Kitabı oku: «Monsieur Lecoq», sayfa 50
L’abbé Midon, lui, s’était mis à genoux à la tête du lit, et il récitait les prières des morts, demandant à Dieu paix et miséricorde au ciel pour celle qui avait tant souffert sur la terre…
Mais il ne priait que des lèvres… Sa pensée, en dépit de sa volonté et de ses efforts d’attention, lui échappait.
Il se demandait comment était morte Marie-Anne…
Etait-ce un crime ?… Etait-ce un suicide ?
Car l’idée du suicide lui vint. Mais il ne pouvait l’admettre, lui qui jadis avait surpris le secret de la grossesse de cette infortunée, et qui savait qu’elle était mère, bien qu’il ne sût pas ce qu’était devenu son enfant.
D’un autre côté, comment expliquer un crime ?…
Le prêtre avait scrupuleusement examiné la chambre, et il n’y avait rien découvert qui trahit la présence d’une personne étrangère.
Tout ce qu’il avait constaté, c’est que son flacon d’arsenic était vide, et que Marie-Anne avait été empoisonnée avec le bouillon dont il restait quelques gouttes dans la tasse, laissée sur la cheminée.
– Quand il fera jour, pensa l’abbé Midon, je verrai dehors…
Dès que le jour parut, en effet, il descendit dans le jardin et se mit à décrire autour de la maison des cercles de plus en plus étendus, à la façon des chiens qui quêtent.
Il n’aperçut rien, d’abord, qui pût le mettre sur la voie, ni traces de pas ni empreintes.
Il allait abandonner ces inutiles investigations quand, étant entré dans le petit bois, il aperçut de loin comme une grande tache noire sur l’herbe. Il s’approcha… c’était du sang.
Fortement impressionné, il courut appeler le frère de Marie-Anne pour lui montrer sa découverte.
– On a assassiné quelqu’un à cette place, prononça Jean, et cela cette nuit même, car le sang n’a pas eu le temps de sécher.
D’un coup d’œil l’abbé Midon avait exploré le terrain aux alentours.
– La victime perdait beaucoup de sang, dit-il, on arriverait peut-être à la connaître en suivant ses traces.
– Je vais toujours essayer, répondit Jean. Remontez, monsieur le curé, je serai bientôt de retour.
Un enfant eût reconnu le chemin suivi par le blessé, tant les marques de son passage étaient claires et distinctes. Il s’était traîné presque à plat ventre, on le reconnaissait à l’herbe foulée et aux endroits où il y avait de la poussière, et en outre, de place en place, on retrouvait des taches de sang.
Cette piste si visible s’arrêtait à la maison de Chupin. La porte était fermée. Jean frappa sans hésiter.
L’aîné des fils du vieux maraudeur vint lui ouvrir, et il vit un spectacle étrange.
Le cadavre du traître avait été jeté à terre, dans un coin ; le lit était bouleversé et brisé, toute la paille de la paillasse était éparpillée, et les fils et la femme du défunt, armés de pelles et de pioches, retournaient avec acharnement le sol battu de la masure. Ils cherchaient le trésor…
– Qu’est-ce que vous voulez ?… demanda rudement la veuve.
– Le père Chupin…
– Tu vois bien qu’on l’a assassiné, répondit un des fils. Et brandissant son pic à deux pouces de la tête de Jean :
– Et l’assassin est peut-être dans ta chemise, canaille !… ajouta-t-il. Mais c’est l’affaire de la justice… Allons, décampe, ou sinon !…
S’il n’eût écouté que les inspirations de sa colère, Jean Lacheneur eût certes essayé de faire repentir les Chupin de leurs provocations et de leurs menaces…
Mais une rixe, en ce moment, était-elle admissible ?
Il s’éloigna donc sans mot dire, et rapidement reprit la route de la Borderie.
Que Chupin eût été tué, cela renversait toutes ses idées et en même temps l’irritait.
– J’avais juré, murmurait-il, que le traître qui a vendu mon père ne périrait que de ma main, et voici que ma vengeance m’échappe, on me l’a volée !…
Puis, il se demandait quel pouvait bien être le meurtrier du vieux maraudeur.
