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Kitabı oku: «Les esclaves de Paris», sayfa 6

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VI

Pour être admis à l'honneur de présenter ses hommages à Mme la comtesse de Mussidan, le docteur Hortebize n'avait besoin d'aucun des expédients imaginés par son ami Mascarot pour arriver jusqu'au comte.

Dès qu'il parut, c'est-à-dire cinq minutes après l'entrée du placeur, les deux valets de pied qui bâillaient dans le grand vestibule reconnurent en lui l'homme du monde, l'hôte de la maison.

Cependant, leur ton, le regard qu'ils échangèrent en disant: – «Oui, Mme la comtesse reçoit,» auraient donné à réfléchir à un visiteur moins complétement initié que le docteur aux détails de l'intérieur.

La physionomie des valets trahissait la surprise profonde qu'ils éprouvaient d'avoir à répondre:

– Mme la comtesse est ici.

C'était, en effet, une rare aventure, presque un miracle.

Jamais un des amis de Mme de Mussidan, ayant à lui parler, ne s'aviserait de venir sonner à sa porte. A quoi bon?

On peut espérer la rencontrer à l'Exposition, aux courses, aux séances de l'Académie, au restaurant, au théâtre, dans un magasin; on la trouve aux cours publics, à une répétition de l'Opéra, dans les ateliers en renom, chez le professeur qui fait entendre un ténor qu'il vient de découvrir, partout en un mot, excepté chez elle.

Elle est de ces femmes qu'un esprit inquiet, remuant, incapable de se poser, mobile à l'excès, curieux de futilités, mène et mène furieusement.

Son mari, sa fille, sa maison n'ont jamais un moment occupé sa pensée. Elle a bien d'autres soucis, vraiment! Elle quête pour les pauvres, elle préside une société de «filles repenties,» elle aide à administrer un hospice de vieillards.

Avec cela, son désordre est de ceux qui viennent vite à bout des plus immenses fortunes. C'est à se demander si elle a une notion, la plus vague, de la valeur de l'argent.

Les poignées de louis, entre ses mains, fondent comme des poignées de neige. Qu'en fait-elle? Nul ne le sait. Elle-même ne saurait le dire.

A tous ces travers, on attribue les relations pénibles du comte et de la comtesse de Mussidan.

Marié, le comte a toutes les charges du mariage sans en avoir les bénéfices. Il a une maison montée et pas d'intérieur.

On assure que pendant des années, chaque jour, à chaque repas, il a attendu sa femme. Elle arrivait ou elle n'arrivait pas.

De guerre lasse, il s'est résigné à manger à son club et à vivre tout à fait en garçon.

Tout cela, le docteur le savait, avec bien d'autres choses encore, aussi est-ce sans la moindre préoccupation qu'il suivit le valet chargé d'ouvrir la porte du grand salon et d'annoncer.

Il est splendide, ce salon, très vaste, d'une hauteur de plafond désormais inusitée, et meublé avec une richesse extrême.

Et pourtant il est froid et triste. On sent dès le seuil que personne ne s'y tient jamais.

A demi étendue sur une causeuse, devant la cheminée, la comtesse de Mussidan lisait.

A la vue du docteur, elle se leva, laissant échapper une exclamation de plaisir.

– Que c'est donc aimable à vous, docteur, de me venir visiter.

Elle disait cela, et en même temps elle faisait signe au domestique d'avancer un fauteuil.

Assez grande, svelte, la comtesse de Mussidan garde, à quarante-cinq ans passés, la tournure d'une jeune fille.

Sa chevelure est encore d'une abondance extrême, et grâce à sa nuance, d'un blond cendré, on ne distingue pas les cheveux blancs qui déjà foisonnent et qui de loin semblent une auréole de poudre.

De toute sa personne s'exhale le parfum le plus aristocratique et ses yeux d'un bleu pâle, presque laiteux, expriment habituellement la plus noble hauteur et le plus froid dédain.

– Il n'y a que vous, vraiment, docteur, reprit-elle, pour savoir ainsi choisir les moments. Je me mourais d'ennui. Les livres m'excèdent. Tout ce que je lis, il me semble que je l'ai déjà lu quelque part. Pour arriver si à propos, il faut que vous ayez signé un pacte avec le hasard.

