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Kitabı oku: «Au Bonheur des Dames», sayfa 24

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– Non, je veux celui-ci, j’en ai besoin tout de suite, reprit-elle avec vivacité. Seulement, il m’étrangle la poitrine, tandis qu’il fait une poche là, entre les épaules.

Puis, de sa voix sèche:

– Quand vous me regarderez, mademoiselle, ça ne corrigera pas le défaut!… Cherchez, trouvez quelque chose. C’est votre affaire.

Denise, sans ouvrir la bouche, recommença à poser des épingles. Cela dura longtemps: il lui fallait passer d’une épaule à l’autre; même elle dut un instant se baisser, s’agenouiller presque, pour tirer le devant du manteau. Au-dessus d’elle, s’abandonnant à ses soins, Mme Desforges avait le visage dur d’une maîtresse difficile à contenter. Heureuse de rabaisser la jeune fille à cette besogne de servante, elle lui donnait des ordres brefs, en guettant sur la face de Mouret les moindres plis nerveux.

– Mettez une épingle ici. Eh! non, pas là, ici, près de la manche. Vous ne comprenez donc pas?… Ce n’est pas ça, voici la poche qui reparaît… Et prenez garde, vous me piquez maintenant!

À deux reprises encore, Mouret tâcha vainement d’intervenir, pour faire cesser cette scène. Son cœur bondissait, sous l’humiliation de son amour; et il aimait Denise davantage, d’une tendresse émue, devant le beau silence qu’elle gardait. Si les mains de la jeune fille tremblaient toujours un peu, d’être ainsi traitée en face de lui, elle acceptait les nécessités du métier, avec la résignation fière d’une fille de courage. Quand Mme Desforges comprit qu’ils ne se trahiraient pas, elle chercha autre chose, elle inventa de sourire à Mouret, de l’afficher comme son amant. Alors, les épingles étant venues à manquer:

– Tenez, mon ami, regardez dans la boîte d’ivoire, sur la toilette… Vraiment! elle est vide?… Soyez aimable, voyez donc sur la cheminée de la chambre: vous savez, au coin de la glace.

Et elle le mettait chez lui, l’installait en homme qui avait couché là, qui connaissait la place des peignes et des brosses. Quand il lui rapporta une pincée d’épingles, elle les prit une par une, le força de rester debout près d’elle, le regardant, lui parlant à voix basse.

– Je ne suis pas bossue peut-être… Donnez votre main, tâtez les épaules, par plaisir. Est-ce que je suis faite ainsi?

Denise, lentement, avait levé les yeux, plus pâle encore, et s’était remise à piquer en silence les épingles. Mouret n’apercevait que ses lourds cheveux blonds, tordus sur la nuque délicate; mais, au frisson qui les soulevait, il croyait voir le malaise et la honte du visage. Maintenant, elle le repousserait, elle le renverrait à cette femme, qui ne cachait même pas sa liaison devant les étrangers. Et des brutalités lui venaient aux poignets, il aurait battu Henriette. Comment la faire taire? comment dire à Denise qu’il l’adorait, qu’elle seule existait à cette heure, qu’il lui sacrifiait toutes ses anciennes tendresses d’un jour? Une fille n’aurait pas eu les familiarités équivoques de cette bourgeoise. Il retira sa main, il répéta:

– Vous avez tort de vous entêter, madame, puisque je trouve moi-même que ce vêtement est manqué.

Un des becs de gaz sifflait; et, dans l’air étouffé et moite de la pièce, on n’entendit plus que ce souffle ardent. Les glaces de l’armoire reflétaient de larges pans de clarté vive sur les tentures de soie rouge, où dansaient les ombres des deux femmes. Un flacon de verveine, qu’on avait oublié de reboucher, exhalait une odeur vague et perdue de bouquet qui se fane.

– Voilà, madame, tout ce que je puis faire, dit enfin Denise en se relevant.

