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Kitabı oku: «Monsieur Lecoq», sayfa 46

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Chapitre 42

Pour quitter Sairmeuse sans violences, noblement et froidement, il avait fallu à Mme Blanche des efforts surhumains et toute l’énergie de sa volonté.

La plus épouvantable colère grondait en elle, pendant que, drapée de dignité mélancolique, elle murmurait des paroles de mansuétude et de pardon.

Ah ! si elle n’eût écouté que les inspirations de ses ressentiments !…

Mais son indomptable vanité l’enflammait de l’héroïsme du gladiateur mourant dans l’arène, le sourire aux lèvres…

Tombant, elle prétendait tomber avec grâce.

– Nul ne me verra pleurer, personne ne m’entendra me plaindre, disait-elle à son père, plus abattu qu’elle, sachez m’imiter.

Et dans le fait, elle fut stoïque, à son retour au château de Courtomieu.

Son visage, pâli, resta de marbre sous les regards des domestiques ébahis, qui semblaient attendre l’explication de cette catastrophe inouïe.

– On m’appellera « Mademoiselle » comme par le passé, dit-elle d’un ton impérieux. Quiconque oublierait cet ordre serait renvoyé.

Une femme de chambre l’oublia le soir même et prononça le mot défendu : « Madame… » La pauvre fille fut chassée sur l’heure, sans miséricorde, malgré ses protestations et ses larmes.

Tous les gens du château étaient indignés.

– Espère-t-elle donc, disaient-ils, nous faire oublier qu’elle est mariée et que son mari l’a plantée là !…

Hélas ! elle eût voulu l’oublier elle-même.

Elle eût voulu anéantir jusqu’au souvenir de cette fatale journée du 17 avril, qui l’avait vue jeune fille, épouse et veuve, entre le lever et le coucher du soleil.

Veuve !… ne l’était-elle pas, par le fait ?…

Seulement ce n’était pas la mort qui lui avait ravi son mari ; c’était, pensait-elle, une autre femme, une rivale, une infâme et perfide créature, une fille perdue d’honneur, Marie-Anne enfin.

Et elle, cependant, ignominieusement abandonnée, dédaignée, repoussée, elle ne s’appartenait plus.

Elle appartenait à l’homme dont elle portait le nom comme une livrée de servitude, qui ne voulait pas d’elle, qui la fuyait…

Elle n’avait pas vingt ans et c’en était fait de sa jeunesse, de sa vie, de ses espérances, de ses rêves même.

Le monde la condamnait sans appel ni recours à vivre seule, désolée… pendant que Martial, lui, libre de par les préjugés, étalerait au grand jour ses amours adultères.

Alors elle connut l’horreur de l’isolement. Pas une âme à qui se confier en sa détresse. Pas une voix attendrie pour la plaindre !…

Elle avait deux amies préférées, autrefois ; elles étaient inséparables au Sacré-Cœur, mais sortie du couvent elle les avait éloignées par ses hauteurs, ne les trouvant ni assez nobles ni assez riches pour elle…

Elle en était réduite aux irritantes consolations de tante Médie, une brave et digne personne, certes, mais dont l’intelligence avait fléchi sous les mauvais traitements, et dont les larmes banales coulaient aussi abondantes pour la perte d’un chat que pour la mort d’un parent.

Vaillante, cependant, Mme Blanche se jura qu’elle renfermerait en son cœur le secret de ses désespoirs.

Elle se montra, comme au temps où elle était jeune fille, elle porta audacieusement les plus belles robes de sa corbeille, elle sut se contraindre à paraître gaie et insouciante.

Mais le dimanche suivant, ayant osé aller à la grand’messe au village de Sairmeuse, elle comprit l’inanité de ses efforts.

On ne la regardait pas d’un air surpris ni haineux, mais on tournait la tête sur son passage pour rire aux éclats. Elle put même entendre sur son état de demoiselle-veuve, des quolibets qui lui entrèrent dans l’esprit comme des pointes de fer rouge.

On se moquait… Elle était ridicule !… Ce fut le comble.

– Oh !… Il faudra qu’on me paye tout cela, répétait-elle.

