Kitabı oku: «Monsieur Lecoq», sayfa 8
Chapitre 16
On est riche, on a voiture, chevaux, cocher…, et quand on passe étalé sur les coussins, on recueille plus d’un regard d’envie.
Mais voilà que le cocher qui a bu un coup de trop verse l’équipage, ou bien les chevaux s’emportent et brisent tout, ou encore l’heureux maître, en un moment de préoccupation, manque le marche-pied et se fracasse la jambe à l’angle du trottoir.
Tous les jours de pareils accidents arrivent, et même, leur longue liste doit être, pour les humbles piétons, une raison de bénir leur modeste fortune, qui les met à l’abri de telles aventures.
Néanmoins, en apprenant le malheur de M. d’Escorval, Lecoq eut l’air si parfaitement déconfit que l’huissier ne put s’empêcher d’éclater de rire.
– Que voyez-vous donc là de si extraordinaire ? demanda-t-il.
– Moi ?… rien.
Le jeune policier mentait. Il venait d’être frappé de la bizarre coïncidence de ces deux événements : la tentative de suicide du meurtrier et la chute du juge d’instruction.
Mais il ne laissa pas au vague pressentiment qui tressaillit dans son esprit le temps de prendre consistance. Quel rapport entre ces deux faits ?…
D’ailleurs, il n’entrevoyait pour lui aucun préjudice, bien au contraire, et il n’avait pas encore enrichi son formulaire d’un axiome qu’il professa plus tard :
« Se défier extraordinairement de toutes les circonstances qui paraissent favoriser nos secrets désirs. »
Il est sûr que Lecoq était bien loin de se réjouir de l’accident de M. d’Escorval, il eût donné bonne chose de grand cœur pour que la blessure n’eût pas de suites… Seulement, il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il se trouvait, de par le hasard de ce malheur, quitte de relations qui lui semblaient affreusement pénibles, avec un homme dont les hauteurs dédaigneuses l’avaient comme écrasé.
Tous ces motifs divers réunis furent cause d’une légèreté dont il devait porter la peine.
– De la sorte, dit-il à l’huissier, je n’ai que faire ici, ce matin.
– Plaisantez-vous ?… Depuis quand le couvent chôme-t-il faute d’un moine !… Il y a plus d’une heure déjà, que toutes les affaires urgentes dont était chargé monsieur d’Escorval ont été réparties entre messieurs les juges d’instruction.
– Moi je viens pour cette grosse affaire d’avant-hier…
– Eh !… que ne le disiez-vous ! On vous attend, et même on a déjà envoyé un garçon vous demander à la Préfecture. C’est M. Segmuller qui instruit…
Le front du jeune policier se plissa. Il cherchait à se rappeler celui des juges qui portait ce nom, et s’il ne s’était pas déjà trouvé en rapport avec lui.
– Oui, reprit l’huissier, qui était d’humeur causeuse, M. Segmuller… Ne le connaissez-vous donc pas ?… Voilà un brave homme, et qui n’a pas la mine toujours renfrognée comme presque tous nos messieurs. C’est de lui qu’un prévenu disait en sortant d’être interrogé : « Ce diable-là m’a si bien tiré les vers du nez que j’aurai certainement le cou coupé ; mais c’est égal, c’est un bon enfant ! »
C’est le cœur ragaillardi par ces détails de bon augure, que le jeune policier alla frapper à la porte qui lui avait été indiquée, et qui portait le n° 22.
– Ouvrez !… cria une voix bien timbrée.
Il entra, et se trouva en face d’un homme d’une quarantaine d’années, assez grand, un peu replet, et qui lui dit tout d’abord :
– Vous êtes l’agent Lecoq ?… Parfait !… Asseyez-vous, je m’occupe de l’affaire, je serai à vous dans cinq minutes.
Lecoq obéit, et sournoisement, avec la perspicacité de l’intérêt en éveil, il se mit à étudier le juge dont il allait devenir le collaborateur… à peu près comme le limier est le collaborateur du chasseur.
Son extérieur s’accordait parfaitement avec les dires de l’huissier. La franchise et la bienveillance éclataient sur sa large face, bien éclairée par des yeux bleus très doux.
