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Kitabı oku: «Monsieur Lecoq», sayfa 49

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Chapitre 46

Agenouillée à l’entre-bâillure de la porte, le cou tendu, toute vibrante d’anxiété, Mme Blanche épiait les effets du poison qu’elle avait versé.

Elle était si près de sa victime, qu’elle distinguait jusqu’au battement de ses tempes et que par instants il lui semblait sentir son haleine brûlante comme la flamme…

À la crise qui avait brisé Marie-Anne, une invincible prostration succédait. On l’eût crue morte, à la voir dans son fauteuil, sans le mouvement continuel de ses mâchoires, sans le râle profond et sourd qui déchirait sa gorge.

Mais bientôt un soubresaut la redressa toute frémissante, ses nerfs se crispèrent et on entendit ses dents grincer… De nouveau les nausées revinrent, puis elle fut prise de vomissements.

Et à chaque effort qu’elle faisait pour vomir, tout son corps était ébranlé et secoué des talons à la nuque, sa poitrine se soulevait à éclater, et de brusques secousses disloquaient ses épaules. Peu à peu une teinte terreuse, de même qu’une couche de bistre, s’étendait sur son visage, les marbrures de ses joues devenaient plus foncées, les yeux s’injectaient, et la sueur à grosses gouttes coulait de son front.

Ses douleurs devaient être intolérables… Elle gémissait faiblement, par moments, et d’autres fois elle poussait de véritables hurlements.

Puis, elle balbutiait des lambeaux de phrases : elle demandait à boire ou suppliait Dieu d’abréger ses tortures.

– Ah !… c’est atroce !… Je souffre trop ! La mort, mon Dieu ! la mort !…

Tous les gens qu’elle avait connus, elle les invoquait, criant à l’aide, d’une voix déchirante.

Elle appelait Mme d’Escorval, l’abbé Midon, Maurice, son frère, Chanlouineau, Martial !…

Martial ! ce nom seul, ainsi prononcé, eût suffi pour éteindre toute pitié dans le cœur de Mme Blanche.

– Va !… pensait-elle, appelle ton amant, appelle !… Il arrivera trop tard.

Et Marie-Anne répétant encore ce nom :

– Souffre !… poursuivait Mme Blanche, toi qui as inspiré à Martial l’odieux courage de m’abandonner, moi, sa femme, moi la marquise de Sairmeuse, comme un laquais ivre n’oserait pas abandonner la dernière des créatures perdues… Meurs ; et mon mari me reviendra repentant.

Non, elle n’avait pas pitié. Si elle était oppressée à ne pouvoir respirer, cela venait simplement de l’instinctive horreur qu’inspire la souffrance d’autrui, impression toute physique, qu’on décore du beau nom de sensibilité, et qui n’est qu’une manifestation du plus grossier égoïsme.

Et cependant Marie-Anne allait s’affaiblissant à vue d’œil.

Les spasmes devenaient moins fréquents, les périodes de rémission de plus en plus longues ; les nausées faisaient encore haleter ses flancs, mais elle ne vomissait plus, et après chaque crise l’anéantissement augmentait, pareil à une syncope.

Bientôt elle n’eut même plus la force de se plaindre, ses yeux s’éteignirent, et après un grand effort qui amena à ses lèvres une bave sanglante, sa tête se renversa en arrière et elle ne bougea plus.

– Serait-ce fini ! murmura Mme Blanche.

Elle se releva, mais ses jambes tremblaient et la soutenaient à peine ; elle fut obligée de s’accoter contre la cloison.

Le cœur était resté ferme, implacable ; la chair défaillait.

C’est que jamais son imagination n’avait pu concevoir un spectacle tel que celui qu’elle venait de voir.

Elle savait que le poison donne la mort ; elle ne soupçonnait pas ce qu’est l’agonie du poison.

Maintenant elle ne songeait plus à augmenter les angoisses de Marie-Anne, en lui jetant son nom comme une suprême vengeance… Elle ne songeait qu’à se retirer sans être aperçue de sa victime.

Fuir, s’éloigner bien vite, quitter cette maison, dont les planchers lui brûlaient les pieds, elle ne voulait que cela.