Mais Mme Blanche n’avait pas attendu cette suprême injure pour songer à se venger, et elle avait trouvé son père prêt à la seconder.

Pour la première fois, le père et la fille avaient été d’accord.

– Le duc de Sairmeuse saura ce qu’il en coûte, disait M. de Courtomieu, de prêter les mains à l’évasion d’un condamné et d’insulter ensuite un homme comme moi !… Fortune politique, position, faveur, tout y passera !… Je veux le voir ruiné, déconsidéré, à mes pieds !… Tu verras… tu verras !…

Malheureusement pour lui, le marquis de Courtomieu avait été malade trois jours, après les scènes de Sairmeuse, et il avait perdu trois autres jours à composer et à écrire un rapport qui devait écraser son ancien allié.

Ce retard devait le perdre, car il permit à Martial de prendre les devants, de bien mûrir son plan, et de faire partir pour Paris le duc de Sairmeuse, habilement endoctriné…

Que raconta le duc à Paris ?… Que dit-il au roi qui daigna le recevoir ?…

Il démentit sans doute ses premiers rapports, il réduisit le soulèvement de Montaignac à ses proportions réelles, il présenta Lacheneur comme un fou et les paysans qui l’avaient suivi comme des niais inoffensifs.

Peut-être donna-t-il à entendre que le marquis de Courtomieu pouvait fort bien avoir provoqué ce soulèvement de Montaignac… Il avait servi Buonaparte, il tenait à montrer son zèle ; on savait des exemples…

Il déplora, quant à lui, d’avoir été trompé par ce coupable ambitieux, rejeta sur le marquis tout le sang versé et se porta fort de faire oublier ces tristes représailles…

Il résulta de ce voyage, que le jour où le rapport du marquis arriva à Paris, on lui répondit en le destituant de ses fonctions de grand prévôt.

Ce coup imprévu devait atterrer M. de Courtomieu.

Lui, si perspicace et si fin, si souple et si adroit, qui avait sauvé les apparences de son honneur de tous les naufrages, qui avait traversé les époques les plus troublées comme une anguille ses bourbes natales, qui avait su établir sa colossale fortune sur trois mariages successifs, qui avait servi d’un même visage obséquieux tous les maîtres qui avaient voulu de ses services, lui, Courtomieu, être joué ainsi !…

Car il était joué, il n’en pouvait douter, il était sacrifié, perdu…

– Ce ne peut être ce vieil imbécile de duc de Sairmeuse qui a manœuvré si vivement, et avec tant d’adresse, répétait-il… Quelqu’un l’a conseillé, mais qui ? je ne vois personne…

Qui ? Mme Blanche ne le devinait que trop.

De même que Marie-Anne, elle reconnaissait le génie de Martial.

– Ah !… je ne m’étais pas trompée, pensait-elle : celui-là est bien l’homme supérieur que je rêvais… À son âge, jouer mon père, ce politique de tant d’expérience et d’astuce !

Mais cette idée exaspérait sa douleur et attisait sa haine.

Devinant Martial, elle pénétrait ses projets.

Elle comprenait que s’il était sorti de son insouciance hautaine et railleuse, ce n’était pas pour la mesquine satisfaction d’abattre le marquis de Courtomieu.

– C’est pour plaire à Marie-Anne, pensait-elle avec des convulsions de rage. C’est un premier pas vers la grâce des amis de cette créature… Ah ! elle peut tout sur son esprit, et tant qu’elle vivra, j’espérerais en vain… Mais patience…

Elle patientait en effet, sachant bien que qui veut se venger sûrement doit attendre, dissimuler, préparer l’occasion mais ne pas violenter…

Comment elle se vengerait, elle l’ignorait, mais elle savait qu’elle se vengerait, et déjà elle avait jeté les yeux sur un homme qui serait, croyait-elle, l’instrument docile de ses desseins, et capable de tout pour de l’argent : Chupin.

Comment le traître qui avait livré Lacheneur pour vingt mille francs, se trouva-t-il sur le chemin de Mme Blanche ?…

Ce fut le résultat d’une de ces simples combinaisons des événements que les imbéciles admirent sous le nom de hasard.