Elle se sentait à bout de forces. Deux fois, elle s’était enfoncé les épingles dans les mains, comme aveuglée, les yeux troubles. Était-il du complot? l’avait-il fait venir, pour se venger de ses refus, en lui montrant que d’autres femmes l’aimaient? Et cette pensée la glaçait, elle ne se souvenait pas d’avoir jamais eu besoin d’autant de courage, même aux heures terribles de son existence où le pain lui avait manqué. Ce n’était rien encore d’être humiliée ainsi, mais de le voir presque aux bras d’une autre, comme si elle n’eût pas été là!

Henriette s’examinait devant la glace. De nouveau, elle éclata en paroles dures.

– C’est une plaisanterie, mademoiselle. Il va plus mal qu’auparavant… Regardez comme il me bride la poitrine. J’ai l’air d’une nourrice.

Alors, Denise, poussée à bout, eut une parole fâcheuse.

– Madame est un peu forte… Nous ne pouvons pourtant pas faire que madame soit moins forte.

– Forte, forte, répéta Henriette qui blêmissait à son tour. Voilà que vous devenez insolente, mademoiselle… En vérité, je vous conseille, de juger les autres!

Toutes deux, face à face, frémissantes, se contemplaient. Il n’y avait désormais ni dame, ni demoiselle de magasin. Elles n’étaient plus que femmes, comme égalées dans leur rivalité. L’une avait violemment retiré le manteau pour le jeter sur une chaise; tandis que l’autre lançait au hasard sur la toilette les quelques épingles qui lui restaient entre les doigts.

– Ce qui m’étonne, reprit Henriette, c’est que M. Mouret tolère une pareille insolence… Je croyais, monsieur, que vous étiez plus difficile pour votre personnel.

Denise avait retrouvé son calme brave. Elle répondit doucement:

– Si M. Mouret me garde, c’est qu’il n’a rien à me reprocher… Je suis prête à vous faire des excuses, s’il l’exige.

Mouret écoutait, saisi par cette querelle, ne trouvant pas la phrase pour en finir. Il avait l’horreur de ces explications entre femmes, dont l’âpreté blessait son continuel besoin de grâce. Henriette voulait lui arracher un mot qui condamnât la jeune fille; et, comme il restait muet, partagé encore, elle le fouetta d’une dernière injure.

– C’est bien, monsieur, s’il faut que je souffre chez moi les insolences de vos maîtresses!… Une fille ramassée dans quelque ruisseau.

Deux grosses larmes jaillirent des yeux de Denise. Elle les retenait depuis longtemps; mais tout son être défaillait sous l’insulte. Quand il la vit pleurer ainsi, sans répondre par une violence, d’une dignité muette et désespérée, Mouret n’hésita plus, son cœur allait vers elle, dans une tendresse immense. Il lui prit les mains, il balbutia:

– Partez vite, mon enfant, oubliez cette maison.

Henriette, pleine de stupeur, étranglée de colère, les regardait.

– Attendez, continua-t-il en pliant lui-même le manteau, remportez ce vêtement. Madame en achètera un autre ailleurs. Et ne pleurez plus, je vous en prie. Vous savez quelle estime j’ai pour vous.

Il l’accompagna jusqu’à la porte, qu’il referma ensuite. Elle n’avait pas prononcé une parole; seulement, une flamme rose était montée à ses joues, tandis que ses yeux se mouillaient de nouvelles larmes, d’une douceur délicieuse.

Henriette, qui suffoquait, avait tiré son mouchoir et s’en écrasait les lèvres. C’était le renversement de ses calculs, elle-même prise au piège qu’elle avait tendu. Elle se désolait d’avoir poussé les choses trop loin, torturée de jalousie. Être quittée pour une pareille créature! se voir dédaignée devant elle! Son orgueil souffrait plus que son amour.

– Alors, c’est cette fille que vous aimez? dit-elle péniblement, quand ils furent seuls.

Mouret ne répondit pas tout de suite, il marchait de la fenêtre à la porte, en cherchant à vaincre sa violente émotion. Enfin, il s’arrêta, et très poliment, d’une voix qu’il tâchait de rendre froide, il dit avec simplicité:

– Oui, madame.

Le bec de gaz sifflait toujours, dans l’air étouffé du cabinet. Maintenant, les reflets des glaces n’étaient plus traversés d’ombres dansantes, la pièce semblait nue, tombée à une tristesse lourde. Et Henriette s’abandonna brusquement sur une chaise, tordant son mouchoir entre ses doigts fébriles, répétant au milieu de ses sanglots:

– Mon Dieu! que je suis malheureuse!

