Kitabı oku: «Les esclaves de Paris», sayfa 7
– Au nom du ciel, madame, lui disait-il de sa voix la plus onctueuse, au nom de votre fille, daignez m'écouter. Ne vous abandonnez pas ainsi. Serais-je ici, me serais-je résigné à ce rôle d'intermédiaire de misérables qui me font horreur, si je croyais tout perdu? Mon dévouement vous reste? c'est celui d'un homme de cœur et d'expérience. Ne pouvons-nous lutter ensemble, conjurer l'orage?
Le docteur parla longtemps, d'un air pénétré, faisant autant d'efforts maintenant pour rassurer la comtesse, qu'il en avait fait le moment d'avant pour lui bien démontrer l'immensité du danger.
Hortebize est médecin. Il sait, lorsqu'il s'est décidé à une opération indispensable, calmer les élancements de la blessure, et la guérir.
Au moins eût-il la satisfaction de constater promptement que ses peines n'étaient pas perdues.
Aux flots de cette éloquence émoliente, qui tombait comme une douche sur son désespoir, Mme de Mussidan se sentait prise d'engourdissement.
Elle était accablée de cette prostration qui suit les grandes crises, lorsque les nerfs, bandés à se briser, tout à coup se détendent et deviennent lâches.
Après un quart d'heure, grâce à des prodiges d'habileté, le docteur l'avait amenée à regarder la situation en face et à la discuter.
Alors seulement il respira et s'essuya le front.
Il savait que qui discute est vaincu.
Accepter la discussion, c'est tout au plus demander à son adversaire un appoint de bonnes raisons pour céder.
– C'est odieux, répétait la comtesse, c'est odieux!
– D'accord, madame. Cependant examinons le fait en lui-même. Avez-vous contre M. de Croisenois quelque motif personnel d'exclusion?
– Aucun.
– Il est de bonne maison, aimé et estimé, il est fort bien de sa personne, il a trente-quatre ans à peine, car il était de quinze ans au moins plus jeune que son frère… N'est-ce pas un parti sortable?
– Oui, mais…
– Il a fait des folies? Quel jeune homme n'en a pas fait? On le dit criblé de dettes, ruiné. C'est faux; mais, en ce cas, Mlle Sabine est assez riche pour deux. D'ailleurs, Georges de Croisenois a laissé une fortune considérable, deux millions, je crois; il est impossible que Henri n'obtienne pas, un jour où l'autre d'être envoyé en possession de l'héritage de son frère.
Mme de Mussidan était encore trop sous le coup d'une épouvantable émotion pour songer aux objections si fortes qu'elle eût pu présenter au docteur. C'est à peine si, en se faisant une violence inouïe, elle pouvait rassembler ses idées confuses.
– Je dirais oui, reprit-elle, que cela ne servirait de rien. M. de Mussidan a décidé que Sabine serait la femme de M. de Breulh-Faverlay. Je ne suis pas la maîtresse.
– Vous pouvez tout sur votre mari, et si vous le voulez bien…
La comtesse, à plusieurs reprises, secoua tristement la tête.
– Autrefois, dit-elle, c'est vrai, j'ai régné en souveraine sur le cœur et sur l'esprit d'Octave, j'ai été l'arbitre de ses volontés. Il m'aimait alors, et depuis! Ne vous ai-je pas dit que j'ai été insensée. J'ai lassé un amour si robuste qu'il semblait devoir être éternel. J'ai rendu tout retour impossible, et maintenant…
Elle s'arrêta, comme confondue de ce qu'elle allait dire, et ajouta:
– Maintenant, je ne suis plus qu'une étrangère pour M. de Mussidan. Et je ne puis me plaindre, je l'ai voulu… il est, lui, juste et bon.
– On peut toujours essayer, gagner du temps…
– J'essayerai, docteur. Mais, Sabine! qui nous dit que Sabine n'aime pas M. de Breulh?