Bourrelé de remords, honni, conspué, maudit, pourchassé à coups de pierres quand il s’aventurait par les rues, suant de peur quand il songeait aux terribles menaces de Balstain, l’aubergiste piémontais, Chupin avait quitté Montaignac et était venu demander asile au château de Sairmeuse.

Il pensait, dans la naïveté de son ignominie, que le grand seigneur qui l’avait employé, qui l’avait convié au crime, qui avait profité de sa trahison, lui devait, outre la récompense promise, aide et protection.

Les domestiques le reçurent comme une bête galeuse dont on redoute la contagion. Il n’y eut plus de place pour lui aux tables des cuisines et les palefreniers refusaient de le laisser coucher dans les écuries. On lui jetait la pâtée comme à un chien et il dormait au hasard dans les greniers à foin.

Il supportait tout sans se plaindre, courbant le dos sous les injures, s’estimant encore heureux de pouvoir acheter à ce prix une certaine sécurité.

Mais le duc de Sairmeuse, revenant de Paris avec une politique d’oubli et de conciliation en poche, ne pouvait tolérer la présence d’un tel homme, si compromettant et chargé de l’exécration de tout le pays.

Il ordonna de congédier Chupin.

Le vieux braconnier résista, croyant deviner un complot de ses ennemis les domestiques.

Il déclara d’un ton farouche qu’il ne sortirait de Sairmeuse que de force ou sur un ordre formel, de la bouche même du duc.

Cette résistance obstinée, rapportée à M. de Sairmeuse, le fit presque hésiter.

Il tenait peu à se faire un implacable ennemi d’un homme qui passait pour le plus rancunier et le plus dangereux qu’il y eût à dix lieues à la ronde.

La nécessité du moment et les observations de Martial le décidèrent.

Ayant mandé son ancien espion, il lui déclara qu’il ne voulait plus, sous aucun prétexte, le revoir à Sairmeuse, adoucissant toutefois la brutalité de l’expulsion par l’offre d’une petite somme.

Mais Chupin, d’un air sombre, refusa l’argent. Il alla prendre ses quelques hardes et s’éloigna en montrant le poing au château, jurant que si jamais un Sairmeuse se trouvait au bout de son fusil, à la brune, il lui ferait passer le goût du pain.

Il est sûr qu’il tint ce propos, plusieurs domestiques l’entendirent.

Ainsi expulsé, le vieux braconnier se retira dans sa masure, où habitaient toujours sa femme et ses deux fils.

Il n’en sortait guère, et jamais que pour satisfaire son ancienne passion pour la chasse, qui survivait à tout.

Seulement, il ne perdait plus son temps à s’entourer de précautions comme autrefois, pour tirer un lièvre ou quelques perdreaux.

Sûr de l’impunité, il alla droit aux bois de Sairmeuse ou de Courtomieu, tuait un chevreuil, le chargeait sur ses épaules et rentrait chez lui en plein jour à la barbe des gardes intimidés.

Le reste du temps, il vivait plongé dans le somnambulisme d’une demi-ivresse. Car il buvait toujours et de plus en plus, encore que le vin, loin de lui procurer l’oubli qu’il cherchait, ne fit que donner une réalité plus terrifiante aux fantômes qui peuplaient son perpétuel cauchemar.

Parfois, à la tombée de la nuit, les paysans qui passaient près de la masure, entendaient comme un trépignement de lutte, des voix rauques, des blasphèmes et des cris aigus de femme.

C’est que Chupin était plus ivre que de coutume, et que sa femme et ses deux fils le battaient pour lui arracher de l’argent.

Car il n’avait rien donné aux siens du prix de la trahison. Qu’avait-il fait des vingt mille francs qu’il avait reçus en bel or ? On ne savait. Ses fils supposaient bien qu’il les avait enterrés quelque part ; mais ils avaient beau se relayer pour épier leur père, l’ivrogne, plus rusé qu’eux, savait garder le secret de sa cachette. À grand peine, à force de coups, se décidait-il à lâcher quelques louis.

On savait ces détails dans le pays, et on voulait y reconnaître un juste châtiment du ciel.

– Le sang de Lacheneur étouffera Chupin et les siens, disaient les paysans.

Ce fut par un des jardiniers de Courtomieu que Mme Blanche connut d’abord toute cette histoire.