Il la regarda quelques secondes, immobile. Puis, tranquillement, il s’en alla. Elle, toute seule, pleurait dans le silence, devant les épingles semées sur la toilette et sur le parquet.

Lorsque Mouret entra dans le petit salon, il n’y trouva plus que Vallagnosc, le baron étant retourné près des dames. Comme il se sentait tout secoué encore, il s’assit au fond de la pièce, sur un canapé; et son ami, en le voyant défaillir, vint charitablement se planter devant lui, pour le cacher aux regards curieux. D’abord, ils se contemplèrent, sans échanger un mot. Puis, Vallagnosc, que le trouble de Mouret semblait égayer en dedans, finit par demander de sa voix goguenarde:

– Tu t’amuses?

Mouret ne parut pas comprendre tout de suite. Mais, lorsqu’il se fut rappelé leurs conversations anciennes sur la bêtise vide et l’inutile torture de la vie, il répondit:

– Sans doute, jamais je n’ai tant vécu… Ah! mon vieux, ne te moque pas, ce sont les heures les plus courtes, celles où l’on meurt de souffrance!

Il baissa la voix, il continua gaiement, sous ses larmes mal essuyées:

– Oui, tu sais tout, n’est-ce pas? elles viennent, à elles deux, de me hacher le cœur. Mais c’est encore bon, vois-tu, presque aussi bon que des caresses, les blessures qu’elles font… Je suis brisé, je n’en peux plus; n’importe, tu ne saurais croire combien j’aime la vie!… Oh! je finirai par l’avoir, cette enfant qui ne veut pas!

Vallagnosc dit simplement:

– Et après?

– Après?… Tiens! je l’aurai! N’est-ce point assez?… Si tu te crois fort, parce que tu refuses d’être bête et de souffrir! Tu n’es qu’une dupe, pas davantage!… Tâche donc d’en désirer une et de la tenir enfin: cela paye en une minute toutes les misères.

Mais Vallagnosc exagérait son pessimisme. À quoi bon tant travailler, puisque l’argent ne donnait pas tout? C’était lui qui aurait fermé boutique et qui se serait allongé sur le dos, pour ne plus remuer un doigt, le jour où il aurait reconnu qu’avec des millions on ne pouvait même pas acheter la femme désirée! Mouret, en l’écoutant, devenait grave. Puis, il repartit violemment, il croyait à la toute-puissance de sa volonté.

– Je la veux, je l’aurai!… Et si elle m’échappe, tu verras quelle machine je bâtirai pour me guérir. Ce sera superbe quand même… Tu n’entends pas cette langue, mon vieux: autrement, tu saurais que l’action contient en elle sa récompense. Agir, créer, se battre contre les faits, les vaincre ou être vaincu par eux, toute la joie et toute la santé humaines sont là!

– Simple façon de s’étourdir, murmura l’autre.

– Eh bien! j’aime mieux m’étourdir… Crever pour crever, je préfère crever de passion que de crever d’ennui!

Ils rirent tous les deux, cela leur rappelait leurs vieilles discussions du collège. Vallagnosc, d’une voix molle, se plut alors à étaler la platitude des choses. Il mettait une sorte de fanfaronnade dans l’immobilité et le néant de son existence. Oui, il s’ennuierait le lendemain au ministère, comme il s’y était ennuyé la veille; en trois ans, on l’avait augmenté de six cents francs, il était maintenant à trois mille six, pas même de quoi fumer des cigares propres; ça devenait de plus en plus inepte, et si l’on ne se tuait pas, c’était par simple paresse, pour éviter de se déranger. Mouret lui ayant parlé de son mariage avec Mlle de Boves, il répondit que, malgré l’obstination de la tante à ne pas mourir, l’affaire allait être conclue; du moins, il le pensait, les parents étaient d’accord, lui affectait de n’avoir pas de volonté. Pourquoi vouloir ou ne pas vouloir, puisque jamais ça ne tournait comme on le désirait? Il donna en exemple son futur beau-père, qui comptait trouver en Mme Guibal une blonde indolente, le caprice d’une heure, et que la dame menait à coups de fouet, ainsi qu’un vieux cheval dont on use les dernières forces. Tandis qu’on le croyait occupé à inspecter les étalons de Saint-Lô, elle achevait de le manger, dans une petite maison louée par lui à Versailles.

