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Kitabı oku: «L'Assommoir», sayfa 12

Yazı tipi:

– C'est ça, j'aime mieux ça, gardez votre argent!.. Je prends maman Coupeau, entendez-vous î J'ai ramassé un chat l'autre soir, je peux bien ramasser votre mère. Et elle ne manquera de rien, et elle aura son café et sa goutte!.. Mon Dieu! quelle sale famille!

Madame Lorilleux, du coup, s'était retournée. Elle brandissait la casserole, comme si elle allait jeter l'eau seconde à la figure de sa belle-soeur. Elle bredouillait:

– Fichez le camp, ou je fais un malheur!.. Et ne comptez pas sur les cent sous, parce que je ne donnerai pas un radis! non, pas un radis!.. Ah bien! oui, cent sous! Maman vous servirait de domestique, et vous vous gobergeriez avec mes cent sous! Si elle va chez vous, dites-lui ça, elle peut crever, je ne lui enverrai pas un verre d'eau… Allons, houp! débarrassez le plancher!

– Quel monstre de femme! dit Gervaise en refermant la porte avec violence.

Dès le lendemain, elle prit maman Coupeau chez elle. Elle mit son lit dans le grand cabinet où couchait Nana, et qui recevait le jour par une lucarne ronde, près du plafond. Le déménagement ne fut pas long, car maman Coupeau, pour tout mobilier, avait ce lit, une vieille armoire de noyer qu'on plaça dans la chambre au linge sale, une table et deux chaises; on vendit la table, on fit rempailler les deux chaises. Et la vieille femme, le soir même de son installation, donnait un coup de balai, lavait la vaisselle, enfin se rendait utile, bien contente de se tirer d'affaire. Les Lorilleux rageaient à crever, d'autant plus que madame Lerat venait de se remettre avec les Coupeau. Un beau jour, les deux soeurs, la fleuriste et la chaîniste, avaient échangé des torgnoles, au sujet de Gervaise; la première s'était risquée à approuver la conduite de celle-ci, vis-à-vis de leur mère; puis, par un besoin de taquinerie, voyant l'autre exaspérée, elle en était arrivée à trouver les yeux de la blanchisseuse magnifiques, des yeux auxquels on aurait allumé des bouts de papier; et là-dessus toutes deux, après s'être giflées, avaient juré de ne plus se revoir. Maintenant, madame Lerat passait ses soirées dans la boutique, où elle s'amusait en dedans des cochonneries de la grande Clémence.

Trois années se passèrent. On se fâcha et on se raccommoda encore plusieurs fois. Gervaise se moquait pas mal des Lorilleux, des Boche et de tous ceux qui ne disaient point comme elle. S'ils n'étaient pas contents, n'est-ce pas? ils pouvaient aller s'asseoir. Elle gagnait ce qu'elle voulait, c'était le principal. Dans le quartier, on avait fini par avoir pour elle beaucoup de considération, parce que, en somme, on ne trouvait pas des masses de pratiques aussi bonnes, payant recta, pas chipoteuse, pas râleuse. Elle prenait son pain chez madame Coudeloup, rue des Poissonniers, sa viande chez le gros Charles, un boucher de la rue Polonceau, son épicerie, chez Lehongre, rue de la Goutte-d'Or, presque en face de sa boutique. François, le marchand de vin du coin de la rue, lui apportait son vin par paniers de cinquante litres. Le voisin Vigouroux, dont la femme devait avoir les hanches bleues, tant les hommes la pinçaient, lui vendait son coke au prix de la Compagnie du gaz. Et, l'on pouvait le dire, ses fournisseurs la servaient en conscience, sachant bien qu'il y avait tout à gagner avec elle, en se montrant gentil. Aussi, quand elle sortait dans le quartier, en savates et en cheveux, recevait-elle des bonjours de tous les côtés; elle restait là chez elle, les rues voisines étaient comme les dépendances naturelles de son logement, ouvert de plain-pied sur le trottoir. Il lui arrivait maintenant de faire traîner une commission, heureuse d'être dehors, au milieu de ses connaissances. Les jours où elle n'avait pas le temps de mettre quelque chose au feu, elle allait chercher des portions, elle bavardait chez le traiteur, qui occupait la boutique de l'autre côté de la maison, une vaste salle avec de grands vitrages poussiéreux, à travers la saleté desquels on apercevait le jour terni de la court au fond. Ou bien, elle s'arrêtait et causait, les mains chargées d'assiettes et de bols, devant quelque fenêtre du rez-de-chaussée, un intérieur de savetier entrevu, le lit défait, le plancher encombré de loques, de deux berceaux éclopés et de la terrine à la poix pleine d'eau noire. Mais le voisin qu'elle respectait le plus était encore, en face, l'horloger, le monsieur en redingote, l'air propre, fouillant continuellement des montres avec des outils mignons; et souvent elle traversait la rue pour le saluer, riant d'aise à regarder, dans la boutique étroite comme une armoire, la gaieté des petits coucous dont les balanciers se dépêchaient, battant l'heure à contre-temps, tous à la fois.