Ne se sachant pas écouté par la fille de l’homme qui avait suscité et payé la trahison, ce jardinier racontait librement ce qu’il savait à deux de ses aides, et, tout en parlant, il s’animait et rougissait d’indignation.

– Ah !… c’est une fière canaille que ce vieux, répétait-il, qui devrait être aux galères et non en liberté dans un pays de braves gens !…

De ces imprécations, une bonne part retombait sur le marquis de Courtomieu, mais Mme Blanche ne le remarquait seulement pas.

Elle se recueillait, comprenant d’instinct une des lois immuables qui régissent les individus et que ne sauraient changer les plus habiles transactions sociales.

Le crime, fatalement attire le mépris, qui provoque la révolte et un nouveau crime.

– Voilà bien l’homme qu’il te faudrait… murmurait à l’oreille de Mme Blanche la voix de la haine…

Certes !… Mais comment arriver jusqu’à lui ? comment entrer en pourparlers ?

Aller chez Chupin, c’était s’exposer à être aperçue entrant dans sa maison ou en sortant. Mme Blanche était trop prudente pour avoir seulement l’idée de courir un tel risque.

Mais elle songea que du moment où le vieux braconnier chassait quelquefois dans les bois de Courtomieu, il ne devait pas être impossible de l’y rencontrer… par hasard.

– Ce sera, se dit-elle déjà toute decidée, l’affaire d’un peu de persévérance et de quelques promenades adroitement dirigées.

Ce fut l’affaire de deux grandes semaines et de tant de courses, que tante Médie, l’inévitable chaperon de la jeune femme, en était sur les dents.

– Encore une nouvelle lubie !… gémissait la parente pauvre, rendue de fatigue, ma pauvre nièce est décidément folle.

Pas si folle, car par une belle après-midi du mois de mai, dans les derniers jours, Mme Blanche aperçut enfin celui qu’elle cherchait.

C’était dans la partie réservée du bois de Courtomieu, tout près des étangs.

Chupin s’avançait au milieu d’une large allée de chasse, le doigt sur la détente de son fusil.

Il s’avançait à la manière des bêtes traquées, d’un pas muet et inquiet, tout ramassé sur lui-même comme pour prendre son élan, l’oreille au guet, le regard défiant… Ce n’est pas qu’il craignit les gardes, mon Dieu ! ni un procès-verbal ; seulement, dès qu’il sortait, il lui semblait voir Balstain marchant dans son ombre, son couteau ouvert à la main…

Reconnaissant Mme Blanche de loin, il voulut se jeter sous bois, mais elle le prévint, et enflant la voix à cause de la distance.

– Père Chupin !… cria-t-elle.

Le vieux maraudeur parut hésiter, mais il s’arrêta, laissant glisser jusqu’à terre la crosse de son fusil, et il attendit.

Tante Médie était devenue toute pâle de saisissement.

– Doux Jésus ! murmura-t-elle en serrant le bras de sa nièce, pourquoi appeler ce vilain homme !…

– Je veux lui parler.

– Comment, toi, Blanche, tu oserais…

– Il le faut.

– Non, je ne puis souffrir cela, je ne dois pas…

– Oh !… assez, interrompit là jeune femme, avec un de ces regards impérieux qui fondaient comme cire les volontés de la parente pauvre, assez, n’est-ce pas…

Et plus doucement :

– J’ai besoin de causer avec lui, ajouta-t-elle. Toi, pendant ce temps, tante Médie, tu vas te tenir un peu à l’écart… Regarde bien de tous les côtés… Si tu apercevais quelqu’un, n’importe qui, tu m’appellerais… Allons, va, tante, fais cela pour moi.

La parente pauvre, comme toujours, se résigna et obéit, et Mme Blanche s’avança vers le vieux braconnier qui était resté en place, aussi immobile que les troncs d’arbres qui l’entouraient…

– Eh bien !… mon brave père Chupin, commença-t-elle dès qu’elle fut à quatre pas de lui, vous voici donc en chasse…

– Qu’est-ce que vous me voulez !… interrompit-il brusquement, car vous me voulez quelque chose, n’est-ce pas, vous avez besoin de moi ?…

Il fallut à Mme Blanche un effort pour dominer un mouvement d’effroi et de dégoût ; ce qui n’empêche que c’est du ton le plus résolu qu’elle dit :

– Eh bien ! oui, j’ai un service à vous demander…

– Ah ! ah !…

– Un très léger service, du reste, qui vous coûtera peu de peine et qui vous sera bien payé.