Cependant le jeune policier s’imagina qu’il serait imprudent de se fier absolument à ces apparences bénignes.
Il n’avait pas tort.
Né aux environs de Strasbourg, M. Segmuller utilisait dans l’exercice de ses délicates fonctions cette physionomie candide départie à presque tous les enfants de la blonde Alsace, masque trompeur qui fréquemment dissimule une finesse gasconne doublée de la redoutable prudence cauchoise.
L’esprit de M. Segmuller était des plus pénétrants et des plus alertes, mais son système – chaque juge a le sien – était la bonhomie. Pendant que certains de ses confrères demeuraient roides et tranchants autant que le glaive qu’on place dans la main de la statue de la Justice, il affectait la simplicité et la rondeur, sans que pourtant, jamais l’austérité de son caractère de magistrat en fût altérée.
Mais sa voix avait de si paternelles intonations, il voilait si bien de naïveté la subtilité des questions et la portée des réponses, que celui qu’il interrogeait oubliait de se tenir sur ses gardes et se laissait aller. Et quand au-dedans de lui-même il s’applaudissait du peu de malice du juge, le prévenu était déjà retourné comme un gant.
Près d’un tel homme, un greffier maigre et grave eût entretenu la défiance ; aussi s’en était-il trié un, qui était comme sa caricature. Il s’appelait Goguet. Il était court, obèse, imberbe et souriant. Sa large face exprimait, non plus la bonhomie mais la niaiserie, et il était niais raisonnablement.
Ainsi qu’il l’avait dit, M. Segmuller étudiait la cause qui lui arrivait là inopinément.
Sur son bureau étaient étalées toutes les pièces de conviction réunies par Lecoq, depuis le flocon de laine, jusqu’à la boucle d’oreille de diamant.
Il lisait et relisait le rapport écrit par Lecoq, et, suivant les phrases diverses, il examinait les objets placés devant lui ou consultait le plan du terrain.
Après non pas cinq minutes, mais une bonne demi-heure, il repoussa son fauteuil.
– Monsieur l’agent, prononça-t-il, monsieur d’Escorval m’avait prévenu par une note en marge du dossier, que vous êtes un homme intelligent et qu’on peut se fier à vous.
– J’ai du moins la bonne volonté.
– Oh ! vous avez mieux que cela ; c’est la première fois qu’on m’apporte un travail aussi complet que votre rapport. Vous êtes jeune ; si vous persévérez, je vous crois appelé à rendre de grands services.
Le jeune policier s’inclina, balbutiant, pâle de plaisir.
– Votre conviction, poursuivit M. Segmuller, devient dès ce moment la mienne. C’était, m’a dit monsieur le procureur impérial, celle de M. d’Escorval. Nous sommes en face d’une énigme, il s’agit de la déchiffrer.
– Oh !… nous y arriverons, monsieur ? s’écria Lecoq.
Il se sentait capable de choses extraordinaires, il était prêt à passer dans le feu, pour ce juge qui l’accueillait si bien. L’enthousiasme qui brillait dans ses yeux était tel que M. Segmuller ne put s’empêcher de sourire.
– J’ai bon espoir, dit-il, moi aussi, mais nous ne sommes pas au bout… Maintenant, vous, depuis hier, avez-vous agi ? Monsieur d’Escorval vous avait-il donné des ordres ?… Avez-vous recueilli quelque nouvel indice ?…
– Je crois, monsieur, n’avoir pas perdu mon temps.
Et aussitôt, avec une précision rare, avec un bonheur d’expression qui ne fait jamais défaut à qui possède bien son sujet, Lecoq raconta tout ce qu’il avait surpris depuis son départ de la Poivrière.
Il dit les démarches hardies de l’homme qu’il croyait le complice, ses observations à lui sur le meurtrier, ses espérances avortées et ses tentatives. Il dit les dépositions du cocher et de la concierge, il lut la lettre du père Absinthe.
Pour finir, il déposa sur le bureau les quelques pincées de terre qu’il s’était si singulièrement procurées, et à côté une quantité à peu près égale de poussière qu’il était allé ramasser au violon de la place d’Italie.
