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Kitabı oku: «Au Bonheur des Dames», sayfa 23

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XI

Bouthemont, ce jour-là, arriva le premier chez Mme Desforges, au thé de quatre heures. Seule encore dans son grand salon Louis XVI, dont les cuivres et la brocatelle avaient une gaieté claire, celle-ci se leva d’un air d’impatience, en disant:

– Eh bien?

– Eh bien! répondit le jeune homme, quand je lui ai dit que je monterais sans doute vous saluer, il m’a formellement promis de venir.

– Vous lui avez fait entendre que je comptais sur le baron, aujourd’hui?

– Sans doute… C’est cela qui a paru le décider.

Ils parlaient de Mouret. L’année précédente, ce dernier s’était pris d’une brusque tendresse pour Bouthemont, au point de l’admettre dans ses plaisirs; et même il l’avait introduit chez Henriette, heureux d’avoir un complaisant à demeure, qui égayait un peu une liaison dont il se fatiguait. C’était ainsi que le premier à la soie avait fini par devenir le confident de son patron et de la jolie veuve: il faisait leurs petites commissions, causait de l’un avec l’autre, les raccommodait parfois. Henriette, dans les crises de sa jalousie, s’abandonnait à une intimité dont il restait surpris et embarrassé, car elle perdait ses prudences de femme du monde, mettant son art à sauver les apparences.

Elle s’écria violemment:

– Il fallait l’amener. J’aurais été sûre.

– Dame! dit-il avec un rire bon garçon, ce n’est pas ma faute, s’il s’échappe toujours, à présent… Oh! il m’aime bien quand même. Sans lui, j’aurais du mal là-bas.

En effet, sa situation au Bonheur des Dames était menacée, depuis le dernier inventaire. Il avait eu beau prétexter la saison pluvieuse, on ne lui pardonnait pas le stock considérable des soies de fantaisie; et, comme Hutin exploitait l’aventure, le minait auprès des chefs avec un redoublement de rage sournoise, il sentait très bien le sol craquer sous lui. Mouret l’avait condamné, ennuyé sans doute maintenant de ce témoin qui le gênait pour rompre, las d’une familiarité sans bénéfices. Mais, selon son habituelle tactique, il poussait Bourdoncle en avant: c’était Bourdoncle et les autres intéressés qui exigeaient le renvoi, à chaque conseil; tandis que lui résistait, disait-il, défendait son ami énergiquement, au risque des plus gros embarras.

– Enfin, je vais attendre, reprit Mme Desforges. Vous savez que cette fille doit être ici à cinq heures… Je veux les mettre en présence. Il faut que j’aie leur secret.

Et elle revint sur ce plan médité, elle répéta, dans sa fièvre, qu’elle avait fait prier Mme Aurélie de lui envoyer Denise, pour voir un manteau qui allait mal. Quand elle tiendrait la jeune fille au fond de sa chambre, elle trouverait bien le moyen d’appeler Mouret; et elle agirait ensuite.

Bouthemont, assis en face d’elle, la regardait de ses beaux yeux rieurs, qu’il tâchait de rendre graves. Ce joyeux compère à la barbe d’un noir d’encre, ce noceur braillard dont le sang chaud de Gascon empourprait la face, songeait que les femmes du monde n’étaient guère bonnes, et qu’elles lâchaient un joli déballage, quand elles osaient vider leur sac. Certainement, les maîtresses de ses amis, des filles de boutique, ne se permettaient pas de confidences plus complètes.

– Voyons, se hasarda-t-il à dire enfin, qu’est-ce que ça peut vous faire, puisque je vous jure qu’il n’y a absolument rien entre eux?

– Justement! cria-t-elle, il l’aime, celle-là… Je me moque des autres, de simples rencontres, des hasards d’un jour!

Elle parla de Clara avec dédain. On lui avait bien dit que Mouret, après les refus de Denise, s’était rejeté sur cette grande rousse à tête de cheval, sans doute par calcul; car il la maintenait au rayon, pour l’afficher, en la comblant de cadeaux. D’ailleurs, depuis près de trois mois, il menait une vie terrible de plaisirs, semant l’argent avec une prodigalité dont on causait: il avait acheté un hôtel à une rouleuse de coulisses, il était mangé par deux ou trois autres coquines à la fois, qui semblaient lutter de caprices coûteux et bêtes.