VI

Une après-midi d'automne, Gervaise, qui venait de reporter du linge chez une pratique, rue des Portes-Blanches, se trouva dans le bas de la rue des Poissonniers comme le jour tombait. Il avait plu le matin, le temps était très doux, une odeur s'exhalait du pavé gras; et la blanchisseuse, embarrassée de son grand panier, étouffait un peu, la marche ralentie, le corps abandonné, remontant la rue avec la vague préoccupation d'un désir sensuel, grandi dans sa lassitude. Elle aurait volontiers mangé quelque chose de bon. Alors, en levant les yeux, elle aperçut la plaque de la rue Marcadet, elle eut tout d'un coup l'idée d'aller voir Goujet à sa forge. Vingt fois, il lui avait dit de pousser une pointe, un jour qu'elle serait curieuse de regarder travailler le fer. D'ailleurs, devant les autres ouvriers, elle demanderait Étienne, elle semblerait s'être décidée à entrer uniquement pour le petit.

La fabrique de boulons et de rivets devait se trouver par là, dans ce bout de la rue Marcadet, elle ne savait pas bien où; d'autant plus que les numéros manquaient souvent, le long des masures espacées par des terrains vagues. C'était une rue où elle n'aurait pas demeuré pour tout l'or du monde, une rue large, sale, noire de la poussière de charbon des manufactures voisines, avec des pavés défoncés et des ornières, dans lesquelles des flaques d'eau croupissaient. Aux deux bords, il y avait un défilé de hangars, de grands ateliers vitrés, de constructions grises, comme inachevées, montrant leurs briques et leurs charpentes, une débandade de maçonneries branlantes, coupées par des trouées sur la campagne, flanquées dégarnis borgnes et de gargotes louches. Elle se rappelait seulement que la fabrique était près d'un magasin de chiffons et de ferraille, une sorte de cloaque ouvert à ras de terre, où dormaient pour des centaines de mille francs de marchandises, à ce que racontait Goujet. Et elle cherchait à s'orienter, au milieu du tapage. des usines: de minces tuyaux, sur les toits, soufflaient violemment des jets de vapeur; une scierie mécanique avait des grincements réguliers, pareils à de brusques déchirures dans une pièce de calicot; des manufactures de boutons secouaient le sol du roulement et du tic tac de leurs machines. Comme elle regardait vers Montmartre, indécise, ne sachant pas si elle devait pousser plus loin, un coup de vent rabattit la suie d'une haute cheminée, empesta la rue; et elle fermait les yeux, suffoquée, lorsqu'elle entendit un bruit cadencé de marteaux: elle était, sans le savoir, juste en face de la fabrique, ce qu'elle reconnut au trou plein de chiffons, à côté.

Cependant, elle hésita encore, ne sachant par où entrer. Une palissade crevée ouvrait un passage qui semblait s'enfoncer au milieu des plâtras d'un chantier de démolitions. Comme une mare d'eau bourbeuse barrait le chemin, on avait jeté deux planches en travers. Elle finit par se risquer sur les planches, tourna à gauche, se trouva perdue dans une étrange forêt de vieilles charrettes renversées les brancards en l'air, de masures en ruines dont les carcasses de poutres restaient debout. Au fond, trouant la nuit salie d'un reste de jour, un feu rouge luisait. Le bruit des marteaux avait cessé. Elle s'avançait prudemment, marchant vers la lueur, lorsqu'un ouvrier passa près d'elle, la figure noire de charbon, embroussaillée d'une barbe de bouc, avec un regard oblique de ses yeux pâles.

– Monsieur, demanda-t-elle, c'est ici, n'est-ce pas, que travaille un enfant du nom d'Étienne… C'est mon garçon.