Elle disait cela d’un petit air détaché, comme si véritablement il ne se fût agi que de la moindre des choses. Mais si bien que fût joué son insouciance le vieux maraudeur n’en parut pas dupe.

– On ne demande pas des services si légers que cela à un homme comme moi, fit-il brutalement. Depuis que j’ai servi la bonne cause d’après mes moyens, selon qu’on le demandait sur les affiches, et au péril de ma vie, tout un chacun se croit le droit de venir, argent en main, me marchander des infamies… C’est vrai que les autres m’ont payé ; mais tout l’or qu’ils m’ont donné, je voudrais pouvoir le faire fondre et le leur couler brûlant dans le ventre !… Allez !… je sais ce qu’il en coûte aux petits d’écouter les paroles des gros ! Passez votre chemin, et si vous avez des abominations en tête, faites-les vous-même !…

Il remit son fusil sur l’épaule, et il allait s’éloigner, quand une inspiration soudaine, véritable éclair de la haine, illumina l’esprit de Mme Blanche.

– C’est parce que je sais votre histoire, prononça-t-elle froidement, que je vous ai arrêté. J’imaginais que vous me serviriez volontiers, moi qui hais les Sairmeuse.

Cet aveu cloua sur place le vieux braconnier.

– Je crois bien, en effet, dit-il, que vous haïssez les Sairmeuse en ce moment… Ils vous ont plantée là, sans gêne, tout comme moi ; seulement…

– Eh bien ?

– Avant un mois, vous serez réconciliés… Et qui payera les frais de la guerre et de la paix ? Toujours Chupin, le vieil imbécile…

– Jamais.

Le traître cherchait des objections, mais il était ébranlé.

– Hum !… grommela-t-il, jamais il ne faut dire : « Fontaine je ne boirai pas de ton eau. » Enfin, si je vous aidais, que m’en reviendrait-il ?

– Je vous donnerai ce que vous me demanderez, de l’argent, de la terre, une maison…

– Grand merci !… Je veux autre chose.

– Quoi ? Faites vos conditions.

Chupin se recueillit un moment, puis d’un air grave :

– Voici la chose, répondit-il. J’ai des ennemis, un surtout… bref, je ne me sens pas en sûreté dans ma masure ; mes fils me cognent quand j’ai bu, pour me voler ; ma femme est bien capable d’empoisonner mon vin ; je tremble pour ma peau et pour mon argent… Cette existence ne peut durer. Promettez-moi un asile au château de Courtomieu après l’affaire, et je suis à vous… Chez vous, je serai gardé, et j’oserai boire à ma soif et autrement que d’un œil. Mais, entendons-nous, je ne veux pas être maltraité par les domestiques comme à Sairmeuse…

– Il sera fait ainsi que vous le désirez.

– Jurez-moi cela sur votre part de paradis.

– Je le jure !

Tel était l’accent de sincérité de la jeune femme, que Chupin en fut rassuré. Il se pencha vers elle, et d’une voix sourde :

– Maintenant, fit-il, contez-moi votre affaire.

Ses petits yeux étincelaient d’une infernale audace, ses lèvres minces se serraient sur ses dents aiguës, il s’attendait à quelque proposition de meurtre, et il était prêt.

Cela ressortait si clairement de son attitude, que Mme Blanche en frissonna.

– Véritablement, reprit-elle, ce que j’attends de vous n’est rien. Il ne s’agit que d’épier, de surveiller adroitement le marquis de Sairmeuse, Martial…

– Votre mari ?

– Oui… mon mari. Je veux savoir ce qu’il devient, ce qu’il fait, où il va, quelles personnes il voit. Il me faut l’emploi de son temps, de tout son temps, minute par minute.

On eût dit, à voir la figure étonnée de Chupin, qu’il tombait des nues.

– Quoi !… bégaya-t-il, sérieusement, franchement, c’est tout ce que vous demandez ?