– Il est plus heureux que toi, dit Mouret en se levant.

– Oh! lui, pour sûr! déclara Vallagnosc. Il n’y a peut-être que le mal qui soit un peu drôle.

Mouret s’était remis. Il songeait à s’échapper; mais il ne voulait pas que son départ eût l’air d’une fuite. Aussi, résolu à prendre une tasse de thé, rentra-t-il dans le grand salon avec son ami, plaisantant l’un et l’autre. Le baron Hartmann lui demanda si le manteau allait enfin; et, sans se troubler, Mouret répondit qu’il y renonçait pour son compte. Il y eut une exclamation. Pendant que Mme Marty se hâtait de le servir, Mme de Boves accusait les magasins de tenir toujours les vêtements trop étroits. Enfin, il put s’asseoir près de Bouthemont, qui n’avait pas bougé. On les oublia, et sur les questions inquiètes de celui-ci, désireux de connaître son sort, il n’attendit pas d’être dans la rue, il lui apprit que ces messieurs du conseil s’étaient décidés à se priver de ses services. Entre chaque phrase, il buvait une cuillerée de thé, tout en protestant de son désespoir. Oh! une querelle dont il se remettait à peine, car il avait quitté la salle hors de lui. Seulement, que faire? il ne pouvait briser avec ces messieurs, pour une simple question de personnel. Bouthemont, très pâle, dut encore le remercier.

– Voilà un manteau terrible, fit remarquer Mme Marty. Henriette n’en sort pas.

En effet, cette absence prolongée commençait à gêner tout le monde. Mais, à l’instant même, Mme Desforges reparut.

– Vous y renoncez aussi? cria gaiement Mme de Boves.

– Comment ça?

– Oui, M. Mouret nous a dit que vous ne pouviez vous en tirer.

Henriette montra la plus grande surprise.

– M. Mouret a plaisanté. Ce manteau ira parfaitement.

Elle semblait très calme, souriante. Sans doute elle avait baigné ses paupières, car elles étaient fraîches, sans une rougeur. Tandis que tout son être tressaillait et saignait encore, elle trouvait la force de cacher sa torture, sous le masque de sa bonne grâce mondaine. Ce fut avec son rire accoutumé qu’elle présenta des sandwiches à Vallagnosc. Le baron seul, qui la connaissait bien, remarqua la légère contraction de ses lèvres et le feu sombre qu’elle n’avait pu éteindre au fond de ses yeux. Il devina toute la scène.

– Mon Dieu! chacun son goût, disait Mme de Boves, en acceptant elle aussi un sandwich. Je connais des femmes qui n’achèteraient pas un ruban ailleurs qu’au Louvre. D’autres ne jurent que par le Bon Marché… C’est une question de tempérament sans doute.

– Le Bon Marché est bien province, murmura Mme Marty, et l’on est si bousculé au Louvre!

Ces dames étaient retombées sur les grands magasins. Mouret dut donner son avis, il revint au milieu d’elles, et affecta d’être juste. Une excellente maison que le Bon Marché, solide, respectable; mais le Louvre avait certainement une clientèle plus brillante.

– Enfin, vous préférez le Bonheur des Dames, dit le baron souriant.

– Oui, répondit tranquillement Mouret. Chez nous, on aime les clientes.

Toutes les femmes présentes furent de son avis. C’était bien cela, elles se trouvaient comme en partie fine au Bonheur, elles y sentaient une continuelle caresse de flatterie, une adoration épandue qui retenait les plus honnêtes. L’énorme succès du magasin venait de cette séduction galante.

– À propos, demanda Henriette, qui voulait montrer une grande liberté d’esprit, et ma protégée, qu’en faites-vous, monsieur Mouret?… Vous savez, Mlle de Fontenailles.

