
Ah! l’expérience vient vite dans les ateliers!..
Il y en avait qui, parties la veille avec une robe en loques et des souliers percés, arrivaient le lendemain avec des toilettes superbes, annonçant qu’on pouvait les remplacer, qu’elles n’étaient plus faites pour travailler, qu’elles allaient devenir des dames… Elles disparaissaient radieuses, mais souvent le mois n’était pas écoulé qu’on les voyait revenir maigres, affamées, éteintes, sollicitant humblement un peu d’ouvrage.
Elle se tut, écrasée sous le poids de ses souvenirs au point d’en perdre la conscience de la situation présente.
Et le juge de paix, lui aussi, gardait le silence, n’osant l’interroger…
A quoi bon, d’ailleurs…
Que lui eût-elle appris des misères des pauvres petites ouvrières qu’il ne connût aussi bien qu’elle?.. S’il avait à s’étonner d’une chose, c’est que cette belle jeune fille qui était là devant lui, abandonnée, délaissée, eût trouvé en elle assez d’énergie pour échapper à tous les dangers…
Cependant, Mlle Marguerite ne tarda pas à se redresser, secouant la torpeur qui l’envahissait…
– Je ne dois pas grandir mes mérites, monsieur, reprit-elle; outre l’orgueil, j’avais pour me soutenir un but auquel je m’étais attachée avec la ténacité du désespoir…
Je voulais devenir la première de mon état, ayant reconnu que les ouvrières qui excellent sont toujours employées et chèrement payées.
Aussi, tout en restant la servante, je trouvais le temps d’apprendre assez vite et assez pour étonner mon patron lui-même.
Je savais que j’arriverais à gagner entre cinq et six francs par jour, et avec cela, je m’arrangeais dans l’avenir une existence dont les perspectives effaçaient ce que le présent avait parfois de trop intolérable.
Pendant le dernier hiver que je passai chez mes patrons, les commandes furent si nombreuses et si pressantes qu’ils renoncèrent à prendre même un jour de repos par semaine. A peine, deux fois par mois, consentaient-ils à m’accorder une heure pour courir à l’hospice rendre visite aux sœurs qui m’avaient élevée.
Je n’avais jamais failli à ce devoir, mais sur la fin il était devenu ma plus vive jouissance.
C’est que mon patron n’avait pu se dispenser de me payer un peu le surcroît de travail qu’il m’imposait. Je disposais de quelques francs toutes les semaines, et je les portais aux pauvres petites filles de l’hospice. Après avoir vécu toute ma vie de la charité publique, je faisais l’aumône à mon tour, je donnais, et cette pensée où se délectait ma vanité me grandissait à mes yeux…
Enfin, j’allais avoir quinze ans, et j’entrevoyais le terme de mon apprentissage, quand par une belle journée du mois de mars, pendant que je vaquais à je ne sais quels soins du ménage, je vis arriver à l’atelier une des sœurs converses de l’hôpital.
Elle était rouge, tout effarée, et si essoufflée d’avoir monté vite l’escalier, que c’est bien juste si elle put ma dire:
– Vite, venez, suivez-moi, on vous attend.
– Qui?.. Où?..
– Arrivez. Ah!.. chère petite, si vous saviez…
J’hésitais, ma patronne me poussa.
– Va donc, petite bête!..
Je suivis la converse sans songer à changer de vêtements, sans retirer seulement le tablier de cuisine que j’avais devant moi.
En bas, devant la porte, était la plus magnifique voiture que j’eusse vue de ma vie… Le dedans, tout capitonné de soie claire, me semblait si beau que je n’osais approcher. Un valet de pied tout chamarré d’or qui tenait respectueusement la portière, achevait de m’intimider.
– Il faut cependant monter, me dit la sœur converse, c’est là dedans que je suis venue.
Je montai, la tête absolument troublée, et avant d’être revenue de mon étourdissement, j’arrivais à l’hospice, dans ce «bureau» où avait été rédigé mon contrat d’apprentissage…
Dès que je parus, Mme la supérieure me prit par la main, et m’attirant vers un homme âgé, debout près de la fenêtre:
– Marguerite, me dit-elle, saluez M. le comte de Chalusse.
IX
Depuis un moment déjà, on entendait au dehors, dans le vestibule, un mouvement inusité, des pas qui allaient et venaient, des trépignements et le murmure étouffé de voix se consultant.
Impatienté et croyant comprendre ce dont il s’agissait, le juge de paix se leva et courut ouvrir.