Le docteur avait bien signé un pacte, en effet; en se présentant il était sûr de trouver la comtesse, seulement son hasard se nommait B. Mascarot.

– Je reçois si peu, poursuivit Mme de Mussidan, qu'on ne daigne plus se déranger pour me venir visiter. Décidément je veux prendre une après-midi par semaine pour mes amis. Dès que je reste chez moi, ma solitude est affreuse. Or, voici deux mortels jours que je n'ai mis les pieds hors de l'hôtel. Je soigne M. de Mussidan.

L'assertion était assez hardie et assez singulière pour surprendre un homme bien informé.

Cependant le docteur ne sourcilla pas, et même la façon dont il dit: – «Ah! vraiment!..» valait une phrase de félicitations.

– Oui, continua la comtesse, M. de Mussidan a glissé dans l'escalier avant-hier et il s'est blessé. Notre médecin assure que ce ne sera rien, mais je n'ajoute guère foi à ce que les médecins disent.

– Je sais cela par expérience, madame la comtesse.

– Oh!.. vous, docteur, c'est autre chose. Je vous jure que j'ai eu très confiance en vous, autrefois. Vous quitter m'a fait beaucoup de peine. Seulement, après votre conversion subite à l'homœopathie, je le confesse, j'ai eu peur.

Hortebize eut un geste insouciant.

– Bast!.. fit-il, cette école vaut bien l'autre.

– Vous croyez?

– Comment, si je le crois? C'est-à-dire que je le parierais.

Mme de Mussidan daigna sourire.

– Puisqu'il en est ainsi, reprit-elle, j'ai bien envie de vous demander une petite consultation.

– Vous êtes indisposée, madame la comtesse?

– Moi!.. non pas, Dieu merci! Il ne manquerait plus que cela. Mais vous me voyez très inquiète de la santé de ma fille.

– Ah!..

Cette maternelle inquiétude était le pendant du dévouement conjugal de tout à l'heure, aussi le «ah!» du docteur valut son «vraiment.»

– C'est ainsi, docteur. Il est bon que vous sachiez que depuis plus d'un mois j'ai à peine vu Sabine. J'ai tant d'occupations! Hier, je l'ai regardée et je l'ai trouvée bien changée.

– Lui avez-vous demandé si elle souffrait?

– Certainement. Elle m'a répondu que non, et qu'elle se portait à merveille.

– N'aurait-elle pas eu quelque petite contrariété?

– Elle, docteur! Ignorez-vous donc que ma Sabine bien-aimée est la plus heureuse jeune fille de Paris! Au surplus vous allez la voir, car vous permettez, n'est-ce pas?

Elle sonna sur ces mots. Un domestique parut.

– Lubin, lui dit la comtesse, faites prier Mlle Sabine de descendre.

– Mlle Sabine est sortie, madame la comtesse.

– Ah!.. Y a-t-il longtemps?

– Mademoiselle est sortie un peu avant trois heures.

– Qui l'accompagne?

– Sa femme de chambre, Mlle Modeste.

– Mademoiselle a-t-elle dit où elle allait?

– Non, madame la comtesse.

– C'est bien.

Le domestique s'inclina et sortit.

L'imperturbable docteur ne laissait pas que d'être un peu étonné.

Quoi! Sabine de Mussidan, une jeune fille de dix-huit ans, était libre à ce point! Elle sortait sans prévenir, on ne savait où elle était allée, et sa mère trouvait cela tout naturel!

– Voilà un fâcheux contre-temps, reprit la comtesse. Enfin, espérons que l'indisposition que je crains n'empêchera pas une noce d'avoir lieu à l'hôtel de Mussidan.

Hortebize jouait de bonheur. Le sujet qu'il avait à traiter, qu'il ne voyait trop comment aborder, arrivait tout naturellement sur le tapis.

– Vous mariez Mlle Sabine, madame la comtesse? demanda-t-il.

Mme de Mussidan posa mystérieusement un doigt sur ses lèvres.

– Chut! fit-elle, c'est un grand secret, et il n'y a rien encore de décidé. Mais vous êtes médecin, c'est-à-dire aussi discret, par profession, qu'un confesseur, ou peut se fier à vous. Il est plus que probable qu'avant la fin de l'année, Sabine sera Mme de Breulh-Faverlay.