Toutes ses idées vacillaient, une sensation étrange, mystérieuse, inexplicable l’envahissait ; ce n’était pas encore l’effroi, c’était la stupeur qui suit le crime, l’hébètement du meurtre…

Cependant elle se contraignit à attendre quelques minutes, et enfin, voyant que Marie-Anne demeurait toujours immobile, les paupières closes, elle se hasarda à ouvrir doucement la porte du cabinet et elle s’avança dans la chambre.

Elle n’y avait pas fait trois pas que Marie-Anne tout à coup, brusquement, comme si elle eût été galvanisée par une commotion électrique, se dressa tout d’une pièce, les bras en croix pour barrer le passage.

Le mouvement fut si terrible, que Mme Blanche recula jusqu’à une des fenêtres.

– La marquise de Sairmeuse !… balbutia Marie-Anne, Blanche… ici.

Et s’expliquant ses souffrances par la présence de cette jeune femme qui avait été son amie, elle s’écria :

– Empoisonneuse !…

Mais Mme Blanche avait un de ces caractères de fer que les événements brisent et ne font pas ployer.

Pour rien au monde, puisqu’elle était découverte, elle n’eût consenti à nier.

Elle s’avança résolument, et d’une voix ferme :

– Eh bien, oui !… dit-elle ; c’est moi qui prends ma revanche.

Et tutoyant, comme autrefois, son ancienne amie :

– Penses-tu donc que je n’ai pas souffert le soir où tu as envoyé ton frère m’arracher mon mari, que je n’ai plus revu !…

– Votre mari !… moi…. Je ne vous comprends pas.

– Oserais-tu donc soutenir que tu n’es pas la maîtresse de Martial…

– Le marquis de Sairmeuse !… je l’ai revu hier pour la première fois, depuis l’évasion du baron d’Escorval…

L’effort qu’elle avait fait pour se dresser, pour se tenir debout, pour parler, l’avait épuisée ; elle retomba sur le fauteuil.

Mais Mme Blanche devait être impitoyable.

– Vraiment !… fit-elle, tu n’as pas revu Martial… Dis-moi donc alors qui t’a donné ces beaux meubles, ces tentures de soie, ces tapis, tout ce luxe qui t’entoure ?…

– Chanlouineau.

Mme Blanche haussa les épaules.

– Soit, fit-elle avec un sourire ironique ; mais est-ce aussi Chanlouineau que tu attends ce soir ?… Est-ce pour Chanlouineau que tu as mis chauffer ces pantoufles brodées et que tu dressais la table ?… Est-ce Chanlouineau qui t’a envoyé des vêtements par un paysan nommé Poignot ?… Tu vois bien que je sais tout…

Et comme sa victime se taisait :

– Qui donc attends-tu ? insista-t-elle ; voyons, réponds !…

– Je ne puis…

– Tu vois donc bien, malheureuse, que c’est ton amant, mon mari, Martial !…

Marie-Anne réfléchissait autant que le lui permettaient ses souffrances intolérables et le trouble de son intelligence.

Pouvait-elle dire quels hôtes elle attendait ?…

Nommer le baron d’Escorval à Mme Blanche, n’était-ce pas le perdre, le livrer !… On espérait sa grâce, un sauf-conduit, la révision de son jugement ; il n’en était pas moins sous le coup d’une condamnation à mort, exécutoire dans les vingt-quatre heures…

– Ainsi, c’est bien décidé, insista Mme Blanche, tu refuses de me dire qui doit venir ici, dans une heure, à minuit !…

– Je refuse.

Mais une idée était venue à Marie-Anne.

Bien que le moindre mouvement lui causât une douleur aiguë, elle eut assez d’énergie pour dégrafer sa robe, et déchirant son corset, elle en retira un papier plié menu.

– Je ne suis pas la maîtresse du marquis de Sairmeuse, prononça-t-elle d’une voix défaillante, je suis la femme de Maurice d’Escorval ; en voici la preuve, lisez…

Mme Blanche n’eut pas plus tôt lu que ses traits subitement se décomposèrent ; elle devint pâle autant que sa victime, sa vue se troublait, les oreilles lui tintaient, elle se sentait trempée d’une sueur froide.

Ce papier, c’était le certificat du mariage religieux de Maurice et de Marie-Anne, signé par le curé de Vigano, par le vieux médecin et par le caporal Bavois, daté et scellé du sceau de la paroisse…

La preuve était indiscutable.

