Kitabı oku: «Monsieur Lecoq», sayfa 47
– Vous vous trompez…
– Oh !… pas du tout !… De tous ces Lacheneur, il n’est resté ici que le fils Jean, qui vit comme un vagabond qu’il est, de pillage et de vol… Nuit et jour, il erre dans les bois, le fusil sur l’épaule. Il est effrayant à voir, maigre autant qu’un squelette, avec des yeux qui brillent comme des charbons… S’il me rencontrait jamais, celui-là, mon compte serait vite réglé…
Mme Blanche avait pâli… C’était Jean Lacheneur qui avait tiré sur le marquis de Courtomieu… elle n’en doutait pas…
– Eh bien ! moi, dit-elle, je suis sûre que Marie-Anne est dans le pays, à Montaignac probablement… Il me la faut, je la veux ! Tâchez d’avoir découvert sa retraite lundi, nous nous retrouverons ici.
– Je chercherai, répondit Chupin.
Il chercha en effet ; et avec ardeur, déployant toute son adresse : en vain.
D’abord toutes ses démarches étaient paralysées par les précautions qu’il prenait contre Balstain et contre Jean Lacheneur. D’un autre côté, personne dans le pays n’eût consenti à lui donner le moindre renseignement.
– Toujours rien ! disait-il à Mme Blanche à chaque entrevue.
Mais elle ne se rendait pas… La jalousie ne se rend jamais, même à l’évidence.
Mme Blanche s’était dit que Marie-Anne lui avait enlevé son mari, que Martial et elle s’aimaient, qu’ils cachaient leur bonheur aux environs, qu’ils la raillaient et la bravaient… Donc cela devait être, encore que tout lui démontrât le contraire…
Un matin, cependant, elle trouva son espion radieux.
– Bonne nouvelle !… lui cria-t-il dès qu’il l’aperçut, nous tenons enfin la coquine !
Chapitre 43
C’était le surlendemain du jour où, sur l’ordre formel de l’abbé Midon, Marie-Anne était allée s’établir à la Borderie.
On ne s’entretenait que de cette prise de possession dans le pays, et le testament de Chanlouineau était le texte de commentaires infinis.
– Voilà la fille de M. Lacheneur avec plus de deux cents pistoles de rentes, faisaient les vieux d’un air grave, sans compter encore la maison…
– Une honnête fille n’aurait pas tant de chance que ça ! murmuraient quelques filles laides qui ne trouvaient pas de mari.
Jusqu’alors on n’était pas parfaitement sûr que Marie-Anne eût été la « bonne amie » de Chanlouineau. Même après la chute de M. Lacheneur on apercevait entre eux une distance difficile à franchir. La donation leva tous les doutes. Comment expliquer autrement cette magnificence posthume ?
Voilà cependant quelles grandes nouvelles Chupin apportait à Mme Blanche et pourquoi, lui, toujours sombre, il paraissait si joyeux.
Elle l’écoutait, frémissante de colère, les poings si convulsivement serrés que les ongles lui entraient dans les chairs.
– Quelle audace !… répétait-elle d’une voix étranglée, quelle impudence !…
Le vieux maraudeur semblait de cet avis.
– Le fait est, grommela-t-il d’un air de dégoût, qu’elle eût pu attendre que le lit de Chanlouineau fût refroidi, avant de s’en emparer.
Il branla la tête, et comme en à-parte :
– Que chacun de ses amants lui en donne autant, et elle sera plus riche qu’une reine, elle aura de quoi acheter Sairmeuse et Courtomieu.
Si Chupin avait eu l’intention de tisonner la rage de Mme Blanche, il dut être satisfait.
– Et c’est une telle femme qui m’a enlevé le cœur de Martial !… s’écria-t-elle. C’est pour cette misérable qu’il m’abandonne !… Quels philtres ces créatures font-elles donc boire à leurs dupes !…
L’indignité prétendue de cette infortunée, en qui sa jalousie lui montrait une rivale, transportait Mme Blanche à ce point qu’elle oubliait la présence de Chupin ; elle cessait de se contraindre, elle livrait sans restrictions le secret de ses souffrances.
– Au moins, reprit-elle, êtes-vous bien sûr de ce que vous me dites, père Chupin ?