– C’est la faute de cette créature, répétait Henriette. Je sens qu’il se ruine avec d’autres, parce qu’elle le repousse… Du reste, que m’importe son argent! Je l’aurais mieux aimé pauvre. Vous savez comme je l’aime, vous qui êtes devenu notre ami.

Elle s’arrêta, étranglée, près d’éclater en larmes; et, d’un mouvement d’abandon, elle lui tendit les deux mains. C’était vrai, elle adorait Mouret pour sa jeunesse et ses triomphes, jamais un homme ne l’avait ainsi prise tout entière, dans un frisson de sa chair et de son orgueil; mais, à la pensée de le perdre, elle entendait aussi sonner le glas de la quarantaine, elle se demandait avec terreur comment remplacer ce grand amour.

– Oh! je me vengerai, murmura-t-elle, je me vengerai, s’il se conduit mal!

Bouthemont lui tenait toujours les mains. Elle était encore belle. Ce serait seulement une maîtresse gênante, et il n’aimait guère ce genre-là. La chose pourtant méritait réflexion, il y aurait peut-être intérêt à risquer des ennuis.

– Pourquoi ne vous établissez-vous pas? dit-elle tout d’un coup, en se dégageant.

Il demeura étonné. Puis, il répondit:

– Mais il faudrait des fonds considérables… L’année dernière, une idée m’a bien travaillé la tête. Je suis convaincu qu’on trouverait encore, dans Paris, la clientèle d’un ou deux grands magasins; seulement il faudrait choisir le quartier. Le Bon Marché a la rive gauche, le Louvre tient le centre; nous accaparons, au Bonheur, les quartiers riches de l’ouest. Reste le nord, où l’on pourrait créer une concurrence à la Place Clichy. Et j’avais découvert une situation superbe, près de l’Opéra…

– Eh bien?

Il se mit à rire bruyamment.

– Imaginez-vous que j’ai eu la bêtise de parler de cela à mon père… Oui, j’ai été assez naïf pour le prier de chercher des actionnaires à Toulouse.

Et il conta gaiement la colère du bonhomme, enragé contre les grands bazars parisiens, du fond de sa petite boutique de province. Le vieux Bouthemont, que les trente mille francs gagnés par son fils suffoquaient, avait répondu qu’il donnerait son argent et celui de ses amis aux hospices, plutôt que de contribuer pour un centime à un de ces grands magasins qui étaient les maisons de tolérance du commerce.

– D’ailleurs, conclut le jeune homme, il faudrait des millions.

– Si on les trouvait? dit simplement Mme Desforges.

Il la regarda, subitement sérieux. N’était-ce qu’une parole de femme jalouse? Mais elle ne lui laissa pas le temps de la questionner, elle ajouta:

– Enfin, vous savez combien je m’intéresse à vous… Nous en recauserons.

Le timbre de l’antichambre avait retenti. Elle se leva, et lui-même, d’un mouvement instinctif, recula sa chaise, comme si déjà l’on eût pu les surprendre. Un silence régna, dans le salon aux tentures riantes, garni d’une telle profusion de plantes vertes, qu’il y avait comme un petit bois entre les deux fenêtres. Debout, l’oreille vers la porte, elle attendait.

– C’est lui, murmura-t-elle.

Le domestique annonça:

– Monsieur Mouret, monsieur de Vallagnosc.

Elle ne put retenir un geste de colère. Pourquoi ne venait-il pas seul? Il devait être allé chercher son ami, dans la crainte d’un tête-à-tête possible. Puis, elle eut un sourire, elle tendit la main aux deux hommes.

– Comme vous devenez rare!… Je dis cela aussi pour vous, monsieur de Vallagnosc.

Son désespoir était de grossir, elle se serrait dans des toilettes de soie noire, afin de dissimuler l’embonpoint qui montait. Pourtant, sa jolie tête, aux cheveux sombres, gardait sa finesse aimable. Et Mouret put lui dire familièrement, en l’enveloppant d’un regard:

– Il est inutile de vous demander de vos nouvelles… Vous êtes fraîche comme une rose.