– Pour l’instant, oui, mon plan n’est pas fait. Plus tard, selon ce que vous me rapporterez, j’agirai…

La jeune femme ne mentait qu’à demi.

Entre tous les projets de vengeance qui s’étaient présentés à son esprit, elle hésitait encore.

Ce qu’elle taisait, c’est qu’elle ne faisait épier Martial que pour arriver à Marie-Anne. Elle n’avait pas osé prononcer devant le traître le nom de la fille de Lacheneur. Ayant livré le père au bourreau, n’hésiterait-il pas à s’attaquer à la fille. Mme Blanche le craignait.

– Une fois qu’il sera engagé, pensait-elle, ce sera tout différent.

Cependant le vieux maraudeur était remis de sa surprise.

– Vous pouvez compter sur moi, dit-il, mais il me faut un peu de temps…

– Je le comprends… Nous sommes aujourd’hui samedi, jeudi saurez-vous quelque chose ?…

– Dans cinq jours ?… Oui, probablement.

– En ce cas, soyez ici jeudi ; à cette heure-ci, vous m’y trouverez…

Un cri de tante Médie l’interrompit.

– Quelqu’un !… dit-elle à Chupin. Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, vite, sauvez-vous.

D’un bond, l’ancien braconnier franchit l’allée et disparut dans un taillis.

Il était temps, un domestique de Courtomieu venait d’arriver près de tante Médie, et Mme Blanche le voyait, de loin, parler avec une grande animation.

Rapidement elle s’avança.

– Ah ! mada… c’est-à-dire mademoiselle, s’écria le domestique, voici plus de trois heures qu’on vous cherche partout… votre père, M. le marquis, mon Dieu ! quel malheur !… on est allé quérir le médecin.

– Mon père est mort !…

– Non, mademoiselle, non, seulement… comment vous dire cela !… Quand M. le marquis est parti, ce matin, pour surveiller les façons de ses vignes, il était tout chose, n’est-ce pas, tout drôle… Eh bien !… quand il est revenu…

Du bout de l’index, tout en parlant, le domestique se touchait le front.

– Vous m’entendez bien, n’est-ce pas, quand il est rentré, la raison n’y était plus… partie… envolée !…

– Courons !… interrompit Mme Blanche.

Et sans attendre tante Médie terrifiée, elle s’élança dans la direction du château.

– M. le marquis ? demanda-t-elle au premier valet qu’elle aperçut sous le vestibule.

– Il est dans sa chambre, mademoiselle ; on l’a couché, il est un peu plus tranquille, maintenant.

Déjà la jeune femme arrivait à la chambre du marquis.

Il était assis sur son lit, les manches de sa chemise arrachées, et deux domestiques guettaient ses mouvements.

Sa face était livide, avec de larges marbrures bleuâtres aux joues… Ses yeux roulaient égarés sous leurs paupières bouffies, et une écume blanchâtre frangeait ses lèvres. Des mèches de cheveux rares collées sur son front ajoutaient encore à l’effrayante expression de sa physionomie.

La sueur, à grosses gouttes, coulait de son visage, et cependant il grelottait. Par moment, un spasme le tordait et le secouait plus rudement que le vent de décembre ne tord et ne secoue les branches mortes.

Il gesticulait furieusement, en criant des paroles incohérentes, d’une voix tour à tour sourde ou éclatante.

Cependant, il reconnut sa fille.

– Te voilà, fit-il, je t’attendais.

Elle restait sur le seuil, toute saisie, quoiqu’elle ne fût certes, ni tendre, ni impressionnable.

– Mon père !… balbutiait-elle, mon Dieu ! que vous est-il arrivé ?

Le marquis riait d’un rire strident :

– Ah ! ah !… répondit-il, je l’ai rencontré, voilà !… Il fallait bien que cela finît ainsi !… Hein ! tu doutes ! Puisque je te dis que je l’ai vu, le misérable !… Je le connais bien, peut-être, moi qui depuis un mois ai continuellement devant les yeux sa figure maudite… car elle ne me quitte pas, elle ne me quitte jamais. Je l’ai vu… C’était en forêt, près des roches de Sanguille, tu sais, là où il fait toujours sombre, à cause des grands arbres… Je revenais, lentement, pensant à lui, quand tout à coup, brusquement, il s’est dressé devant moi, étendant les bras, pour me barrer le passage :

– « Allons !… m’a-t-il crié, il faut venir me rejoindre ! » Il était armé d’un fusil, il m’a couché en joue et il a fait feu…

Le marquis s’interrompant, Mme Blanche réussit enfin à prendre sur soi de s’approcher de lui.