Il est certain que le docteur Hortebize est bien moins audacieux que B. Mascarot. Souvent, en face des conceptions de son ami, le docteur a pâli, reculé, demandé grâce.

Mais une fois engagé, quand il a dit: Oui, on peut compter sur lui. Il va droit au but, sans hésitations, sans faiblesses.

– Je dois vous avouer, madame la comtesse, dit-il, que j'ai ouï parler de vos projets.

– Vraiment, on s'occupe de nous?

– Beaucoup. Et tenez, permettez-moi, madame, de vous le dire, ce n'est pas le hasard, comme vous l'avez cru, qui m'amène chez vous, c'est ce mariage.

Mme de Mussidan aimait assez le docteur Hortebize et avait souvent pris plaisir à entendre sa conversation spirituelle et tous les petits cancans dont il était toujours largement approvisionné.

Elle ne voyait à le recevoir de temps à autre aucun inconvénient, et volontiers elle l'admettait à une sorte de familiarité banale.

Mais qu'il s'autorisât de ce qu'elle jugeait des concessions, pour oser s'occuper de sa fille, à elle, comtesse de Mussidan, née Diane de Sauvebourg, c'est ce qui lui parut intolérable.

– En vérité, docteur, dit-elle, c'est bien de l'honneur que vous nous faites, au comte et à moi, de vous intéresser à ce mariage.

Cette simple phrase fut soulignée d'un regard à faire bondir, comme sous un coup de fouet, l'homme le moins sensible aux blessures d'amour-propre.

Mais le docteur n'était pas venu pour se fâcher.

Il était venu pour dire quand même et d'une certaine façon certaines choses.

D'avance il avait étudié et préparé son rôle, et rien n'était capable de l'en détourner parce qu'il s'était préparé à toutes les répliques.

Sur ce terrain, il était supérieur à B. Mascarot, qui n'eût pas su, comme lui, nuancer, préparer les transitions, ménager des sous-entendus, tout dire enfin, sans blesser de puériles susceptibilités.

Cette supériorité d'Hortebize, B. Mascarot la connaissait, et s'il l'enviait, il ne la jalousait pas.

– «C'est affaire de naissance, disait-il à ce sujet, Hortebize appartient à une excellente famille, il a reçu une belle éducation; tout jeune il a été admis dans la meilleure compagnie, tandis que moi, ce que je sais, je me le suis appris seul; je suis le fils de mes œuvres!»

Hortebize courba donc la tête sous l'affront, – provisoirement.

– Croyez, madame, répondit-il, que pour accepter la mission que je remplis, il n'a pas fallu moins de toute la force de mon respectueux dévouement.

– Ah!.. fit la comtesse, traînant la voix et clignant des yeux de la façon la plus impertinente, ah!.. vous nous êtes dévoué?

– Beaucoup, oui, madame. Et je suis sûr qu'après m'avoir entendu vous n'en douterez pas.

Il dit cela d'un ton si sec que Mme de Mussidan tressaillit comme au contact d'une pile électrique.

– Voici vingt-cinq ans que j'exerce, reprit le docteur, c'est-à-dire vingt-cinq ans que je pénètre dans les familles, que j'assiste à d'horribles drames d'intérieur, que je suis le confident forcé des plus affreux secrets. Souvent je me suis trouvé dans des situations délicates et difficiles, jamais je n'ai été aussi embarrassé qu'en ce moment.

– C'est donc bien grave? demanda la comtesse, qui oublia d'être impertinente.

– Peut-être. Si j'ai eu affaire à un fou, comme je l'espère encore… je n'aurai qu'à vous demander les plus humbles excuses. Si, au contraire, celui qui m'est venu trouver a son bon sens, si ce qu'il prétend savoir est vrai, s'il a entre les mains les irrécusables preuves qu'il affirme posséder…

– Alors, docteur?..

– En ce dernier cas, madame, je vous dirai: usez de mon dévouement, parce qu'il y a un homme qui, moralement, a sur vous droit de vie et de mort, un homme dont les volontés devront être les vôtres…

La comtesse eut un grand éclat de rire, aussi faux qu'une larme d'héritier.