Puis, quand il eut expliqué quelles raisons l’avaient fait agir, et le parti qu’on pouvait tirer de ses précautions :
– Ah ! vous avez raison ! s’écria M. Segmuller, il se peut que nous ayons là un moyen de déconcerter toutes les dénégations du prévenu… C’est, certes, de votre part, un trait de surprenante sagacité.
Il fallait que ce fût ainsi, car Goguet, le greffier, approuva.
– Saperlote !… murmura-t-il, je n’aurais pas trouvé celle-là, moi !…
Tout en causant, M. Segmuller avait fait disparaître dans un vaste tiroir toutes les pièces de conviction, qui ne devaient apparaître qu’en temps et lieu.
– Maintenant, dit-il, je possède assez d’éléments pour interroger la veuve Chupin. Peut-être en tirerons-nous quelque chose.
Il allongeait la main vers un cordon de sonnette, Lecoq fit un geste presque suppliant.
– J’aurais, monsieur, dit-il, une grâce à vous demander.
– Laquelle ?… parlez.
– Je m’estimerais bien heureux s’il m’était permis d’assister à l’interrogatoire… Il faut si peu, quelquefois, pour éveiller une heureuse inspiration.
La loi dit que « l’accusé sera interrogé secrètement par le juge assisté de son greffier, » mais elle admet cependant la présence des agents de la force publique.
– Soit, répondit M. Segmuller, demeurez.
Il sonna, un huissier parut.
– A-t-on, selon mes ordres, amené la veuve Chupin ? demanda-t-il.
– Elle est là, dans la galerie, oui, monsieur.
– Qu’elle entre.
L’instant d’après, la cabaretière faisait son entrée, s’inclinant de droite et de gauche, avec force révérences et salutations.
Elle n’en était plus à ses débuts devant un juge d’instruction, la veuve Chupin, et elle n’ignorait pas quel grand respect on doit à la justice.
Aussi s’était-elle parée pour l’interrogatoire.
Elle avait lissé en bandeaux plats ses cheveux gris rebelles et avait tiré tout le parti possible des vêtements qu’elle portait. Même, elle avait obtenu du directeur du Dépôt qu’on lui achetât, avec l’argent trouvé sur elle lors de son arrestation, un bonnet de crêpe noir et deux mouchoirs blancs, où elle se proposait de « pleurer toutes les larmes de son corps » aux moments pathétiques.
Pour seconder ces artifices de toilette, elle avait tiré de son répertoire de grimaces, un petit air innocent, malheureux et résigné, tout à fait propre, selon elle, à se concilier les bonnes grâces et l’indulgence du magistrat dont son sort allait dépendre.
Ainsi travestie, les yeux baissés, la voix mielleuse, le geste patelin, elle ressemblait si peu à la terrible patronne de la Poivrière que ses pratiques eussent hésité à la reconnaître.
En revanche, rien que sur la mine, un vieux et honnête célibataire lui eût proposé vingt francs par mois pour se charger de son ménage.
Mais M. Segmuller avait démasqué bien d’autres hypocrisies, et l’idée qui lui vint fut celle qui brilla dans les yeux de Lecoq.
– Quelle vieille comédienne !…
Sa perspicacité, il est vrai, devait être singulièrement aidée par quelques notes qu’il venait de parcourir. Ces notes étaient simplement le dossier de la veuve Chupin adressé à titre de renseignement au parquet par la Préfecture de police.
Son examen achevé, le juge d’instruction fit signe à Goguet, son souriant greffier, de se préparer à écrire.
– Votre nom ?… demanda-t-il brusquement à la prévenue.
– Aspasie Clapard, mon bon monsieur, répondit la vieille femme, veuve Chupin, pour vous servir.
Elle esquissa une belle révérence, et ajouta :
– Veuve légitime, s’entend, j’ai mes papiers de mariage dans ma commode, et si on veut envoyer quelqu’un….
– Votre âge ?… interrompit le juge.
– Cinquante-quatre ans.
– Votre profession ?…
– Débitante de boissons, à Paris, tout près de la rue du Château-des-Rentiers, à deux pas des fortifications.
Ces questions d’individualité sont le début obligé de tout interrogatoire.
