Kitabı oku: «Mariages d'aventure», sayfa 10
V
Une fois seul, en voiture, sur la route du château de la baronne, Hector réfléchit en effet.
Quelle aventure courait-il? n’était-ce pas une folie? Aller ainsi, seul, de but en blanc, demander à madame d’Ambleçay la main de sa fille, c’était marcher au-devant d’un refus. Qui le forçait à risquer ainsi, sur une seule carte, le bonheur de toute sa vie? Il pouvait attendre, se faire mieux apprécier de la mère de Louise, intéresser ses amis à son succès…
Il se dit tout cela. Mais il n’en poursuivit pas moins sa route. Ce n’est pas qu’il redoutât les railleries de Ferdinand, mais il obéissait à une voix secrète, inexplicable pressentiment qui lui conseillait de poursuivre.
En chemin il rencontra un pauvre, et vida sa bourse entre les mains du mendiant, surpris d’une semblable générosité. S’il était passé devant une église, il y serait entré pour faire brûler un cierge. Le bruit de la voiture ayant effrayé des pies en train de picoter au milieu de la route, il remarqua avec satisfaction qu’elles étaient trois et qu’elles avaient pris leur vol à droite. Cet augure est infaillible.
Dans la cour du château, un gros dogue assez laid et passablement malpropre vint à lui, le flaira, et se mit à lui lécher les mains. Il le flatta doucement. Les caresses de ce chien lui semblaient encore un heureux présage. L’inquiétude et l’attente doivent avoir donné naissance à la superstition.
Comme il traversait le jardin, il crut apercevoir derrière les massifs une robe blanche qui fuyait. Il reconnut ou plutôt devina Louise.
Enfin, on l’introduisit dans le salon, en le priant d’attendre. On était allé prévenir madame d’Ambleçay. Il eut ainsi le temps de se remettre un peu. Il en avait besoin. Sa démarche en ce moment lui apparaissait comme un acte de démence insigne. Pour un peu il se serait enfui comme un voleur, lorsque la baronne entra.
C’est une femme d’une quarantaine d’années, mais jamais on ne lui donnerait cet âge. Le calme et la quiétude de sa vie lui ont laissé cette fleur de jeunesse que dès la vingtième année perdent les femmes de la ville. On ne se douterait jamais de ses souffrances passées, sans ses cheveux blancs, qui forment avec sa figure juvénile le contraste le plus étrange, et attestent la profondeur de ses chagrins. Sa voix est douce, un peu traînante, son geste affable et digne. Toute sa personne est empreinte de cette distinction suprême que la fortune ne donnera jamais.
Ses yeux, fort beaux, trahirent, en apercevant Hector, une légère surprise. Mais ce ne fut qu’un éclair. Elle pensa que sans doute il quittait la Fresnaie et venait lui faire une visite d’adieu. D’un geste gracieux, elle indiqua un fauteuil à son visiteur, et prit place elle-même sur une causeuse.
Hector était fort pâle à ce moment, comme un homme qui s’est jeté à l’étourdie dans un grand péril et s’aperçoit qu’il ne peut plus reculer. Son mariage à cette heure pouvait n’être plus qu’une question d’habileté. Il le comprit, et parvint à dominer un peu son angoisse. «Pas de phrases entortillées, pensa-t-il, droit au but; je m’expliquerai après.» Sa voix était fort tremblante, mais très distincte pourtant.
– Madame, dit-il, je n’ai pu voir sans l’aimer mademoiselle votre fille. Si j’avais le bonheur d’être par vous jugé digne d’elle, je n’aurais pas assez de toute ma vie pour payer la dette de ma reconnaissance.
Madame d’Ambleçay se leva brusquement, en portant la main à son front. Une foule de circonstances qui lui avaient échappé ou lui avaient paru insignifiantes, se présentaient tout à coup à son esprit comme un faisceau lumineux. Elle s’accusa d’imprévoyance et d’aveuglement.
– Imprudente! murmura-t-elle en reprenant sa place, imprudente…
– Pardonnez-moi, madame, continua Hector avec un geste suppliant, pardonnez-moi la singularité, l’inconvenance même de ma démarche. J’ai obéi à un sentiment dont je ne suis plus le maître. D’ordinaire, dans le monde, un ami, un parent, se chargent de la demande que j’ai osé vous faire moi-même. Mais, hélas! je n’ai plus de parents, je suis seul, isolé. Vous me connaissez à peine, je le sais, mais toute une ville, le jour où vous le voudrez, se lèvera pour témoigner de l’honneur de ma famille. Pour moi, madame, demandez-moi, si vous le voulez, des années d’épreuves…
Le regard froid et sévère de la baronne glaça les paroles sur les lèvres d’Hector; il y eut un moment de silence aussi embarrassant pour l’un que pour l’autre.