– Oh! madame, une mère a toujours une influence telle…
D'un geste violent, la comtesse saisit la main du docteur, et la serrant à lui faire mal:
– Faut-il donc, dit-elle d'une voix sourde, que je vous montre la profondeur de mes misères? Je suis une étrangère pour mon mari. Ma fille, c'est autre chose: elle me méprise et elle me hait…
Beaucoup de gens pensent qu'il serait tout simple et très aisé de faire deux parts distinctes de la vie.
On donnerait la première au plaisir, à l'assouvissement de toutes les fantaisies, puis plus tard, quand les tombées de cendre du temps ont amorti le feu des passions, on consacrerait la seconde au repos, aux joies pures de la famille.
Il n'en peut être ainsi.
Selon ce qu'a été la jeunesse, la vieillesse est la récompense ou l'expiation.
Cela n'apparaît pas toujours clairement dans la vie. Il est tant de bonheurs mensongers!
Mais tous ceux que leur mission conduit dans l'intérieur des familles, le magistrat, le médecin, le prêtre, savent que cela est.
La comtesse de Mussidan expiait.
Mais le docteur Hortebize n'avait pas le loisir de s'oublier en ces réflexions; le temps pressait; d'une minute à l'autre, le comte pouvait entrer, un domestique en tout cas allait paraître pour annoncer le dîner.
Il renonça, quant au présent, à toute investigation, ne s'appliquant plus qu'à calmer le comtesse, à lui démontrer qu'elle s'épouvantait de chimères, qu'elle ne pouvait être une étrangère pour son mari, que sa fille ne pouvait la haïr.
Même, il fut si insinuant, si persuasif, il étala si bien les grandes choses qu'on pouvait attendre de son dévouement qu'il fit pénétrer un rayon d'espérance dans l'âme désolée de la pauvre femme.
– Ah! docteur, lui dit-elle d'une voie émue, c'est au jour du malheur seulement qu'on connaît ses véritables amis.
De même que M. de Mussidan, la comtesse se sentait prise.
Elle se rendait, après une bien plus longue résistance, mais, elle se rendait.
Elle promit que dès le lendemain elle s'occuperait de rompre les engagements pris, et que, dès qu'elle trouverait une ouverture, elle mettrait en avant M. Henri de Croisenois.
Que pouvait-on souhaiter de mieux?
Le docteur en échange de ses promesses, jura qu'il saurait bien contenir Tantaine, le misérable, et le faire patienter. Il affirma aussi qu'il donnerait de fréquentes nouvelles…
Il y avait bien deux heures qu'Hortebize était près de la comtesse, lorsqu'il put enfin se retirer.
Il était brisé, on ne remporte pas impunément de pareils triomphes. Pour être associé de Mascarot, on n'en est pas moins homme.
Bien qu'il fit très froid, l'air du dehors parut délicieux au docteur; il respirait à pleins poumons, ainsi qu'il arrive quand on vient d'accomplir une tâche difficile ou qu'on reconnaît s'être heureusement tiré d'un mauvais pas.
Lentement il remonta la rue de Matignon, regagna le faubourg Saint-Honoré, et enfin entra dans le café ou il avait déjà attendu son associé, et où ils s'étaient donné rendez-vous une fois la bataille gagnée.
L'honorable placeur était déjà arrivé.
Assis dans un coin, devant une chope intacte, enfoui derrière un journal qu'il ne lisait pas, B. Mascarot se mourait d'impatience, tressaillant à chaque bruit de la porte.
Mille appréhensions l'assaillaient. Comme Hortebize tardait! Avait-il donc rencontré quelque obstacle imprévu et insurmontable, cet imperceptible grain de sable qui disloque les plus solides combinaisons?
Dès que le docteur parut:
– Eh bien! demanda-t-il, non sans un chevrotement dans la voix.
– Victoire!.. répondit Hortebize.
Et il se laissa tomber sur un tabouret, en ajoutant:
– Ouf!.. C'a été dur!
VII
Après avoir pris congé de B. Mascarot, désormais son protecteur, c'est du pas mal assuré d'un homme pris de boisson et en se tenant à la rampe, que Paul Violaine descendit le sale escalier de la maison de placement.
Cette fortune subite, inattendue, qui lui arrivait comme une tuile sur la tête, l'avait absolument enivré, étourdi.