Une lueur foudroyante se fit dans l’esprit de Mme Blanche.

Elle avait commis un crime inutile, elle venait d’assassiner une innocente…

Le premier bon mouvement de sa vie fit battre son cœur plus vite, elle ne calcula rien, elle oublia à quels périls elle s’exposait, et d’une voix vibrante :

– À moi !… s’écria-t-elle, à l’aide !… au secours !…

Onze heures sonnaient, tout dormait ; la ferme la plus voisine de la Borderie en était distante d’un quart de lieue.

La voix de Mme Blanche devait se perdre dans l’immense solitude de la nuit.

En bas, dans le jardin, tante Médie entendait sans doute, mais elle se fût laissée hacher en morceaux plutôt que d’entrer.

Et cependant, il se trouva quelqu’un pour recueillir ces cris de détresse.

Moins éperdues de douleur et d’épouvante, les deux jeunes femmes eussent remarqué le bruit de l’escalier, craquant sous le poids d’un homme qui montait à pas muets…

Ce n’était pas un sauveur, car il ne se montra pas.

Mais fût-on venu aux appels désespérés de Mme Blanche, il était trop tard.

Marie-Anne comprenait bien qu’il n’était plus d’espoir pour elle, et que c’était le froid de la mort qui peu à peu gagnait son cœur. Elle sentait que la vie lui échappait.

Aussi, quand Mme Blanche parut prête à s’élancer dehors pour courir chercher des secours, elle la retint d’un geste doux, et d’une voix éteinte :

– Blanche !… murmura-t-elle.

L’empoisonneuse s’arrêta.

– N’appelle plus, poursuivit Marie-Anne, reprenant, elle aussi, le tutoiement d’autrefois, à quoi bon ! Reste, tiens-toi tranquille, que du moins je puisse finir en paix… va, ce ne sera pas long !…

– Tais-toi ! ne parle pas ainsi ! Il ne faut pas, je ne veux pas que tu meures !… Si tu mourais, grand Dieu !… quelle serait ma vie, après !

Marie-Anne ne répondit pas… Le poison poursuivait son œuvre de dissolution. Sa respiration sifflait dans sa gorge enflammée ; sa langue, lorsqu’elle la remuait, lui causait dans la bouche l’affreuse sensation d’un fer rouge ; ses lèvres se tuméfiaient, et ses mains paralysées, inertes, n’obéissaient plus à sa volonté.

Mais l’horreur même de la situation rendit à Mme Blanche une lueur de raison.

– Rien n’est perdu, s’écria-t-elle. C’est dans cette grande boîte-là, sur la table, que j’ai trouvé, que j’ai pris, – elle n’osa pas prononcer le mot : poison, – la poudre que j’ai versée dans la tasse. Tu sais quelle est cette poudre, tu dois connaître le remède…

Marie-Anne secoua tristement la tête.

– Rien ne peut plus me sauver, murmura-t-elle d’une voix à peine distincte, et entrecoupée de hoquets sinistres ; mais je ne me plains pas. Qui sait de quelles chutes la mort me préserve peut-être. Je ne regrette pas la vie. J’ai tant souffert depuis un an, j’ai subi tant d’humiliations, j’ai tant pleuré… La fatalité était sur moi !…

Elle eut, en ce moment, cet éclair de seconde vue qui illumine les agonisants. Le sens des événements éclata. Elle comprit qu’elle-même avait fait sa destinée, et qu’en acceptant le rôle de perfidie et de mensonge composé par son père, elle avait rendu possibles et comme préparé les mensonges, les perfidies, les crimes, les erreurs et les trompeuses apparences dont enfin elle était victime.

Sa parole allait s’éteignant comme celle d’une personne qui s’assoupit, ses atroces douleurs faisaient trêve, tout s’apaisait en elle après tant d’agitations ; elle s’endormait, pour ainsi dire, dans les bras de la mort…

Elle s’abandonnait, quand une pensée jaillit de ses ténèbres, si terrible qu’elle lui arracha un cri :

– Mon enfant !…

Rassemblant en un effort surhumain tout ce que le poison lui laissait de volonté, d’énergie et de forces, elle s’était redressée sur son fauteuil, le visage contracté par une indicible angoisse…

– Blanche !… prononça-t-elle d’un accent bref dont on l’eût crue incapable, écoute-moi : c’est le secret de ma vie qu’il faut que je te dise… personne ne le soupçonne… J’ai un fils de Maurice… Hélas ! voici des mois que Maurice a disparu… S’il était mort, que deviendrait notre fils !… Blanche, tu vas me jurer, toi qui me tues, que tu me remplaceras près de mon enfant…

Mme Blanche était comme frappée de vertige.