– Oh! je me porte trop bien, répondit-elle. Du reste, j’aurais pu mourir, vous n’en auriez rien su.

Elle l’examinait aussi, le trouvait nerveux et las, les paupières battues, le teint plombé.

– Eh bien! reprit-elle d’un ton qu’elle tâcha de rendre plaisant, je ne vous rendrai pas votre flatterie, vous n’avez guère bonne mine, ce soir.

– Le travail! dit Vallagnosc.

Mouret eut un geste vague, sans répondre. Il venait d’apercevoir Bouthemont, il lui adressait un signe amical de la tête. Au temps de leur grande intimité, il l’enlevait lui-même au rayon, et l’amenait chez Henriette, pendant le gros travail de l’après-midi. Mais les temps étaient changés, il lui dit à demi-voix:

– Vous avez filé de bien bonne heure… Vous savez qu’ils se sont aperçus de votre sortie et qu’ils sont furieux, là-bas.

Il parlait de Bourdoncle et des autres intéressés, comme s’il n’avait pas été le maître.

– Ah! murmura Bouthemont, inquiet.

– Oui, j’ai à causer avec vous… Attendez-moi, nous nous en irons ensemble.

Cependant, Henriette s’était assise de nouveau; et, tout en écoutant Vallagnosc, qui lui annonçait la visite probable de Mme de Boves, elle ne quittait pas Mouret des yeux. Celui-ci, redevenu muet, regardait les meubles, semblait chercher au plafond. Puis, comme elle se plaignait en riant de n’avoir plus que des hommes à son thé de quatre heures, il s’oublia jusqu’à lâcher cette phrase:

– Je croyais trouver le baron Hartmann.

Henriette avait pâli. Sans doute elle savait qu’il venait chez elle uniquement pour s’y rencontrer avec le baron; mais il aurait pu ne pas lui jeter ainsi son indifférence à la face. Justement, la porte s’était ouverte, et le domestique se tenait debout derrière elle. Quand elle l’eut interrogé d’un mouvement de tête, il se pencha, il lui dit très bas:

– C’est pour ce manteau. Madame m’a recommandé de la prévenir… La demoiselle est là.

Alors, elle haussa la voix, de façon à être entendue. Toute sa souffrance jalouse se soulagea dans ces mots, d’une sécheresse méprisante:

– Qu’elle attende!

– Faut-il la faire entrer dans le cabinet de madame?

– Non, non, qu’elle reste dans l’antichambre!

Et, quand le domestique fut sorti, elle reprit tranquillement sa conversation avec Vallagnosc. Mouret, retombé dans sa lassitude, avait écouté d’une oreille distraite, sans comprendre. Bouthemont, que préoccupait l’aventure, réfléchissait. Mais presque aussitôt la porte se rouvrit, deux dames furent introduites.

– Imaginez-vous, dit Mme Marty, je descendais de voiture, lorsque j’ai vu arriver Mme de Boves sous les arcades.

– Oui, expliqua celle-ci, il fait beau, et comme mon médecin veut toujours que je marche…

Puis, après un échange général de poignées de mains, elle demanda à Henriette:

– Vous prenez donc une nouvelle femme de chambre?

– Non, répondit celle-ci étonnée. Pourquoi?

– C’est que je viens de voir dans l’antichambre une jeune fille…

Henriette l’interrompit en riant.

– N’est-ce pas? toutes ces filles de boutique ont l’air de femmes de chambre… Oui, c’est une demoiselle qui vient pour corriger un manteau.

Mouret la regarda fixement, effleuré d’un soupçon. Elle continuait avec une gaieté forcée, elle racontait qu’elle avait acheté cette confection au Bonheur des Dames, la semaine précédente.

– Tiens! dit Mme Marty, ce n’est donc plus Sauveur qui vous habille?

– Si, ma chère, seulement j’ai voulu faire une expérience. Et puis, j’étais assez satisfaite d’un premier achat, d’un manteau de voyage… Mais, cette fois, ça n’a pas réussi du tout. Vous avez beau dire, on est fagotée, dans vos magasins. Oh! je ne me gêne pas, je parle devant M. Mouret… Jamais vous n’habillerez une femme un peu distinguée.