– Comme je suis sûr que vous êtes là.
– Qui vous a dit tout cela ?
– Personne… on a des yeux. J’ai poussé hier jusqu’à la Borderie, et j’ai vu tous les volets ouverts. Marie-Anne se carrait à une fenêtre. Elle n’est seulement pas en deuil, la gueuse !…
C’est qu’en effet, jusqu’à ce jour, la pauvre Marie-Anne en avait été réduite à la robe que Mme d’Escorval lui avait prêtée le soir du soulèvement, pour qu’elle pût quitter ses habits d’homme.
Le vieux maraudeur voulait continuer à scarifier Mme Blanche de ses observations méchantes, elle l’interrompit d’un geste.
– Ainsi, demanda-t-elle, vous connaissez la Borderie ?
– Pardienne !
– Où est-ce ?
– Juste en face des moulins de l’Oiselle, de ce côté de la rivière, à une lieue et demie d’ici, à peu près…
– C’est juste. Je me rappelle maintenant. Y êtes-vous entré quelquefois ?…
– Plus de cent fois, du vivant de Chanlouineau.
– Alors il faut me donner la topographie de l’habitation.
Les yeux de Chupin s’écarquillèrent prodigieusement.
– Vous dites ?… interrogea-t-il, ne comprenant pas.
– Je veux dire : expliquez-moi comment la maison est bâtie.
– Ah !… comme cela, j’entends… Pour lors, elle est construite en plein champ, à une demi-portée de fusil de la grande route. Devant, il y a une manière de jardin, et derrière un grand verger qui n’est pas clos de murs, mais seulement entouré d’une petite haie vive. Tout autour sont des vignes, excepté à gauche, où se trouve un bocage qui ombrage un cours d’eau.
Il s’arrêta tout à coup, et clignant de l’œil.
– Mais à quoi peuvent vous servir tous ces renseignements ? demanda-t-il.
– Que vous importe !… Comment est l’intérieur ?
– Comme partout : trois grandes chambres carrelées qui se commandent, une cuisine, une autre petite pièce noire…
– Voilà pour le rez-de-chaussée. Passons à l’étage supérieur.
– C’est que… dame !… je n’y suis jamais monté.
– Tant pis. Comment sont meublées les pièces que vous avez visitées ?…
– Comme celles de tous les paysans d’ici.
Personne, assurément, ne soupçonnait l’existence de cette chambre magnifique du premier étage, que Chanlouineau, dans sa folie, destinait à Marie-Anne. Jamais il n’en avait parlé, même il avait pris les plus grandes précautions pour qu’on ne vît pas apporter les meubles.
– Combien de portes à la maison ? poursuivit madame Blanche.
– Trois : une sur le jardin, une sur le verger ; la troisième communique avec l’écurie. L’escalier qui mène au premier étage se trouve dans la pièce du milieu.
– Et Marie-Anne est seule à la Borderie ?…
– Toute seule pour le moment. Mais je suppose que son brigand de frère ne tardera pas à aller demeurer avec elle…
Au lieu de répondre, Mme Blanche s’absorba dans une sorte de rêverie si profonde et si prolongée, que le vieux maraudeur, à la fin, s’en impatienta.
Il osa lui toucher le bras, et de cette voix étouffée de complices méditant un mauvais coup :
– Eh bien ! fit-il, que décidons-nous ?…
La jeune femme tressaillit et frissonna, comme le malade qui tout à coup, dans l’engourdissement de la douleur, entend le cliquetis des terribles instruments du chirurgien…
– Mon parti n’est pas encore pris, répondit-elle, je réfléchirai, je verrai…
Et remarquant la mine décontenancée du vieux maraudeur :
– Je ne veux pas m’aventurer à la légère, ajouta-t-elle vivement. Ne perdez plus Martial de vue… S’il va à la Borderie, et il ira, j’en dois être informée… S’il écrit, et il écrira, tâchez de vous procurer une de ses lettres… Désormais je veux vous voir tous les deux jours… Ne vous endormez pas !… Songez à gagner la bonne place que je vous réserve à Courtomieu… Allez !…
Il s’éloigna, sans souffler mot, mais aussi sans prendre la peine de dissimuler son désappointement et son mécontentement.