En un moment, sans transition, d'une position si horrible qu'en traversant les ponts il regardait la Seine d'un œil enfiévré, il arrivait à une situation de douze mille francs par an…
Car c'était bien là le chiffre fantastique, inouï, que le placeur avait fait miroiter à ses yeux.
Il avait bien dit: Douze mille francs par an, mille francs par mois, et il avait offert d'avancer le premier mois.
C'était à devenir fou, et Paul l'était presque.
Ses idées étaient à ce point troublées, que hors le fait merveilleux il n'apercevait rien; qu'il ne cherchait aucunement à se rendre compte des incidents divers.
Non, il trouvait toute naturelle cette succession d'événements bizarres: Ce vieux clerc d'huissier apparaissant à point pour lui prêter 500 francs; ce placeur qui connaissait aussi bien que lui sa vie entière, et qui là, tout à coup, sans marchander, lui proposait les appointements d'un chef de section du ministère.
Cependant, une fois dans la rue, sous l'empire de sensations délirantes, Paul n'eut pas l'idée de courir à l'hôtel du Pérou pour y porter la grande nouvelle.
Rose devait l'y attendre, il n'y songea pas, justifiant ainsi les pronostics du docteur Hortebize.
Après cette première gorgée de prospérité, il était pris d'un irrésistible désir de mouvement. Il ressentait un impérieux besoin de dépenser, d'épandre son exaltation. Il lui semblait que sa joie serait doublée s'il pouvait raconter son bonheur, le dire, le clamer.
Mais où aller par le temps qu'il faisait. Et il n'avait pas d'amis à désoler de son succès.
En cherchant bien, pourtant, il se souvint qu'aux jours de ses premières misères à Paris, il avait emprunté quelqu'argent, oh!.. bien peu, vingt francs, à un jeune homme de son âge, nommé André, qui ne devait guère être plus riche que lui.
Il lui restait plus de la moitié du billet du vieux clerc d'huissier, une quinzaine de louis environ qui frétillaient dans sa poche, il se sentait des billets de mille francs sur la planche, n'était-ce pas le cas de s'acquitter, en même temps qu'une occasion superbe d'afficher une immense supériorité?
Le malheur est que ce jeune homme demeurait fort loin, tout en haut de la rue de La Tour-d'Auvergne.
La distance effrayait un peu Paul, et il hésitait, quand une voiture vide vint à passer. Il y monta, jetant l'adresse au cocher, du ton d'un homme qui n'est pas habitué à aller à pied.
Le fiacre se mit en marche, et Paul se prit à songer à ce généreux créancier chez lequel il se rendait. André n'était pas un ami; à peine était-ce un camarade.
Paul avait fait sa connaissance dans un petit établissement du boulevard de Clichy, le café de l'Épinette, où il allait souvent avec Rose, lorsque, nouveau venu à Paris, il habitait Montmartre.
Le café de l'Épinette n'est guère fréquenté que par des artistes: peintres, musiciens, comédiens, journalistes, tous grands hommes en herbe, qui discutent furieusement en buvant d'énormes quantités de bière.
Quant au nom de l'établissement, il lui vient d'un piano installé dans une des salles du haut, instrument infortuné, soumis aux plus sévères épreuves, rarement d'accord, et dont on entend les gémissements du milieu de la chaussée.
André, d'après ce que savait Paul, qui ne lui connaissait même pas d'autre nom et qui jamais n'avait été chez lui, André était artiste et avait plusieurs cordes à son arc.
D'abord, il était sculpteur ornemaniste, c'est-à-dire qu'il exécutait, à la journée ou à la tache, ces motifs si souvent ridicules dont les propriétaires ont bien le droit d'orner leurs bâtisses, mais qu'ils ont le tort de faire payer à leurs locataires.
C'est un métier assez pénible que celui de sculpteur-ornemaniste.
Le plus souvent, il faut travailler à des hauteurs vertigineuses, sur des échafaudages que fait osciller le plus léger mouvement; il faut se confier à des planches étroites ou se risquer au sommet d'échelles branlantes. De plus, à de rares exceptions, on est exposé à toutes les intempéries, gelé en hiver, grillé en été, sans autre abri contre la pluie qu'une toile déchirée. Il est vrai que si l'état est dur, il est lucratif.