Durant plus d’une minute, elle attacha sur lui ce regard froid et persistant qui, dit-on, dompte les fous, puis lui secouant violemment le bras :

– Revenez à vous, mon père !… dit-elle d’une voix rude, comprenez que vous êtes le jouet d’une hallucination !… Il est impossible que vous ayez vu… l’homme que vous dites.

Quel homme croyait avoir aperçu M. de Courtomieu, la jeune femme ne le devinait que trop, mais elle n’osait, elle ne pouvait prononcer son nom.

Le marquis, cependant, continuait, en phrases haletantes :

– Ai-je donc rêvé !… Non, c’est bien Lacheneur qui m’est apparu. J’en suis sûr, et la preuve, c’est qu’il m’a rappelé une circonstance de notre jeunesse, connue seulement de lui et de moi… C’était pendant la Terreur, en 93, il était tout-puissant à Montaignac, moi, j’étais poursuivi pour avoir correspondu avec les émigrés. Mes biens allaient être confisqués, je croyais déjà sentir la main du bourreau sur mon épaule, quand Lacheneur, le brigand, me recueillit chez lui. Il me cacha, le misérable, il me fournit un passeport, il sauva ma fortune et il sauva ma tête… Moi, je lui ai fait couper le cou. Voilà pourquoi je l’ai revu. Je dois le rejoindre, il me l’a dit, je suis un homme mort !…

Il se laissa retomber sur ses oreillers, releva le drap par dessus sa tête, et demeura tellement immobile et roide, que véritablement on eût pu croire que c’était un cadavre, dont la toile dessinait vaguement les contours.

Muets d’horreur, les domestiques échangeaient des regards effarés.

Tant d’infamie devait les confondre, incapables qu’ils étaient de soupçonner quels calculs atroces pour faire éclore l’ambition dans une âme de boue.

Pouvaient-ils se douter que jamais M. de Courtomieu n’avait pardonné à Lacheneur de l’avoir sauvé ? Cela était cependant !…

Seule, Mme Blanche conservait sa présence d’esprit au milieu de tous ces gens éperdus.

Elle fit signe au valet de chambre de M. de Courtomieu de s’avancer, et à voix basse :

– Il est impossible qu’on ait tiré sur mon père, dit-elle.

– Je vous demande pardon, mademoiselle, et même peu s’en est fallu qu’on ne l’ait tué.

– Comment le savez-vous ?

– En déshabillant M. le marquis, j’ai remarqué qu’il avait à la tête une éraflure qui saignait… J’ai aussitôt examiné sa casquette, et j’y ai constaté deux trous qui ne peuvent avoir été faits que par des chevrotines.

Le digne valet de chambre était certes bien plus ému que la jeune femme.

– On aurait donc tenté d’assassiner mon père, murmura-t-elle, et la frayeur expliquerait cet accès de délire… Comment savoir qui a osé ce crime ?

Le domestique hocha la tête :

– Je soupçonne, dit-il, ce vieux maraudeur qui vient tuer nos chevreuils en plein jour jusque sous nos fenêtres, mademoiselle le connaît… Chupin…

– Non, ce ne peut être lui.

– Ah ! j’en mettrais pourtant la main au feu !… Il n’y a que lui dans la commune capable de ce mauvais coup.

Mme Blanche ne pouvait dire quelles raisons lui affirmaient l’innocence du vieux maraudeur. Pour rien au monde, elle n’eût avoué qu’elle l’avait rencontré à plus d’une lieue du théâtre du crime, qu’elle l’avait arrêté, qu’elle avait causé avec lui plus d’une demi-heure, enfin qu’elle le quittait à l’instant…

Elle se tut. Aussi bien le médecin arrivait.