Et, se tournant vers Mme Marty:

– Une marquise, ma chère, une pauvre fille tombée dans la gêne.

– Mais, dit Mouret, elle gagne ses trois francs par jour à coudre des cahiers d’échantillons, et je crois que je vais lui faire épouser un de mes garçons de magasin.

– Fi! l’horreur! cria Mme de Boves.

Il la regarda, il reprit de sa voix calme:

– Pourquoi donc, madame? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux pour elle épouser un brave garçon, un gros travailleur, que de courir le risque d’être ramassée par des fainéants sur le trottoir?

Vallagnosc voulut intervenir, en plaisantant.

– Ne le poussez pas, madame. Il va vous dire que toutes les vieilles familles de France devraient se mettre à vendre du calicot.

– Mais, déclara Mouret, pour beaucoup d’entre elles ce serait au moins une fin honorable.

On finit par rire, le paradoxe semblait un peu fort. Lui, continuait à célébrer ce qu’il appelait l’aristocratie du travail. Une faible rougeur avait coloré les joues de Mme de Boves, que sa gêne réduite aux expédients enrageait; tandis que Mme Marty, au contraire, approuvait, prise de remords, en songeant à son pauvre mari. Justement, le domestique introduisit le professeur, qui venait la chercher. Il était plus sec, plus desséché par ses dures besognes, dans sa mince redingote luisante. Quand il eut remercié Mme Desforges d’avoir parlé pour lui au ministère, il jeta vers Mouret le regard craintif d’un homme qui rencontre le mal dont il mourra. Et il resta saisi d’entendre ce dernier lui adresser la parole.

– N’est-ce pas, monsieur, que le travail mène à tout?

– Le travail et l’épargne, répondit-il avec un léger grelottement de tout son corps. Ajoutez l’épargne, monsieur.

Cependant, Bouthemont était demeuré immobile dans son fauteuil. Les paroles de Mouret sonnaient encore à ses oreilles. Il se leva enfin, il vint dire tout bas à Henriette:

– Vous savez qu’il m’a signifié mon congé, oh! très gentiment… Mais du diable s’il ne s’en repent pas! Je viens de trouver mon enseigne: Aux Quatre Saisons, et je me plante près de l’Opéra!

Elle le regarda, ses yeux s’assombrirent.

– Comptez sur moi, j’en suis… Attendez.

Et elle attira le baron Hartmann dans l’embrasure d’une fenêtre. Sans attendre, elle lui recommanda Bouthemont, le donna comme un gaillard qui allait à son tour révolutionner Paris, en s’établissant à son compte. Quand elle parla d’une commandite pour son nouveau protégé, le baron, bien qu’il ne s’étonnât plus de rien, ne put réprimer un geste d’effarement. C’était le quatrième garçon de génie qu’elle lui confiait, il finissait par se sentir ridicule. Mais il ne refusa pas nettement, l’idée de faire naître une concurrence au Bonheur des Dames lui plaisait même assez; car il avait déjà inventé, en matière de banque, de se créer ainsi des concurrences, pour en dégoûter les autres. Puis, l’aventure l’amusait. Il promit d’examiner l’affaire.

– Il faut que nous causions ce soir, revint dire Henriette à l’oreille de Bouthemont. Vers neuf heures, ne manquez pas… Le baron est à nous.

À ce moment, la vaste pièce s’emplissait de voix. Mouret, toujours debout au milieu de ces dames, avait retrouvé sa bonne grâce: il se défendait gaiement de les ruiner en chiffons, il offrait de démontrer, chiffres en main, qu’il leur faisait économiser trente pour cent sur leurs achats. Le baron Hartmann le regardait, repris d’une admiration fraternelle d’ancien coureur de guilledou. Allons! le duel était fini, Henriette restait par terre, elle ne serait certainement pas la femme qui devait venir. Et il crut revoir le profil modeste de la jeune fille, qu’il avait aperçue en traversant l’antichambre. Elle était là, patiente, seule, redoutable dans sa douceur.

