Kitabı oku: «Monsieur Lecoq», sayfa 9
Chapitre 17
Arracher des aveux à un homme intéressé à se taire, et persuadé qu’il n’existe pas de preuves contre lui, c’est certes difficile.
Mais demander, dans de telles conditions, la vérité à une femme, c’est vouloir, dit-on au Palais, c’est prétendre confesser le diable.
Aussi, dès que M. Segmuller et Lecoq se trouvèrent seuls, ils se regardèrent d’un air qui disait leur inquiétude, et combien peu ils conservaient d’espoir.
En somme, qu’avait-il produit de positif, cet interrogatoire conduit avec cette dextérité du juge qui sait disposer et manier ses questions, comme un général sait manœuvrer ses troupes et les faire donner à propos ?
Il en ressortait la preuve irrécusable de la connivence de la veuve Chupin, et rien de plus.
– Cette coquine sait tout !… murmura Lecoq.
– Oui, répondit le juge, il m’est presque démontré qu’elle connaît les gens qui se trouvaient chez elle, les femmes, les victimes, le meurtrier, tous enfin. Mais il est certain qu’elle connaît ce Gustave… Je l’ai lu dans son œil. Il m’est prouvé qu’elle sait qui est ce Lacheneur, cet inconnu dont le soldat mourant voulait se venger, ce personnage mystérieux qui a, très évidemment, la clef de cette énigme. C’est cet homme qu’il faudrait retrouver….
– Ah ! je le retrouverai, s’écria Lecoq, quand je devrais questionner les onze cent mille hommes qui se promènent dans Paris !
C’était beaucoup promettre, à ce point que le juge, en dépit de ses préoccupations, se laissa aller à rire.
– Si seulement, poursuivit Lecoq, si seulement cette vieille sorcière se décidait à parler à son prochain interrogatoire !…
– Oui ! mais elle ne parlera pas.
Le jeune policier hocha la tête. Tel était bien son avis. Il ne se faisait pas illusion ; il avait reconnu entre les sourcils de la veuve Chupin ces plis qui trahissent l’idiote obstination de la brute.
– Les femmes ne parlent jamais, reprit le juge, et quand elles semblent se résigner à des révélations, c’est qu’elles espèrent avoir trouvé un artifice qui égarera les investigations. L’évidence, du moins, écrase l’homme le plus entêté ; elle lui casse bras et jambes, il cesse de lutter, il avoue. La femme, elle, se moque de l’évidence. Lui montre-t-on la lumière, elle ferme les yeux et répond : « Il fait nuit. » Qu’on lui tourne la tête vers le soleil qui l’éblouit de ses rayons et l’aveugle, elle persiste et répète : « Il fait nuit. » Les hommes, selon la sphère sociale où ils sont nés, imaginent et combinent des systèmes de défense différents. Les femmes n’ont qu’un système, quelle que soit leur condition. Elles nient quand même, toujours, et elles pleurent. Quand, au prochain interrogatoire, je pousserai la Chupin, soyez sûr qu’elle trouvera des larmes…
Dans son impatience, il frappa du pied. Il avait beau fouiller l’arsenal de ses moyens d’action, il n’y trouvait pas une arme pour briser cette résistance opiniâtre.
– Si seulement j’avais idée du mobile qui guide cette vieille femme, reprit-il. Mais pas un indice ! Qui me dira quel puissant intérêt lui commande le silence !… Serait-ce sa cause qu’elle défend ?… Est-elle complice ? Qui nous prouve qu’elle n’a pas aidé le meurtrier à combiner un guet-apens ?
– Oui, répondit lentement Lecoq, oui, cette supposition se présente naturellement à l’esprit. Mais l’accueillir, n’est-ce pas rejeter les prémices admises par monsieur le juge ?… Si la Chupin est complice, le meurtrier n’est pas le personnage que nous soupçonnons, il est simplement l’homme qu’il paraît être.
L’objection sembla convaincre M. Segmuller.
– Quoi, alors, s’écria-t-il, quoi !…
L’opinion du jeune policier était faite. Mais pouvait-il décider, lui, l’humble agent de la sûreté, quand un magistrat hésitait ?