– Croyez, monsieur, dit enfin madame d’Ambleçay, mal remise encore de son émotion et de sa surprise, croyez que je me tiens pour très honorée de votre démarche. Mieux eût valu, pourtant, me la faire pressentir; prévenue, je vous aurais épargné la douleur d’un refus, car il m’est impossible d’accueillir votre demande…
– Oh! madame! s’écria douloureusement Hector…
– Impossible! monsieur.
Un cri étouffé, qui semblait venir de la pièce voisine, répondit à ce mot, prononcé d’un ton ferme qui annonçait une inébranlable résolution.
– Écoutez… dit la baronne avec inquiétude, imposant silence à Hector.
Presque aussitôt on entendit comme le bruit sourd d’un corps qui s’affaisse sur lui-même, et madame d’Ambleçay s’élança vers une des portes du salon.
Elle écarta la tapisserie, ouvrit vivement la porte, embrassa d’un coup d’œil l’appartement, et se retournant vers Hector qui l’avait suivie:
– Je vous prie de m’attendre, dit-elle.
La porte se referma sur la baronne, et le jeune homme demeura seul.
Qui avait poussé ce cri? mademoiselle d’Ambleçay, évidemment. Elle écoutait donc aux portes!..
En toute autre circonstance, Hector se serait beaucoup amusé de cette situation à la fois triste et comique, et d’une vulgarité désolante. Mais il n’avait pas le cœur à la raillerie. A peine osa-t-il se réjouir de cet aveu si formel arraché à la jeune fille. Quelle serait l’influence de cet aveu involontaire sur la décision de madame d’Ambleçay? Là était pour lui toute la question.
Dévoré d’inquiétudes et d’angoisses, ne sachant s’il devait craindre ou espérer encore, il se laissa tomber sur un fauteuil, prêtant l’oreille à tous les bruits de la maison. Son sort se décidait en ce moment. Un mot allait consommer son désespoir ou le faire renaître au bonheur.
Il était si profondément plongé dans ses sombres réflexions, qu’il n’entendit pas la porte s’ouvrir et ne s’aperçut pas de la présence de l’ancien précepteur de Louise. Il fallut que celui-ci lui touchât légèrement le bras.
Hector tressaillit comme un dormeur éveillé par un seau d’eau froide. Sa figure exprima un si naïf ébahissement, il roulait des yeux si effarés, que l’abbé ne put s’empêcher de sourire.
– Monsieur, dit le prêtre, madame la baronne ne tardera pas sans doute à revenir, mais elle a craint pour vous l’ennui, et m’envoie vous tenir compagnie.
Le jeune homme s’inclina.
– Ce cher abbé, pensa-t-il, va, sans s’en douter, me raconter tout ce qui se passe.
Folle présomption! En vain Hector se mit en frais de ruses et de diplomatie. A toutes ses questions insidieuses ou directes, le spirituel prêtre trouva moyen, tout en parlant beaucoup, de ne répondre absolument rien. Si bien, qu’après une heure et plus de conversation, le triste amoureux n’était pas plus avancé qu’auparavant. Il était fort déconcerté, lorsqu’à sa grande satisfaction la baronne vint rompre le tête-à-tête. L’abbé, presque aussitôt, s’esquiva discrètement.
La physionomie de madame d’Ambleçay accusait une douleur profonde. Il était aisé de voir qu’elle avait pleuré; elle avait encore quelque peine à retenir ses larmes. Hector aurait eu pitié de l’altération des traits de la pauvre mère, si lui-même n’avait beaucoup souffert. La douleur est égoïste.
– Avant tout, monsieur, dit la baronne avec des prières dans la voix, jurez-moi, quoi qu’il puisse arriver, de ne jamais ouvrir la bouche sur ce qui vient de se passer.
– Je vous le jure, madame.
L’accent inimitable de sincérité d’Hector dut rassurer madame d’Ambleçay. Elle le remercia d’un seul regard, mais ce regard valait toutes les actions de grâces de la terre.
– Tout à l’heure, monsieur, reprit-elle, à votre demande si imprévue, j’ai répondu: impossible. Alors, – elle rougit en prononçant ces mots, – alors, je n’avais pas consulté ma fille. Maintenant, c’est avec son assentiment que je viens vous dire: Je ne crois pas qu’il me soit possible de vous accorder jamais sa main.