Donc, André devait vivre assez bien de ses figures et de ses guirlandes.
Seulement, pendant bien des années, ce qui lui était venu par le maillet et le ciseau s'en était allé par les pinceaux et par les couleurs.
Car il était peintre aussi, mais alors pour son plaisir, pour la satisfaction de son ambition, pour obéir à une vocation irrésistible.
Il avait beaucoup étudié, beaucoup travaillé chez plusieurs maîtres, puis enfin, un beau jour, se sentant assez fort pour marcher seul, il avait pris un atelier.
De ce moment la peinture ne lui coûta plus rien. Deux fois déjà il avait exposé et les marchands commençaient à apprendre le chemin de sa maison.
On tenait André en haute estime à l'Épinette. On disait qu'il avait un talent très réel, une originalité saisissante et que certainement il arriverait, étant, de plus, un forcené «bûcheur.»
Paul ne s'était pas trouvé vingt fois à la même table que lui, lorsqu'un soir, comme ils se retiraient ensemble, pressé par la misère, il lui avait emprunté vingt francs, promettant de les lui rendre le lendemain.
Mais le lendemain, Paul et Rose s'étaient trouvés plus pauvres que la veille, leurs affaires avaient été de mal en pis, puis ils avaient déménagé, ils étaient allés s'établir de l'autre côté de l'eau… Bref, il y avait huit mois que Paul n'avait revu André.
Le fiacre, en ce moment, s'arrêtait rue de La Tour-d'Auvergne, devant le Nº…
Paul sauta sur le trottoir, jeta deux francs au cocher et s'engagea dans l'allée très large et très bien tenue de la maison.
Au fond de l'allée, une vieille femme grasse, fraîche, proprette, avec un bonnet à papillons, bien blanc, polissait les poignées de cuivre de la porte de la cour.
Ce ne pouvait être que la concierge.
– Monsieur André? demanda Paul.
– Il est chez lui, monsieur, répondit la vieille femme avec une volubilité extraordinaire, et même, sans manquer à la discrétion qui distingue tout concierge qui se respecte, je puis dire que c'est un miracle. Toujours dehors, M. André! Ah! c'est que, voyez-vous, il n'a pas son pareil comme travailleur.
– Mais, madame!..
– Et rangé donc qu'il est, continuait la vieille femme, et économe! Je ne lui connais pas un son de dettes. Jamais je ne l'ai vu gris qu'une fois. Je dirais même: et pas de connaissance!.. n'était une jeune dame qui, depuis un mois… J'ai même eu assez de mal à la voir, rapport à son voile. Mais cela ne me regarde pas, n'est-il pas vrai? Moi, je la trouve très bien, elle a toujours une femme de chambre avec elle, et certainement quelque jour…
– Morbleu! interrompit Paul impatienté, m'indiquerez-vous enfin l'atelier de M. André?
Cette violente interruption sembla choquer affreusement la concierge.
– Quatrième… porte à droite! répondit-elle d'un ton sec.
Et pendant que Paul montait lestement elle grommelait:
– Vilain mal élevé! couper la parole à une femme d'âge!.. Mais laisse faire, mon joli garçon, si jamais tu te représentes, je te reconnaîtrai, et tu ne trouveras pas souvent M. André chez lui.
Paul était déjà au quatrième étage, – le dernier.
Au milieu de la porte de droite, une carte de visite était clouée. Paul s'approcha et lut: André. Il ne risquait pas de se tromper.
Comme il n'apercevait pas de sonnette, il frappa, prêtant ensuite l'oreille, comme on fait toujours, machinalement, en pareil cas.
Aussitôt il entendit un piétinement, puis le bruit d'un meuble qu'on roulait, puis le grincement d'anneaux de cuivre glissant sur une tringle de fer.
Enfin, une voix jeune et bien timbrée cria:
– Entrez!
Le protégé de B. Mascarot ouvrit et entra.
Il se trouvait dans un atelier éclairé d'en haut par un large vitrage, assez vaste, modeste, mais d'une propreté poussée jusqu'à la minutie.