Il comprit combien sa position lui imposait de réserve, et c’est du ton le plus modeste qu’il dit :
– Pourquoi le faux ivrogne n’aurait-il pas ébloui la Chupin en faisant briller à ses yeux les plus magnifiques espérances ? Pourquoi ne lui aurait-il pas promis de l’argent, une grosse somme ?…
Il s’interrompit, le greffier rentrait. Derrière lui s’avançait un garde de Paris qui demeura respectueusement sur le seuil, les talons sur la même ligne, la main droite à la visière du shako, la paume en dehors, le coude à la hauteur de l’œil … selon l’ordonnance.
– Monsieur, dit au juge ce militaire, monsieur le directeur de la prison m’envoie vous demander s’il doit maintenir la veuve Chupin au secret ; elle se désespère de cette mesure.
M. Segmuller se recueillit un moment.
– Certes, murmurait-il, répondant à quelque révolte de sa conscience, certes, c’est une terrible aggravation de peine, mais si je laisse cette femme communiquer avec les autres détenues, une vieille récidiviste comme elle trouvera sûrement un expédient pour faire parvenir des avis au dehors … Cela ne se peut, l’intérêt de la justice et de la vérité doit passer avant tout.
Cette dernière considération l’emporta.
– Il importe, commanda-t-il, que la prévenue reste au secret jusqu’à nouvel ordre.
Le garde de Paris laissa retomber la main du salut, porta le pied droit à trois pouces en arrière du talon gauche, fit demi-tour et s’éloigna au pas ordinaire.
La porte refermée, le souriant greffier tira de sa poche une large enveloppe.
– Voici, dit-il, une communication de monsieur le directeur.
Le juge rompit le cachet et lut à haute voix :
« Je ne saurais trop conseiller à monsieur le juge d’instruction de s’entourer de sérieuses précautions quand il interrogera le prévenu Mai.
« Depuis sa tentative avortée de suicide, ce prévenu est dans un tel état d’exaltation qu’on a dû lui laisser la camisole de force. Il n’a pas fermé l’œil de la nuit, et les gardiens qui l’ont veillé s’attendaient à tout moment à voir la folie se déclarer. Cependant il n’a pas prononcé une parole.
« Quand on lui a présenté des aliments ce matin, il les a repoussés avec horreur, et je ne serais pas éloigné de lui croire l’intention de se laisser mourir de faim.
« J’ai rarement vu un malfaiteur plus dangereux. Je le crois capable de se porter aux plus affreuses extrémités…. »
– Bigre !… exclama le greffier dont le sourire pâlit ; à la place de monsieur le juge, je ferais entrer les soldats qui vont amener ce gaillard-là.
– Quoi !… c’est vous, Goguet, fit doucement M. Segmuller, vous, un vieux greffier, qui parlez ainsi. Auriez-vous peur ?…
– Peur, moi ?… Certainement non, mais….
– Bast !… interrompit Lecoq, d’un ton qui trahissait sa confiance en sa prodigieuse vigueur, ne suis-je pas là !
Rien qu’en s’asseyant à son bureau, M. Segmuller eût eu comme un rempart entre le prévenu et lui. Il s’y tenait d’habitude ; mais après le mouvement d’effroi de son greffier, il eût rougi de paraître craindre.
Il se plaça donc près du feu, comme l’instant d’avant, quand il interrogeait la Chupin, et sonna pour donner l’ordre d’introduire l’homme, seul. Il insista sur ce mot : seul.
La seconde d’après, la porte s’ouvrait avec une violence terrible, et le meurtrier entrait, se précipitait, plutôt, dans le cabinet.
Le taureau qui s’échappe de l’abattoir, après avoir été manqué par la masse du boucher, a ces allures affolées, ces mouvements désordonnés et sauvages.
Goguet en blêmit derrière sa table, et Lecoq fit un pas, prêt à s’élancer.
Mais, arrivé au milieu de la pièce, l’homme s’arrêta, promenant autour de lui un regard perçant.
– Où est le juge ?… demanda-t-il d’une voix rauque.