XII

Ce fut le vingt-cinq septembre que commencèrent les travaux de la nouvelle façade du Bonheur des Dames. Le baron Hartmann, selon sa promesse, avait enlevé l’affaire, dans la dernière réunion générale du Crédit Immobilier. Et Mouret touchait enfin à la réalisation de son rêve: cette façade qui allait grandir sur la rue du Dix-Décembre, était comme l’épanouissement même de sa fortune. Aussi voulut-il fêter la pose de la première pierre. Il en fit une cérémonie, distribua des gratifications à ses vendeurs, leur donna le soir du gibier et du champagne. On remarqua son humeur joyeuse sur le chantier, le geste victorieux dont il scella la pierre, d’un coup de truelle. Depuis des semaines, il était inquiet, agité d’un tourment nerveux, qu’il ne parvenait pas toujours à cacher; et son triomphe apportait un répit, une distraction dans sa souffrance. Tout l’après-midi, il sembla revenu à sa gaieté d’homme bien portant. Mais, dès le dîner, lorsqu’il traversa le réfectoire pour boire un verre de champagne avec son personnel, il reparut fiévreux, souriant d’un air pénible, les traits tirés par le mal inavoué qui le rongeait. Il était repris.

Le lendemain, aux confections, Clara Prunaire essaya d’être désagréable à Denise. Elle avait remarqué l’amour transi de Colomban, elle eut l’idée de plaisanter les Baudu. Comme Marguerite taillait son crayon en attendant les clientes, elle lui dit à voix haute:

– Vous savez, mon amoureux d’en face… Il finit par me chagriner dans cette boutique noire, où il n’entre jamais personne.

– Il n’est pas si malheureux, répondit Marguerite, il doit épouser la fille du patron.

– Tiens! reprit Clara, ce serait drôle de l’enlever alors!… Je vais en faire la blague, parole d’honneur!

Et elle continua, heureuse de sentir Denise révoltée. Celle-ci lui pardonnait tout; mais l’idée de sa cousine Geneviève mourante, achevée par cette cruauté, la jetait hors d’elle. Justement, une cliente se présentait, et comme Mme Aurélie venait de descendre au sous-sol, elle prit la direction du comptoir, elle appela Clara.

– Mademoiselle Prunaire, vous feriez mieux de vous occuper de cette dame que de causer.

– Je ne causais pas.

– Veuillez vous taire, je vous prie. Et occupez-vous de madame tout de suite.

Clara se résigna, domptée. Lorsque Denise faisait acte de force, sans élever le ton, pas une ne résistait. Elle avait conquis une autorité absolue, par sa douceur même. Un instant, elle se promena en silence, au milieu de ces demoiselles devenues sérieuses. Marguerite s’était remise à tailler son crayon, dont la mine cassait toujours. Elle seule continuait à approuver la seconde de résister à Mouret, hochant la tête, n’avouant pas l’enfant qu’elle avait fait par hasard, mais déclarant que, si l’on se doutait des embarras d’une bêtise, on aimerait mieux se bien conduire.

– Vous vous fâchez? dit une voix derrière Denise.

C’était Pauline qui traversait le rayon. Elle avait vu la scène, elle parlait bas, en souriant.

– Mais il le faut bien, répondit de même Denise. Je ne puis venir à bout de mon petit monde.

La lingère haussa les épaules.

– Laissez donc, vous serez notre reine à toutes, quand vous voudrez.

Elle, ne comprenait toujours pas les refus de son amie. Depuis la fin d’août, elle avait épousé Baugé, une vraie sottise, disait-elle gaiement. Le terrible Bourdoncle la traitait maintenant en sabot, en femme perdue pour le commerce. Sa frayeur était qu’on ne les envoyât un beau matin s’aimer dehors, car ces messieurs de la direction décrétaient l’amour exécrable et mortel à la vente. C’était au point que, lorsqu’elle rencontrait Baugé dans les galeries, elle affectait de ne pas le connaître. Justement, elle venait d’avoir une alerte, le père Jouve avait failli la surprendre causant avec son mari, derrière une pile de torchons.

– Tenez! il m’a suivie, ajouta-t-elle, après avoir conté vivement l’aventure à Denise. Le voyez-vous qui me flaire de son grand nez!