– En vérité, docteur, dit-elle, votre mine funèbre et votre accent lugubre me feront mourir… de rire.

Le docteur réfléchissait.

– Elle rit trop fort, se disait-il; Baptistin ne m'a pas trompé. Soyons prudent.

Puis, tout haut, il reprit:

– Puissé-je aussi, moi, madame, rire bientôt de craintes chimériques. Mais quoiqu'il arrive, permettez-moi de vous rappeler ce que vous me disiez il n'y a qu'un instant: le médecin est un confesseur. Cela est vrai, madame. Comme le prêtre, le médecin sait oublier les secrets que sa mission lui révèle; il sait conseiller et consoler. Mieux que le prêtre, parce qu'il est mêlé plus directement aux intérêts et aux passions, il comprend et excuse les fatalités de la vie, les entraînements…

– Docteur, interrompit la comtesse, vous oubliez de dire que, aussi bien que le prêtre, il prêche…

Pour lancer ce sarcasme, elle était parvenue à donner à sa physionomie la plus comique expression de gravité.

Mais elle n'arracha pas un sourire à Hortebize qui, de plus en plus, paraissait navré.

– Tant mieux si je suis ridicule, dit-il, tant mieux si je n'avive pas quelque douloureuse blessure que vous aviez lieu de croire fermée…

– Ne craignez rien, docteur.

– Alors, madame, je commencerai par vous demander si vous avez gardé souvenir d'un jeune homme de votre monde, qui, vers les premières années de votre mariage, jouissait à Paris d'une grande réputation… Je veux parler du marquis Georges de Croisenois.

Mme de Mussidan se renversa sur sa causeuse, les yeux fixés au plafond, le front plissé, comme si elle eût fait le plus énergique appel à sa mémoire.

– Georges de Croisenois, murmurait-elle, il me semble… Attendez donc, docteur!.. Non, j'ai beau chercher… je ne vois pas.

Le docteur crut de son devoir d'aider cette mémoire rebelle.

– Le Croisenois dont je parle, insista-t-il, a un frère nommé Henri, que vous connaissez certainement, car je l'ai vu, cet hiver, chez le duc de Sairmeuse, danser avec Mlle Sabine.

– C'est juste!.. Oui, docteur, vous avez raison, je me souviens maintenant…

On eût parlé à la comtesse d'un indifférent qu'elle n'eût pas gardé un plus magnifique sang-froid.

– Cela étant, reprit Hortebize, vous devez vous rappeler qu'il y a maintenant un peu plus de vingt-trois ans, Georges de Croisenois disparut tout à coup. Cette disparition fit un tapage affreux, ce fut presque un événement, le sujet d'une interpellation au ministère…

– Oui, en effet.

– La dernière fois qu'on aperçut Georges, ce fut au Café de Paris. Il y dînait en compagnie de quelques amis. Au coup de neuf heures, il se leva brusquement et s'apprêta à sortir. Un de ses intimes lui offrit de l'accompagner, il refusa. On lui demanda si on le reverrait dans la soirée, il répondit que oui peut-être, à l'Opéra, mais qu'il ne fallait pas compter sur lui. On supposa qu'il allait à quelque rendez-vous.

– Ah! on supposa cela!

– Oui, à cause de sa mise, qui était plus soignée que de coutume, bien qu'il fût tout à fait un élégant, un lion, comme on disait alors. Toujours est-il que Georges de Croisenois sortit seul, et qu'on ne l'a plus revu.

– Plus jamais! fit la comtesse, un peu trop gaîment peut-être.

Le docteur ne sourcilla pas.

– Non, madame, répondit-il, jamais. Les deux ou trois premiers jours, cette disparition parut extraordinaire; au bout d'une semaine, elle inquiéta.

– Oh! docteur, que de détails!..