– Le juge, c’est moi, répondit M. Segmuller.
– Non … l’autre.
– Quel autre ?
– Celui qui est venu me questionner hier soir.
– Il lui est arrivé un accident. En vous quittant il s’est cassé la jambe.
– Oh !…
– Et c’est moi qui le remplace….
Mais le prévenu semblait hors d’état d’entendre. À son exaltation frénétique succédait subitement un anéantissement mortel. Ses traits contractés par la rage se détendaient. Il était devenu livide, il chancelait…
– Remettez-vous, lui dit le juge d’un ton bienveillant, et si vous vous sentez trop faible pour rester debout, prenez un siège….
Déjà, par un prodige d’énergie, l’homme s’était redressé. Même une flamme, aussitôt éteinte, avait brillé dans ses yeux….
– Bien des merci de votre bonté, monsieur, répondit-il, mais ça ne sera rien… j’ai eu comme un éblouissement, il est passé.
– Il y a longtemps peut-être que vous n’avez mangé ?…
– Je n’ai rien mangé depuis que celui-ci, – il montrait Lecoq, – m’a apporté du pain et du jambon, au violon, là-bas.
– Sentez-vous le besoin de prendre quelque chose ?
– Non !… Quoique cependant … si c’était un effet de votre bonté… je boirais bien un verre d’eau.
– Voulez-vous du vin avec ?…
– J’aime mieux de l’eau pure.
On lui apporta ce qu’il demandait.
Aussitôt il se versa un premier verre qu’il avala d’un trait, puis un second qu’il vida lentement.
On eût dit qu’il buvait la vie. Il semblait renaître.
Chapitre 18
Sur vingt prévenus qui arrivent à l’instruction, dix-huit au moins se présentent armés d’un système complet de défense, conçu et discuté dans le silence des « secrets. »
Coupables ou innocents, ils ont adopté un rôle qui commence à l’instant où, le cœur battant et la gorge sèche, ils franchissent le seuil du cabinet redoutable où les attend le magistrat instructeur.
Ce moment de l’entrée du prévenu est donc un de ceux où le juge met en jeu toute la puissance de sa pénétration.
L’attitude de l’homme doit trahir le système, comme une table résume les matières d’un volume.
Mais ici, M. Segmuller n’avait pas, croyait-il, à se défier de trompeuses apparences. Il était évident pour lui que le prévenu n’avait pu songer à feindre, que le désordre de son arrivée était aussi réel que son anéantissement présent.
Du moins, tous les dangers dont avait parlé le directeur du Dépôt étaient écartés. Le juge alla donc s’établir à son bureau. Il s’y sentait plus à l’aise, et pour ainsi dire plus fort. Là, il tournait le dos au jour, sa tête s’effaçait dans l’ombre, et au besoin il pouvait, rien qu’en se baissant, dissimuler une surprise, une impression trop vive.
Le prévenu, au contraire, restait en pleine lumière, et pas un des tressaillements de sa face, pas un des battements de sa paupière ne devait échapper à une attention sérieuse.
Il paraissait alors complètement remis, et ses traits avaient repris l’insoucieuse immobilité de la résignation.
– Vous sentez-vous tout à fait mieux ?… lui demanda M. Segmuller.
– Je vais très bien.
– J’espère, poursuivit paternellement le juge, que vous saurez vous modérer, maintenant. Hier, vous avez essayé de vous donner la mort. C’eût été un grand crime ajouté aux autres, un crime qui…
D’un geste brusque, le prévenu l’interrompit.
– Je n’ai pas commis de crime, dit-il, d’une voix rude encore, mais non plus menaçante. Attaqué, j’ai défendu ma peau, ce qui est le droit de chacun. Ils étaient trois sur moi, des enragés … j’ai tué pour ne pas être tué. C’est un grand malheur, et je donnerais ma main pour le réparer, mais ma conscience ne me reproche pas ça.
Ça … c’était le claquement de l’ongle de son pouce sous ses dents.