Mouret ne défendait pas sa maison, les yeux toujours sur elle, se rassurant, se disant qu’elle n’aurait point osé. Et ce fut Bouthemont qui dut plaider la cause du Bonheur.

– Si toutes les femmes du beau monde qui s’habillent chez nous s’en vantaient, répliqua-t-il gaiement, vous seriez bien étonnée de notre clientèle… Commandez-nous un vêtement sur mesure, il vaudra ceux de Sauveur, et vous le payerez la moitié moins cher. Mais voilà, c’est justement parce qu’il est moins cher, qu’il est moins bien.

– Alors, elle ne va pas, cette confection? reprit Mme de Boves. Maintenant, je reconnais la demoiselle… Il fait un peu sombre, dans votre antichambre.

– Oui, ajouta Mme Marty, je cherchais où j’avais déjà vu cette tournure… Eh bien! allez, ma chère, ne vous gênez pas avec nous.

Henriette eut un geste de dédaigneuse insouciance.

– Oh! tout à l’heure, rien ne presse.

Ces dames continuèrent la discussion sur les vêtements des grands magasins. Puis, Mme de Boves parla de son mari, qui, disait-elle, venait de partir en inspection, pour visiter le dépôt d’étalons de Saint-Lô, et, justement, Henriette racontait que la maladie d’une tante avait appelé la veille Mme Guibal en Franche-Comté. Du reste, elle ne comptait pas non plus, ce jour-là, sur Mme Bourdelais, qui, toutes les fins de mois, s’enfermait avec une ouvrière, afin de passer en revue le linge de son petit monde. Cependant, Mme Marty semblait agitée d’une sourde inquiétude. La situation de M. Marty était menacée au lycée Bonaparte, à la suite de leçons données par le pauvre homme, dans des institutions louches, où se faisait tout un négoce sur les diplômes de bachelier; il battait monnaie comme il pouvait, fiévreusement, pour suffire aux rages de dépense qui saccageaient son ménage; et elle, en le voyant pleurer un soir, devant la crainte d’un renvoi, avait eu l’idée d’employer son amie Henriette auprès d’un directeur du ministère de l’Instruction publique, que celle-ci connaissait. Henriette finit par la tranquilliser d’un mot. Du reste, M. Marty allait venir lui-même connaître son sort et apporter ses remerciements.

– Vous avez l’air indisposé, monsieur Mouret, fit remarquer Mme de Boves.

– Le travail! répéta Vallagnosc avec son flegme ironique.

Mouret s’était levé vivement, en homme désolé de s’oublier ainsi. Il prit sa place habituelle au milieu de ces dames, il retrouva toute sa grâce. Les nouveautés d’hiver l’occupaient, il parla d’un arrivage considérable de dentelles; et Mme de Boves le questionna sur le prix du point d’Alençon: elle en achèterait peut-être. Maintenant, elle se trouvait réduite à économiser les trente sous d’une voiture, elle rentrait malade de s’être arrêtée devant les étalages. Drapée dans un manteau qui datait déjà de deux ans, elle essayait en rêve sur ses épaules de reine toutes les étoffes chères qu’elle voyait; puis, c’était comme si on les lui arrachait de la peau, quand elle s’éveillait vêtue de ses robes retapées, sans espoir de jamais satisfaire sa passion.

– Monsieur le baron Hartmann, annonça le domestique.

Henriette remarqua de quelle heureuse poignée de main Mouret accueillit le nouveau venu. Celui-ci salua ces dames, regarda le jeune homme de l’air fin qui éclairait par moments sa grosse figure alsacienne.

– Toujours dans les chiffons! murmura-t-il avec un sourire.

Puis, en familier de la maison, il se permit d’ajouter:

– Il y a une bien charmante jeune fille, dans l’antichambre… Qui est-ce?

– Oh! personne, répondit Mme Desforges de sa voix mauvaise. Une demoiselle de magasin qui attend.