– Serait-ce Martial, pensait-il, qui l’a assassiné après qu’il a eu empoisonné Marie-Anne ?… Tuer un complice, c’est un moyen sûr de s’assurer de son silence !…
Il était arrivé à la Borderie, et déjà il prenait la rampe pour monter au premier étage, quand il crut entendre comme le murmure d’une conversation dans la pièce du fond.
– C’est étrange, se dit-il, qui donc serait là !…
Et, poussé par un mouvement instinctif de curiosité, il alla frapper à la porte de communication…
À l’instant même, l’abbé Midon parut, et retira brusquement la porte à lui. Il était plus pâle que de coutume, et visiblement agité.
– Qu’y a-t-il ? monsieur le curé, demanda Jean vivement.
– Il y a… il y a… Devinez qui est là, de l’autre côté…
– Eh ! comment deviner ?…
– Maurice d’Escorval et le caporal Bavois.
Jean eut un geste de stupeur.
– Mon Dieu !… balbutia-t-il.
– Et c’est miracle qu’il ne soit pas monté.
– Mais d’où vient-il, comment n’avait-il pas donné de ses nouvelles !…
– Je l’ignore… Il n’y a pas cinq minutes qu’il est là… Pauvre garçon !… Après que je lui ai eu dit que son père est sauvé, son premier mot a été : « Et Marie-Anne ? » Il l’aime plus que jamais… il arrive le cœur tout rempli d’elle, confiant, radieux d’espoir, et moi je tremble, j’ai peur de lui annoncer la vérité…
– Oh ! le malheureux ! le malheureux !…
– Vous voici prévenu, soyez prudent… et maintenant, venez.
Ils entrèrent ensemble, et c’est avec toutes les effusions de l’amitié la plus vive, que Maurice et le vieux soldat serrèrent les mains de Jean Lacheneur.
Ils ne s’étaient pas vus depuis le duel dans les landes de la Rèche, interrompu par l’arrivée des soldats, et quand ils s’étaient séparés ce jour-là, ils ne savaient pas s’ils se reverraient jamais…
– Et cependant nous voici réunis, répétait Maurice, et nous n’avons plus rien à craindre.
Jamais cet infortuné n’avait été si gai, et c’est de l’air le plus enjoué qu’il se mit à expliquer les raisons de son long silence.
– Trois jours après avoir passé la frontière, racontait-il, le caporal Bavois et moi arrivions à Turin. Franchement il était temps, nous étions épuisés de fatigue. J’avais tenu à descendre dans une assez piteuse auberge, et on nous avait donné une chambre à deux lits…
Je me rappelle que le soir, en nous couchant, le caporal me disait : « Je suis capable de dormir deux jours sans débrider. » Moi, je me promettais bien un somme de plus de douze heures… Nous comptions sans notre hôte, comme vous l’allez voir…
Il faisait à peine jour, le lendemain, quand nous sommes éveillés par un grand tumulte… Une douzaine de messieurs de mauvaise mine envahissent notre chambre, et nous commandent brutalement, en italien, de nous habiller… Nous n’étions pas les plus forts, nous obéissons. Et une heure plus tard, nous étions bel et bien en prison, enfermés dans la même cellule. Nos idées, j’en conviens, n’étaient pas couleur de rose…
Il me souvient parfaitement que le caporal ne cessait de me dire du plus beau sang-froid : « Pour obtenir notre extradition, il faut quatre jours, trois jours pour nous ramener à Montaignac, ça fait sept ; mettons qu’on me laissera là-bas vingt-quatre heures pour me reconnaître, c’est en tout huit jours que j’ai encore à vivre. »
– C’est que, ma foi !… je le pensais, approuva le vieux soldat.
– Pendant plus de cinq mois, poursuivit Maurice, nous nous sommes dit, en guise de bonsoir : « C’est demain qu’on viendra nous chercher. » Et on ne venait pas.
Nous étions, d’ailleurs, convenablement traités ; on m’avait laissé mon argent et on nous vendait volontiers certaines petites douceurs ; on nous accordait, chaque jour, deux heures de promenade dans une cour aussi large qu’un puits ; on nous prêtait même quelques livres…
Bref, je ne me serais pas trouvé extraordinairement à plaindre, si j’avais pu recevoir des nouvelles de mon père et de Marie-Anne et leur donner des miennes… Mais nous étions au secret, sans communications avec les autres prisonniers…
Enfin, à la longue, notre détention nous parut si étrange et nous devint si insupportable, que nous résolûmes, le caporal et moi, d’obtenir, quoi qu’il dût nous en coûter, des éclaircissements.