– Fiez-vous donc à toutes ces mijaurées ! grommela-t-il. Celle-là jetait les hauts cris, elle voulait tout tuer, tout brûler, tout détruire, elle ne demandait qu’une occasion… L’occasion se présente, le cœur lui manque, elle recule… elle a peur !…
Le vieux maraudeur jugeait mal Mme Blanche.
Le mouvement d’horreur qu’elle venait de laisser voir était une instinctive révolte de la chair et non pas une défaillance de son inflexible volonté.
Ses réflexions n’étaient pas de nature à désarmer sa haine.
Quoi que lui eût dit Chupin, lequel, avec tout Sairmeuse, était persuadé que la fille à Lacheneur revenait du Piémont, Mme Blanche s’entêtait à considérer ce voyage comme une fable ridicule.
Dans son opinion, Marie-Anne sortait tout simplement de la retraite où Martial avait jugé prudent de la cacher jusqu’à ce jour.
Or, pourquoi cette brusque apparition ?
La vindicative jeune femme était prête à jurer que c’était une insulte et une bravade à son adresse.
– Et je me résignerais !… s’écria-t-elle. Ah ! j’arracherais mon cœur s’il était capable d’une si indigne lâcheté.
La voix de sa conscience ne domina jamais le tumulte de sa passion. Ses souffrances lui semblaient tout autoriser, et l’attentat de Jean Lacheneur lui paraissait justifier d’avance les pires représailles.
Elle ne reculait donc pas, mais une difficulté imprévue l’arrêtait :
Elle avait rêvé une de ces vengeances raffinées, telles qu’on en cite dans les histoires, elle voulait une de ces revanches éclatantes et soudaines, comme il s’en rencontre dans les romans, et elle ne trouvait au service de ses rancunes qu’un crime vulgaire, absolument indigne d’elle.
– Mieux vaut patienter encore, se disait-elle.
Et sa haine, alors, s’égarant en conceptions insensées, elle imaginait des combinaisons impossibles, ou rêvait des revirements inouïs…
Au surplus, elle était libre désormais de s’abandonner sans contrainte ni contrôle à toutes ses inspirations.
Il n’y avait plus de soins à donner au marquis de Courtomieu.
Aux crises violentes de la démence, aux frénésies de son premier délire, l’anéantissement avait succédé, puis peu après était venue la morne stupeur de l’idiotisme.
Puis, un matin, le médecin avait déclaré son malade guéri.
Guéri !… Le corps était sauf, en effet, mais la raison avait succombé.
Toute trace d’intelligence avait disparu de cette physionomie si mobile autrefois, et qui se prêtait si bien à toutes les transformations de l’hypocrisie la plus consommée.
Plus une étincelle dans l’œil, où jadis pétillaient l’esprit et la ruse. Les lèvres, naguère si fines, pendaient avec une désolante expression d’hébétement.
Et nul espoir de guérison.
Une seule et unique passion : la table, remplaçait toutes les passions qui avaient agité la vie de ce froid ambitieux.
Sobre autrefois, le marquis de Courtomieu mangeait maintenant avec la plus dégoûtante voracité. Chaque repas était une lutte où il fallait employer la force pour lui arracher les plats.
Il est vrai qu’il engraissait. Maigre au point d’être diaphane, disaient jadis ses amis, il prenait du ventre et ses joues se bouffissaient de mauvaise graisse.
Levé de grand matin, il errait, corps sans âme, dans le château ou aux environs, sans intentions, sans projet, sans but.
Conscience de soi, idée de dignité, notion du bien et du mal, pensée, mémoire, il avait tout perdu. L’instinct de la conservation même, le dernier qui meure en nous, l’abandonnait, il fallait le surveiller comme un enfant.
Souvent, lorsque le marquis vaguait dans les jardins immenses du château, Mme Blanche, accoudée à sa fenêtre, le suivait des yeux, le cœur serré par un mystérieux effroi.
Mais cet avertissement de la Providence, loin de la faire rentrer en soi-même, exaltait encore ses désirs et ses espérances de représailles.