Mais la porte restait entr’ouverte, le domestique servait le thé. Il sortait, rentrait de nouveau, posait sur le guéridon le service de Chine, puis des assiettes de sandwiches et de biscuits. Dans le vaste salon, une lumière vive, adoucie par les plantes vertes, allumait les cuivres, baignait d’une joie tendre la soie des meubles; et, chaque fois que la porte s’ouvrait, on apercevait un coin obscur de l’antichambre, éclairée seulement par des vitres dépolies. Là, dans le noir, une forme sombre apparaissait, immobile et patiente. Denise se tenait debout; il y avait bien une banquette recouverte de cuir, mais une fierté l’en éloignait. Elle sentait l’injure. Depuis une demi-heure, elle était là, sans un geste, sans un mot; ces dames et le baron l’avaient dévisagée au passage; maintenant, les voix du salon lui arrivaient par bouffées légères, tout ce luxe aimable la souffletait de son indifférence; et elle ne bougeait toujours pas. Brusquement, dans l’entrebâillement de la porte, elle reconnut Mouret. Lui, venait enfin de la deviner.

– Est-ce une de vos vendeuses? demandait le baron Hartmann.

Mouret avait réussi à cacher son grand trouble. L’émotion fit seulement trembler sa voix.

– Sans doute, mais je ne sais pas laquelle.

– C’est la petite blonde des confections, se hâta de répondre Mme Marty, celle qui est seconde, je crois.

Henriette le regardait à son tour.

– Ah! dit-il simplement.

Et il tâcha de parler des fêtes données au roi de Prusse, depuis la veille à Paris. Mais le baron revint avec malice sur les demoiselles des grands magasins. Il affectait de vouloir s’instruire, il posait des questions: d’où venaient-elles en général? avaient-elles d’aussi mauvaises mœurs qu’on le disait? Toute une discussion s’engagea.

– Vraiment, répétait-il, vous les croyez sages?

Mouret défendait leur vertu avec une conviction qui faisait rire Vallagnosc. Alors, Bouthemont intervint, pour sauver son chef. Mon Dieu! il y avait un peu de tout parmi elles, des coquines et de braves filles. Le niveau de leur moralité montait, d’ailleurs. Autrefois, on n’avait guère que les déclassées du commerce, les filles vagues et pauvres tombaient dans les nouveautés; tandis que, maintenant, des familles de la rue de Sèvres, par exemple, élevaient positivement leurs gamines pour le Bon Marché. En somme, quand elles voulaient se bien conduire, elles le pouvaient; car elles n’étaient pas, comme les ouvrières du pavé parisien, obligées de se nourrir et de se loger: elles avaient la table et le lit, leur existence se trouvait assurée, une existence très dure sans doute. Le pis était leur situation neutre, mal déterminée, entre la boutiquière et la dame. Ainsi jetées dans le luxe, souvent sans instruction première, elles formaient une classe à part, innommée. Leurs misères et leurs vices venaient de là.

– Moi, dit Mme de Boves, je ne connais pas de créatures plus désagréables… C’est à les gifler, des fois.

Et ces dames exhalèrent leur rancune. On se dévorait devant les comptoirs, la femme y mangeait la femme, dans une rivalité aiguë d’argent et de beauté. C’était une jalousie maussade des vendeuses contre les clientes bien mises, les dames dont elles s’efforçaient de copier les allures, et une jalousie encore plus aigre des clientes mises pauvrement, des petites bourgeoises contre les vendeuses, ces filles vêtues de soie, dont elles voulaient obtenir une humilité de servante, pour un achat de dix sous.

– Laissez donc! conclut Henriette, toutes des malheureuses à vendre, comme leurs marchandises!

Mouret eut la force de sourire. Le baron l’examinait, touché de sa grâce à se vaincre. Aussi détourna-t-il la conversation, en reparlant des fêtes données au roi de Prusse: elles seraient superbes, tout le commerce parisien allait en profiter. Henriette se taisait, semblait rêveuse, partagée entre le désir d’oublier davantage Denise dans l’antichambre, et la peur que Mouret, prévenu maintenant, ne s’en allât. Aussi finit-elle par quitter son fauteuil.

– Vous permettez?