– C'est vrai, madame. Je les ai connus autrefois, je les avais oubliés, on me les a remis en mémoire ce matin. Ils se trouvent avec bien d'autres, dans les procès-verbaux d'enquête. Car il y eut une enquête, et des plus minutieuses. Les amis de M. de Croisenois avaient commencé des recherches; comme elles n'aboutissaient pas, ils s'adressèrent au préfet de police. Les plus habiles agents furent mis sur pied. La première idée fut celle d'un suicide. Georges pouvait fort bien être allé se tirer un coup de pistolet au fond de quelque bois. L'état de ses affaires aussi prospères que possible, sa grande fortune, son caractère gai, son constant bonheur, démontrèrent le peu de fondement de cette supposition. Alors, on songea à un crime, et les investigations furent dirigées en ce sens. Rien, on ne trouvait rien.

La comtesse étouffa un bâillement d'une sincérité douteuse, et, comme un écho, dit:

– Rien.

– La police était aussi déconcertée que possible quand trois mois plus tard, un beau matin, un des amis de Georges reçut une lettre de lui.

– Ah!.. il n'était donc pas mort.

Le docteur nota l'air et l'accent de la comtesse pour les analyser à loisir.

– Qui sait!.. répondit-il. Cette lettre était datée du Caire. Georges annonçait que, las de la ville de Paris, il allait essayer de pénétrer dans l'intérieur de l'Afrique, et qu'on n'eût pas à s'inquiéter de lui. Cette lettre, vous le comprenez, parut suspecte. On ne s'embarque pas sans argent, et il a été prouvé que le marquis n'avait pas sur lui plus de mille francs, dont moitié en pièces d'or portugaises, gagnées au whist avant le dîner. On crut à une ruse de faussaire. Point. Les plus habiles experts déclarèrent reconnaître l'écriture de Croisenois. Vite, deux agents furent expédiés au Caire; mais, ni au Caire, ni le long de la route, personne n'avait vu celui qu'ils cherchaient. Depuis lors, pas un indice…

Il parlait avec une lenteur savamment calculée, mais la comtesse était de bronze.

– Quoi! fit-elle quand il s'interrompit, c'est déjà fini?

Hortebize chercha du regard le regard de Mme de Mussidan, et c'est seulement quand il l'eut rencontré qu'il répondit:

– Peut-être bien que non. Un homme, hier matin, est venu me trouver, qui prétend que vous savez, vous, madame, ce qu'est devenu le marquis Georges de Croisenois.

L'homme le plus fort n'aura jamais l'énergie de résistance de la plus faible femme.

Si solidement trempé qu'un homme soit, si endurci, si impudent qu'on le suppose, il laissera paraître quelque chose de ses intentions là où une femme jugée simple gardera le secret de ses tortures sous un visage riant.

Sur le terrain de la dissimulation, une jeune fille battra toujours le diplomate le plus retors, réunît-il à lui seul l'astuce et le génie de Fouché et de Talleyrand.

Quand, écrasé par l'évidence, l'homme tombe à genoux, la femme se redresse et lutte encore.

Dieu dit à Caïn: «Qu'as-tu fait de ton frère Albel?» et Caïn est frappé de stupeur. Une femme, à sa place, eût ergoté, nié, cherché des raisons.

Au seul nom de Montlouis, M. de Mussidan avait pâli et chancelé comme après un coup de massue.

A l'accusation si formelle du docteur, la comtesse partit d'un grand éclat de rire, bien plein, bien sonore, qui, pendant près d'une minute, sembla l'empêcher de répondre.

– Ah! docteur, dit-elle à la fin, vous me contez des choses de l'autre monde. C'est charmant, en vérité, cette histoire d'inconnu qui veut que je sache, moi, ce qu'est devenu M. Georges de Croisenois. C'est une somnambule, docteur, qu'il vous faut aller consulter.

Mais le docteur, lui aussi, quand il s'y met, donne joliment la réplique et joue passablement son petit rôlet.

Loin de sembler surpris ou décontenancé de l'accès d'hilarité de la comtesse, il eut l'air ravi et respira bruyamment comme s'il eût été soulagé d'un poids énorme.

– Dieu soit loué, fit-il; on m'avait trompé.

Il prononça cet acte de grâce si naturellement, avec une telle expression de foi naïve, que la comtesse y fut prise.

– Cependant, reprit-elle, je ne serais pas fâchée de savoir quel est le mauvais plaisant qui m'accuse d'être si bien instruite.