Il découvrit – il dut presque employer la force – le visage de M. de Courtomieu, l’examina longtemps, les sourcils froncés ; puis, brusquement, coup sur coup, ordonna des sinapismes, des applications de glace sur le crâne, des sangsues, une potion qu’il fallait vite et vite courir chercher à Montaignac. Tout le monde perdait la tête.

Quand le médecin se retira, Mme Blanche le suivit sur l’escalier :

– Eh bien ! docteur, interrogea-t-elle.

Il eut un geste équivoque, et d’une voix hésitante :

– On se remet de cela, répondit-il.

Mais qu’importait à cette jeune femme, que son père se rétablit ou mourût ! Elle devait suivre d’un œil sec toutes les phases de cette maladie, la plus affreuse qui puisse terrasser un homme.

Ce qui n’empêche que sa conduite fut citée.

Elle avait senti que si elle voulait mettre Martial dans son tort, elle devait ramener l’opinion et s’improviser une réputation toute différente de l’ancienne. Se faire un piédestal où elle poserait en victime résignée lui souriait. L’occasion était admirable ; elle la saisit.

Jamais fille dévouée ne prodigua à un père plus de soins touchants, plus de délicates attentions. Impossible de la décider à s’éloigner une minute du chevet du malade. C’est à peine si la nuit elle consentait à dormir une couple d’heures, sur un fauteuil, dans la chambre même.

Mais pendant qu’elle restait là, jouant ce rôle de sœur de charité qu’elle s’était imposé, sa pensée suivait Chupin. Que faisait-il à Montaignac ? Epiait-il Martial, ainsi qu’il l’avait promis ?… Comme le jour qu’elle lui avait fixé était lent à venir !…

Il vint enfin, ce jeudi tant attendu, et sur les deux heures, après avoir bien recommandé son père à tante Médie, Mme Blanche s’échappa, et d’un pied fiévreux courut au rendez-vous.

Le vieux maraudeur l’attendait, assis sur un arbre renversé. Il avait presque sa physionomie d’autrefois. Depuis cinq jours qu’il avait une préoccupation, il avait presque cessé de boire, et son intelligence se dégageait des brouillards de l’ivresse.

– Parlez !… lui dit Mme Blanche.

– Volontiers ! Seulement, je n’ai rien à vous conter.

– Ah !… vous n’avez pas surveillé le marquis le Sairmeuse.

– Votre mari ?… faites excuse, je l’ai suivi comme son ombre. Mais que voulez-vous que je vous en dise ? Depuis le voyage du duc de Sairmeuse à Paris c’est M. Martial qui commande. Ah ! vous ne le reconnaîtriez plus. Toujours en affaires, maintenant. Dès le potron-minet il est debout, et il se couche comme les poules. Toute la matinée, il écrit des lettres. Dans l’après-midi, il reçoit tous ceux qui se présentent. Lui qui était haut comme le temps, autrefois, il fait le pas fier, le bon enfant, le câlin, il donne des poignées de main au premier venu. Les officiers à demi-solde sont à pot et à feu avec lui ; il en a déjà replacé cinq ou six, il a fait rendre la pension à deux autres, jamais il ne sort, jamais il ne va en soirée…

Il s’arrêta, et pendant un bon moment, la jeune femme garda le silence, émue et confuse de la question qui lui montait aux lèvres. Quelle humiliation !… Mais elle surmonta sa honte, et plus rouge que le feu, détournant un peu la tête :

– Il est impossible qu’il n’ait pas une maîtresse !… dit-elle.

Chupin éclata de rire.

– Nous y voici donc !… fit-il avec une si outrageante familiarité que la jeune femme en fut révoltée, vous voulez parler de la fille de ce scélérat de Lacheneur, n’est-ce pas, de cette coquine effrontée de Marie-Anne ?

À l’accent haineux de Chupin, Mme Blanche comprit l’inutilité de ses ménagements.

Elle ignorait encore que l’assassin exècre sa victime, uniquement parce qu’il l’a tuée.

– Oui, répondit-elle, c’est bien de Marie-Anne que j’entendais parler.

– Eh bien !… ni vu ni connu, il faut qu’elle ait filé, la gueuse, avec un autre de ses amants, Maurice d’Escorval.