Hector saisit parfaitement la nuance de cette seconde réponse. Pourtant ce fut comme une seconde blessure. Ce n’était pas là ce qu’il attendait. Il retombait rudement à terre, de toute la hauteur de ses espérances. La baronne continua:
– Voici bien longtemps déjà que le mariage de ma fille est inexorablement arrêté. Le baron d’Ambleçay, à son lit de mort, a désigné lui-même l’époux qu’il destinait à sa fille. J’ai juré d’obéir à ses volontés; on ne trahit pas un serment fait au chevet d’un mourant. Dût mon cœur se briser, dût le cœur de Louise être brisé de même, nous tiendrons une promesse sacrée. On n’est jamais complètement malheureux lorsqu’on a la conscience d’avoir rempli son devoir.
– N’est-il donc plus d’espoir? murmura Hector accablé.
– Je vous en fais juge, monsieur, écoutez-moi: A la Révolution, le grand-père de mon mari émigra avec toute sa famille, sa femme et ses cinq enfants. Tous ses biens furent mis en séquestre, et il ne tarda pas à tomber dans une détresse profonde. C’est à Londres qu’il s’était réfugié. Lui et les siens faillirent périr de misère, de froid et de faim, dans cette ville où ils ne connaissaient personne. Pour donner un peu de pain à ses enfants, il se plaça comme homme de peine chez un riche fabricant, et sa femme, une Cinq-Cygne, fit des ménages dans le voisinage. Mais que pouvaient leurs efforts!.. La femme tomba dangereusement malade. Un propriétaire inexorable allait, faute de paiement, jeter toute la malheureuse famille dans la rue, c’en était fait d’eux, lorsque la Providence, dont il ne faut jamais désespérer, leur envoya un sauveur. Un riche baronnet recueillit le grand-père de mon mari et lui offrit, ainsi qu’à tous les siens, la plus noble des hospitalités. Et cela, non pour quelques jours, pour quelques mois, mais pour des années. Les d’Ambleçay doivent leur salut à cet homme si généreux, à cet ami des jours malheureux. Et plus tard, lorsque la tempête révolutionnaire fut calmée, c’est grâce à lui qu’ils purent regagner la France et recouvrer une partie de leurs biens. Le souvenir de ce bienfait s’est transmis comme héritage dans notre famille, monsieur.
– Je le comprends, répondit faiblement Hector.
– Eh bien, monsieur, nous pouvons aujourd’hui acquitter cette dette. A son tour, la famille de ce noble Anglais a connu le malheur; son fils a été ruiné. Plusieurs fois mon mari est allé mettre à ses pieds toute notre fortune; jamais il n’a voulu accepter une obole de ceux qui devaient plus que la vie à son père. Il aurait pu travailler, entreprendre quelque chose, tenter de relever sa fortune; mais vous savez l’horreur profonde, insurmontable, de la noblesse anglaise pour tout ce qui touche au commerce. Le baronnet, enfermé dans le château de ses pères, refusa toutes les propositions, préférant sa médiocrité, héroïquement supportée, à toutes les jouissances de richesses acquises au prix de ce qu’il appelait son honneur. Enfin, il est mort, ne léguant à son fils que sa pauvreté et un nom sans tache.
C’est ce fils, monsieur, qui doit être le mari de Louise.
– Ah! s’écria Hector, emporté par son désespoir, l’Anglais n’avait fait que partager sa fortune, et vous, madame, vous sacrifiez votre fille.
– Cette union, monsieur, dit sévèrement la baronne, a été arrêtée entre le père de ce jeune homme et mon mari. Nous n’avions aucun autre moyen de venir en aide à une famille cruellement éprouvée, trop fière pour accepter la restitution d’une aumône. – Car ils ont fait l’aumône aux d’Ambleçay. Depuis longtemps le jeune baronnet est prévenu, il connaît nos conventions, il sait que ma fille lui est destinée, l’époque fixée pour ce mariage approche, et enfin, pour tout vous dire…
La pâleur livide d’Hector effraya la baronne; aussi hésita-t-elle une minute après ces dernières paroles.
Elle s’arma cependant de courage, et détournant la tête:
– Nous l’attendons, dit-elle d’une voix faible.
– Vous êtes cruelle! madame, répondit Hector avec amertume, il ne fallait pas revenir sur votre refus…
– Je suis revenue sur mes premières paroles, parce que j’étais contre vous avant d’avoir parlé à Louise; maintenant je suis pour vous. J’aurais tout fait pour hâter la conclusion de ce mariage, désormais je ne ferai rien…
– Qu’espérez-vous alors?..