– Qui ne préférerait la mort à cet épouvantable malheur !… murmurait-elle. Ah ! Jean Lacheneur est plus cruellement vengé que si sa balle eût porté. C’est une vengeance comme celle-là que je veux, il me la faut, elle m’est due, je l’aurai !…
Ses indécisions ne l’empêchaient pas de voir Chupin tous les deux ou trois jours comme elle se l’était promis, tantôt seule, le plus souvent accompagnée de tante Médie qui faisait le guet.
Le vieux maraudeur venait exactement, encore qu’il commençât à avoir plein le dos de ce métier d’espion.
– C’est que je risque gros, moi, à ce jeu-là, grognait-il. J’espérais que Jean Lacheneur irait habiter la Borderie avec sa sœur ; il y serait très bien… pas du tout ! Le brigand continue à vagabonder son fusil sous le bras et à coucher à la belle étoile dans les bois. Quel gibier chasse-t-il ? Le père Chupin naturellement. D’un autre côté, je sais que mon scélérat d’aubergiste de là-bas a abandonné son auberge et qu’il a disparu. Où est-il ? Peut-être derrière un de ces arbres, en train de choisir l’endroit de ma peau où il va planter son couteau… On ne vit pas tranquille avec deux gredins comme ceux-là après ses chausses, et les promenades surtout ne valent rien…
Ce qui irritait particulièrement le vieux maraudeur, c’est qu’après deux mois de la surveillance la plus attentive, il était arrivé à cette conviction que si Martial et Marie-Anne avaient eu des relations autrefois, tout était fini entre eux.
C’était ce dont Mme Blanche ne voulait pas convenir.
– Dites qu’ils sont plus fins que vous, père Chupin ! répondait-elle.
– Fins !… et comment ?… Depuis que j’épie M. Martial, il n’a pas dépassé une seule fois les fortifications de Montaignac. D’un autre côté, le facteur de Sairmeuse, adroitement interrogé par ma femme, a déclaré qu’il n’avait pas porté une seule lettre à la Borderie…
Il est sûr que sans l’espoir d’une douce et sûre retraite à Courtomieu, Chupin eût brusquement abandonné la partie…
Et même, en dépit de cette perspective, et malgré des promesses sans cesse renouvelées, dès le milieu du mois d’août, il avait presque entièrement cessé toute surveillance.
S’il venait encore aux rendez-vous, c’est qu’il avait pris la douce habitude de réclamer à chaque fois quelque argent pour ses frais.
Et quand Mme Blanche lui demandait, comme toujours, l’emploi du temps de Martial, il racontait effrontément tout ce qui lui passait par la tête.
Mme Blanche s’en aperçut. C’était au commencement de septembre. Un jour, elle l’interrompit dès les premiers mots, et le regardant fixement :
– Ou vous me trahissez, dit-elle, ou vous n’êtes qu’un imbécile… choississez. Hier, Martial et Marie-Anne se sont promenés ensemble un quart d’heure au carrefour de la Croix-d’Arcy.
Chapitre 44
C’était un honnête homme, ce vieux médecin de Vigano, qui avait tout quitté pour voler au secours de Marie-Anne. Son intelligence était supérieure, comme son cœur, il connaissait la vie pour avoir aimé et souffert, et il devait à l’expérience deux vertus sublimes : l’indulgence et la charité.
À un tel homme, une soirée de causerie suffisait pour pénétrer Marie-Anne. Aussi, pendant les quinze jours qu’il resta caché à la Borderie, mit-il tout en œuvre pour rassurer cette infortunée qui se confiait à lui, pour la rassurer, pour la réhabiliter en quelque sorte à ses propres yeux.
Réussit-il ? Assurément il l’espéra.
Mais dès qu’il se fut éloigné, Marie-Anne, livrée aux inspirations de la solitude, ne sut plus réagir contre la tristesse qui de plus en plus l’envahissait.
Beaucoup, cependant, à sa place, eussent repris leur sérénité et même se fussent réjouies.
N’avait-elle pas réussi à dissimuler une de ces fautes qui, d’ordinaire, à la campagne surtout, ne se cèlent jamais !
Qui donc la soupçonnait, excepté peut-être l’abbé Midon ? Personne, elle en était convaincue, et c’était vrai.