– Cependant, continua-t-il, on m’a arrêté et traité comme un assassin. Quand je me suis vu tout seul dans ce cercueil de pierre que vous appelez « le secret, » j’ai eu peur, j’ai perdu la tête. Je me suis dit : « Mais, mon garçon, on t’a enterré vivant, il s’agit de mourir, et vite, si tu ne veux pas souffrir. » Là-dessus, j’ai cherché à m’étrangler. Ma mort ne faisait de tort à personne, je n’ai ni femme ni petits qui comptent sur le travail de mes bras, je m’appartiens. Ce qui n’empêche qu’après la saignée, on m’a lié dans un sac de toile, comme un fou … Fou ! j’ai cru que je le deviendrais. Toute la nuit les geôliers ont été après moi, comme des enfants qui tourmentent une bête enchaînée. Ils me tâtaient, ils me regardaient, ils passaient la chandelle devant mes yeux…
Tout cela était débité avec un sentiment d’amertume profonde, mais sans colère, violemment, mais sans déclamation, comme toutes les choses que l’on sent très vivement.
Et la même réflexion venait en même temps au juge et au jeune policier.
– Celui-là, pensaient-ils, est très fort, on n’en aura pas raison aisément.
Après une minute de méditation, M. Segmuller reprit :
– On s’explique, jusqu’à un certain point, un premier mouvement de désespoir dans la prison. Mais plus tard, ce matin même, vous avez refusé la nourriture qu’on vous offrait….
La sombre figure de l’homme s’éclaira soudain à cette question, ses yeux eurent un clignotement comique, et enfin il éclata de rire, d’un bon rire bien gai, bien franc, bien sonore.
– Ça, dit-il, c’est une autre affaire. Certainement, j’ai tout refusé, mais vous allez voir pourquoi … J’avais les mains prises dans le sac, et les gardiens prétendaient me faire manger comme un poupon à qui sa nourrice donne la bouillie … Ah ! mais non … j’ai serré les lèvres de toutes mes forces. Alors il y en a un qui a essayé de m’ouvrir la bouche de force pour y fourrer la cuillère, comme on ouvre la gueule d’un chien malade pour l’obliger à gober une médecine … Dame !… celui-là j’ai essayé de le mordre, c’est vrai, et si son doigt s’était trouvé entre mes dents, il y restait. Et c’est pour cette raison qu’ils se sont tous mis à lever les bras au ciel, et à dire en me montrant : « Voilà un redoutable malfaiteur, un fier scélérat ! ! ! »
Ce souvenir lui semblait bien réjouissant, car il se reprit à rire de plus belle, à la grande stupéfaction de Lecoq, au grand scandale du bon Goguet, le greffier.
De son côté, M. Segmuller avait grand peine à dissimuler complètement sa surprise.
– Vous êtes trop raisonnable, je l’espère, dit-il enfin, pour garder rancune à des hommes, qui, en vous attachant, obéissaient à leurs supérieurs, et qui, du reste, ne cherchaient qu’à vous sauver de vos propres fureurs.
– Hum !… fit le prévenu, redevenant sérieux, je leur en veux encore un petit peu, et si j’en tenais un dans un coin … Mais ça passera, je me connais, je n’ai pas plus de fiel qu’un poulet.
– Il dépend d’ailleurs de vous d’être bien traité ; soyez calme, et on ne vous remettra pas la camisole de force. Mais il faut être calme…
Le meurtrier branla tristement la tête.
– Je serai donc sage, dit-il, quoique ce soit terriblement dur d’être en prison quand on n’a rien fait de mal. Si encore j’étais avec des camarades, on causerait, et le temps passerait … Mais rester seul, tout seul, dans ce trou froid, où on n’entend rien … c’est épouvantable. C’est si humide que l’eau coule le long du mur, et on jurerait que c’est des vraies larmes, des larmes d’homme qui sortent de la pierre….
Le juge d’instruction s’était penché sur son bureau pour prendre une note. Ce mot : « des camarades », l’avait frappé, et il se proposait de le faire expliquer plus tard.
– Si vous êtes innocent, continua-t-il, vous serez bientôt relâché, mais il faut établir votre innocence.
– Que dois-je faire pour cela ?