– J’espère en Dieu, monsieur. Le fiancé de ma fille peut oublier sa promesse, Louise peut lui déplaire… que sais-je?..
Hector secoua tristement la tête.
– Si encore on pouvait aider à cet oubli. Ah! si je le connaissais, j’irais lui dire…
– Vous ne lui diriez rien, monsieur. Si seulement vous prononciez le nom de ma fille devant lui, vous auriez alors moins de chances qu’aujourd’hui.
– Mais je suis riche. Si la moitié de ma fortune…
– Si c’était une question d’argent, elle serait déjà résolue.
– Oh! murmura Hector, arrêter ainsi par avance des mariages! fatale imprudence. Mon père aussi, madame, reprit-il plus haut, avait décidé que j’épouserais la fille d’un de ses amis. Il m’attend, cet ami…
– C’est encore un obstacle dont vous ne parliez pas.
– S’il n’y avait que celui-là! ajouta-t-il étourdiment.
– Je vous excuse, monsieur, reprit madame d’Ambleçay avec dignité, ce n’est pas votre raison qui parle. Sachez même que si le baronnet venait à oublier la parole de son père, je ne vous accorderais pas la main de Louise avant le mariage de votre fiancée… Mais permettez-moi d’aller rejoindre ma fille, et reposez-vous sur la Providence. J’aurai cependant encore un service à réclamer de vous…
Hector arrêta du geste madame d’Ambleçay.
– Je vous comprends, madame, dit-il; ce soir même j’aurai quitté la Fresnaie.
Et, prenant congé de la baronne, il se retira désespéré, la tête vide, le cœur gonflé de sanglots. Il sentait qu’il laissait son âme dans ce petit château de Touraine.
Comme il traversait lentement la cour pour regagner sa voiture, cherchant à deviner laquelle de toutes ces fenêtres était celle de Louise, il fut rejoint par l’abbé. Il salua tristement ce prêtre dont il enviait le bonheur.
Ne vivait-il pas presque de la même vie que mademoiselle d’Ambleçay? il la voyait tous les jours, il pouvait lui parler à toute heure.
– Cher monsieur, lui dit le vieux précepteur, excusez-moi de courir ainsi après vous, mais ne m’avez-vous pas dit tantôt que vous comptiez partir prochainement pour Paris?
– J’y serai demain, répondit Hector avec un soupir.
– Ma foi! cela tombe bien. Je vous serais fort obligé s’il vous convenait de vous charger pour moi d’une petite commission…
– Je suis tout à votre service, monsieur…
– Oh! c’est simplement une lettre à remettre de ma part au fiancé de mademoiselle Louise, sir James Wellesley, qui habite pour le moment la capitale, rue de Rivoli, hôtel des Etrangers.
Hector prit la lettre en tremblant de plaisir, et l’abbé qui se confondait en remercîments le reconduisit jusqu’à sa voiture.
– Que veut dire ceci? pensait Hector, lorsqu’il se trouva seul; madame d’Ambleçay ne m’avait pas dit le nom de cet Anglais de malheur; prendrait-elle ce moyen détourné? M’autorise-t-elle tacitement ainsi à faire tous mes efforts pour amener une rupture? Non, ce n’est pas probable. Est-ce Louise qui… Oh! non, non, impossible, l’idée doit venir de l’abbé, je le soupçonne très fin, avec son air bonhomme. Le chagrin de son élève m’aura valu sa protection. Il sait le proverbe: «Aide-toi, le ciel t’aidera,» et il me conseille, c’est évident, de donner un coup de main à la Providence. Il m’en fournit les moyens. A bon entendeur, salut! Je ne parlerai jamais de madame d’Ambleçay à M. Wellesley; mais que je perde l’amour de Louise s’il vient jamais en Touraine!
Hector trouva ses amis de la Fresnaie fort inquiets de sa longue absence, et sa figure bouleversée ne les rassura pas.
– Vous avez échoué? lui demanda madame Aubanel.
– Hélas, oui!.. il me reste bien peu d’espoir.
Strict observateur de sa parole, Hector ne parla pas de la scène du salon, mais en peu de mots il résuma sa conversation avec la mère de Louise. Lorsqu’il en arriva à la lettre dont il était chargé par l’abbé, madame Aubanel partagea son avis.