Des esquisses, des dessins, des tableaux inachevés garnissaient entièrement les murs. A droite se trouvait un divan très bas, recouvert d'un tapis tunisien. Au fond, au-dessus de la cheminée, était une glace à bordure de bois qu'un amateur eut incontinent marchandée. A gauche, se dressait un très grand chevalet à manivelle, mais un rideau de serge verte cachait le tableau qu'il supportait, et dont on n'apercevait que la bordure, une bordure d'un grand prix.
Au milieu de l'atelier, sa palette dans le pouce, des pinceaux à la main, un jeune homme se tenait debout: André.
C'était un grand garçon, admirablement campé, très brun, ayant les cheveux coupés courts, portant toute sa barbe, une barbe aristocratique, fine, soyeuse, bouclée, noire, avec des reflets bleuâtres.
Comparé à Paul, André certainement était laid.
Mais le jeune peintre avait ce qui manquait au protégé de B. Mascarot: une de ces physionomies qu'on n'oublie pas.
Le voir, d'ailleurs, c'était le connaître. Son front large et fier, sa bouche du dessin le plus ferme, son sourire, ses yeux noirs pleins d'éclairs disaient du premier coup sa nature mâle et loyale, son intelligence, la bonté de son cœur et l'énergie de sa volonté.
Détail singulier et qui frappa Paul tout d'abord, André, qui était en train de peindre, on le voyait à sa palette et à son pinceau, n'avait point un costume d'atelier.
Il était vêtu non à la mode, mais avec une recherche extrême.
A la vue de Paul, André déposa sa palette, et s'avança, la main largement tendue.
– Eh!.. vous voici donc, s'écria-t-il, de sa bonne voix sympathique et loyale, qu'êtes-vous devenu, depuis qu'on ne vous voit plus?
Cet accueil si amical ne laissa pas que de gêner un peu le protégé de B. Mascarot.
– J'ai eu des déceptions, commença-t-il, mille soucis…
– Et Rose? interrompit André, vous allez, j'espère, m'en donner les meilleures nouvelles. Est-elle toujours aussi jolie?
– Toujours, répondit Paul d'un air pincé. Mais vous m'excuserez, reprit-il très vite, d'avoir disparu si longtemps. Je viens vous remercier et vous rendre ce que je vous dois.
Le jeune peintre eut un geste insouciant.
– Bast! fit-il, de nous deux vous seul pouviez vous souvenir de cette bagatelle. Pas de façons avec moi, n'est-ce pas? si cela vous gênait le moins du monde…
Cette phrase sonna mal aux oreiller du vaniteux Paul. Il crut y démêler, sous une feinte générosité, l'intention de l'humilier.
Jamais plus magnifique occasion d'attester sa supériorité ne s'était présentée.
– Oh! dit-il de l'air le plus fat, cela ne me gêne aucunement. J'ai été, je l'avoue, fort misérable autrefois, mais j'ai maintenant un emploi de douze mille francs.
Il pensait que ce chiffre allait éblouir l'artiste, lui arracher des exclamations d'envie; il se trompait si bien qu'il se crut obligé d'ajouter:
– A mon âge, c'est joli.
– C'est-à-dire que c'est superbe. Et que faites-vous, sans indiscrétion?
Cette question était amenée par les circonstances mêmes. Cependant, comme Paul n'y pouvait répondre, ignorant quel emploi lui était destiné, elle le blessa autant qu'une insulte préméditée.
– Je travaille, prononça-t-il en se redressant.
Son air, en lançant ce mot, était si singulier, qu'André, qui était à mille lieues des sensations, parut tout surpris.
– Il m'arrive rarement de rester à rien faire, dit-il.
– Oui, mais moi je suis forcé de travailler plus qu'un autre, n'ayant personne qui s'inquiète de mon avenir, ni parent, ni protecteur.
L'ingrat, il oubliait l'honorable B. Mascarot.
Cependant, son ton emphatique sembla réjouir considérablement le peintre.
– Parbleu! répondit-il, vous imaginez-vous que l'administration des hospices fournit des protecteurs à ses enfants-trouvés!