Elles laissent au prévenu et au juge le temps de s’étudier réciproquement, de se tâter pour ainsi dire, avant d’engager la lutte sérieuse, comme deux adversaires qui, sur le point de se battre à l’épée, essaieraient quelques passes avec des fleurets mouchetés.
– Maintenant, poursuivit le juge, occupons-nous de vos antécédents. Vous avez déjà subi plusieurs condamnations ?…
La vieille récidiviste était assez au fait de la procédure criminelle pour n’ignorer pas le mécanisme de ce fameux casier judiciaire, une des merveilles de la justice française, qui rend si difficiles les négations d’identité.
– J’ai eu des malheurs, mon bon juge, pleurnicha-t-elle.
– Oui, et en assez grand nombre. Tout d’abord, vous avez été poursuivie pour recel d’objets volés.
– Mais j’ai été renvoyée plus blanche que neige. Mon pauvre défunt avait été trompé par des camarades.
– Soit. Mais c’est bien vous qui, pendant que votre mari subissait sa peine, avez été condamnée pour vol à un mois de prison une première fois, et à trois mois ensuite.
– J’avais des ennemis qui m’en voulaient, des voisins qui ont fait des cancans…
– En dernier lieu, vous avez été condamnée pour avoir entraîné au désordre des jeunes filles mineures….
– Des coquines, mon bon cher monsieur, des petites sans cœur… Je leur avais rendu service, et après elles sont allées conter des menteries pour me faire du tort … j’ai toujours été trop bonne.
La liste des malheurs de l’honnête veuve n’était pas épuisée, mais M. Segmuller crut inutile de poursuivre.
– Voilà le passé, reprit-il. Pour le présent, votre cabaret est un repaire de malfaiteurs. Votre fils en est à sa quatrième condamnation, et il est prouvé que vous avez encouragé et favorisé ses détestables penchants. Votre belle-fille, par miracle, est restée honnête et laborieuse, aussi l’avez-vous accablée de tant de mauvais traitements que le commissaire du quartier a dû intervenir. Quand elle a quitté votre maison, vous vouliez garder son enfant… pour l’élever comme son père, sans doute.
C’était, pensa la vieille, le moment de s’attendrir. Elle sortit de sa poche son mouchoir neuf, roide encore de l’apprêt, et essaya en se frottant énergiquement les yeux de s’arracher une larme … On en eût aussi aisément tiré d’un morceau de parchemin.
– Misère !… gémissait-elle, me soupçonner, moi, de songer à conduire à mal mon petit-fils, mon pauvre petit Toto !… Je serais donc pire que les bêtes sauvages, je voudrais donc la perdition de mon propre sang !…
Mais ces lamentations paraissaient ne toucher que très médiocrement le juge ; elle s’en aperçut, et changeant brusquement de système et de ton, elle entama sa justification.
Elle ne niait rien positivement, mais elle rejetait tout sur le sort, qui n’est pas juste, qui favorise les uns, non les meilleurs souvent, et accable les autres.
Hélas ! elle était de ceux qui n’ont pas de chance, ayant toujours été innocente et persécutée. En cette dernière affaire, par exemple, où était sa faute ? Un triple meurtre avait ensanglanté son cabaret, mais les établissements les plus honnêtes ne sont pas à l’abri d’une catastrophe pareille.
Elle avait eu le temps de réfléchir, dans le silence des « secrets, » elle avait fouillé jusqu’aux derniers replis de sa conscience, et cependant elle en était encore à se demander quels reproches on pouvait raisonnablement lui adresser….
– Je puis vous le dire, interrompit le juge : on vous reproche d’entraver autant qu’il est en vous l’action de la loi….
– Est-il, Dieu !… possible !…
– Et de chercher à égarer la justice. C’est de la complicité, cela, veuve Chupin, prenez-y garde. Quand la police s’est présentée, au moment même du crime, vous avez refusé de répondre.
– J’ai dit tout ce que je savais.
– Eh bien !… il faut me le répéter.
M. Segmuller devait être content. Il avait conduit l’interrogatoire de telle sorte, que la veuve Chupin se trouvait naturellement amenée à entreprendre d’elle-même le récit des faits.
C’était un point capital. Des questions directes eussent peut-être éclairé cette vieille, si fine, qui gardait tout son sang-froid, et il importait qu’elle ne soupçonnât rien de ce que savait ou de ce qu’ignorait l’instruction.