– Étienne, Étienne, répétait l'ouvrier qui se dandinait, la voix enrouée; Étienne, non, connais pas.

La bouche ouverte, il exhalait cette odeur d'alcool des vieux tonneaux d'eau-de-vie, dont on a enlevé la bonde. Et, comme cette rencontre d'une femme dans ce coin d'ombre commençait à le rendre goguenard, Gervaise recula, en murmurant:

– C'est bien ici pourtant que monsieur Goujet travaille?

– Ah! Goujet, oui! dit l'ouvrier, connu Goujet!.. Si c'est pour Goujet que vous venez… Allez au fond.

Et, se tournant, il cria de sa voix qui sonnait le cuivre fêlé:

– Dis donc, la Gueule-d'Or, voilà une dame pour toi!

Mais un tapage de ferraille étouffa ce cri. Gervaise alla au fond. Elle arriva à une porte, allongea le cou. C'était une vaste salle, où elle ne distingua d'abord rien. La forge, comme morte, avait dans un coin une lueur pâlie d'étoile, qui reculait encore l'enfoncement des ténèbres. De larges ombres flottaient. Et il y avait par moments des masses noires passant devant le feu, bouchant cette dernière tache de clarté, des hommes démesurément grandis dont on devinait les gros membres. Gervaise, n'osant s'aventurer, appelait de la porte, à demi-voix:

– Monsieur Goujet, monsieur Goujet…

Brusquement, tout s'éclaira. Sous le ronflement du soufflet, un jet de flamme blanche avait jailli. Le hangar apparut, fermé par des cloisons de planches, avec des trous maçonnés grossièrement, des coins consolidés à l'aide de murs de briques. Les poussières envolées du charbon badigeonnaient cette halle d'une suie grise. Des toiles d'araignée pendaient aux poutres, comme des haillons qui séchaient là-haut, alourdies par des années de saleté amassée. Autour des murailles, sur des étagères, accrochés à des clous ou jetés dans les angles sombres, un pêle-mêle de vieux fers, d'ustensiles cabossés, d'outils énormes, traînaient, mettaient des profils cassés, ternes et durs. Et la flamme blanche montait toujours, éclatante, éclairant d'un coup de soleil le sol battu, où l'acier poli de quatre enclumes, enfoncées dans leurs billots, prenait un reflet d'argent pailleté d'or.

Alors, Gervaise reconnut Goujet devant la forge, à sa belle barbe jaune. Étienne tirait le soufflet. Deux autres ouvriers étaient là. Elle ne vit que Goujet, elle s'avança, se posa devant lui.

– Tiens! madame Gervaise! s'écria-t-il, la face épanouie; quelle bonne surprise!

Mais, comme les camarades avaient de drôles de figures, il reprit en poussant Étienne vers sa mère:

– Vous venez voir le petit… Il est sage, il commence à avoir de la poigne.

– Ah bien! dit-elle, ce n'est pas commode d'arriver ici… Je me croyais au bout du monde…

Et elle raconta son voyage. Ensuite, elle demanda pourquoi on ne connaissait pas le nom d'Étienne dans l'atelier. Goujet riait; il lui expliqua que tout le monde l'appelait le petit Zouzou, parce qu'il avait des cheveux coupés ras, pareils à ceux d'un zouave. Pendant qu'ils causaient ensemble, Étienne ne tirait plus le soufflet, la flamme de la forge baissait, une clarté rose se mourait, au milieu du hangar redevenu noir. Le forgeron attendri regardait la jeune femme souriante, toute fraîche dans cette lueur. Puis, comme tous deux ne se disaient plus rien, noyés de ténèbres, il parut se souvenir, il rompit le silence:

– Vous permettez, madame Gervaise, j'ai quelque chose à terminer.

Restez là, n'est-ce pas? vous ne gênez personne.