Paul ouvrit de grands yeux.
– Quoi! commença-t-il, vous seriez…
– Précisément, et je n'en fais pas mystère, estimant qu'il y a là de quoi pleurer, peut-être, mais non de quoi rougir. Tous mes camarades, même ceux du chantier, le savent, et je m'étonne que vous l'ignoriez. Je suis tout simplement un enfant de l'hôpital de Vendôme, où même, entre parenthèse, j'ai dû laisser le renom d'un détestable garnement.
– Vous?..
– Moi-même, et franchement je n'ai pas le plus léger remords. Je m'explique. Jusqu'à douze ans, j'avais été le plus heureux des gamins, la sœur-professeur était enchantée de ma mémoire; le jour, je travaillais au grand jardin qui s'étend le long du Loir; le soir, je barbouillais d'immenses quantités de papier; je voulais être peintre. Hélas! rien n'est durable ici-bas! J'eus douze ans, et la supérieure eut l'idée de me placer en apprentissage chez un corroyeur.
Paul s'était assis sur le divan, et tout en écoutant, il avait roulé une cigarette.
Il allait l'allumer, quand André le retint en lui disant:
– Vous me feriez vraiment plaisir en ne fumant pas.
Sans trop se rendre compte du caprice, car le peintre fumait beaucoup d'ordinaire, Paul jeta son allumette.
– J'obéis, fit-il, mais il me faut la fin de l'histoire.
– Oh!.. volontiers, d'autant qu'elle est courte. Du premier coup, ce métier de corroyeur me déplut. Pour comble, dès le second jour, un ouvrier maladroit me renversa sur le bras un seau d'eau bouillante qui me brûla si cruellement que je faillis en mourir et que j'en porte encore les traces.
Il relevait en même temps sa manche droite et montrait une large cicatrice qui, partant de la saignée, remontait vers l'épaule.
– Dégoûté et échaudé, je conjurai la supérieure, une terrible femme à lunettes, de me faire apprendre un autre état. Prières vaines, elle avait juré que je serais corroyeur.
– C'était dur.
– Plus que vous ne croyez. Aussi, de ce jour mon parti fut pris. Décidé à fuir dès que j'aurais amassé une petite somme, je devins le plus soumis et le plus appliqué des apprentis. Au bout d'un an, grâce à des prodiges de travail et de dégoût vaincu, j'avais économisé sou à sou quarante francs. Je me dis que c'était assez, et par un beau matin d'avril, muni d'une chemise, d'une blouse et d'une paire de souliers de rechange, je prenais à pied la route de Paris.
– Et vous n'aviez que treize ans!
– Pas même. Seulement, j'ai reçu du ciel une assez forte dose de cette volonté raisonnée que les imbéciles appellent de l'entêtement. J'avais juré que je serais peintre…
– Vous l'êtes.
– Non sans peine, allez. Ah! je vois encore l'auberge où j'ai couché la première nuit de mon arrivée à Paris; elle était située tout en haut du faubourg Saint-Jacques. J'étais si las, que je dormis seize heures de suite. A mon réveil, je déjeunai d'abord fort bien; puis, ayant reconnu que mes fonds baissaient terriblement, je me dis: «Il s'agit, mon garçon, de trouver de l'ouvrage tout de suite.»
Un sourire monta aux lèvres de Paul.
Il se rappelait ses premières déconvenues, en arrivant à Paris, et lui, cependant, il n'avait pas treize ans, mais vingt-deux ans; il ne possédait pas quarante francs, il en apportait trois mille.
– Vous espériez, interrogea-t-il, trouver des travaux à faire?
– Non, répondit l'artiste, j'étais plus fort que cela. Je me disais que pour savoir une chose, il faut l'avoir apprise, et si je désirais si passionnément gagner de l'argent, c'était afin de pouvoir payer mes études.
Il y avait cent raisons pour que Paul ne soufflât mot.