Chupin lui-même, son ennemi, ne se doutait de rien. Préoccupé de surveiller les démarches de Martial à Montaignac, il n’était pas venu une seule fois rôder autour de la Borderie pendant le séjour du docteur.
Donc Marie-Anne n’avait plus rien à craindre et elle avait tout à espérer.
Mais cette conviction même ne pouvait lui rendre le calme.
C’est qu’elle était de ces âmes hautes et fières, plus sensibles au murmure de la conscience qu’aux clameurs de l’opinion.
Dans le public, on lui attribuait trois amants : Chanlouineau, Martial et Maurice, on les lui avait jetés au visage, mais cette calomnie ne l’avait pas émue. Ce qui la torturait, c’était ce qu’on ne savait pas : la vérité.
Cette amère pensée : « j’ai failli », ne la quittait pas, et pareille à un ver logé au cœur d’un bon fruit, la minait sourdement et la tuait.
Et ce n’était pas tout !
L’instinct sublime de la maternité s’était éveillé en elle le soir du départ du médecin. Quand elle l’entendit s’éloigner, emportant son enfant, elle sentit au dedans d’elle-même comme un horrible déchirement. Ne le reverrait-elle donc plus, ce petit être qui lui était deux fois cher par la douleur et par les angoisses ? Les larmes jaillirent de ses yeux, à cette idée que son premier sourire ne serait pas pour elle.
Ah !… sans le souvenir de Maurice, comme elle eût fièrement bravé l’opinion et gardé son enfant !…
Sa nature sincère et vaillante eût moins souffert des humiliations que de cet abandon si douloureux et du continuel mensonge de sa vie.
Mais elle avait promis : Maurice était son mari, en définitive, le maître, et la raison lui disait qu’elle devait conserver pour lui, non son honneur, hélas !… mais les apparences de l’honneur…
Enfin, et pour comble, son sang se figeait dans ses veines, quand elle pensait à son frère.
Ayant appris que Jean rôdait dans le pays, elle avait envoyé à sa recherche, et après bien des tergiversations, un soir, il se décida à paraître à la Borderie.
Rien qu’à le voir, son fusil double à l’épaule, maintenu par la bretelle, on s’expliquait les terreurs de Chupin.
Ce malheureux, dont la physionomie cauteleuse écartait les amis au temps de sa prospérité, avait en sa misère l’expression farouche du désespoir prêt à tout. Sa maigreur, son teint hâlé et tanné par les intempéries faisaient paraître plus profonds et plus noirs ses yeux où la haine flambait, furibonde, ardente, permanente…
Littéralement ses habits s’en allaient en lambeaux.
Quand il entra, Marie-Anne recula épouvantée ; elle ne le reconnaissait pas ; elle ne le remit qu’à la voix quand il dit :
– C’est moi, ma sœur !…
– Toi !… balbutia-t-elle, mon pauvre Jean !… toi !
Il s’examina de la tête aux pieds, et d’un air d’atroce raillerie :
– Le fait est, prononça-t-il, que je ne voudrais pas me rencontrer à la brune au coin d’un bois…
Marie-Anne frissonna. Il lui semblait sous cette phrase ironique, à travers cette moquerie de soi, deviner une menace.
– Mais aussi, mon pauvre frère, reprit-elle très vite, quelle vie est la tienne !… Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt ?… Heureusement te voici !… Nous ne nous quitterons plus, n’est-ce pas, tu ne m’abandonneras pas, j’ai tant besoin d’affection et de protection !… Tu vas demeurer avec moi…
– C’est impossible, Marie-Anne.
– Et pourquoi, mon Dieu !
Une fugitive rougeur empourpra les pommettes saillantes de Jean Lacheneur, il parut indécis, puis prenant son parti :
– Parce que, répondit-il, j’ai le droit de disposer de ma vie, mais non de la tienne… Nous ne devons plus nous connaître. Je te renie aujourd’hui pour que tu puisses me renier un jour. Oui, je te renie, toi qui es ma seule, mon unique affection… Tes plus cruels ennemis ne t’ont jamais calomniée autant que moi…
Il s’arrêta, hésita une seconde et ajouta :
– J’ai été jusqu’à dire tout haut, dans un cabaret où il y avait bien quinze personnes, que jamais je ne mettrais les pieds dans une maison qui t’avait été donnée par Chanlouineau, parce que…
– Jean !… malheureux ! tu as dit cela, toi, mon frère !…
– Je l’ai dit. Il faut qu’on nous sache mortellement brouillés, pour que jamais, quoi que je fasse, on ne vous accuse de complicité, toi ou Maurice d’Escorval.