– Bast!.. répondit Hortebize, à quoi bon!.. Il s'est joué de moi, il m'a exposé à vous déplaire, madame la comtesse, cela suffit. Demain mon domestique le recevra de la belle façon, s'il se présente. Même, si j'écoutais mon indignation, je déposerais une plainte…

– Y songez-vous, interrompit Mme de Mussidan, une plainte!.. Ce serait donner à une niaiserie une importance qu'elle ne mérite pas. Dites-moi seulement le nom de votre mystérieux personnage. Est-ce que je le connais?

– Vous ne pouvez le connaître, madame, il est si loin de vous!.. Son nom ne vous apprendra rien. C'est un bonhomme que j'ai soigné, autrefois, qui est clerc d'huissier, si j'ai bonne mémoire, et qu'on appelle le père Tantaine.

– Tantaine?

– Ce doit être un sobriquet. Ce vieux drôle est tout ce qu'on peut imaginer de plus misérable, une manière de philosophe cynique, ne manquant pas d'intelligence, et c'est là ce qui m'épouvantait. Je me disais qu'évidemment il ne venait pas de son chef, et qu'il devait être l'instrument de gens d'autant plus dangereux, qu'arriver jusqu'à eux était impossible.

La comtesse ne put s'empêcher de trouver que le docteur se rassurait trop vite et trop complétement.

– Mais enfin, docteur, insista-t-elle, vous m'avez parlé de menaces, de preuves irrécusables, de pouvoir occulte…

– D'après le père Tantaine, oui, madame. Ce vieux drôle m'a dit: «Mme de Mussidan connaît le sort du marquis Georges, cela résulte clairement, pour moi, des lettres qu'elle a reçues, tant de M. de Croisenois lui-même que de M. le duc de Champdoce.»

La comtesse, cette fois, était touchée au bon endroit.

Elle se dressa tout d'une pièce, comme si elle eût été mue par un ressort, la joue livide, la pupille dilatée, la lèvre frémissante.

– Mes lettres!.. dit-elle d'une voix rauque.

On eût en pitié d'Hortebize, rien qu'à voir combien il était ému et consterné de l'effet produit.

– Vos lettres, madame, répondit-il avec une visible hésitation, ce coquin de Tantaine prétend les avoir entre les mains.

Mme de Mussidan poussa un cri terrible, le cri de la lionne qui s'aperçoit qu'on lui a ravi ses petits.

– Ah! misérable!..

Et aussitôt, oublieuse de sa noble impassibilité, sans se soucier d'Hortebize, elle s'élança hors du salon et on entendit dans l'escalier ses pas précipités et le froufou de sa robe de soie s'éraflant aux barres de la rampe.

Ainsi abandonné, le docteur s'était levé.

– Cherche!.. murmurait-il avec un sourire cynique, cherche, tu vas bien voir que les oiseaux sont envolés.

Il s'était approché d'une des fenêtres, et machinalement, du bout des doigts, il tambourinait sur les vitres.

– Il est dit, pensait-il, que Mascarot ne se trompera jamais! Comment ne pas admirer son infernale pénétration, sa logique implacable! Sur la plus futile circonstance, il devine une existence entière, il en déduit toutes les péripéties, comme le savant qui, à la vue de la feuille d'arbre que le vent roule à ses pieds, dit quel arbre l'a produite, et décrit ses graines, ses fleurs et ses fruits. Ah!.. s'il avait appliqué à quelque but noble et grand ses facultés surprenantes, sa dévorante activité, son audace que rien ne déconcerte!

A ces pensées, son front s'assombrit, et il se mit à arpenter le salon de long en large, poursuivant son monologue.

– Mais non, disait-il; en ce moment Baptistin est là-haut, occupé à martyriser M. de Mussidan, de même que moi, ici, je torture la comtesse. Quel métier!.. Et voilà vingt-cinq ans que cela dure. Ah!.. il y a des jours où je trouve que je paye cher ma bonne et heureuse vie!.. Sans compter…

Il tourmenta le médaillon de sa chaîne et ajouta:

– Sans compter que nous pouvons trouver nos maîtres, échouer, et alors quelle fin!..

Il s'interrompit, la comtesse rentrait.