En l’abandonnant à sa seule inspiration, on devait obtenir dans son intégrité la version qu’elle se proposait de substituer à la vérité.
Cette version, ni le juge, ni Lecoq n’en doutaient, devait avoir été concertée au poste de la place d’Italie, entre le meurtrier et le faux ivrogne, et transmise ensuite à la Chupin par ce hardi complice.
– Oh !… la chose est bien simple, mon bon monsieur, commença l’honnête cabaretière. Dimanche soir, j’étais seule au coin de mon feu, dans la salle basse de mon établissement, quand tout à coup la porte s’ouvre, et je vois entrer trois hommes et deux dames.
M. Segmuller et le jeune policier échangèrent un rapide regard. Le complice avait vu relever les empreintes, donc on n’essayait pas de contester la présence des deux femmes.
– Quelle heure était-il ? demanda le juge.
– Onze heures à peu près.
– Continuez.
– Sitôt assis, poursuivit la veuve, ces gens me commandent un saladier de vin à la française. Sans me vanter, je n’ai pas ma pareille pour préparer cette boisson. Naturellement, je les sers, et aussitôt après, comme j’avais des blouses à repriser pour mon garçon, je monte à ma chambre qui est au premier.
– Laissant ces individus seuls ?
– Oui, mon juge.
– C’était, de votre part, beaucoup de confiance.
La veuve Chupin secoua mélancoliquement la tête.
– Quand on n’a rien, prononça-t-elle, on ne craint pas les voleurs.
– Poursuivez, poursuivez…
–Alors, donc, j’étais en haut depuis une demi-heure, quand on se met à m’appeler d’en bas : « Eh ! la vieille ! » Je descends, et je me trouve nez à nez avec un grand individu très barbu, qui venait d’entrer. Il voulait un petit verre de fil-en-quatre … Je le sers, seul à une table.
– Et vous remontez ? interrompit le juge.
L’ironie fut-elle comprise de la Chupin ? sa physionomie ne le laissa pas deviner.
– Précisément, mon bon monsieur, répondit-elle. Seulement, cette fois, j’avais à peine repris mon dé et mon aiguille, que j’entends un tapage terrible dans ma salle. Dare dare je dégringole mon escalier, pour mettre le holà…Ah ! bien, oui !… Les trois premiers arrivés étaient tombés sur le dernier venu, et ils l’assommaient de coups, mon bon monsieur, ils le massacraient… Je crie… c’est comme si je chantais. Mais voilà que l’individu qui était seul contre trois sort un pistolet de sa poche ; il tire et tue un des autres, qui roule à terre… Moi, de peur, je tombe assise sur mon escalier, et pour ne pas voir, car le sang coulait, je relève mon tablier sur ma tête… L’instant d’après, monsieur Gévrol arrivait avec ses agents, on enfonçait ma porte, et voilà…
Ces odieuses vieilles, qui ont trafiqué de tous les vices et bu toutes les hontes, atteignent parfois une perfection d’hypocrisie à mettre en défaut la plus subtile pénétration.
Un homme non prévenu, par exemple, eût pu se laisser prendre à la candeur de la veuve Chupin, tant elle y mettait de naturel, tant elle rencontrait à propos la juste intonation de la franchise, de la surprise ou de l’effroi.
Malheureusement elle avait contre elle ses yeux, ses petits yeux gris, mobiles comme ceux de la bête inquiète, où l’astuce heureuse allumait des étincelles.
C’est qu’elle se réjouissait, au-dedans d’elle-même, de son bonheur et de son adresse, n’étant pas fort éloignée de croire que le juge ajoutait foi à ses déclarations.
Dans le fait, pas un des muscles du visage de M. Segmuller n’avait trahi ses impressions pendant le récit de la vieille, récit débité avec une prestigieuse volubilité.
Quand elle s’arrêta, à bout d’haleine, il se leva sans mot dire et s’approcha de son greffier pour surveiller la rédaction du procès-verbal de cette première partie de l’interrogatoire.
Du coin où il se tenait modestement assis, Lecoq ne cessait d’observer la prévenue.