– Je jure !… dit-elle, je jure !…

– Eh bien ! à ce prix, mais à ce prix seulement, je te pardonne ! Mais prends garde ! N’oublie pas que tu as juré !… Blanche, Dieu permet parfois que les morts se vengent !… Tu as juré, souviens-toi ! Mon fantôme ne t’accordera le sommeil qu’après que tu auras tenu ton serment.

– Je me souviendrai, balbutia Mme Blanche, je me souviendrai. Mais… ton enfant…

– Ah !… j’ai eu peur… Lâche créature que je suis, j’ai reculé devant la honte… puis, Maurice commandait… Je me suis séparée de mon enfant… ta jalousie et ma mort sont le châtiment… Pauvre être… je l’ai livré à des étrangers… Malheureuse que je suis… malheureuse… Ah ! c’est trop souffrir… Blanche, souviens-toi !…

Elle bégaya quelques mots encore, mais indistincts, incompréhensibles…

Mme Blanche, hors de soi, eut la force de lui prendre le bras, et de le secouer…

– À qui as-tu confié ton enfant, répéta-t-elle, à qui ?… où ?… Marie-Anne… un mot encore, un seul, un nom, Marie-Anne !

Les lèvres de l’infortunée s’agitèrent, mais sa gorge ne rendit qu’un râle sourd…

Elle s’était affaissée sur son fauteuil ; une convulsion suprême la tordit comme un lien de fagot ; elle glissa sur le tapis et tomba tout de son long, sur le dos…

Marie-Anne était morte… morte sans avoir pu prononcer le nom du vieux médecin de Vigano…

Elle était morte, et l’empoisonneuse terrifiée demeurait au milieu de la chambre, livide et plus raide qu’une statue, l’œil démesurément agrandi, le front moite d’une sueur glacée…

Toutes ses pensées tourbillonnaient comme des feuilles au souffle furieux de l’ouragan ; il lui semblait que la folie – une folie comme celle de son père – envahissait son cerveau. Elle oubliait tout, elle s’oubliait elle-même, elle ne se rappelait plus qu’un hôte devait arriver à minuit, que l’heure volait, qu’elle allait être surprise si elle ne fuyait pas.

Mais l’homme qui était venu quand elle avait crié au secours, veillait sur elle. Quand il vit que Marie-Anne avait rendu le dernier soupir, il fit un peu de bruit contre la porte et allongea sa figure grimaçante.

– Chupin !… balbutia Mme Blanche, rappelée au sentiment de la réalité.

– En personne naturelle, répondit le vieux maraudeur. C’est une fière chance que vous avez !… Eh ! eh !… ça vous a trifouillé l’estomac, toute cette affaire… Bast ! ça passera. Mais il s’agit de ne pas moisir ici, on peut venir… Allons, arrivez !…

Machinalement, l’empoisonneuse avança, mais le cadavre de Marie-Anne était en travers de la porte, barrant le passage ; pour sortir, il fallait le franchir, elle n’eut pas ce courage et recula toute chancelante…

– Hein !… qu’est-ce, fit Chupin, vous êtes incommodée…

Et comme il n’avait pas ces scrupules, il enjamba le corps, enleva Mme Blanche comme un enfant et l’emporta…

Le vieux maraudeur était tout en joie. L’avenir ne l’inquiétait plus, maintenant que Mme Blanche était rivée à lui, par cette chaîne plus solide que celle des forçats, la complicité d’un crime.

Il se sentait sur la planche, ainsi qu’il se le disait, une vie de seigneur, des années de bombances et de ribotes. Les remords de sa délation, si terribles au commencement, ne le troublaient plus guère. Il se voyait nourri, logé, renté, vêtu, bien gardé surtout par une armée de domestiques.

Cependant, Mme Blanche, qui s’était trouvée mal, fut ranimée par le grand air.

– Je veux marcher, dit-elle.