Ses cheveux à demi-dénoués, le tremblement qui la secouait, sa pâleur, son regard fixe et comme hébété, tout en elle exprimait son épouvante et le désordre affreux de sa pensée.

– On m'a volée!.. disait-elle dès le seuil.

Si grand était son trouble, qu'elle parlait très haut, oubliant que le salon restait ouvert et que les valets de pied du vestibule pouvaient l'entendre.

Heureusement que le docteur ne perd jamais la tête, et c'est avec l'aisance d'un acteur réparant un oubli du chef des accessoires, qu'il alla refermer la porte.

– Qu'a-t-on volé? interrogea-t-il.

– Mes lettres, je ne les retrouve plus.

Elle se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit sur la causeuse, et de cette voix brève et saccadée que donne la conscience d'un péril imminent, elle continua:

– Et cependant ces lettres étaient cachées dans une cassette de fer fermant à secret, et cette cassette était enfouie au fond d'un tiroir dont la clé ne me quitte jamais. Et pas de traces de vol!..

Hortebize avait repris sa mine consternée.

– Tantaine aurait donc dit vrai? fit-il.

– Il a dit vrai, reprit la comtesse. Oui, il est à cette heure des gens dont moi je suis l'esclave, qui peuvent ployer ma volonté comme une baguette de saule, qui sont maîtres de ma vie autant que s'ils tenaient un poignard sur ma gorge.

Elle cacha sa figure entre ses mains, comme si, par un reste de fierté, elle eût voulu dissimuler le spectacle de son désespoir.

– Ces lettres sont donc accablantes? demanda le docteur.

– Je suis perdue!..

Qui eût vu le docteur, eût supposé qu'il se torturait l'esprit à chercher une issue à une inextricable situation.

– Ah!.. j'ai été bien coupable autrefois, poursuivit la comtesse, j'ai été bien insensée. Hélas! je ne savais rien de la vie. Je haïssais, et j'ai été frappée de vertige. Pauvre malheureuse!.. C'est contre moi que se tournent toutes les armes préparées pour ma vengeance. J'ai creusé un abîme espérant y précipiter tous mes ennemis, et voici que j'y roule!..

Le digne Hortebize se gardait bien d'interrompre. La comtesse était dans une de ces crises de désespoir où tout ce qu'on a au fond de l'âme remonte à la surface, comme les varechs pendant la tempête.

– J'aimerais mieux mourir, disait-elle, oui, mourir plutôt que de voir ces lettres entre les mains de M. de Mussidan. Pauvre Octave! N'a-t-il donc pas assez souffert par moi! Ah!.. je l'ai connu trop tard! Et cependant, c'est là ce dont on me menace, n'est-il pas vrai, docteur? On lui remettra ces lettres fatales si je ne consens pas à certaines choses. C'est de l'argent qu'on veut, n'est-ce pas, beaucoup d'argent, combien?..

Le docteur fit un signe négatif.

– Non, reprit la comtesse, ce n'est pas de l'argent qu'on exige? Quoi alors? Ah! ne me laissez pas dans cette anxiété mortelle, parlez, que veut-on de moi?

Quand il est seul, en face de sa conscience, Hortebize s'avoue qu'il se livre à des spéculations fâcheuses, il reconnaît qu'il joue gros jeu, et même, comme il n'est point né méchant, il plaint ses victimes.

Mais une fois la partie engagée, il oublie ses inquiétudes, rien n'est capable de l'attendrir et il fait tout pour gagner.

– Ce qu'on exige de vous, madame la comtesse, reprit-il, est, selon qu'on l'envisage, peu de chose ou une énormité!

– Parlez, je suis forte.

– Ces lettres fatales vous seront toutes rendues le jour où Mlle Sabine épousera le frère de Georges… le marquis Henri de Croisenois.

La stupeur de Mme de Mussidan fut telle qu'elle demeura immobile comme foudroyée.

– On m'a chargé de vous dire, poursuivit le docteur, qu'on vous accordera le délai que vous demanderez pour modifier les projets existants. Mais voici où éclate l'odieux: on vous prévient que si Mlle Sabine venait à épouser tout autre que M. de Croisenois, les lettres seraient portées à M. le comte de Mussidan, votre mari.

Tout en parlant, Hortebize, du coin de l'œil, surveillait l'effet produit.