Jouve, en effet, sortait des dentelles, correctement cravaté de blanc, le nez à l’affût de quelque faute. Mais, lorsqu’il aperçut Denise, il fit le gros dos et passa d’un air aimable.

– Sauvée! murmura Pauline. Ma chère, vous lui avez rentré ça dans la gorge… Dites donc, s’il m’arrivait malheur, vous parleriez pour moi? Oui, oui, ne prenez pas votre air étonné, on sait qu’un mot de vous révolutionnerait la maison.

Et elle se hâta de rentrer à son comptoir. Denise avait rougi, troublée de ces allusions amicales. C’était vrai, du reste. Elle avait la sensation vague de sa puissance, aux flatteries qui l’entouraient. Lorsque Mme Aurélie remonta, et qu’elle trouva le rayon tranquille et actif, sous la surveillance de la seconde, elle lui sourit amicalement. Elle lâchait Mouret lui-même, son amabilité grandissait chaque jour pour une personne qui pouvait, un beau matin, ambitionner sa situation de première. Le règne de Denise commençait.

Seul, Bourdoncle ne désarmait pas. Dans la guerre sourde qu’il continuait contre la jeune fille, il y avait d’abord une antipathie de nature. Il la détestait pour sa douceur et son charme. Puis, il la combattait comme une influence néfaste qui mettrait la maison en péril, le jour où Mouret aurait succombé. Les facultés commerciales du patron lui semblaient devoir sombrer, au milieu de cette tendresse inepte: ce qu’on avait gagné par les femmes, s’en irait par cette femme. Toutes le laissaient froid, il les traitait avec le dédain d’un homme sans passion, dont le métier était de vivre d’elles, et qui avait perdu ses illusions dernières, en les voyant à nu, dans les misères de son trafic. Au lieu de le griser, l’odeur des soixante-dix mille clientes lui donnait d’intolérables migraines: il battait ses maîtresses, dès qu’il rentrait chez lui. Et ce qui l’inquiétait surtout, devant cette petite vendeuse devenue peu à peu si redoutable, c’était qu’il ne croyait point à son désintéressement, à la franchise de ses refus. Pour lui, elle jouait un rôle, le plus habile des rôles; car, si elle s’était livrée le premier jour, Mouret sans doute l’aurait oubliée le lendemain; tandis que, en se refusant, elle avait fouetté son désir, elle le rendait fou, capable de toutes les sottises. Une rouée, une fille de vice savant, n’aurait pas agi d’une autre façon que cette innocente. Aussi Bourdoncle ne pouvait-il la voir, avec ses yeux clairs, son visage doux, toute son attitude simple, sans être pris maintenant d’une peur véritable, comme s’il avait eu, en face de lui, une mangeuse de chair déguisée, l’énigme sombre de la femme, la mort sous les traits d’une vierge. De quelle manière déjouer la tactique de cette fausse ingénue? Il ne cherchait plus qu’à pénétrer ses artifices, dans l’espoir de les dévoiler au grand jour; certainement, elle commettrait quelque faute, il la surprendrait avec un de ses amants, et elle serait chassée de nouveau, la maison retrouverait enfin son beau fonctionnement de machine bien montée.

– Veillez, monsieur Jouve, répétait Bourdoncle à l’inspecteur. C’est moi qui vous récompenserai.

Mais Jouve y apportait de la mollesse, car il avait pratiqué les femmes, et il songeait à se mettre du côté de cette enfant, qui pouvait être la maîtresse souveraine du lendemain. S’il n’osait plus y toucher, il la trouvait diablement jolie. Son colonel, autrefois, s’était tué pour une gamine pareille, une figure insignifiante, délicate et modeste, dont un seul regard retournait les cœurs.

– Je veille, je veille, répondait-il. Mais, parole d’honneur! je ne découvre rien.

Pourtant, des histoires circulaient, il y avait un courant de commérages abominables, sous les flatteries et le respect que Denise sentait monter autour d’elle. La maison entière, à cette heure, racontait qu’elle avait eu jadis Hutin pour amant; on n’osait jurer que la liaison continuât, seulement on les soupçonnait de se revoir, de loin en loin. Et Deloche aussi couchait avec elle: ils se retrouvaient sans cesse dans les coins noirs, ils causaient pendant des heures. Un véritable scandale!