– Dire la vérité, toute la vérité, répondre en toute sincérité, sans restrictions, sans arrière-pensée aux questions que je vous poserai.
– Pour ça, on peut compter sur moi.
Il levait déjà la main comme pour prendre Dieu et les hommes à témoin de sa bonne foi, M. Segmuller lui ordonna de l’abaisser, en ajoutant :
– Les prévenus ne prêtent pas serment.
– Tiens !… fit l’homme d’un air étonné, c’est drôle !
Tout en semblant laisser s’égarer le prévenu, le juge ne le perdait pas de vue. Il avait surtout voulu, par ces préliminaires, le rassurer, le mettre à l’aise, écarter autant que possible ses défiances, et il estimait le but qu’il se proposait atteint.
– Encore une fois, reprit-il, prêtez-moi toute votre attention, et n’oubliez pas que votre liberté dépend de votre franchise. Comment vous nommez-vous ?
– Mai.
– Quels sont vos prénoms ?
– Je n’en ai pas.
– C’est impossible.
Un mouvement du prévenu trahit une impatience aussitôt maîtrisée.
– Voici, répondit-il, la troisième fois qu’on me dit cela depuis hier. C’est ainsi, cependant. Si j’étais menteur, rien ne serait si simple que de vous dire que je m’appelle Pierre, Jean ou Jacques … Mais mentir n’est pas mon genre. Vrai, je n’ai pas de prénoms. S’il s’agissait de surnoms, ce serait autre chose, j’en ai eu beaucoup.
– Lesquels ?…
– Voyons … pour commencer, quand j’étais chez le père Fougasse, on m’appelait l’Affiloir, parce que, voyez-vous…
– Qui était ce père Fougasse ?
– Le roi des hommes pour les bêtes sauvages, monsieur le juge. Ah !… il pouvait se vanter de posséder une ménagerie, celui-là. Tigres, lions, perroquets de toutes les couleurs, serpents gros comme la cuisse, il avait tout. Malheureusement il avait aussi une connaissance qui a tout mangé.
Se moquait-il, parlait-il sérieusement ? Il était si malaisé de le discerner, que M. Segmuller et Lecoq étaient également indécis. Goguet, lui, tout en minutant l’interrogatoire, riait.
– Assez !… interrompit le juge, quel âge avez-vous ?
– Quarante-quatre ou cinq ans.
– Où êtes-vous né ?…
– En Bretagne, probablement.
Pour le coup, M. Segmuller crut découvrir une intention ironique qu’il importait de réprimer.
– Je vous préviens, dit-il durement, que si vous continuez ainsi, votre liberté est fort compromise. Chacune de vos réponses est une inconvenance.
La plus sincère désolation, mêlée d’inquiétude, se peignit sur les traits du meurtrier.
– Ah !… il n’y a pas d’offense, monsieur le juge, gémit-il. Vous me questionnez, je réponds… Vous verriez bien que je dis vrai, si vous me laissiez vous conter ma petite affaire.
Chapitre 19
« Prévenu bavard, cause bien instruite, » dit un vieux proverbe du Palais.
C’est qu’il semble impossible, en effet, qu’un coupable, épié par le juge, puisse parler beaucoup sans que sa langue trahisse son intention ou sa pensée, sans qu’il s’évapore quelque chose du secret qu’il prétend garder.
Les plus simples, parmi les prévenus, ont compris cela. Aussi, obligés à une prodigieuse contention d’esprit, sont-ils généralement plus que réservés.
Enfermés dans leur système de défense, comme une tortue dans sa carapace, ils n’en sortent que le moins possible et avec la plus ombrageuse circonspection.
À l’interrogatoire, ils répondent, il le faut bien, mais c’est comme à regret, brièvement, ils sont avares de détails.
Ici, l’accusé était prodigue de paroles. Ah !… il n’avait pas l’air de craindre de « se couper. » Il n’hésitait pas, à l’exemple de ceux qui tremblent de disloquer d’un mot le roman qu’ils s’efforcent de substituer à la vérité.
En d’autres circonstances, c’eût été une présomption en sa faveur.