Il dépassa ses prévisions.

La comtesse se leva, si défaillante, qu'elle fut contrainte de s'appuyer au marbre de la cheminée.

– Voici donc que tout est fini! prononça-t-elle. Ce qu'on me demande, il est hors de mon pouvoir de l'accorder. Cela vaut mieux. Ainsi, je n'aurai ni les angoisses, ni la lutte. Désormais mon sort est fixé. Allez, docteur, allez dire au misérable, qui a réussi à s'emparer de mes lettres, qu'il peut les porter au comte.

L'accent de la comtesse accusait une résolution si irrévocablement arrêtée, que Hortebize ne savait que penser.

– Il est donc vrai, poursuivit-elle, qu'il existe des scélérats lâches et vils autant que les plus odieux assassins, qui font commerce des hontes et des douleurs qu'ils surprennent, et qui en vivent! On me l'avait affirmé, je refusais de le croire. Ce sont là, me disais-je, des imaginations malsaines de faiseurs de romans à court d'inventions. Je me trompais. Pourtant qu'ils ne se hâtent pas de se réjouir, les infâmes qui pensent me tenir en leur pouvoir. Ils ne profiteront pas de leur ignominie. Il est un refuge où ils ne sauraient m'atteindre…

– Madame!.. suppliait le docteur, madame la comtesse…

Il suppliait en vain.

Elle était hors d'état de l'écouter ou même de l'entendre.

Elle continuait avec une violence croissante, s'exaltant au souvenir des souffrances endurées:

– Pensent-ils donc, les misérables, que je crains la mort? Ah! il y a des années que je demande comme une grâce, à Dieu qui me châtie, le calme, le néant de la tombe. Cela vous surprend, n'est-ce pas, de m'entendre parler ainsi, moi qui ai été la belle, l'adorée Diane de Sauvebourg, comtesse de Mussidan. Voilà comment le monde juge…

Au temps de mes plus belles fêtes, quand mon bonheur faisait envie, j'avais épuisé toutes les tortures d'ici-bas, et sué toutes les agonies de la passion. Et depuis…

Maintenant, mes meilleures amies, examinant et jugeant ma conduite, se demandent si je ne suis pas folle. Folle!.. Que ne la suis-je, en effet!

Ils ne se doutent pas, ceux qui s'étonnent de mes inquiétudes fiévreuses, de mes agitations, de mes jours emplis de tumulte; ils ne comprennent pas que je fuis le fantôme du passé qui me poursuit partout. Ils ne peuvent deviner que la solitude m'épouvante, que je me fuis moi-même, que je cherche l'oubli. Malheureuse!.. je devais pourtant le savoir, tout le fracas de l'univers n'étouffera jamais le murmure de la conscience.

Elle parlait en femme dont le sacrifice est fait, qui n'a plus rien à ménager ni à redouter.

Sa voix vibrante emplissait l'immense salon.

Et le docteur blêmissait, lui qui entendait à côté, dans le vestibule, les allées et les venues des valets que l'heure du repas mettait en mouvement.

– Comment ai-je pu vivre ainsi? disait la comtesse. C'est que toujours dans les brumes de l'avenir lointain, tremblote la chétive lueur de l'espérance. Et on va vers cette lumière décevante; on tombe, on se relève meurtri, mais on marche quand même…

Aujourd'hui, cependant, tout espoir s'évanouit. Je n'aperçois plus que ténèbres. Oh! non, la force ne me manquera pas pour anéantir l'implacable pensée. Cette nuit, pour la première fois depuis bien des années, Diane de Mussidan dormira d'un sommeil profond et sans rêves!..

La comtesse était à ce point hors d'elle-même, que le docteur se demandait avec effroi comment contenir cette explosion qu'il n'avait pas prévue.

Ces éclats de voix pouvaient appeler les domestiques, amener le comte en ce moment sous le couteau de B. Mascarot.

Alors, qu'arriverait-il? Le complot se découvrirait, tout serait perdu.

Voyant bien que Mme de Mussidan allait s'élancer dehors, que des paroles vaines ne l'arrêteraient pas, Hortebize osa lui saisir les poignets et presque de force la renversa sur la causeuse.