– Heureusement, continua André, près de moi, pendant que je mangeais, un gros homme déjeunait:
«Monsieur, lui dis-je, regardez-moi, j'ai treize ans, mais je suis fort comme si j'en avais seize, je sais lire et écrire, j'ai du courage, une bonne volonté sans pareille, que dois-je faire pour gagner ma vie?» Il me toisa une bonne minute, et d'une voix rude me répondit: «Va demain matin à la Grève, tu trouveras quelque maître maçon qui t'embauchera.»
– Et vous y êtes allé?
– Heureusement pour moi. Dès quatre heures, le lendemain, je me promenais autour de l'Hôtel-de-Ville. Je rôdais dans les groupes d'ouvriers depuis assez longtemps, quand, tout à coup, je reconnais mon gros homme de la veille. Lui aussi, m'aperçoit. Il vient droit à moi: «Garçon, me dit-il, décidément tu me plais. Je suis entrepreneur de sculptures, veux-tu être mon apprenti? tu aideras mes ouvriers ornemanistes, et ils l'enseigneront l'état?»… Apprendre la sculpture! Je crus voir les cieux s'entr'ouvrir. «Certes, je le veux,» répondis-je. Ce qui fut dit fut fait. Ce brave homme était Jean Lantier, le père de mon patron actuel.
– Mais votre peinture?
– Oh!.. la peinture n'est venue que plus tard. Il fallait commencer par me donner une certaine éducation. Tout en m'appliquant à mon apprentissage, je travaillais; je fréquentais les écoles du soir, je suivais des cours de dessin, j'achetais des livres, et le dimanche… je me payais un professeur pour moi tout seul.
– Sur vos économies?
– Mais oui. J'ai été bien des années avant d'oser m'offrir un verre de bière.
– Six sous!.. Diable! c'était une somme. Enfin, le jour est arrivé où j'ai gagné quatre-vingts ou cent francs par semaine, comme les camarades, et c'est alors que je me suis mis à la peinture, mais les mauvais temps étaient passés…
– Et vous n'avez jamais été tenté de retourner à Vendôme?
– Si, mais je n'y retournerai que le jour où il me sera possible de constituer une rente de 500 francs pour un pauvre moutard abandonné comme je l'ai été.
Si André, connaissant Paul, eut prit à tâche de le blesser et de faire saigner les plaies de sa vanité malade, il ne se fût pas exprimé autrement.
Chacune de ses phrases était tombée sur le cœur du protégé de B. Mascarot, plus douloureuse qu'un soufflet sur la joue.
Pourtant, Paul comprenait que la plus élémentaire politesse lui imposait une phrase flatteuse.
Il se fit donc violence, et dit:
– Quand on a votre talent on n'a besoin de personne.
Aussitôt, comme s'il eût voulu chercher une confirmation de son opinion, il se leva et se mit à tourner autour de l'atelier.
En apparence, il examinait les esquisses.
En réalité, il était attiré par ce tableau à bordure si riche, placé en face de lui, et caché par un rideau.
Ce tableau agaçait sa curiosité.
Pendant que se déroulait le récit d'André, si irritant et si humiliant pour lui, Paul n'avait pu détacher ses regards de cette toile si exactement cachée.
Il réfléchissait, et plusieurs circonstances insignifiantes, inaperçues sur le moment, se représentaient vivement à son esprit, et lui paraissaient avoir entre elles une étroite relation.
Tout d'abord, il se souvenait des remarques de Mme Poileveu, la discrète concierge, au sujet de cette dame voilée qui, accompagnée d'une femme de chambre, venait parfois visiter le peintre.
En second lieu, quand il avait frappé, n'avait-on pas tardé à l'admettre? N'avait-il pas entendu rouler un chevalet et tirer un rideau?
Puis encore, pourquoi cette tenue soignée?
Enfin, quels motifs poussaient André à le prier de ne pas fumer?
De tout cela, Paul concluait que le jeune peintre attendait ce jour-là même sa visiteuse mystérieuse, et que ce tableau ne pouvait être que son portrait.
De là, à souhaiter de soulever ce rideau importun, qu'André y consentît ou non, il n'y avait qu'un trait.
Aussi, tout en s'arrêtant et s'extasiant devant les esquisses, tout en prodiguant les «fort bien!» et les «Ah! très réussi!» Paul manœuvrait de façon à se rapprocher insensiblement du chevalet.