Chupin la déposa à terre, à vingt pas de la maison. Alors, elle se souvint.

– Et tante Médie !… s’écria-t-elle.

La parente pauvre était là ; pareille à ces chiens que leurs maîtres laissent à la porte des maisons où ils entrent, elle avait vu sortir sa nièce, portée par le vieux maraudeur, et instinctivement elle avait suivi.

– Il ne s’agit pas de causer, dit Chupin aux deux femmes, rentrez, je vais vous conduire.

Et prenant le bras de Mme Blanche, il se dirigea du côté du « bocage. »

– Ah ! Marie-Anne avait un enfant, disait-il tout en hâtant le pas. Elle qui faisait tant sa Sainte-n’y-touche. Mais où diable a-t-elle mis le petit en nourrice ?…

– Je chercherai…

– Hum !… c’est facile à dire…

Un rire strident, qui retentit dans l’obscurité, l’interrompit. Il lâcha le bras de Mme Blanche et tomba en garde…

Précaution vaine. Un homme caché derrière un tronc d’arbre bondit jusqu’à lui, et par quatre fois le frappa d’un couteau, en criant :

– Bonne Sainte Vierge, voilà mon vœu rempli ! Je ne mangerai plus avec mes doigts.

– L’aubergiste !… murmura le traître en s’affaissant.

Pour une fois tante Médie eut de l’énergie.

– Viens ! dit-elle, folle de peur, en entraînant sa nièce, viens, il est mort !

Pas tout à fait, car le traître eut la force de se traîner jusqu’à sa maison et d’y frapper.

Sa femme et son fils cadet dormaient. Son fils aîné qui rentrait du cabaret vint lui ouvrir.

Voyant son père à terre, ce garçon le crut ivre et voulut le relever ; le vieux maraudeur le repoussa.

– Laisse-moi, dit-il, mon compte est réglé ; écoute-moi plutôt… La fille à Lacheneur vient d’être empoisonnée par Mme Blanche… C’est pour t’apprendre ça que je suis venu crever ici… Ça vaut une fortune, mon gars… si tu n’es pas une bête…

Et il expira, sans avoir pu dire aux siens où il avait enfoui le prix du sang de Lacheneur.

Chapitre 47

De tous les gens qui avaient été témoins de l’épouvantable chute du baron d’Escorval, l’abbé Midon avait été le seul à ne pas désespérer…

Il n’était pas médecin, de par le diplôme ; mais il avait en sa vie, toute de dévouement, raccommodé tant de bras et « rebouté » tant de jambes, que les blessures, ainsi qu’il le disait, le connaissaient.

Ce que plus d’un savant docteur n’eût pas osé, il l’osa.

Il était prêtre, il avait la foi, il se souvint de la réponse sublime de modestie d’Ambroise Paré : « Je le pansai, Dieu le guérit. »

Le baron devait être guéri.

Après six mois passés à la ferme du père Poignot, M. d’Escorval se levait et s’essayait à marcher en s’aidant de béquilles.

C’est alors, surtout, qu’il souffrit du défaut d’espace, dans le grenier où la prudence le confinait, et c’est avec un véritable transport de joie qu’il accueillit l’idée de se réfugier à la Borderie, près de Marie-Anne.

Le jour du départ fixé, c’est avec l’impatience d’un écolier attendant les vacances qu’il compta pour ainsi dire les minutes. Il y a toujours de l’enfant, chez le convalescent qui se reprend à aimer la vie.

– J’étouffe, ici, répétait-il à sa femme, j’étouffe !… Comme le temps est long !… Quand donc arrivera le jour béni !…

Il arriva. Dès le matin, tous les objets que les proscrits avaient réussi à se procurer, pendant leur séjour à la ferme, furent réunis et empaquetés. Enfin, la nuit venue, le fils Poignot commença le déménagement.

– Tout est à la Borderie, dit ce brave garçon, au retour de son dernier voyage, Mlle Lacheneur ne demande à M. le baron qu’un bon appétit.

– Et j’en aurai, morbleu ! répondit gaiement le baron. Nous en aurons tous !…

Dans la cour de la ferme, le père Poignot attelait lui-même son meilleur cheval à la charrette qui devait transporter M. d’Escorval.