Il ne s’était pas trompé. Le greffier était revenu de déjeuner; il n’osait troubler le magistrat, et cependant, le temps lui paraissait long.
– Ah!.. c’est vous, monsieur, fit le vieux juge. Eh bien! commencez l’inventaire des objets en vue, je ne tarderai pas à vous rejoindre.
Et refermant la porte, il revint s’asseoir…
C’est à peine si Mlle Marguerite s’était aperçue de son mouvement, et il n’avait pas repris sa place que déjà elle poursuivait:
– De ma vie je n’avais aperçu un homme aussi imposant que le comte de Chalusse… Tout en lui, son attitude, sa haute taille, la façon dont il était vêtu, son visage, son regard, devait frapper de respect et de crainte une pauvre enfant comme moi…
Et c’est à peine si j’eus assez de présence d’esprit pour m’incliner devant lui respectueusement.
Lui me dévisagea d’un œil indifférent, et du bout des lèvres laissa tomber ces froides paroles:
– Ah!.. c’est là cette jeune fille dont vous me parliez!
L’accent du comte trahissait si bien une surprise désagréable, que Mme la supérieure en fut frappée.
Elle me regarda et parut indignée et désolée de mon accoutrement plus que modeste.
– Il est honteux, s’écria-t-elle, de laisser sortir une enfant ainsi vêtue!
Et tout aussitôt elle m’arracha, plutôt qu’elle ne dénoua mon tablier de cuisine, et de ses propres mains se mit à relever mes cheveux, comme pour mieux faire valoir ma personne.
– Ah!.. ces patrons, répétait-elle, les meilleurs ne valent rien… Comme ils abusent!.. Impossible de se fier à leurs promesses… On ne peut cependant pas être toujours sur leur dos…
Mais les efforts de Mme la supérieure devaient être perdus. M. de Chalusse s’était détourné d’un air distrait, et il s’entretenait avec des messieurs qui se trouvaient là.
Car, alors seulement je le remarquai, «le bureau» était plein de monde. A côté du monsieur à calotte de soie noire, cinq ou six autres se tenaient debout, de ceux que j’avais vus venir assez souvent pour inspecter l’hospice.
De qui s’entretenaient-ils?
De moi, bien évidemment, je le reconnaissais aux regards que tous m’adressaient, regards où il n’y avait, d’ailleurs, que bienveillance.
Mme la supérieure était allée se mêler à leur groupe; elle parlait avec une vivacité que je ne lui avais jamais vue, et moi, seule, dans mon embrasure de fenêtre, tout embarrassée de mon personnage, j’écoutais de toutes les forces de mon attention…
Mais j’avais beau tendre outre mesure mon intelligence, je ne comprenais pas grand’chose aux phrases qui se succédaient, non plus qu’aux observations et aux objections. Et à tout moment revenaient les mots de «tutelle officieuse, d’adoption ultérieure, de commission administrative, d’émancipation, de dot, de compensation, d’indemnité pour les aliments fournis…»
Un seul fait précis ressortait pour moi de tout ce que je voyais et entendais.
M. le comte de Chalusse demandait une certaine chose, et les messieurs, en échange, en exigeaient d’autres, et encore, et toujours davantage, à mesure qu’il répondait:
– Oui, oui, c’est accordé, c’est entendu!
Même, à la fin, il me sembla qu’il s’impatientait, car c’est de la voix brève que donne l’habitude du commandement qu’il répondit:
– Je ferai tout ce que vous voulez… Souhaitez-vous quelque chose de plus?..
Les messieurs aussitôt se turent, et Mme la supérieure se mit à protester que M. le comte était trop bon mille fois, mais qu’on n’avait pas attendu moins de lui, dernier représentant d’une de ces grandes et anciennes familles, où la charité est une tradition.
Je ne saurais rendre à cette heure la surprise et l’indignation que j’éprouvai alors…
Je devinais, je sentais, une voix au-dedans de moi me criait que c’était mon sort, mon avenir, ma vie, qui s’agitaient et se décidaient en ce moment… et je n’étais même pas consultée.
On disposait de moi, comme si on eût été sûr que je ne pouvais refuser mon assentiment après qu’on se serait engagé pour moi.
Mon orgueil se révoltait à cette idée, mais mon esprit ne me fournissait pas une parole pour traduire ma colère. Rouge, confuse, furieuse, je me demandais comment intervenir quand tout à coup la délibération cessa et je fus entourée de tous ces messieurs.