– Comment donc, ma chère! dit Mme Marty. Tenez! je vais faire les honneurs de chez vous.

Elle se leva, prit la théière, emplit les tasses. Henriette s’était tournée vers le baron Hartmann.

– Vous restez bien quelques minutes?

– Oui, j’ai à causer avec M. Mouret. Nous allons envahir votre petit salon.

Alors, elle sortit, et sa robe de soie noire, contre la porte, eut un frôlement de couleuvre, filant dans les broussailles.

Tout de suite, le baron manœuvra pour emmener Mouret, en abandonnant ces dames à Bouthemont et à Vallagnosc. Puis, ils causèrent devant la fenêtre du salon voisin, debout, baissant la voix. C’était toute une affaire nouvelle. Depuis longtemps, Mouret caressait le rêve de réaliser son ancien projet, l’envahissement de l’îlot entier par le Bonheur des Dames, de la rue Monsigny à la rue de la Michodière, et de la rue Neuve-Saint-Augustin à la rue du Dix-Décembre. Dans le pâté énorme, il y avait encore, sur cette dernière voie, un vaste terrain en bordure, qu’il ne possédait point; et cela suffisait à gâter son triomphe, il était torturé par le besoin de compléter sa conquête, de dresser, là, comme apothéose, une façade monumentale. Tant que l’entrée d’honneur se trouverait rue Neuve-Saint-Augustin, dans une rue noire du vieux Paris, son œuvre demeurait infirme, manquait de logique; il la voulait afficher devant le nouveau Paris, sur une de ces jeunes avenues où passait au grand soleil la cohue de la fin du siècle; il la voyait dominer, s’imposer comme le palais géant du commerce, jeter plus d’ombre sur la ville que le vieux Louvre. Mais, jusque-là, il s’était heurté contre l’entêtement du Crédit Immobilier, qui tenait à sa première idée d’élever, le long du terrain en bordure, une concurrence au Grand-Hôtel. Les plans étaient prêts, on attendait seulement le déblaiement de la rue du Dix-Décembre, pour creuser les fondations. Enfin, dans un dernier effort, Mouret avait presque convaincu le baron Hartmann.

– Eh bien! commença celui-ci, nous avons eu hier un conseil, et je suis venu, pensant vous rencontrer et désireux de vous tenir au courant… Ils résistent toujours.

Le jeune homme laissa échapper un geste nerveux.

– Ce n’est pas raisonnable… Que disent-ils?

– Mon Dieu! ils disent ce que je vous ai dit moi-même, ce que je pense encore un peu… Votre façade n’est qu’un ornement, les nouvelles constructions n’agrandiraient que d’un dixième la superficie de vos magasins, et c’est jeter de bien grosses sommes dans une simple réclame.

Du coup, Mouret éclata.

– Une réclame! une réclame! En tout cas, celle-ci sera en pierre, et elle nous enterrera tous. Comprenez donc que ce sont nos affaires décuplées! En deux ans, nous rattrapons l’argent. Qu’importe ce que vous appelez du terrain perdu, si ce terrain vous rend un intérêt énorme!… Vous verrez la foule, quand notre clientèle n’étranglera plus dans la rue Neuve-Saint-Augustin, et qu’elle pourra librement se ruer par la voie large où six voitures rouleront à l’aise.

– Sans doute, reprit le baron en riant. Mais vous êtes un poète dans votre genre, je vous le répète. Ces messieurs estiment qu’il y aurait danger à élargir encore vos affaires. Ils veulent avoir de la prudence pour vous.

– Comment! de la prudence? Je ne comprends plus… Est-ce que les chiffres ne sont pas là et ne démontrent pas la progression constante de notre vente? D’abord, avec un capital de cinq cent mille francs, je faisais deux millions d’affaires. Ce capital passait quatre fois. Puis, il est devenu de quatre millions, a passé dix fois et a produit quarante millions d’affaires. Enfin, après des augmentations successives, je viens de constater, lors du dernier inventaire, que le chiffre d’affaires atteint aujourd’hui le total de quatre-vingts millions; et le capital, qui n’a guère augmenté, car il est seulement de six millions, a donc passé en marchandises sur nos comptoirs plus de douze fois.