Elle resta. Étienne s'était pendu de nouveau au soufflet. La forge flambait, avec des fusées d'étincelles; d'autant plus que le petit, pour montrer sa poigne à sa mère, déchaînait une haleine énorme d'ouragan. Goujet, debout, surveillant une barre de fer qui chauffait, attendait, les pinces à la main. La grande clarté l'éclairait violemment, sans une ombre. Sa chemise roulée aux manches, ouverte au col, découvrait ses bras nus, sa poitrine nue, une peau rose de fille où frisaient des poils blonds; et, la tête un peu basse entre ses grosses épaules bossuées de muscles, la face attentive, avec ses yeux pâles fixés sur la flamme, sans un clignement, il semblait un colosse au repos, tranquille dans sa force. Quand la barre fut blanche, il la saisit avec les pinces et la coupa au marteau sur une enclume, par bouts réguliers, comme s'il avait abattu des bouts de verre, à légers coups. Puis, il remit les morceaux au feu, où il les reprit un à un, pour les façonner. Il forgeait des rivets à six pans. Il posait les bouts dans une clouière, écrasait le fer qui formait la tête, aplatissait les six pans, jetait les rivets terminés, rouges encore, dont la tache vive s'éteignait sur le sol noir; et cela d'un martèlement continu, balançant dans sa main droite un marteau de cinq livres, achevant un détail à chaque coup, tournant et travaillant son fer avec une telle adresse, qu'il pouvait causer et regarder le monde. L'enclume avait une sonnerie argentine. Lui, sans une goutte de sueur, très à l'aise, tapait d'un air bonhomme, sans paraître faire plus d'effort que les soirs où il découpait des images, chez lui.

– Oh! ça, c'est du petit rivet, du vingt millimètres, disait-il pour répondre aux questions de Gervaise. On peut aller à ses trois cents par jour… Mais il faut de l'habitude, parce que le bras se rouille vite…

Et comme elle lui demandait si le poignet ne s'engourdissait pas à la fin de la journée, il eut un bon rire. Est-ce qu'elle le croyait une demoiselle? Son poignet en avait vu de grises depuis quinze ans; il était devenu en fer, tant il s'était frotté aux outils. D'ailleurs, elle avait raison: un monsieur qui n'aurait jamais forgé un rivet ni un boulon, et qui aurait voulu faire joujou avec son marteau de cinq livres, se serait collé une fameuse courbature au bout de deux heures. Ça n'avait l'air de rien, mais ça vous nettoyait souvent des gaillards solides en quelques années. Cependant, les autres ouvriers tapaient aussi, tous à la fois. Leurs grandes ombres dansaient dans la clarté, les éclairs rouges du fer sortant du brasier traversaient les fonds noirs, des éclaboussements d'étincelles partaient sous les marteaux, rayonnaient comme des soleils, au ras des enclumes. Et Gervaise se sentait prise dans le branle de la forge, contente, ne s'en allant pas. Elle faisait un large détour, pour se rapprocher d'Étienne sans risquer d'avoir les mains brûlées, lorsqu'elle vit entrer l'ouvrier sale et barbu, auquel elle s'était adressée, dans la cour.

– Alors, vous avez trouvé, madame? dit-il de son air d'ivrogne goguenard. La Gueule-d'Or, tu sais, c'est moi qui t'ai indiqué à madame…

Lui, se nommait Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, le lapin des lapins, un boulonnier du grand chic, qui arrosait son fer d'un litre de tord-boyaux par jour. Il était allé boire une goutte, parce qu'il ne se sentait plus assez graissé pour attendre six heures. Quand il apprit que Zouzou s'appelait Étienne, il trouva ça trop farce; et il riait en montrant ses dents noires. Puis, il reconnut Gervaise. Pas plus tard que la veille, il avait encore bu un canon avec Coupeau. On pouvait parler à Coupeau de Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, il dirait tout de suite: C'est un zig! Ah! cet animal de Coupeau! il était bien gentil, il rendait les tournées plus souvent qu'à son tour.

– Ça me fait plaisir de vous savoir sa femme, répétait-il. Il mérite d'avoir une belle femme… N'est-ce pas? la Gueule-d'Or, madame est une belle femme?

Il se montrait galant, se poussait contre la blanchisseuse, qui reprit son panier et le garda devant elle, afin de le tenir à distance. Goujet, contrarié, comprenant que le camarade blaguait, à cause de sa bonne amitié pour Gervaise, lui cria:

– Dis donc, feignant! pour quand les quarante millimètres?.. Es-tu d'attaque, maintenant que tu as le sac plein, sacré soiffard?

Le forgeron voulait parler d'une commande de gros boulons qui nécessitaient deux frappeurs à l'enclume.

– Pour tout de suite, si tu veux, grand bébé! répondit Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Ça tette son pouce et ça fait l'homme! T'as beau être gros, j'en ai mangé d'autres!