L’un d’eux, un petit vieux, qui avait un sourire béat et des yeux étincelants, me tapa doucement sur la joue en disant:
– Et elle est aussi sage que jolie!
Je l’aurais battu ce petit vieux, mais les autres approuvèrent, sauf pourtant M. de Chalusse, dont l’attitude devenait de plus en plus glaciale, et qui avait aux lèvres ce sourire contraint de l’homme bien élevé résolu à ne se froisser de rien.
Il me parut qu’il souffrait, et je sus plus tard que je ne m’étais pas trompée.
Loin d’imiter la familiarité du vieux monsieur, il me salua gravement avec une sorte de respect qui me confondit, et sortit en déclarant qu’il reviendrait le lendemain pour en finir.
J’étais enfin seule avec Mme la supérieure, j’allais pouvoir l’interroger; elle ne m’en laissa pas le temps, et la première, avec une volubilité extraordinaire, elle se mit à m’expliquer mon bonheur inouï, preuve irrécusable et manifeste de la protection de la Providence.
Le comte, me dit-elle, allait devenir mon tuteur, il me doterait certainement, et plus tard, si je savais reconnaître ses bontés, il m’adopterait, moi, pauvre fille sans père ni mère, je porterais ce grand nom de Durtal de Chalusse, et je recueillerais une fortune immense…
Elle ajoutait que là ne se bornait pas la bienfaisance du comte, qu’il consentait à rembourser tout ce que j’avais coûté, qu’il se proposait de doter on ne savait combien de pauvres filles, et qu’enfin il avait promis des fonds pour faire bâtir une chapelle.
Comment cela était arrivé, c’était à n’y pas croire.
Le matin même, M. de Chalusse s’était présenté, déclarant que vieux, célibataire, sans enfants, sans famille, il prétendait se charger de l’avenir d’une pauvre orpheline.
On lui avait présenté la liste de toutes les orphelines de l’hospice, et c’était moi qu’il avait choisie…
– Et au hasard, ma chère Marguerite, répétait Mme la supérieure; au hasard… c’est un véritable miracle…
Cela me semblait tenir du miracle, en effet; mais j’étais bien plus étourdie encore que joyeuse.
Je sentais le vertige envahir mon cerveau, et j’aurais voulu demeurer seule pour me recueillir, pour réfléchir, car j’étais libre, je le savais, de refuser ces éblouissantes perspectives…
Timidement je demandai la permission de retourner chez mes patrons, pour les prévenir, pour les consulter… Cette permission me fut refusée.
Il me fut dit que je délibérerais et que je me déciderais seule, et que ma résolution prise, il n’y aurait plus à revenir…
Je restai donc à l’hospice, et je dînai à la table de Mme la supérieure.
Pour la nuit, on me donna la chambre d’une sœur qui était absente.
Ce qui m’étonnait le plus, c’est qu’on me traitait avec une visible déférence, comme une personne appelée à de hautes destinées, et dont sans doute on attendait beaucoup…
Et cependant, j’hésitais à me décider…
Mon indécision dut paraître une ridicule hypocrisie; elle était sincère et réelle…
Assurément, je n’avais pas à regretter beaucoup ma situation chez mes patrons, mais enfin je la connaissais, cette situation; je l’avais expérimentée, le plus pénible était fait, j’arrivais à la fin de mon apprentissage, j’avais pour ainsi dire arrangé ma vie, l’avenir me paraissait sûr…
L’avenir! que serait-il avec le comte de Chalusse?.. On me le faisait si beau, si éblouissant, que j’en étais épouvantée. Pourquoi le comte m’avait-il choisie de préférence à toute autre?.. Était-ce vraiment le hasard qui avait déterminé son choix?.. Le miracle, en y réfléchissant, me paraissait préparé de longue main, et devait, pensais-je, cacher quelque mystère…
Enfin, plus que tout, l’idée de m’abandonner à un inconnu, d’abdiquer ma volonté, de lui confier ma vie, me répugnait.
On m’avait accordé quarante-huit heures pour prendre un parti; jusqu’à la dernière seconde, je demeurai en suspens.
Qui sait?.. C’eût été un bonheur peut-être si j’eusse su me résigner à l’humilité de ma condition… Je me serais épargné bien des souffrances que je ne pouvais même pas concevoir…
Je n’eus pas ce courage, et, le délai expiré, je répondis que je consentais à tout.
Mlle Marguerite se hâtait.