Nous changeâmes de tactique. Nous nous étions jusqu’alors montrés résignés et soumis, nous devînmes tout à coup indisciplinés et furieux. Nous remplissions la prison de nos protestations et de nos cris, nous demandions sans cesse le directeur ; nous réclamions l’intervention de l’ambassadeur français.
Ah ! le résultat ne se fit pas attendre.
Par une belle après-dîner, le directeur nous mit poliment dehors, non sans nous avoir exprimé le regret qu’il éprouvait de se séparer de pensionnaires de notre importance, si aimables et si charmants.
Notre premier soin, vous le comprenez, fut de courir à l’ambassade. Nous n’arrivâmes pas à l’ambassadeur, mais le premier secrétaire nous reçut. Il fronça le sourcil, dès que je lui eus exposé notre affaire, et sa mine devint excessivement grave.
Je me rappelle mot pour mot sa réponse :
« Monsieur, me dit-il, je puis vous affirmer que les poursuites dont vous avez été l’objet en France, ne sont pour rien dans votre détention ici. »
Et comme je m’étonnais :
« Tenez, ajouta-t-il, je vais vous exprimer franchement mon opinion. Un de vos ennemis, cherchez lequel, doit avoir à Turin des influences très puissantes… Vous le gêniez, sans doute, il vous a fait enfermer administrativement par la police piémontaise… »
D’un formidable coup de poing, Jean Lacheneur ébranla la table placée près de lui.
– Ah !… le secrétaire d’ambassade avait raison, s’écria-t-il… Maurice, c’est Martial de Sairmeuse qui t’a fait arrêter là-bas.
– Ou le marquis de Courtomieu, interrompit vivement l’abbé, en jetant à Jean un regard qui arrêta sa pensée sur ses lèvres.
La flamme de la colère avait brillé dans les yeux de Maurice, mais presque aussitôt il haussa les épaules.
– Bast !… prononça-t-il, je ne veux plus me souvenir du passé… Mon père est rétabli, voilà l’important. Nous trouverons bien, monsieur le curé aidant, quelque moyen de lui faire franchir la frontière sans danger… Entre Marie-Anne et moi, il oubliera que mes imprudences ont failli lui coûter la vie… Il est si bon, mon père ! Nous nous établirons en Italie ou en Suisse. Vous nous accompagnerez, monsieur l’abbé, et toi aussi, Jean… Vous, caporal, c’est entendu, vous êtes de la maison…
Rien d’horrible comme de voir joyeux et plein de sécurité, tout rayonnant d’espoir, l’homme que l’on sait frappé d’une catastrophe qui doit briser sa vie…
Si désolante était l’impression de l’abbé Midon et de Jean, qu’il en parut sur leur visage quelque chose que Maurice remarqua.
– Qu’avez-vous ? demanda-t-il tout surpris.
Les autres tressaillirent, baissèrent la tête et se turent.
Alors, l’étonnement de l’infortuné se changea en une vague et indicible épouvante.
D’un seul effort de réflexion, il s’énuméra tous les malheurs qui pouvaient l’atteindre.
– Qu’est-il donc arrivé ? fit-il d’une voix étouffée ; mon père est sauvé, n’est-ce pas ?… Ma mère n’aurait rien à souhaiter, m’avez-vous dit, si j’étais près d’elle… C’est donc Marie-Anne !…
Il hésitait.
– Du courage, Maurice, murmura l’abbé Midon, du courage !
Le malheureux chancela, plus blanc que le mur de plâtre contre lequel il s’appuya.
– Marie-Anne est morte ! s’écria-t-il.
Jean Lacheneur et le prêtre gardèrent le silence.
– Morte ! répéta-t-il, et pas une voix au dedans de moi-même ne m’a prévenu… Morte !… quand ?
– Cette nuit même, répondit Jean.
Maurice se redressa, tout frémissant d’un espoir suprême.