– C’est une branche de salut qu’il vous tend, dit-elle, mais soyez circonspect. Je connais la baronne depuis mon enfance, jamais je ne l’ai vue revenir sur une décision. Pas un mot de Louise à sir James. Si je suis surprise d’une chose, c’est qu’elle ne vous ait pas repoussé absolument. Il y a pour moi là-dessous un mystère que je pénétrerai. Je dois vous avouer que je connaissais l’histoire de la famille d’Ambleçay, et l’échange des paroles…
– Et je n’en savais rien, moi! s’écria Ferdinand; ma femme a des secrets, c’est une trahison. Mais toi, pauvre ami, que vas-tu faire?
– D’abord, partir ce soir même; puis, j’agirai selon les circonstances. Toi-même, à ma place, que ferais-tu?
– Vrai, je n’en sais absolument rien. Tout ce que je puis dire, c’est que si entre Herminie et moi j’avais aperçu un rival, un homme, un Anglais surtout…
– Eh bien?
– Je l’aurais étranglé, net, sans remords. Moi, d’abord, je ne puis souffrir les Anglais.
– Hélas! j’avais la faiblesse d’aimer ce peuple.
– Quel aveuglement!
– J’en reviens. C’est égal, ton moyen est violent.
– Surtout, conclut madame Aubanel, de la prudence, monsieur Hector, de la prudence.
Quelques heures plus tard, Ferdinand conduisait son ami à la station de chemin de fer la plus voisine, distante encore de trois lieues.
Hector expliquait à Ferdinand une combinaison ingénieuse et infaillible qu’il venait d’imaginer.
– Vois-tu bien, cher ami, je vais trouver cet Anglais maudit, je l’accable de prévenances, je lui ouvre mon cœur, ma maison, ma bourse…
– C’est aimable de ta part.
– N’est-ce pas? Le voilà donc séduit. Il est mon ami, mon inséparable, nous ne faisons plus qu’un, il ne voit que par mes yeux.
– Jusqu’ici, tout va bien; et après?
– Après, ami Ferdinand, j’inocule à ce fils de la perfide Albion le virus de tous les vices de notre civilisation gangrenée. J’éveille en lui toutes les passions qui ruinent le cœur, l’esprit, la santé et la bourse. Je le fais joueur, ivrogne, libertin. Je le plonge au plus profond du cloaque infect de la débauche. Je le veux, d’ici un an, perdu d’honneur et de dettes, chauve, et sans un sou…
– Tais-toi, Hector, la passion te fait perdre le sens moral.
– Ce n’est rien encore. Il est ruiné, je viens à son secours; je lui prête de l’argent, tant qu’il en veut, plus qu’il n’en veut. Je nourris royalement ses vices. Je lui jette en pâture cent, deux cent, cinq cent mille francs, s’il le faut… C’est bien le diable si madame d’Ambleçay accepte un pareil gendre. J’admets pourtant qu’elle se résigne à immoler sa fille à ce sacripant, alors j’use de mes droits. J’ai pris mes précautions, l’Anglais m’a signé des lettres de change, je l’exécute, et je l’envoie pourrir à Clichy…
– Diable! dit Ferdinand, tu es un ingénieux scélérat. Mon procédé était brutal, le tien est plus doux, mais bien autrement abominable.
– Rassure-toi! cher ami; dès le lendemain de mon mariage avec mademoiselle d’Ambleçay, je lui assure une rente perpétuelle de vingt mille livres. Quant au reste, tant pis pour lui. De quoi s’avise-t-il, cet intrigant, de vouloir épouser la femme que j’aime?
Les deux amis venaient d’entrer à la gare.
Hector avait pris son billet et faisait enregistrer ses bagages. Ferdinand l’attira dans un coin.
– Écoute, dit-il mystérieusement, il est venu cet été à la Fresnaie un photographe…
– Ah ça! que me chantes-tu là?
– Patience donc. Il n’était pas fort habile, cet artiste, cependant je l’ai autorisé à faire le portrait de ma femme. Mademoiselle d’Ambleçay a profité de l’occasion pour avoir le sien. Il en était resté une épreuve à ma femme, je l’ai volée pour toi, la voici…
– Oh! donne, cher Ferdinand, donne vite, tu es le meilleur des amis… Te faut-il tout mon sang?
– Merci pour aujourd’hui. Il est assez laid, ce portrait; mais tu sais, les blondes viennent mal. Allons, adieu! le train va partir, envoie-moi ton adresse, nous te tiendrons au courant…
Hector monta en wagon, bénissant au fond du cœur l’abbé, madame Aubanel, Ferdinand, la photographie et les photographes.
Il n’était pas seul dans son compartiment, ce qui le chagrina beaucoup. Mais il profita du sommeil des autres voyageurs pour sortir plus de cent fois de sa poche le portrait de mademoiselle Louise et lui dire les plus jolies choses.