Après avoir trouvé une sorte de douceur triste à s’attarder parmi les lointaines impressions de sa première enfance, elle souffrait davantage à mesure que son récit se rapprochait du moment présent…
– Je vivrais des milliers d’années, reprit-elle, que je n’oublierais jamais le jour où j’abandonnai l’hospice des Enfants-Trouvés, pour devenir la pupille de M. de Chalusse. C’était un samedi… La veille, j’avais rendu ma réponse à Mme la supérieure. Dès le matin, je vis arriver mes anciens patrons. On était allé les prévenir et ils venaient me faire leurs adieux… La rupture de mon contrat d’apprentissage avait présenté quelques difficultés, mais le comte avait tout aplani avec de l’argent.
N’importe!.. Ils me regrettaient, je le vis bien… leurs yeux étaient humides… Ils regrettaient l’humble petite servante qui leur avait été si dévouée…
Mais en même temps je remarquai dans leurs manières une visible contrainte… Plus de tutoiement, plus de voix rude… ils me disaient: vous, ils m’appelaient: mademoiselle… Pauvres gens! ils s’excusaient avec des paroles grotesques et attendrissantes d’avoir osé accepter mes services, déclarant en même temps qu’ils ne me remplaceraient jamais pour le même prix…
La femme surtout me jurait qu’elle ne se consolerait jamais de n’avoir pas remis vertement à sa place son frère, un mauvais gars, comme la suite l’avait bien prouvé, lorsqu’il avait osé hausser son caprice jusqu’à moi…
Pour la première fois, ce jour-là, je me sentis sincèrement aimée, si véritablement que si ma réponse n’eût pas été donnée et signée, je serais retournée chez ces braves relieurs…
Mais il n’était plus temps.
Une converse vint me dire de descendre, que Mme la supérieure me demandait.
Une dernière fois j’embrassai le père et la mère Greloux, comme nous disions à l’atelier, et je descendis.
Chez Mme la supérieure, une dame et deux ouvrières chargées de cartons m’attendaient.
C’était une couturière qui arrivait avec les vêtements qui convenaient à ma nouvelle situation. C’était, on me l’apprit, une prévenance de M. de Chalusse. Ce grand seigneur pensait à tout et ne dédaignait pas, entouré qu’il était de trente domestiques, de descendre aux plus minutieux détails…
Donc, pour la première fois, je sentis sur mon épaule le frissonnement de la soie et le moelleux du cachemire… J’essayai aussi de mettre des gants… je dis j’essayai, car jamais je n’y pus parvenir.
Tout en parlant ainsi, sans arrière-pensée de coquetterie, certes, la jeune fille agitait ses mains mignonnes et exquises sans exiguité, rondes, pleines, blanches, avec des ongles qui avaient des reflets nacrés…
Et le juge de paix se demandait s’il était bien possible que ces mains de duchesse, faites pour le désespoir de la statuaire, eussent été condamnées aux plus grossiers ouvrages.
– Ah!.. ma toilette ne fut pas une petite affaire, reprit-elle avec un sourire qui empruntait aux circonstances quelque chose de navrant. Toutes les bonnes sœurs réunies autour de moi mettaient à me faire belle autant de soins et de patience qu’elles en déployaient à parer, les jours de fête, la vierge de notre chapelle.
Un secret instinct me disait qu’elles se fourvoyaient, que leur goût n’était pas le goût; qu’elles m’habillaient ridiculement… n’importe… je les laissais se contenter sans mot dire. J’avais le cœur horriblement serré… jamais attention faite pour rendre joyeuse n’apporta tant de tristesse.
Je croyais sentir encore sur ma main les larmes de Mme Greloux, et ces parures criardes me paraissaient aussi funèbres que la dernière toilette du condamné…
Enfin, elles trouvèrent leur œuvre parfaite, et alors j’entendis autour de moi comme une clameur d’admiration… Jamais les sœurs, à les entendre, n’avaient contemplé rien de si merveilleux… Celles qui étaient à la classe ou à la couture furent mandées pour juger, et même les plus sages d’entre les orphelines furent admises… Peut-être, pour ces dernières, devais-je être un exemple destiné à rendre les bons conseils palpables, car Mme la supérieure disait à toutes:
– Vous voyez, mes chères filles, où mène une bonne conduite… Soyez sages autant que notre chère Marguerite, et Dieu vous récompensera comme elle…
Et moi, roide sous mes superbes atours, plus qu’une momie sous ses bandelettes, les bras écartés du corps, pâle d’appréhension, j’attendais.