– Expliquez-vous donc !… répondit M. Segmuller à la requête indirecte de son prévenu.
Le meurtrier ne dissimula pas adroitement la joie que lui causait la liberté qui lui était accordée.
L’éclat de ses yeux, le gonflement de ses narines, révélèrent une satisfaction pareille à celle du chanteur de romances qu’on traîne au piano.
Il se campa, la tête en arrière, en beau parleur sûr de ses moyens et de ses effets, promena sa langue sur ses lèvres pour les humecter, et dit :
– Comme cela, c’est mon histoire que vous me demandez ?
– Oui.
– Pour lors, monsieur le juge, vous saurez qu’un beau jour, il y a de cela quarante-cinq ans, le père Tringlot, directeur d’une troupe pour la souplesse, la force et la dislocation, s’en allait de Guingamp à Saint-Brieuc par la grande route. Naturellement, il voyageait dans ses deux grandes voitures, avec son épouse, son matériel et ses artistes. Très bien. Mais voilà que peu après avoir dépassé un gros bourg nommé Chatelaudren, regardant de droite et de gauche, il aperçoit sur le revers d’un fossé quelque chose de blanc qui grouillait. « Faut que je voie ce que c’est, » dit-il à son épouse. Il arrête, descend, va au fossé, prend la chose et pousse un cri. Vous me demanderez : Qu’avait-il donc trouvé, cet homme ? Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple. Il venait de trouver votre serviteur, alors âgé d’environ dix mois.
Il salua à la ronde sur ces derniers mots.
– Naturellement, reprit-il, le père Tringlot me porte à son épouse, une bien brave femme, tout de même. Elle me prend, m’examine, me tâte, et dit : « Il est fort, ce môme, et bien venant ; il faut le garder, puisque sa mère a eu l’abomination de l’abandonner. Je lui donnerai des leçons, et dans cinq ou six ans il nous fera honneur. » Là dessus, on commence à me chercher un nom. On était aux premiers jours du mois de mai ; il fut décidé que je m’appellerais Mai, et Mai je suis depuis ce jour-là, sans prénom.
Il s’interrompit, et son regard s’arrêta successivement sur ses trois auditeurs, comme s’il eût quêté une approbation.
L’approbation ne venant pas, il poursuivit :
– C’était un homme simple, le père Tringlot, et ignorant les lois. Il ne déclara pas sa trouvaille à l’autorité. De la sorte, je vivais, mais je n’existais pas, puisqu’il faut être inscrit sur un registre de mairie pour exister.
Tant que j’ai été moutard, je ne me suis pas inquiété de cela.
Plus tard, quand j’ai été sur mes seize ans, quand je venais à penser à la négligence du bonhomme, je m’en réjouissais au dedans de moi-même.
Je me disais : Mai, mon gars, tu n’es couché sur aucun registre du gouvernement, donc tu ne tireras pas au sort, par conséquent tu ne partiras pas soldat.
Ce n’était pas du tout dans mon idée d’être soldat, je ne me serais pas fait inscrire pour un boulet de canon.
Bien plus tard encore, l’âge de la conscription passé, un homme de loi m’a dit que si je réclamais pour avoir un état civil on me ferait de la peine. Alors, je me suis décidé à exister en contrebande.
De n’être personne, ça a ses bons et ses mauvais côtés. Je n’ai pas servi, c’est vrai, mais je n’ai jamais eu de papiers.
Ah !… ça m’a fait manger de la prison plus souvent qu’à mon tour. Mais comme, en définitive, je n’ai jamais été fautif, je m’en suis toujours tiré… Et voilà pourquoi je n’ai pas de prénom, et comment je ne sais pas au juste où je suis né…
Si la vérité a un accent particulier, ainsi que l’ont écrit des moralistes, le meurtrier avait trouvé cet accent-là.
Voix, geste, regard, expression, tout était d’accord : pas un mot de sa longue narration n’avait détonné.
– Maintenant, dit froidement M. Segmuller, quels sont vos moyens d’existence ?
À la mine déconfite du meurtrier, on eût juré qu’il avait compté que son éloquence allait lui ouvrir les portes de la prison.