– Cette nuit même, fit-il… mais alors… elle est ici, encore ! Où ?… là haut…
Et sans attendre une réponse, il s’élança vers l’escalier, si rapidement que ni Jean ni l’abbé Midon n’eurent le temps de le retenir.
En trois bonds il fut à la chambre, il marcha droit au lit et, d’une main ferme, il écarta le drap qui recouvrait le visage de la morte.
Mais il recula en jetant un cri terrible…
Etait-ce là, vraiment, cette belle, cette radieuse Marie-Anne, qui l’avait aimé jusqu’à l’abandon de soi-même !… Il ne la reconnaissait pas.
Il ne pouvait reconnaître ces traits, dévastés et crispés par l’agonie, ce visage gonflé et bleui par le poison ; ces yeux, qui disparaissaient presque sous une bouffissure sanguinolente…
Quand Jean Lacheneur et le prêtre arrivèrent près de lui, ils le trouvèrent debout, le buste rejeté en arrière, la pupille dilatée par la terreur, la bouche entr’ouverte, les bras roidis dans la direction du cadavre.
– Maurice, fit doucement l’abbé, revenez à vous, du courage…
Il se retourna, et avec une navrante expression d’hébétement :
– Oui, bégaya-t-il, c’est cela… du courage !…
Il s’affaissait, il fallut le soutenir jusqu’à un fauteuil.
– Soyez homme, poursuivait le prêtre ; où donc est votre énergie ? vivre, c’est souffrir…
Il écoutait, mais il ne semblait pas comprendre.
– Vivre !… balbutia-t-il, à quoi bon, puisqu’elle est morte !…
Ses yeux secs avaient l’éclat sinistre de la démence. L’abbé eut peur.
– S’il ne pleure pas, il est perdu ! pensa-t-il.
Et d’une voix impérieuse :
– Vous n’avez pas le droit de vous abandonner ainsi… prononça-t-il, vous vous devez à votre enfant !…
L’inspiration du prêtre le servit bien.
Le souvenir qui avait donné à Marie-Anne la force de maîtriser un instant la mort, arracha Maurice à sa dangereuse torpeur. Il tressaillit, comme s’il eût été touché par une étincelle électrique, et se dressant tout d’une pièce :
– C’est vrai, dit-il, je dois vivre. Notre enfant, c’est encore elle… conduisez-moi près de lui…
– Pas en ce moment, Maurice, plus tard.
– Où est-il ?… Dites-moi où il est ?…
– Je ne puis, je ne sais pas…
Une indicible angoisse se peignit sur la figure de Maurice, et d’une voix étranglée :
– Comment ! vous ne savez pas, fit-il, elle ne s’était donc pas confiée à vous ?
– Non… J’avais surpris le secret de sa grossesse, et j’ai été, j’en suis sûr, le seul à le surprendre…
– Le seul !… mais alors notre enfant est mort, peut-être, et s’il vit qui me dira où il est !
– Nous trouverons, sans doute, quelque note qui nous mettra sur la voie…
Le malheureux pressait son front entre ses mains, comme s’il eut espéré en faire jaillir une idée…
– Vous avez raison, balbutia-t-il. Marie-Anne, quand elle s’est vue en danger, ne peut avoir oublié son enfant… Ceux qui la soignaient à ses derniers moments ont dû recueillir les indications qui m’étaient destinées… Je veux interroger les gens qui l’ont veillée… Quels sont-ils ?
Le prêtre détourna la tête.
– Je vous demande qui était près d’elle quand elle est morte, insista Maurice, avec une sorte d’égarement.
Et comme l’abbé se taisait encore, une épouvantable lueur se fit dans son esprit. Il s’expliqua le visage décomposé de Marie-Anne.
– Elle a péri victime d’un crime !… s’écria-t-il. Un monstre existait qui la haïssait à ce point de la tuer… la haïr, elle !
Il se recueillit un moment, et d’une voix déchirante :
– Mais si elle est morte ainsi, reprit-il, foudroyée, notre enfant est peut-être perdu à tout jamais ! Et moi qui lui avais recommandé, ordonné les plus savantes précautions ! Ah ! c’est une malédiction !…
Il retomba sur le fauteuil, abîmé de douleur, l’éclat de ses yeux pâlit et des larmes silencieuses roulèrent le long de ses joues.