Lorsqu'il se vit à portée, il étendit brusquement la main en disant:
– Et ceci, qu'est-ce? La perle de l'atelier, sans doute.
Mais André, s'il manquait absolument de défiance, n'était pas dépourvu de finesse. Il avait remarqué la tactique de Paul et deviné ses intentions. Blessé dans sa délicatesse, il ne voulut rien dire, craignant peut-être de se tromper, mais il veilla.
En conséquence, au moment précis où Paul allongeait rapidement le bras, André étendit le sien plus vivement encore et l'arrêta.
– Si je cache ce tableau, dit-il en même temps, c'est que je ne veux pas qu'on le voie.
– Oh!.. pardon, fit Paul en s'excusant.
Il cherchait à tourner en plaisanterie son indiscrétion, mais au fond il était très choqué du ton de l'artiste et le jugeait fort ridicule.
– Ah!.. c'est ainsi, pensa-t-il, eh bien! je vais prolonger ma visite, et si je n'ai pas réussi à voir le portrait, je verrai du moins l'original.
Sur cette belle résolution, il se jeta dans le grand fauteuil de cuir placé près de la table de travail et commença une longue histoire, bien décidé à ne pas apercevoir les gestes significatifs d'André, qui, à tout moment, tirait sa montre et semblait sur les épines.
Il parlait… il parlait… et il mettait à son récit d'autant plus d'animation, que, presque sous sa main, il venait d'apercevoir une photographie représentant une jeune femme.
Profitant d'une distraction d'André, il put la prendre et l'examiner un moment avant de dire:
– Ma foi!.. voici une jolie personne.
A cette remarque, le jeune peintre devint plus rouge que le feu, ses lèvres tremblèrent, et c'est avec une violence inouïe, qu'arrachant la carte des mains de Paul, il la serra dans un livre.
Ce mouvement brutal trahissait si bien une terrible colère, que le protégé de B. Mascarot se leva fortement ému. Et pendant une minute au moins, les deux jeunes gens restèrent debout, face à face, silencieux, se mesurant du regard comme auraient pu le faire deux ennemis mortels.
Ils se connaissaient à peine; le hasard qui les avait réunis allait les séparer, et cependant chacun d'eux sentait vaguement, comprenait et se disait que l'autre aurait sur sa vie une influence décisive.
André, plus maître de soi, revint le premier.
– Je vous demande pardon, dit-il, je suis dans mon tort de laisser traîner des objets qui devraient être précieusement serrés.
Paul s'inclinait déjà en homme qui accepte une explication, quand le peintre ajouta:
– Cette confiance vient de l'habitude où je suis de ne recevoir chez moi que des amis. Il a fallu aujourd'hui une de ces exceptions imprévues…
D'un geste, Paul interrompit l'artiste.
– Croyez, monsieur, prononça-t-il d'un ton qu'il s'efforçait de rendre blessant, croyez que, sans l'impérieux devoir que vous savez, je n'aurais pas pris la liberté de pénétrer chez vous.
Il dit, pirouetta, sur ses talons et sortit en tirant violemment la porte.
– Eh!.. va-t-en au diable, sot indiscret, murmura André; aussi bien j'allais être forcé de te mettre dehors.
Quant à Paul, c'est le cœur gros de colère qu'il quittait l'atelier du peintre.
Venu avec l'honnête projet d'humilier de l'étalage de sa prospérité suspecte un obligeant camarade, il se retirait écrasé.
Se comparant à ce héros de la Volonté, si grand et si modeste, il se sentait petit, mesquin, ridicule, presque odieux; et il le haïssait pour toutes les nobles qualités qu'il était contraint de lui reconnaître; oui, il le haïssait à la mort.
– C'est égal, se disait-il, je n'en aurai pas le démenti, je la verrai, cette invisible inconnue.
En effet, sans réfléchir à la bassesse de sa conduite, il traversa la rue et alla se mettre en observation devant la maison d'André.
Il grelottait, mais les piètres esprits ont pour la satisfaction de leurs puériles rancunes une ténacité qu'ils ne sauraient appliquer aux choses sérieuses.