– J’ai un état, répondit-il piteusement, celui que m’a montré la mère Tringlot. J’en vis, et j’en ai vécu en France et dans d’autres contrées.
Le juge pensa trouver là un défaut de cuirasse.
– Vous avez habité l’étranger ? demanda-t-il.
– Un peu !… Voilà seize ans que je travaille, tantôt en Allemagne, tantôt en Angleterre, avec la troupe de M. Simpson.
– Ainsi vous êtes saltimbanque. Comment avec un tel métier vos mains sont-elles si blanches et si soignées ?
Loin de paraître embarrassé, le prévenu étala ses mains et les examina avec une visible complaisance.
– C’est vrai, au moins, fit-il, qu’elles sont jolies … c’est que je les soigne.
– On vous entretient donc à ne rien faire ?
– Ah !… mais non !… Seulement, monsieur le juge, je suis, moi, pour parler au public, pour « tourner le compliment, » pour faire le boniment, comme on dit … et, sans me flatter, j’ai une certaine capacité.
M. Segmuller se caressait le menton, ce qui est son tic lorsqu’il suppose qu’un prévenu s’enferre.
– En ce cas, dit-il, veuillez me donner un échantillon de votre talent.
– Oh !… fit l’homme, semblant croire à une plaisanterie, oh !…
– Obéissez, je vous prie, insista le juge.
Le meurtrier ne se défendit plus. À la seconde même, sa mobile physionomie prit une expression toute nouvelle, mélange singulier de bêtise, d’impudence et d’ironie.
En guise de baguette, il prit une règle sur le bureau du juge, et d’une voix fausse et stridente, avec des intonations bouffonnes, il commença :
« Silence, la musique !… Et toi, la grosse caisse, la paix !… Voici, messieurs et dames, l’heure, l’instant et le moment de la grrrande et unique représentation du théâtre des prestiges, sans pareil au monde pour le trapèze et la danse de corde, les élévations et les dislocations, et autres exercices de grâce, de souplesse et de force, avec le concours d’artistes de la capitale ayant eu l’honneur…. »
– Il suffit !… interrompit le juge, vous débitiez cela en France, mais en Allemagne ?…
– Naturellement, je parle la langue du pays.
– Voyons !… commanda M. Segmuller, dont l’allemand était la langue maternelle.
Le prévenu quitta son air niais, se grima d’une importance comique, et sans l’ombre d’une hésitation il reprit du ton le plus emphatique :
« Mit Bewilligung der hochlœblichen Obrigkeit wird heute vor hiesiger ehrenwerthen Bürgerschaft zum erstenmal aufgeführt… Genovefa, oder die…. »
[Note : Avec la permission de l’autorité locale, sera représentée devant l’honorable bourgeoisie, pour la première fois … Geneviève ou la…]
– Assez !… dit durement le juge.
Il se leva, peut-être pour cacher sa déception, et ajouta :
– On va aller chercher un interprète, qui nous dira si vous vous exprimez aussi facilement en anglais.
Lecoq, sur ces mots, s’avança modestement :
– Je parle l’anglais, dit-il.
– Alors, très bien. Vous m’avez entendu, prévenu…
Déjà l’homme s’était une fois encore transformé. Le flegme et la gravité britanniques se peignaient sur son visage, ses gestes étaient devenus roides et compassés. C’est du ton le plus sérieux qu’il dit :
« Ladies, and Gentlemen, Long life to our queen, and to the honourable mayor of that town. No country England excepted, our glorious England ! – should produce such a strange thing, such a parangon of curiosity… »
[Note : Mesdames et messieurs. Longue vie à notre reine et à l’honorable maire de cette ville. Aucune contrée, l’Angleterre exceptée, – notre glorieuse Angleterre ! – ne saurait produire une chose aussi étrange, un pareil exemple de curiosité !…]
Pendant une minute encore, il parla sans interruption.
M. Segmuller s’était accoudé à son bureau le front entre ses mains, Lecoq dissimulait mal sa stupeur.
Seul, Goguet, le souriant greffier s’amusait…