– Il est sauvé !… pensa l’abbé Midon.
Et il restait là, tout ému de ce désespoir immense, insondable, quand il se sentit tirer par la manche.
Jean Lacheneur, dont les yeux flamboyaient, l’entraîna dans l’embrasure d’une croisée.
– Qu’est-ce que cet enfant ? demanda-t-il d’un ton rauque.
Une fugitive rougeur empourpra les pommettes du prêtre.
– Vous avez entendu, répondit-il.
– J’ai compris que Marie-Anne était la maîtresse de Maurice, et qu’elle a eu un enfant de lui. C’est donc vrai ?… Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire !… Elle que je vénérais à l’égal d’une sainte !… Son front si pur et ses chastes regards mentaient. Et lui, Maurice, qui était mon ami, qui était comme le fils de notre maison !… Son amitié n’était qu’un masque qu’il prenait pour nous voler plus sûrement notre honneur !…
Il parlait, les dents serrées par la colère, si bas, que Maurice ne pouvait l’entendre.
– Mais comment a-t-elle donc fait, poursuivait-il, pour cacher sa grossesse… Personne dans le pays ne l’a soupçonnée, personne absolument. Et après ? qu’a-t-elle fait de l’enfant ?… Aurait-elle été prise de l’effroi de la honte, de ce vertige qui pousse au crime les pauvres filles séduites et abandonnées… Aurait-elle tué son enfant ?…
Un sourire sinistre effleurait ses lèvres minces.
– Si l’enfant vit, ajouta-t-il, comme en a parte, je saurai bien le découvrir où qu’il soit, et Maurice sera puni de son infamie…
Il s’interrompit ; le galop de deux chevaux, sur la grande route, attirait son attention et celle de l’abbé Midon.
Ils regardèrent à la fenêtre et virent un cavalier s’arrêter devant le petit sentier, descendre de cheval, jeter la bride à son domestique, à cheval comme lui, et s’avancer vers la Borderie…
À cette vue, Jean Lacheneur eut un véritable rugissement de bête fauve.
– Le marquis de Sairmeuse, hurla-t-il, ici !…
Il bondit jusqu’à Maurice, et le secouant avec une sorte de frénésie :
– Debout !… lui cria-t-il, voilà Martial, l’assassin de Marie-Anne ! debout, il vient, il est à nous !…
Maurice se dressa, ivre de colère, mais l’abbé Midon leur barra le passage.
– Pas un mot, jeunes gens, prononça-t-il, pas une menace, je vous le défends… respectez au moins cette pauvre morte qui est là !…
Son accent et ses regards avaient une autorité si irrésistible, que Jean et Maurice furent comme changés en statues.
Le prêtre n’eut que le temps de se retourner, Martial arrivait…
Il ne dépassa pas le cadre de la porte, son coup d’œil si pénétrant embrassa la scène, il pâlit extrêmement, mais il n’eut ni un geste, ni une exclamation…
Si grande cependant que fût son étonnante puissance sur soi, il ne put articuler une syllabe, et c’est du doigt qu’il interrogea, montrant Marie-Anne, dont il distinguait la figure convulsée dans l’ombre des rideaux.
– Elle a été lâchement empoisonnée hier soir, prononça l’abbé Midon.
Maurice, oubliant les ordres du prêtre, s’avança…
– Elle était seule, dit-il, et sans défense, je ne suis en liberté que depuis deux jours. Mais je sais le nom de celui qui m’a fait arrêter à Turin et jeter en prison, on me l’a dit !
Instinctivement Martial recula.
– C’est donc toi, misérable !… s’écria Maurice, tu avoues donc ton crime, infâme…
Une fois encore l’abbé intervint ; il se jeta entre ces deux ennemis, persuadé que Martial allait se précipiter sur Maurice.
Point. Le marquis de Sairmeuse avait repris cet air ironique et hautain qui lui était habituel. Il sortit de sa poche une volumineuse enveloppe et la lançant sur la table :
– Voici, dit-il froidement, ce que j’apportais à Mlle Lacheneur. C’est d’abord un sauf-conduit de Sa Majesté pour M. le baron d’Escorval. De ce moment, il peut quitter la ferme de Poignot et rentrer à Escorval, il est libre, il est sauvé ; sa condamnation sera réformée. C’est ensuite un arrêt de non-lieu rendu en faveur de M. l’abbé Midon, et une décision de l’évêque qui le réinstalle à sa cure de Sairmeuse. C’est, enfin, un congé en bonne forme et un brevet de pension au nom du caporal Bavois.