J’attendais M. de Chalusse, qui devait venir me prendre après avoir terminé toutes les formalités qui allaient substituer son autorité à l’autorité de la commission administrative de l’hospice.
Une heure sonna, M. le comte de Chalusse parut…
C’était bien lui, tel que je l’avais entrevu, tel qu’il assiégeait ma mémoire. C’était ce même flegme hautain qui m’avait glacée, ce même œil impassible…
A peine daigna-t-il me regarder, et moi, qui l’observais avec une anxiété poignante, je ne pus lire sur son visage ni approbation ni blâme.
– Vous voyez, monsieur le comte, dit Mme la supérieure en me montrant, que vos intentions ont été scrupuleusement suivies.
– Je vous en remercie, ma sœur, dit-il, et c’est à vos pauvres que je prouverai l’étendue de ma reconnaissance.
Puis, se retournant vers moi:
– Marguerite, me dit-il, prenez congé de… vos mères, et dites-leur bien que vous ne les oublierez jamais…
Elle s’interrompit, les larmes rendaient sa voix presque inintelligible…
Mais dominant aussitôt son attendrissement:
– A ce moment seulement monsieur, poursuivit-elle, je compris combien j’aimais ces pauvres sœurs que parfois j’avais presque maudites… Je sentis par combien d’affections je tenais à cette hospitalière maison, et toutes ces petites infortunées, mes compagnes de misère et d’abandon…
Mon cœur se brisait, et Mme la supérieure, toujours si impassible, ne semblait guère moins émue que moi… Elle l’était… N’emportais-je pas, et pour quels hasards, cette fraction de son cœur qu’elle m’avait donnée!..
Enfin, M. de Chalusse me prit le bras et m’entraîna.
Dans la rue, nous attendait une voiture moins belle que celle qui était venue me prendre à mon atelier, mais beaucoup plus vaste et chargée de malles et de coffres.
Elle était attelée de quatre chevaux gris conduits par des postillons portant l’uniforme de la poste de Paris.
– Montez, mon enfant, me dit M. de Chalusse.
J’obéis, plus morte que vive, et je me plaçai, comme il me l’indiquait, sur la banquette du fond.
Lui-même, alors, monta et se plaça en face de moi.
Ah!.. ce fut là, monsieur, une de ces émotions dont la seule pensée, bien des années après, remue l’âme jusqu’en ses plus intimes profondeurs…
Sur la porte de l’hospice, toutes les sœurs se pressaient, fondant en larmes; Mme la supérieure même pleurait sans chercher à se cacher.
– Adieu!.. me criaient-elles, adieu, chère fille aimée, adieu, chère petite… souvenez-vous de vos vieilles amies… nous prierons Dieu pour votre bonheur.
Dieu ne devait pas les entendre.
Sur un signe de M. de Chalusse, un laquais ferma la portière, les postillons firent claquer leur fouet et la lourde berline partit à fond de train.
Le sort en était jeté… Il y avait comme un abîme désormais entre moi et cet hospice, où à peine née j’avais été apportée à demi morte, enveloppée de langes dont les angles chiffrés avaient été coupés.
Je sentais que mon passé m’échappait, quel serait l’avenir? Mais j’étais trop hors de moi pour réfléchir, et blottie dans un angle de la voiture, j’épiais M. de Chalusse avec la poignante angoisse de l’esclave qui étudie son nouveau maître.
Ah!.. monsieur, quelle stupeur tout à coup!..
La physionomie du comte changea comme s’il eût laissé tomber un masque, ses lèvres tremblèrent, des éclairs de tendresse jaillirent de ses yeux et il m’attira à lui en s’écriant:
– Oh! Marguerite!.. Ma Marguerite adorée!.. Enfin, enfin!..
Il sanglotait ce vieux homme, que dans mon ignorance j’avais jugé plus froid et plus insensible que le marbre, il m’étreignait entre ses bras, il me meurtrissait de ses baisers.
Et moi, je me sentais affreusement bouleversée par des sentiments étranges, inconnus, indéfinissables… Mais je ne tremblais plus…
Une voix au dedans de moi me criait que c’était comme une chaîne mystérieuse brusquement rompue, qui tout à coup se renouait entre M. de Chalusse et moi.
Et cependant, je me rappelais les explications de la supérieure de l’hospice; ce miracle en ma faveur, cette admirable intervention de la Providence, dont elle m’avait parlé.
– Ce n’est donc pas le hasard, monsieur le comte, demandai-je, qui a décidé votre choix entre toutes les orphelines?