Le brave homme était tout triste du départ de ces hôtes pour lesquels il s’était exposé à de si grands périls. Il sentait qu’ils lui manqueraient, qu’il trouverait la maison vide, qu’il regretterait peut-être jusqu’à ses soucis.

Il ne voulut laisser à personne le soin de disposer bien commodément dans la charrette un bon matelas.

– Allons !… voilà qu’il est temps de partir !… soupira-t-il quand il eut terminé.

Et lentement, il gravit l’étroit escalier du petit grenier.

M. d’Escorval n’avait pas prévu ce moment.

À la vue de l’honnête fermier qui s’avançait, rouge d’émotion, pour lui faire ses adieux, il oublia tout le bien-être qu’il se promettait à la Borderie, pour ne se souvenir que de la loyale et courageuse hospitalité de cette maison qu’il allait quitter. Son cœur se serra, et une larme roula dans ses yeux.

– Vous m’avez rendu un de ces services dont on ne s’acquitte pas, père Poignot, prononça-t-il, avec une gravité solennelle, vous m’avez sauvé la vie…

– Oh ! ne parlons pas de ça, monsieur le baron. À ma place, vous eussiez fait comme moi, n’est-ce pas, ni plus ni moins…

– Soit !… je ne vous dirai même pas merci. J’espère maintenant vivre assez pour vous prouver que je ne suis pas un ingrat.

L’escalier était si raide et si étroit qu’on eut toutes les peines du monde à descendre le baron. On l’étendit sur le matelas, et en cas de fâcheuse rencontre, on étendit sur lui quelques brassées de paille qui le cachaient entièrement….

– Adieu donc !… dit le vieux fermier, ou plutôt au revoir, monsieur le baron, madame la baronne, et vous aussi monsieur le curé…

Puis, quand la dernière poignée de main eut été échangée :

– Y sommes-nous ? demanda le fils Poignot.

– Oui, répondit le baron.

– Alors en route !… hue ! le gris !…

La charrette roula, conduite avec les plus extrêmes précautions par le jeune paysan, à qui son père avait bien recommandé d’éviter les cahots.

À une vingtaine de pas en arrière, marchait Mme d’Escorval donnant le bras à l’abbé Midon.

La nuit était noire, mais eût-il fait grand jour, l’ancien curé de Sairmeuse pouvait, sans courir le risque d’être reconnu, défier l’œil de tous ses paroissiens.

Il avait laisse croître ses cheveux et sa barbe, sa tonsure avait depuis longtemps disparu, et le manque d’exercice avait épaissi sa taille. Il était vêtu comme tous les paysans aisés des environs, d’une veste et d’un pantalon de ratine, et il était coiffé d’un immense chapeau de feutre qui lui tombait jusque sur le nez.

Il y avait bien des mois qu’il ne s’était senti l’esprit si libre. Les obstacles qui lui avaient paru le plus insurmontables ne s’aplanissaient-ils pas comme d’eux-mêmes ?

Il se représentait dans un avenir prochain le baron rétabli, déclaré innocent par des juges impartiaux, reprenant son ancienne existence à Escorval. Il se voyait lui-même, comme autrefois, dans son presbytère de Sairmeuse…

Seul, le souvenir de Maurice troublait cette sécurité. Comment ne donnait-il pas signe de vie ?…

– Mais s’il lui était arrivé malheur, nous le saurions, pensait le prêtre ; il a avec lui un brave homme, ce vieux soldat, qui braverait tout pour venir nous prévenir…

Ces pensées le préoccupaient tellement qu’il ne s’apercevait pas que Mme d’Escorval s’appuyait de plus en plus lourdement à son bras.

– J’ai honte de l’avouer, dit-elle enfin ; mais je n’en puis plus, il y a si longtemps que je ne suis sortie, que j’ai comme désappris de marcher…

– Heureusement, nous approchons, madame, répondit l’abbé.

Bientôt, en effet, le fils Poignot arrêta sa charrette sur la grande route, devant le petit sentier qui conduit à la Borderie.

– Voilà le voyage fini !… dit-il au baron.

Et aussitôt, il donna un coup de sifflet, comme il l’avait fait quelques heures plus tôt, pour avertir de son arrivée.

Personne ne paraissant, il siffla de nouveau, plus fort, puis de toutes ses forces… rien encore.