Il s’arrêta, et comme la stupeur clouait tout le monde sur place, il s’approcha du lit de Marie-Anne.
Il étendit la main au-dessus de la morte, et d’une voix qui eût fait frémir la coupable jusqu’au plus profond de ses entrailles, si elle l’eût entendue :
– À vous, Marie-Anne, prononça-t-il, je jure que je vous vengerai !…
Il demeura dix secondes immobile, perdu de douleur, puis tout à coup, vivement, il se pencha, mit un baiser au front de la morte, et sortit…
– Et cet homme serait coupable !… s’écria l’abbé Midon, vous voyez bien, Jean, que vous êtes fou !…
Jean eut un geste terrible.
– C’est juste !… fit-il, et cette dernière insulte à ma sœur morte, c’est bien de l’honneur, n’est-ce pas ?…
– Et le misérable me lie les mains, en sauvant mon père ! s’écria Maurice.
Placé près de la fenêtre, l’abbé put voir Martial remonter à cheval…
Mais le marquis de Sairmeuse ne reprit pas la route de Montaignac, c’est vers le château de Courtomieu qu’il galopa…
Chapitre 48
La raison de Mme Blanche était déjà affreusement troublée quand Chupin l’emporta hors de la chambre de Marie-Anne.
Elle perdit toute conscience d’elle lorsqu’elle vit tomber le vieux maraudeur.
Mais il était dit que cette nuit-là tante Médie prendrait sa revanche de toutes ses défaillances passées.
À grand’peine tolérée jusqu’alors à Courtomieu, et à quel prix ! elle conquit le droit d’y vivre désormais respectée et même redoutée.
Elle qui s’évanouissait d’ordinaire si un chat du château s’écrasait la patte, elle ne jeta pas un cri.
L’extrême épouvante lui communiqua ce courage désespéré qui enflamme les poltrons poussés à bout. Sa nature moutonnière se révoltant, elle devint comme enragée.
Elle saisit le bras de sa nièce éperdue, et moitié de gré, moitié de force, la traînant, la poussant, la portant parfois, elle la ramena au château de Courtomieu en moins de temps qu’il n’en avait fallu pour aller à la Borderie.
La demie de une heure sonnait comme elles arrivaient à la petite porte du jardin par où elles étaient sorties…
Personne, au château, ne s’était aperçu de leur longue absence… personne absolument.
Cela tenait à diverses circonstances. Aux précautions prises par Mme Blanche, d’abord. Avant de sortir, elle avait défendu qu’on pénétrât chez elle, sous n’importe quel prétexte, tant qu’elle ne sonnerait pas.
En outre, c’était la fête du valet de chambre du marquis ; les domestiques avaient dîné mieux que de coutume ; ils avaient chanté au dessert, et à la fin ils s’étaient mis à danser.
Ils dansaient encore à une heure et demie, toutes les portes étaient ouvertes, et ainsi les deux femmes purent se glisser, sans être vues, jusqu’à la chambre de Mme Blanche.
Alors, quand les portes de l’appartement furent bien fermées, lorsqu’il n’y eut plus d’indiscrets à craindre, tante Médie s’avança près de sa nièce.
– M’expliqueras-tu, interrogea-t-elle, ce qui s’est passé à la Borderie, ce que tu as fait ?…
Mme Blanche frissonna.
– Eh !… répondit-elle ; que t’importe !
– C’est que j’ai cruellement souffert, pendant plus de trois heures que je t’ai attendue. Qu’est-ce que ces cris déchirants que j’entendais ? Pourquoi appelais-tu au secours ?… Je distinguais comme un râle qui me faisait dresser les cheveux sur la tête… D’où vient que Chupin t’a emportée entre ses bras ?…
Tante Médie eût peut-être fait ses malles le soir même, et quitté Courtomieu, si elle eût vu de quels regards l’enveloppait sa nièce.