– Alors, rien du premier à la soie, rien du jeune homme des dentelles? répétait Bourdoncle.

– Non, monsieur, rien encore, affirmait l’inspecteur.

C’était surtout avec Deloche que Bourdoncle comptait surprendre Denise. Un matin, lui-même les avait aperçus en train de rire dans le sous-sol. En attendant, il traitait la jeune fille de puissance à puissance, car il ne la dédaignait plus, il la sentait assez forte pour le culbuter lui-même, malgré ses dix ans de service, s’il perdait la partie.

– Je vous recommande le jeune homme des dentelles, concluait-il chaque fois. Ils sont toujours ensemble. Si vous les pincez, appelez-moi, et je me charge du reste.

Mouret, cependant, vivait dans l’angoisse. Était-ce possible? cette enfant le torturait à ce point! Toujours il la revoyait arrivant au Bonheur, avec ses gros souliers, sa mince robe noire, son air sauvage. Elle bégayait, tous se moquaient d’elle, lui-même l’avait trouvée laide d’abord. Laide! et, maintenant, elle l’aurait fait mettre à genoux d’un regard, il ne l’apercevait plus que dans un rayonnement! Puis, elle était restée la dernière de la maison, rebutée, plaisantée, traitée par lui en bête curieuse. Pendant des mois, il avait voulu voir comment une fille poussait, il s’était amusé à cette expérience, sans comprendre qu’il y jouait son cœur. Elle, peu à peu, grandissait, devenait redoutable. Peut-être l’aimait-il depuis la première minute, même à l’époque où il ne croyait avoir que de la pitié. Et, pourtant, il ne s’était senti à elle que le soir de leur promenade, sous les marronniers des Tuileries. Sa vie partait de là, il entendait les rires d’un groupe de fillettes, le ruissellement lointain d’un jet d’eau, tandis que, dans l’ombre chaude, elle marchait près de lui, silencieuse. Ensuite, il ne savait plus, sa fièvre avait augmenté d’heure en heure, tout son sang, tout son être s’était donné. Une enfant pareille, était-ce possible? Quand elle passait à présent, le vent léger de sa robe lui paraissait si fort, qu’il chancelait.

Longtemps, il s’était révolté, et parfois encore, il s’indignait, il voulait se dégager de cette possession imbécile. Qu’avait-elle donc pour le lier ainsi? ne l’avait-il pas vue sans chaussures? n’était-elle pas entrée presque par charité? Au moins, s’il se fût agi d’une de ces créatures superbes qui ameutent la foule! mais cette petite fille, cette rien du tout! Elle avait, en somme, une de ces figures moutonnières dont on ne dit rien. Elle ne devait même pas être d’une intelligence vive, car il se rappelait ses mauvais débuts de vendeuse. Puis, après chacune de ses colères, il y avait en lui une rechute de passion, comme une terreur sacrée d’avoir insulté son idole. Elle apportait tout ce qu’on trouve de bon chez la femme, le courage, la gaieté, la simplicité; et, de sa douceur, montait un charme, d’une subtilité pénétrante de parfum. On pouvait ne pas la voir, la coudoyer ainsi que la première venue; bientôt, le charme agissait avec une force lente, invincible; on lui appartenait à jamais, si elle daignait sourire. Tout souriait alors dans son visage blanc, ses yeux de pervenche, ses joues et son menton troués de fossettes; tandis que ses lourds cheveux blonds semblaient s’éclairer aussi, d’une beauté royale et conquérante. Il s’avouait vaincu, elle était intelligente comme elle était belle, son intelligence venait du meilleur de son être. Lorsque les autres vendeuses, chez lui, n’avaient qu’une éducation de frottement, le vernis qui s’écaille des filles déclassées, elle, sans élégances fausses, gardait sa grâce, la saveur de son origine. Les idées commerciales les plus larges naissaient de la pratique, sous ce front étroit, dont les lignes pures annonçaient la volonté et l’amour de l’ordre. Et il aurait joint les deux mains, pour lui demander pardon de blasphémer, dans ses heures de révolte.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
570 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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