Il élevait la voix, tapant les doigts de sa main droite sur la paume de sa main gauche, abattant les millions comme il aurait cassé des noisettes. Le baron l’interrompit.

– Je sais, je sais… Mais vous n’espérez peut-être pas monter toujours ainsi?

– Pourquoi pas? dit Mouret naïvement. Il n’y a aucune raison pour que ça s’arrête. Le capital peut passer quinze fois, voici longtemps que je le prédis. Même, dans certains rayons, il passera vingt-cinq et trente fois… Ensuite, eh bien! ensuite, nous trouverons un truc pour le faire passer davantage.

– Alors, vous finirez par boire l’argent de Paris, comme on boit un verre d’eau?

– Sans doute. Est-ce que Paris n’est pas aux femmes, et les femmes ne sont-elles pas à nous?

Le baron lui posa les deux mains sur les épaules, le regarda d’un air paternel.

– Tenez! vous êtes un gentil garçon, je vous aime… On ne peut pas vous résister. Nous allons piocher l’idée sérieusement, et j’espère leur faire entendre raison. Jusqu’à présent, nous n’avons qu’à nous louer de vous. Les dividendes stupéfient la Bourse… Vous devez être dans le vrai, il vaut mieux mettre encore de l’argent dans votre machine, que de risquer cette concurrence au Grand-Hôtel, qui est hasardeuse.

L’excitation de Mouret tomba, il remercia le baron, mais sans y mettre son élan d’enthousiasme habituel; et celui-ci le vit tourner les yeux vers la porte de la chambre voisine, repris de la sourde inquiétude qu’il cachait. Cependant, Vallagnosc s’était approché, en comprenant qu’ils ne causaient plus d’affaires. Il se tint debout près d’eux, il écouta le baron qui murmurait de son air galant d’ancien viveur:

– Dites, je crois qu’elles se vengent?

– Qui donc? demanda Mouret, embarrassé.

– Mais les femmes… Elles se lassent d’être à vous, et vous êtes à elles, mon cher: juste retour!

Il plaisanta, il était au courant des amours bruyantes du jeune homme. L’hôtel acheté à la rouleuse de coulisses, les sommes énormes mangées avec des filles ramassées dans les cabinets particuliers, l’égayaient comme une excuse aux folies qu’il avait faites lui-même autrefois. Sa vieille expérience se réjouissait.

– Vraiment, je ne comprends pas, répétait Mouret.

– Eh! vous comprenez très bien. Elles ont toujours le dernier mot… Aussi je pensais: Ce n’est pas possible, il se vante, il n’est pas si fort! Et vous y voilà! Tirez donc tout de la femme, exploitez-la comme une mine de houille, pour qu’elle vous exploite ensuite et vous fasse rendre gorge!… Méfiez-vous, car elle vous tirera plus de sang et d’argent que vous ne lui en aurez sucé.

Il riait davantage, et Vallagnosc, près de lui, ricanait, sans dire une parole.

– Mon Dieu! il faut bien goûter à tout, finit par confesser Mouret, en affectant de s’égayer également. L’argent est bête, si on ne le dépense pas.

– Ça, je vous approuve, reprit le baron. Amusez-vous, mon cher. Ce n’est pas moi qui vous ferai de la morale, ni qui tremblerai pour les gros intérêts que nous vous avons confiés. On doit jeter sa gourme, on a la tête plus libre ensuite… Et puis, il n’est pas désagréable de se ruiner, quand on est homme à rebâtir sa fortune… Mais si l’argent n’est rien, il y a des souffrances…

Il s’arrêta, son rire devint triste, d’anciennes peines passaient dans l’ironie de son scepticisme. Il avait suivi le duel d’Henriette et de Mouret, en curieux que les batailles du cœur passionnaient encore chez les autres; et il sentait bien que la crise était venue, il devinait le drame, au courant de l’histoire de cette Denise, qu’il avait vue dans l’antichambre.

– Oh! quant à souffrir, cela n’est pas dans ma spécialité, dit Mouret, d’un ton de bravade. C’est déjà bien joli de payer.