En ce moment, Mme Blanche souhaitait la puissance de Dieu pour foudroyer, pour anéantir cette parente pauvre, irrécusable témoin qui d’un mot pouvait la perdre, et qu’elle aurait toujours près d’elle, vivant reproche de son crime.
– Tu ne me réponds pas ?… insista la pauvre tante.
C’est que la jeune femme en était à se demander si elle devait dire la vérité, si horrible qu’elle fût, ou inventer quelque explication à peu près plausible.
Tout avouer ! C’était intolérable, c’était renoncer à soi, c’était se mettre corps et âme à l’absolue discrétion de tante Médie.
D’un autre côté, mentir, n’était-ce pas s’exposer à ce que tante Médie la trahit par quelque exclamation involontaire quand elle viendrait, ce qui ne pouvait manquer, à apprendre le crime de la Borderie ?
– Car elle est stupide ! pensait Mme Blanche.
Le plus sage était encore, elle le comprit, d’être entièrement franche, de bien faire la leçon à la parente pauvre et de a’efforcer de lui communiquer quelque chose de sa fermeté.
Et cela résolu, la jeune femme dédaigna tous les ménagements…
– Eh bien !… répondit-elle, j’étais jalouse de Marie-Anne, je croyais qu’elle était la maîtresse de Martial, j’étais folle, je l’ai tuée !…
Elle s’attendait à des cris lamentables, à des évanouissements ; pas du tout. Si bornée que fût la tante Médie, elle avait à peu près deviné. Puis, les ignominies qu’elle avait endurées depuis des années avaient éteint en elle tout sentiment généreux, tari les sources de la sensibilité, et détruit tout sens moral.
– Ah ! mon Dieu !… fit-elle d’un ton dolent, c’est terrible… Si on venait à savoir !…
Et elle se mit à pleurer, mais non beaucoup plus que tous les jours pour la moindre des choses.
Mme Blanche respira un peu plus librement. Certes, elle se croyait bien assurée du silence et de l’absolue soumission de la parente pauvre.
C’est pourquoi, tout aussitôt, elle se mit à raconter tous les détails de ce drame effroyable de la Borderie.
Sans doute, elle cédait à ce besoin d’épanchement plus fort que la volonté, qui délie la langue des pires scélérats et qui les force, qui les contraint de parler de leur crime, alors même qu’ils se défient de leur confident.
Mais quand l’empoisonneuse en vint aux preuves qui lui avaient été données que sa haine s’était égarée, elle s’arrêta brusquement.
Ce certificat de mariage, signé du curé de Vigano, qu’en avait-elle fait, qu’était-il devenu ? Elle se rappelait bien qu’elle l’avait tenu entre les mains.
Elle se dressa tout d’une pièce, fouilla dans sa poche et poussa un cri de joie. Elle le tenait, ce certificat ! Elle le jeta dans un tiroir qu’elle ferma à clef.
Il y avait longtemps que tante Médie demandait à gagner sa chambre, mais Mme Blanche la conjura de ne pas s’éloigner. Elle ne voulait pas rester seule, elle n’osait pas, elle avait peur…
Et comme si elle eût espéré étouffer les voix qui s’élevaient en elle et l’épouvantaient, elle parlait avec une extrême volubilité, ne cessant de répéter qu’elle était prête à tout pour expier, et qu’elle allait tenter l’impossible pour retrouver l’enfant de Marie-Anne…
Et certes, la tâche était difficile et périlleuse.
Faire chercher cet enfant ouvertement, n’était-ce pas s’avouer coupable ?… Elle serait donc obligée d’agir secrètement, avec beaucoup de circonspection, et en s’entourant des plus minutieuses précautions.
– Mais je réussirai, disait-elle, je prodiguerai l’argent…
Et se rappelant et son serment, et les menaces de Marie-Anne mourante, elle ajoutait d’une voix étouffée :
– Il faut que je réussisse, d’ailleurs… le pardon est à ce prix… j’ai juré !…
L’étonnement suspendait presque les larmes faciles de tante Médie.
Que sa nièce, les mains chaudes encore du meurtre, pût se posséder ainsi, raisonner, délibérer, faire des projets, cela dépassait son entendement.
– Quel caractère de fer ! pensait-elle.