Mme d’Escorval et l’abbé Midon le rejoignaient à ce moment.

– C’est singulier, leur dit-il, que Marie-Anne ne m’entende pas… Nous ne pouvons descendre M. le baron sans l’avoir vue, et elle le sait bien… Si je courais l’avertir ?

– Elle se sera endormie, répondit l’abbé, veillez sur votre cheval, mon garçon, je vais aller la réveiller…

Il quitta le bras de Mme d’Escorval sur ces mots, et gagna le sentier.

Certes, il n’avait pas l’ombre d’une inquiétude. Tout était calme et silence autour de la Borderie ; une lumière brillait aux fenêtres du premier étage.

Cependant, lorsqu’il vit la porte ouverte, un pressentiment vague tressaillit en lui.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? pensa-t-il.

Au rez-de-chaussée il n’y avait pas de lumière, et l’abbé qui ne connaissait pas les êtres de la maison, fut obligé de chercher l’escalier à tâtons.

Enfin, il le trouva et monta…

Mais sur le seuil de la chambre, il s’arrêta, pétrifié par l’horreur du spectacle qui s’offrit à lui…

La pauvre Marie-Anne gisait à terre, étendue sur le dos… Ses yeux, grands ouverts, étaient comme noyés dans un liquide blanchâtre ; sa langue noire et tuméfiée, sortait à demi de sa bouche.

– Morte !… balbutia le prêtre. Morte !…

Cependant, elle pouvait ne l’être pas… Il se roidit contre sa défaillance, et se penchant vers la malheureuse, il lui prit la main. Cette main était glacée et le bras avait la rigidité d’une barre de fer.

C’était plus d’indications qu’il n’en fallait pour éclairer l’expérience de l’abbé Midon.

– Empoisonnée !… murmura-t-il, avec de l’arsenic…

Il s’était relevé, perdu de stupeur, et son regard errait autour de la chambre, quand il aperçut son coffre de médicaments ouvert sur une table.

Vivement il s’avança, prit sans hésiter un flacon, le déboucha et le retourna dans le creux de sa main… il était vide.

– Je ne m’étais pas trompé ! fit-il.

Mais il n’avait pas de temps à perdre en conjectures.

L’important, avant tout, était de décider le baron à retourner à la ferme, sans pourtant lui apprendre un malheur qui l’eût fortement impressionné.

Imaginer un prétexte était assez facile.

Faisant sur soi-même un violent effort, le prêtre recouvra presque les apparences du sang-froid, et courant à la route, il expliqua au baron que le séjour de la Borderie était devenu impossible, qu’on avait vu rôder des hommes suspects, qu’on devait être plus prudent que jamais, maintenant qu’on connaissait les bonnes intentions de Martial de Sairmeuse…

Non sans résistance, le baron céda.

– Vous le voulez, curé, soupira-t-il, j’obéis… Allons, Poignot, mon garçon, ramène-moi chez ton père…

Mme d’Escorval était montée sur la charrette près de son mari, le prêtre les regarda s’éloigner, et lorsqu’il n’entendit plus le bruit des roues il regagna la Borderie…

Il atteignait le corridor, quand des gémissements qu’il entendit, et qui partaient de la chambre de la morte, firent affluer tout son sang à son cœur… Il avança rapidement.

Près du corps de Marie-Anne, un homme agenouillé pleurait.

C’était un tout jeune homme, vêtu de haillons, et l’expression de son visage, son attitude, ses sanglots, trahissaient un immense désespoir.

Même, sa douleur profonde absorbait si complètement toutes les facultés de son âme, qu’il ne s’aperçut ni de l’arrivée ni de la présence de l’abbé Midon.

Qui était ce malheureux, qui avait osé s’introduire ainsi dans la maison ?

Après un premier moment de stupeur, l’abbé le devina plutôt qu’il ne le reconnut.

– Jean !… cria-t-il d’une voix forte et à deux reprises, Jean Lacheneur !…

D’un bond, le jeune homme fut debout, pâle, menaçant ; la flamme de la colère séchait les larmes dans ses yeux.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’un ton terrible, que faites-vous ici ?… Que me voulez-vous ?…

Sous ses habits de paysan, avec sa longue barbe, l’ancien curé de Sairmeuse était à ce point méconnaissable qu’il fut obligé de se nommer.