– Elle pense pourtant, se disait-il, que c’est fini, et que sa déposition va passer comme une lettre à la poste.
Si telle était, en effet, l’espérance de la veuve Chupin, elle ne tarda pas à être déçue.
M. Segmuller, après quelques légères observations au souriant Goguet, vint s’asseoir près de la cheminée, estimant le moment arrivé de pousser vivement l’interrogatoire.
– Ainsi, veuve Chupin, commença-t-il, vous affirmez n’être pas restée un seul instant près des gens qui étaient entrés boire chez vous ?
– Pas une minute.
– Ils entraient et commandaient, vous les serviez et vous vous hâtiez de sortir.
– Oui, mon bon monsieur.
– Il me paraît impossible, cependant, que vous n’ayez pas surpris quelques mots de leur conversation. De quoi causaient-ils ?
– Ce n’est pas mon habitude d’espionner mes pratiques.
– Enfin, avez-vous entendu quelque chose ?
– Rien.
Le juge d’instruction haussa les épaules d’un air de commisération.
– En d’autres termes, reprit-il, vous refusez d’éclairer la justice.
– Oh !… si on peut dire…
– Laissez-moi finir. Toutes ces histoires invraisemblables de sorties, de blouses pour votre fils à raccommoder dans votre chambre, vous ne les avez inventées que pour avoir le droit de me répondre : « Je n’ai rien vu, rien entendu, je ne sais rien. » Si tel est le système que vous adoptez, je déclare qu’il n’est pas soutenable et ne serait admis par aucun tribunal.
– Ce n’est pas un système, c’est la vérité.
M. Segmuller parut se recueillir, puis tout à coup :
– Décidément, vous n’avez rien à me dire sur ce misérable assassin ?
– Mais ce n’est pas un assassin, mon bon monsieur…
– Que prétendez-vous ?…
– Dame !… il a tué les autres en se défendant. On lui cherchait querelle, il était seul contre trois hommes, il voyait bien qu’il n’avait pas de grâce à attendre de brigands qui….
Elle s’arrêta court, toute interdite, se reprochant sans doute de s’être laissée entraîner, d’avoir eu la langue trop longue.
Elle put espérer, il est vrai, que le juge n’avait rien remarqué.
Un tison venait de rouler du foyer, il avait pris les pincettes et ne semblait préoccupé que du soin de reconstruire artistement l’édifice écroulé de son feu.
– Qui me dira, murmurait-il, entre haut et bas, qui me garantira que ce n’est pas cet homme, au contraire, qui a attaqué les trois autres….
– Moi, déclara carrément la veuve Chupin, moi, qui le jure !…
M. Segmuller se redressa, aussi étonné en apparence que possible.
– Comment pouvez-vous savoir, prononça-t-il, comment pouvez-vous jurer ? Vous étiez dans votre chambre quand la querelle a commencé.
Grave et immobile sur sa chaise, Lecoq jubilait intérieurement. Il trouvait que c’était un joli résultat, et qui promettait, d’avoir, en huit questions, amené cette vieille rouée à se démentir. Il se disait aussi que la preuve de la connivence éclatait. Sans un intérêt secret, la vieille cabaretière n’eût pas pris si imprudemment la défense du prévenu.
– Après cela, reprit le juge, vous parlez peut-être d’après ce que vous savez du caractère du meurtrier, vous le connaissez vraisemblablement.
– Je ne l’avais jamais vu avant cette soirée-là.
– Mais il était cependant déjà venu dans votre établissement ?
– Jamais de sa vie.
– Oh ! Oh !… comment expliquez-vous alors que, entrant dans la salle du bas, pendant que vous étiez dans votre chambre, cet inconnu, cet étranger se soit mis à crier : « Hé !… la vieille ! » Il devinait donc que l’établissement était tenu par une femme, et que cette femme n’était plus jeune ?
– Il n’a pas crié cela.
– Rappelez vos souvenirs ; c’est vous-même qui venez de me le dire.
– Je n’ai pas dit cela, mon bon monsieur.
– Si … et on va vous le prouver, en vous relisant votre interrogatoire … Goguet, lisez, s’il vous plaît.