Marie-Anne était comme pétrifiée.
– Il est fou !… murmura-t-elle.
– En ai-je véritablement l’air ?…
Elle secoua la stupeur qui la paralysait, et saisissant les poignets de son frère qu’elle serrait à les briser :
– Que veux-tu faire ?… répéta-t-elle. Que veux-tu donc faire ?…
– Rien !… laisse-moi, tu me fais mal.
– Jean !…
– Ah ! laisse-moi ! fit-il en se dégageant.
Un pressentiment horrible, douloureux comme une blessure, traversa l’esprit de Marie-Anne…
Elle recula, et avec un accent prophétique :
– Prends garde, prononça-t-elle, prends bien garde, mon frère !… C’est attirer le malheur sur soi que d’empiéter sur la justice de Dieu !
Mais rien, désormais, ne pouvait émouvoir ou seulement toucher Jean Lacheneur. Il eut un éclat de rire strident, et faisant sonner de la paume de la main la batterie de son fusil :
– Voici ma justice, à moi !… s’écria-t-il.
Accablée de douleur, Marie-Anne s’affaissa sur une chaise.
Elle reconnaissait en son frère, cette idée fixe, fatale, qui un jour s’était emparée du cerveau de leur père, à laquelle il avait tout sacrifié, famille, amis, fortune, le présent et l’avenir, l’honneur même de sa fille, qui avait fait verser des flots de sang, qui avait coûté la vie à des innocents, et qui enfin l’avait conduit lui-même à l’échafaud.
– Jean, murmura-t-elle, souviens-toi de notre père.
Le fils de Lacheneur devint livide, ses poings se crispèrent, mais il eut la force de refouler sa colère près d’éclater.
Il s’avança vers sa sœur, et froidement, d’un ton posé, qui ajoutait à l’effroyable violence de ses menaces :
– C’est parce que je me souviens du père, dit-il, que justice sera faite. Ah ! les coquins n’auraient pas tant d’audace, si tous les fils avaient ma résolution. Un scélérat hésiterait à s’attaquer à un homme de bien, s’il avait à se dire : « Je puis frapper cet honnête homme, mais j’aurai ensuite à compter avec ses enfants. Ils s’acharneront après moi et après les miens, et ils nous poursuivront sans paix ni trêve, sans cesse, partout, impitoyablement. Leur haine, toujours armée et éveillée, nous escortera, nous entourera, ce sera une guerre de sauvages, implacable, sans merci. Je ne sortirai plus sans craindre un coup de fusil, je ne porterai plus une bouchée de pain à ma bouche sans redouter le poison… Et jusqu’à ce que nous ayons succombé tous, moi et les miens, nous aurons, rôdant autour de notre maison, guettant pour s’y glisser, une porte entrebâillée, la mort, le déshonneur, la ruine, l’infamie, la misère !… »
Il s’interrompit, riant d’un rire nerveux, et plus lentement encore :
– Voilà, poursuivit-il, ce que les Sairmeuse et les Courtomieu ont à attendre de moi.
Il n’y avait pas à se méprendre sur la portée des menaces de Jean Lacheneur.
Ce n’était pas là les vaines imprécations de la colère. Son air grave, son ton posé, son geste automatique, trahissaient une de ces rages froides qui durent la vie d’un homme.
Lui-même prit soin de le faire bien entendre, car il ajouta entre ses dents :
– Sans doute, les Sairmeuse et les Courtomieu sont bien haut et moi je suis bien bas ; mais quand le ver blanc, qui est gros comme mon pouce, se met aux racines d’un chêne l’arbre immense meurt…
Marie-Anne ne comprenait que trop l’inanité de ses larmes et de ses prières…
Et cependant elle ne pouvait pas, elle ne devait pas laisser son frère s’éloigner ainsi.