C’est que, dans son aveuglement imbécile, elle ne remarquait rien de ce qui eût éclairé le plus médiocre observateur.
Mme Blanche était assise sur son lit, les cheveux dénoués, les pommettes enflammées, l’œil brillant de l’éclat du délire, « tremblant la fièvre, » selon l’expression vulgaire.
Et sa parole saccadée, ses gestes désordonnés, décelaient, quoi qu’elle fit, l’égarement de sa pensée et le trouble affreux de son âme…
Et elle discourait, elle discourait, d’une voix tour à tour sourde et stridente, s’exclamant, interrogeant, forçant tante Médie à répondre, essayant enfin de s’étourdir et d’échapper en quelque sorte à elle-même !
Le jour était venu depuis longtemps, et le château s’emplissait du mouvement des domestiques, que la jeune femme, insensible aux circonstances extérieures, expliquait encore comment elle était sûre d’arriver, avant un an, à rendre à Maurice d’Escorval l’enfant de Marie-Anne…
Tout à coup, cependant, elle s’interrompit au milieu d’une phrase…
L’instinct l’avertissait du danger qu’elle courait à changer quelque chose à ses habitudes.
Elle renvoya donc tante Médie, en lui recommandant bien de défaire son lit, et comme tous les jours elle sonna…
Il était près de onze heures, et elle venait d’achever sa toilette, quand la cloche du château tinta, annonçant une visite.
Presque aussitôt, une femme de chambre parut, tout effarée.
– Qu’y a-t-il ? demanda vivement Mme Blanche ; qui est là ?
– Ah ! madame !… c’est-à-dire, mademoiselle, si vous saviez…
– Parlerez-vous !…
– Eh bien ! M. le marquis de Sairmeuse est en bas, dans le petit salon bleu, et il prie mademoiselle de lui accorder quelques minutes…
La foudre tombant aux pieds de l’empoisonneuse l’eût moins terriblement impressionnée que ce nom qui éclatait là, tout à coup.
Sa première pensée fut que tout était découvert… Cela seul pouvait amener Martial.
Elle avait presque envie de faire répondre qu’elle était absente, partie pour longtemps, ou dangereusement malade, mais une lueur de raison lui montra qu’elle s’alarmait peut-être à tort, que son mari finirait toujours par arriver jusqu’à elle, et que, d’ailleurs, tout était préférable à l’incertitude.
– Dites à M. le marquis que je suis à lui dans un instant, répondit-elle.
C’est qu’elle voulait rester seule un peu, pour se remettre, pour composer son visage, pour rentrer en possession d’elle-même, s’il était possible, pour laisser au tremblement nerveux qui la secouait comme la feuille, le temps de se calmer.
Mais au moment où elle s’inquiétait le plus de l’état où elle était, une inspiration qu’elle jugea divine lui arracha un sourire méchant.
– Eh !… pensa-t-elle, mon trouble ne s’explique-t-il pas tout naturellement… Il peut même me servir…
Et tout en descendant le grand escalier :
– N’importe !… se disait-elle, la présence de Martial est incompréhensible.
Bien extraordinaire, du moins ! Aussi, n’est-ce pas sans de longues hésitations qu’il s’était résigné à cette démarche pénible.
Mais c’était l’unique moyen de se procurer plusieurs pièces importantes, indispensables pour la révision du jugement de M. d’Escorval.
Ces pièces, après la condamnation du baron, étaient restées entre les mains du marquis de Courtomieu. On ne pouvait les lui redemander maintenant qu’il était frappé d’imbécillité. Force était de s’adresser à sa fille pour obtenir d’elle la permission de chercher parmi les papiers de son père.
C’est pourquoi, le matin, Martial s’était dit :
– Ma foi !… arrive qui plante, je vais porter à Marie-Anne le sauf-conduit du baron, je pousserai ensuite jusqu’à Courtomieu.
Il arrivait tout en joie à la Borderie, palpitant, le cœur gonflé d’espérances… Hélas ! Marie-Anne était morte.
Nul ne soupçonna l’effroyable coup qui atteignait Martial. Sa douleur devait être d’autant plus poignante que l’avant-veille, à la Croix-d’Arcy, il avait lu dans le cœur de la pauvre fille…