Mais, dès qu’il eut prononcé son nom, Jean eut un cri de joie.

– C’est le bon Dieu qui vous envoie, monsieur l’abbé, s’écria-t-il… Marie-Anne ne peut pas être morte !… Vous allez la sauver, vous qui en avez sauvé tant d’autres…

À un geste du prêtre qui lui montrait le ciel, il s’arrêta, devenant plus blême encore. Il comprenait qu’il n’était plus d’espérance.

– Allons !… reprit-il avec un accent d’affreux découragement, la destinée ne s’est pas lassée… Je veillais sur Marie-Anne, cependant, dans l’ombre, de loin… Et ce soir, je venais lui dire : « Défie-toi, sœur, prends garde !… »

– Quoi ! vous saviez…

– Je savais qu’elle était en grand danger, oui, monsieur l’abbé… Il y a de cela une heure, je soupais, dans un cabaret de Sairmeuse, quand le gars à Grollet est entré. « Te voilà, Jean ? me dit-il ; je viens de voir le père Chupin en embuscade près de la maison à la Marie-Anne ; quand il m’a aperçu, le vieux gueux, il a filé. » Aussitôt, j’ai ressenti comme un coup terrible. Je suis sorti comme un fou, je suis venu ici en courant de toutes mes forces… Mais quand la fatalité est sur un homme, vous savez ! Je suis arrivé trop tard.

L’abbé Midon réfléchissait.

– Ainsi, fit-il, vous supposez que c’est Chupin…

– Je ne suppose pas, monsieur le curé, j’affirme que c’est lui, le misérable traître, qui a commis cet abominable forfait.

– Encore faudrait-il qu’il y eût eu un intérêt quelconque…

Jean eut un de ces éclats de rire stridents qui sont peut-être l’expression la plus saisissante du désespoir.

– Soyez tranquille, monsieur le curé, interrompit-il, le sang de la fille lui sera payé et plus cher, sans doute, que le sang du père. Chupin a été le vil instrument du crime, mais ce n’est pas lui qui l’a conçu. C’est plus haut qu’il faut chercher le vrai coupable, bien plus haut, dans le plus beau château du pays, au milieu d’une armée de valets, à Sairmeuse enfin !…

– Malheureux, que voulez-vous dire !…

– Ce que je dis !

Et froidement il ajouta :

– L’assassin est Martial de Sairmeuse.

Le prêtre recula, véritablement effrayé des regards de ce malheureux jeune homme.

– Vous devenez fou !… dit-il sévèrement.

Mais Jean hocha gravement la tête.

– Si je vous parais tel, monsieur l’abbé, répondit-il, c’est que vous ignorez la passion furieuse de Martial pour Marie-Anne… Il en voulait faire sa maîtresse… Elle a eu l’audace de refuser cet honneur, c’est un crime qu’on châtie, cela… Le jour où il a été prouvé à M. le marquis de Sairmeuse que jamais la fille de Lacheneur ne serait à lui, il l’a fait empoisonner pour qu’elle ne fut pas à un autre…

Tout ce qu’on eût dit à Jean en ce moment, pour lui démontrer la folie de ses accusations, eût été inutile ; des preuves ne l’eussent pas convaincu ; il eût fermé les yeux à l’évidence. Il voulait que cela fût ainsi, parce que sa haine s’en arrangeait…

– Demain, pensait l’abbé, quand il sera plus calme, je le raisonnerai…

Et comme Jean se taisait :

– Nous ne pouvons, dit-il, laisser ainsi à terre le corps de cette infortunée, aidez-moi, nous allons le placer sur le lit.

Jean tressaillit de la tête aux pieds, et durant dix secondes hésita.

– Soit !… dit-il enfin…

Personne jamais n’avait couché dans ce lit que le pauvre Chanlouineau, au temps des illusions de son amour, avait destiné à Marie-Anne.

– Il sera pour elle, disait-il, ou il ne sera pour personne.

Et ce fût elle, en effet, qui y coucha la première, mais morte.

La douloureuse et pénible tâche remplie, Jean se laissa tomber dans le grand fauteuil où avait expiré Marie-Anne, et la tête entre les mains, les coudes aux genoux, il demeura silencieux, aussi immobile que ces statues de la douleur qu’on place sur les tombeaux.