Le baron le regarda quelques secondes en silence. Sans vouloir insister, il ajouta lentement:

– Ne vous faites pas plus mauvais que vous n’êtes… Vous y laisserez autre chose que votre argent. Oui, vous y laisserez de votre chair, mon ami.

Il s’interrompit pour demander, en plaisantant de nouveau:

– N’est-ce pas? monsieur de Vallagnosc, ça arrive?

– On le dit, monsieur le baron, déclara simplement ce dernier.

Et, juste à ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit. Mouret, qui allait répondre, eut un léger sursaut. Les trois hommes se tournèrent. C’était Mme Desforges, l’air très gai, allongeant seulement la tête, appelant d’une voix pressée:

– Monsieur Mouret! monsieur Mouret!

Puis, quand elle les aperçut:

– Oh! messieurs, vous permettez, j’enlève M. Mouret pour une minute. C’est bien le moins, puisqu’il m’a vendu un manteau affreux, qu’il me prête ses lumières. Cette fille est une sotte qui n’a pas une idée… Voyons, je vous attends.

Il hésitait, combattu, reculant devant la scène qu’il prévoyait. Mais il dut obéir. Le baron lui disait de son air paternel et railleur à la fois:

– Allez, allez donc, mon cher. Madame a besoin de vous.

Alors, Mouret la suivit. La porte retomba, et il crut entendre le ricanement de Vallagnosc, étouffé par les tentures. D’ailleurs, il était à bout de courage. Depuis qu’Henriette avait quitté le salon, et qu’il savait Denise au fond de l’appartement, entre des mains jalouses, il éprouvait une anxiété croissante, un tourment nerveux qui lui faisait prêter l’oreille, comme tressaillant à un bruit lointain de larmes. Que pouvait inventer cette femme pour la torturer? Et tout son amour, cet amour qui le surprenait encore, allait à la jeune fille, ainsi qu’un soutien et une consolation. Jamais il n’avait aimé ainsi, avec ce charme puissant dans la souffrance. Ses tendresses d’homme affairé, Henriette elle-même, si fine, si jolie, et dont la possession flattait son orgueil, n’étaient qu’un agréable passe-temps, parfois un calcul, où il cherchait uniquement du plaisir profitable. Il sortait tranquille de chez ses maîtresses, rentrait se coucher, heureux de sa liberté de garçon, sans un regret ni un souci au cœur. Tandis que, maintenant, son cœur battait d’angoisse, sa vie était prise, il n’avait plus l’oubli du sommeil, dans son grand lit solitaire. Toujours Denise le possédait. Même à cette minute, il n’y avait qu’elle, et il songeait qu’il préférait être là pour la protéger, tout en suivant l’autre avec la peur de quelque scène fâcheuse.

D’abord, ils traversèrent la chambre à coucher, silencieuse et vide. Puis, Mme Desforges, poussant une porte, passa dans le cabinet, où Mouret entra derrière elle. C’était une pièce assez vaste, tendue de soie rouge, meublée d’une toilette de marbre et d’une armoire à trois corps, aux larges glaces. Comme la fenêtre donnait sur la cour, il y faisait déjà sombre; et l’on avait allumé deux becs de gaz, dont les bras nickelés s’allongeaient, à droite et à gauche de l’armoire.

– Voyons, dit Henriette, ça va mieux marcher peut-être.

En entrant, Mouret avait trouvé Denise toute droite, au milieu de la vive lumière. Elle était très pâle, modestement serrée dans une jaquette de cachemire, coiffée d’un chapeau noir; et elle tenait, sur un bras, le manteau acheté au Bonheur. Lorsqu’elle vit le jeune homme, ses mains eurent un léger tremblement.

– Je veux que monsieur juge, reprit Henriette. Aidez-moi, mademoiselle.

Et Denise, s’approchant, dut lui remettre le manteau. Dans un premier essayage, elle avait posé des épingles aux épaules, qui n’allaient pas. Henriette se tournait, s’étudiait devant l’armoire.

– Est-ce possible? Parlez franchement.

– En effet, madame, il est manqué, dit Mouret, pour couper court. C’est bien simple, mademoiselle va vous prendre mesure, et nous vous en ferons un autre.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
570 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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