Elle se laissa glisser à genoux, et les mains jointes, d’une voix suppliante :
– Jean, dit-elle, je t’en conjure, renonce à tes projets impies… Au nom de notre mère, reviens à toi ; ce sont des crimes que tu médites !…
Il l’écrasa d’un regard plein de mépris pour ce qu’il jugeait une faiblesse indigne ; mais, presqu’aussitôt, haussant les épaules :
– Laissons cela, fit-il, j’ai eu tort de te confier mes espérances… Ne me fais pas regretter d’être venu !…
Alors Marie-Anne essaya autre chose, elle se redressa, contraignant ses lèvres à sourire, et, comme si rien ne se fût passé, elle pria Jean de lui donner au moins la soirée et de partager son modeste souper.
– Reste, lui disait-elle, qu’est-ce que cela peut te faire ?… rien, n’est-ce pas ? Tu me rendras si heureuse ! Puisque c’est la dernière fois que nous nous voyons d’ici des années, accorde-moi quelques heures, tu seras libre après. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus, j’ai tant souffert, j’ai tant de choses à te dire ! Jean, mon frère aîné, ne m’aimes-tu donc plus !…
Il eût fallu être de bronze pour rester insensible à de telles prières ; le cœur de Jean Lacheneur se gonflait d’attendrissement ; ses traits contractés se détendaient, une larme tremblait entre ses cils…
Cette larme, Marie-Anne la vit, elle crut qu’elle l’emportait, et battant des mains :
– Ah !… tu restes, s’écria-t-elle, tu restes, c’est dit !…
Non. Jean se roidit, en un effort suprême, contre l’émotion qui le pénétrait, et d’une voix rauque :
– Impossible, répéta-t-il, impossible.
Puis, comme sa sœur s’attachait à lui, comme elle le retenait par ses vêtements, il l’attira entre ses bras et la serrant contre sa poitrine :
– Pauvre sœur, prononça-t-il, pauvre Marie-Anne, tu ne sauras jamais tout ce qu’il m’en coûte de te refuser, de me séparer de toi… Mais il le faut. Déjà, en venant ici, j’ai commis une imprudence. C’est que tu ne peux savoir à quels périls tu serais exposée si on soupçonnait une entente entre nous. Je veux le calme et le bonheur, pour Maurice et pour toi, vous mêler à mes luttes enragées serait un crime. Quand vous serez mariés, pensez à moi quelquefois, mais ne cherchez pas à me revoir, ni même à savoir ce que je deviens. Un homme comme moi rompt avec la famille, il combat, triomphe ou périt seul.
Il embrassait Marie-Anne avec une sorte d’égarement, et comme elle se débattait, comme elle ne le lâchait toujours pas, il la souleva, la porta jusqu’à une chaise et brusquement s’arracha à ses étreintes.
– Adieu !… cria-t-il, quand tu me reverras, le père sera vengé.
Elle se dressa pour se jeter sur lui, pour le retenir encore ; trop tard.
Il avait ouvert la porte et s’était enfui.
– C’est fini, murmura l’infortunée, mon frère est perdu. Rien ne l’arrêtera plus maintenant.
Une crainte vague et cependant terrifiante, inexplicable et qui avait l’horreur de la réalité, étreignait son cœur jusqu’au spasme.
Elle se sentait comme entraînée dans un tourbillon de passions, de haines, de vengeances et de crimes, et une voix lui disait qu’elle y serait misérablement brisée.
Le cercle fatal du malheur qui l’entourait allait se rétrécissant autour d’elle de jour en jour.
Mais d’autres soucis devaient la distraire de ces pressentiments funèbres.
Un soir, pendant qu’elle dressait sa petite table dans la première pièce de la Borderie, elle entendit à la porte, qui était fermée au verrou, comme le bruissement d’une feuille de papier qu’on froisse.
Elle regarda. On venait de glisser une lettre sous la porte.
Bravement, sans hésiter, elle courut ouvrir… personne !
Il faisait nuit, elle ne distingua rien dans les ténèbres, elle prêta l’oreille, pas un bruit ne troubla le silence.
Toute agitée d’un tremblement nerveux, elle ramassa la lettre, s’approcha de la lumière et regarda l’adresse :
– Le marquis de Sairmeuse ! balbutia-t-elle, stupéfiée.