Ma question parut le confondre.
– Pauvre Marguerite, murmura-t-il, chère fille adorée, voici des années que je prépare ce hasard!..
A l’instant même, toutes les histoires romanesques de l’hospice me revinrent en mémoire.
Et Dieu sait s’il s’en raconte, que les sœurs converses se transmettent de génération en génération, et qui sont comme la légende d’or des enfants trouvés.
Cette formule désolante «père et mère inconnus,» sur un acte de naissance, est comme une excitation aux plus dangereuses imaginations, une porte ouverte aux espérances les plus extravagantes…
Et je me mis à fixer le comte de Chalusse, essayant de découvrir dans ses traits quelque chose des miens, m’efforçant de saisir une vague ressemblance. Lui ne paraissait pas s’apercevoir de l’obstination de mon regard, et poursuivant une pensée obsédante, il murmurait:
– Le hasard!.. il fallait qu’on y crût… on y a cru… Et cependant, les plus habiles chercheurs de Paris, depuis le vieux Tabaret jusqu’à Fortunat, le dénicheur d’héritages, les maîtres dans l’art de suivre une piste, ont épuisé leurs ressources à seconder mes recherches acharnées!..
L’angoisse me devenait intolérable, aussi, n’y tenant plus:
– Alors, monsieur le comte, dis-je avec un horrible battement de cœur, vous êtes mon père, c’est vous…
De la main, il me ferma la bouche si violemment qu’il me fit mal, et d’une voix sourde:
– Imprudente!.. malheureuse enfant, balbutia-t-il, que venez-vous de dire!.. Oubliez jusqu’à cette funeste pensée… Ce nom de père, ne le prononcez jamais. Vous m’entendez: jamais!.. je vous le défends!..
Il était devenu extraordinairement pâle, et ses regards effarés erraient de tous côtés, comme s’il eût frémi qu’on ne m’eût écoutée, comme s’il eût oublié que nous étions seuls, dans une voiture emportée au galop.
Moi, cependant, j’étais perdue de stupeur, et mortellement épouvantée de ce soudain effroi que M. de Chalusse n’avait pu maîtriser.
Qu’est-ce que cela signifiait? Quels douloureux souvenirs, quelles mystérieuses appréhensions avais-je fait tressaillir au fond de l’âme de ce vieillard, mon tuteur, désormais, mon maître!..
Je ne pouvais concevoir ni m’imaginer ce qu’il avait trouvé à ma question d’extraordinaire et d’inattendu. Je la jugeai toute naturelle au contraire, dictée par les circonstances, imposée par la conduite et par les paroles du comte.
Et, en dépit du désordre de ma pensée, cet inexplicable murmure qu’on appelle le pressentiment, bourdonnait au dedans de moi:
– Il t’a défendu de l’appeler ton père, il ne t’a pas dit qu’il ne l’est pas.
Mais je n’eus le loisir ni de réfléchir ni d’interroger surtout, M. de Chalusse. En ce moment, je m’en sentais le courage… Je ne l’osai jamais par la suite.
Notre voiture gravissait alors au grand trot la rampe roide du chemin de fer de Lyon. Bientôt nous mîmes pied à terre dans la cour de la gare.
Là, j’eus la première notion exacte de la féerique puissance de l’argent, moi, pauvre fille élevée par la charité publique, moi qui, depuis trois ans, travaillais pour ma seule subsistance.
M. de Chalusse était attendu par ceux de ses gens qui devaient nous accompagner, ils avaient pensé à tout, ils avaient tout prévu.
Je n’avais pas eu le temps de regarder autour de moi que déjà nous étions sur le quai, devant un train prêt à partir. En face, sur une plate-forme, je reconnus, fixée et amarrée, la berline de voyage qui nous avait amenés. Je m’apprêtais à y monter, car déjà les employés criaient: «En voiture, messieurs les voyageurs!» quand M. de Chalusse m’arrêta.
– Pas ici, me dit-il; venez avec moi.
Je le suivis, et il me mena à un wagon magnifique plus grand et plus haut que tous les autres, portant, au centre, en relief, les armes des Chalusse.
– Voici votre voiture, chère Marguerite, me dit-il.
J’y entrai. La vapeur siffla; le train était parti…
Mlle Marguerite succombait de lassitude, la sueur perlait à ses tempes, sa poitrine haletait, sa voix commençait à se trahir…
Le juge de paix s’effraya presque.
– De grâce, mademoiselle, interrompit-il, reposez-vous, rien ne nous presse.