Le souriant greffier eut promptement trouvé le passage, et de sa meilleure voix il lut la phrase textuelle de la Chupin :
« … J’étais en haut depuis une demi-heure, quand d’en bas on se met à m’appeler : « Hé !… la vieille ! Je descends, etc., etc. »
– Vous voyez bien ! insista M. Segmuller.
L’assurance de la vieille récidiviste fut sensiblement diminuée par cet échec. Mais loin d’insister, le juge glissa sur cet incident, comme s’il n’y eût pas attaché grande importance.
– Et les autres buveurs, reprit-il, ceux qui ont été tués, les connaissiez-vous ?…
– Non, monsieur, ni d’Ève ni d’Adam.
– Et vous n’avez pas été surprise de voir ainsi arriver chez vous trois inconnus, accompagnés de deux femmes ?
– Quelquefois le hasard….
– Allons !… vous ne pensez pas ce que vous dites. Ce n’est pas le hasard qui peut amener des clients la nuit, par un temps épouvantable, dans un cabaret mal famé comme le vôtre, et situé surtout assez loin de toute voie fréquentée, au milieu des terrains vagues….
– Je ne suis pas sorcière ; ce que je pense, je le dis.
– Donc, vous ne connaissez même pas le plus jeune de ces malheureux, celui qui était vêtu en soldat, Gustave, enfin ?
– Aucunement.
M. Segmuller nota l’intonation de cette réponse, et plus lentement il ajouta :
– Du moins, vous avez bien ouï parler d’un ami de ce Gustave, un certain Lacheneur ?
À ce nom, le trouble de l’hôtesse de la Poivrière fut visible, et c’est d’une voix profondément altérée, qu’elle balbutia :
– Lacheneur ?… Lacheneur ?… Jamais je n’ai entendu prononcer ce nom.
Elle niait, mais l’effet produit restait, et à part soi, Lecoq jurait qu’il retrouverait ce Lacheneur, ou qu’il périrait à la tâche. N’y avait-il pas, parmi les pièces de conviction, une lettre de lui, écrite, on le savait, dans un café du boulevard Beaumarchais ?
Avec un pareil indice et de la patience…
– Maintenant, continua M. Segmuller, nous arrivons aux femmes qui accompagnaient ces malheureux. Quel genre de femmes était-ce ?…
– Oh !… des filles de rien du tout.
– Étaient-elles richement habillées ?…
– Très misérablement, au contraire.
– Bien !… donnez-moi leur signalement.
– C’est que… mon bon juge, je les ai à peine vues … Enfin, c’étaient deux grandes et puissantes gaillardes, si mal bâties que, sur le premier moment, comme c’était le dimanche gras, je les ai prises pour des hommes déguisés en femmes. Elles avaient des mains comme des épaules de mouton, la voix cassée, et des cheveux très noirs. Elles étaient brunes comme des mulâtresses, voilà surtout ce qui m’a frappé….
– Assez !… interrompit le juge ; j’ai désormais la preuve de votre insigne mauvaise foi. Ces femmes étaient petites, et l’une d’elles était remarquablement blonde.
– Je vous jure, mon bon monsieur….
– Ne jurez pas, je serais forcé de vous confronter avec un honnête homme qui vous dirait que vous mentez.
Elle ne répliqua pas, et il y eut un moment de silence ; M. Segmuller se décidait à frapper le grand coup.
– Soutiendrez-vous aussi, demanda-t-il, que vous n’aviez rien de compromettant dans la poche de votre tablier ?
– Rien … On peut le chercher et fouiller ; il est resté chez moi.
Cette assurance, sur ce point, ne trahissait-elle pas l’influence du faux ivrogne ?…
– Ainsi, reprit M. Segmuller, vous persistez … Vous avez tort, croyez-moi. Réfléchissez … Selon que vous agirez, vous irez aux assises comme témoin … ou comme complice.
Bien que la veuve parût écrasée sous ce coup inattendu, le juge n’insista pas. On lui relut son interrogatoire, elle le signa et sortit.
M. Segmuller aussitôt, s’assit à son bureau, remplit un imprimé et le remit à son greffier, en disant :
– Voici, Goguet, une ordonnance d’extraction pour le directeur du Dépôt. Allez dire qu’on m’amène le meurtrier.