Elle venait de reconnaître l’écriture de Martial.
Ainsi il lui écrivait, il osait lui écrire !…
Le premier mouvement de Marie-Anne fut de brûler cette lettre, et déjà elle l’approchait de la flamme, quand le souvenir de ses amis cachés à la ferme du père Poignot l’arrêta.
– Pour eux, pensa-t-elle, il faut que je la lise…
Elle brisa le cachet aux armes de Sairmeuse et lut :
« Ma chère Marie-Anne,
« Peut-être avez-vous deviné l’homme qui a su imprimer aux événements une direction toute nouvelle et certainement surprenante.
« Peut-être avez-vous compris les inspirations qui le guident.
« S’il en est ainsi, je suis récompensé de mes efforts, car vous ne pouvez plus me refuser votre amitié et votre estime…
« Cependant, mon œuvre de réparation n’est pas achevée. J’ai tout préparé pour la révision du jugement qui a condamné à mort le baron d’Escorval, ou pour son recours en grâce.
« Vous devez savoir où se cache M. d’Escorval, faites-lui connaître mes desseins, sachez de lui ce qu’il préfère ou de la révision ou de sa grâce pure et simple.
« S’il se décide pour un nouveau jugement, j’aurai pour lui un sauf-conduit de Sa Majesté.
« J’attends une réponse pour agir.
« MARTIAL DE SAIRMEUSE. »
Marie-Anne eut comme un éblouissement.
C’était la seconde fois que Martial l’étonnait par la grandeur de sa passion.
Voilà donc de quoi étaient capables deux hommes qui l’avaient aimée et qu’elle avait repoussés !
L’un, Chanlouineau, après être mort pour elle, la protégeait encore…
L’autre, le marquis de Sairmeuse, lui sacrifiait les convictions de sa vie et les préjugés de sa race, et jouait, pour elle, avec une magnifique imprudence, la fortune politique de sa maison…
Et cependant, celui qu’elle avait choisi, l’élu de son âme, le père de son enfant, Maurice d’Escorval, depuis cinq mois qu’il l’avait quittée, n’avait pas donné signe de vie.
Mais toutes ces pensées confuses s’effacèrent devant un doute terrible qui lui vint :
– Si la lettre de Martial cachait un piège !
Le soupçon ne se discute ni se s’explique : il est ou il n’est pas.
Tout à coup, brusquement, sans raison, Marie-Anne passa de la plus vive admiration à la plus extrême défiance.
– Eh ! s’écria-t-elle, le marquis de Sairmeuse serait un héros, s’il était sincère !…
Or, elle ne voulait pas qu’il fût un héros.
Déjà elle en était à s’en vouloir comme d’une vilaine action, d’avoir pu, d’avoir osé comparer Maurice d’Escorval et le marquis de Sairmeuse.
Le résultat de ses soupçons fut qu’elle hésita cinq jours à se rendre à l’endroit où d’ordinaire l’attendait le père Poignot.
Elle n’y trouva pas l’honnête fermier, mais l’abbé Midon, fort inquiet de son absence.
C’était la nuit, mais Marie-Anne, heureusement, savait la lettre de Martial par cœur.
L’abbé la lui fit réciter à deux reprises, très lentement la seconde fois, et quand elle eut terminé :
– Ce jeune homme, dit le prêtre, a les vices et les préjugés de sa naissance et de son éducation, mais son cœur est noble et généreux.
Et comme Marie-Anne exposait ses soupçons :
– Vous vous trompez, mon enfant, interrompit-il, le marquis est certainement sincère. Ne pas profiter de sa générosité, serait une faute…. à mon avis, du moins. Confiez-moi cette lettre, nous nous consulterons, le baron et moi, et demain je vous dirai notre décision…
Marie-Anne s’éloigna, toute agitée, et s’indignant de son agitation.
L’abbé, cet homme de tant d’expérience, et si froid, avait été ému des procédés de Martial et les avait admirés. Il l’avait loué avec une sorte d’enthousiasme, et il était allé jusqu’à dire que ce jeune marquis de Sairmeuse, comblé déjà de tous les avantages de la naissance et de la fortune, cachait peut-être, sous son insouciance affectée, un génie supérieur…