– Oui, c'est ça, tout de suite. Arrive, et à nous deux!

– On y est, malin!

Ils se défiaient, allumés par la présence de Gervaise. Goujet mit au feu les bouts de fer coupés à l'avance; puis, il fixa sur une enclume une clouière de fort calibre. Le camarade avait pris contre le mur deux masses de vingt livres, les deux grandes soeurs de l'atelier, que les ouvriers nommaient Fifine et Dédèle. Et il continuait à crâner, il parlait d'une demi-grosse de rivets qu'il avait forgés pour le phare de Dunkerque, des bijoux, des choses à placer dans un musée, tant c'était fignolé. Sacristi, non! il ne craignait pas la concurrence; avant de rencontrer un cadet comme lui, on pouvait fouiller toutes les boîtes de la capitale. On allait rire, on allait voir ce qu'on allait voir.

– Madame jugera, dit-il en se tournant vers la jeune femme.

– Assez causé! cria Goujet. Zouzou, du nerf! Ça ne chauffe pas, mon garçon.

Mais Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, demanda encore:

– Alors, nous frappons ensemble?

– Pas du tout! chacun son boulon, mon brave!

La proposition jeta un froid, et du coup le camarade, malgré son bagou, resta sans salive. Des boulons de quarante millimètres établis par un seul homme, ça ne s'était jamais vu; d'autant plus que les boulons devaient être à tête ronde, un ouvrage d'une fichue difficulté, un vrai chef d'oeuvre à faire. Les trois autres ouvriers de l'atelier avaient quitté leur travail pour voir; un grand sec pariait un litre que Goujet serait battu. Cependant, les deux forgerons prirent chacun une masse, les yeux fermés, parce que Fifine pesait une demi-livre de plus que Dédèle. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, eut la chance de mettre la main sur Dédèle; la Gueule-d'Or tomba sur Fifine. Et, en attendant que le fer blanchît, le premier, redevenu crâne, posa devant l'enclume en roulant des yeux tendres du côté de la blanchisseuse; il se campait, tapait des appels du pied comme un monsieur qui va se battre, dessinait déjà le geste de balancer Dédèle à toute volée. Ah! tonnerre de Dieu! il était bon là; il aurait fait une galette de la colonne Vendôme!

– Allons, commence! dit Goujet, en plaçant lui-même dans la clouière un des morceaux de fer, de la grosseur d'un poignet de fille.

Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, se renversa, donna le branle à Dédèle, des deux mains. Petit, desséché, avec sa barbe de bouc et ses yeux de loup, luisant sous sa tignasse mal peignée, il se cassait à chaque volée du marteau, sautait du sol comme emporté par son élan. C'était un rageur, qui se battait avec son fer, par embêtement de le trouver si dur; et même il poussait un grognement, quand il croyait lui avoir appliqué une claque soignée. Peut-être bien que l'eau-de-vie amollissait les bras des autres, mais lui avait besoin d'eau-de-vie dans les veines, au lieu de sang; la goutte de tout à l'heure lui chauffait la carcasse comme une chaudière, il se sentait une sacrée force de machine à vapeur. Aussi, le fer avait-il peur de lui, ce soir-là; il l'aplatissait plus mou qu'une chique. Et Dédèle valsait, il fallait voir! Elle exécutait le grand entrechat, les petons en l'air, comme une baladeuse de l'Élysée-Montmartre, qui montre son linge; car il s'agissait de ne pas flâner, le fer est si canaille, qu'il se refroidit tout de suite, à la seule fin de se ficher du marteau. En trente coups, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, avait façonné la tête de son boulon. Mais il soufflait, les yeux hors de leurs trous, et il était pris d'une colère furieuse en entendant ses bras craquer. Alors, emballé, dansant et gueulant, il allongea encore deux coups, uniquement pour se venger de sa peine. Lorsqu'il le retira de la clouière, le boulon, déformé, avait la tête mal plantée d'un bossu.

– Hein! est-ce torché? dit-il tout de même avec son aplomb, en présentant son travail à Gervaise.

– Moi, je ne m'y connais pas, monsieur, répondit la blanchisseuse d'un air de réserve.

Mais elle voyait bien, sur le boulon, les deux derniers coups de talon de Dédèle, et elle était joliment contente, elle se pinçait les lèvres pour ne pas rire, parce que Goujet à présent avait toutes les chances.

C'était le tour de la Gueule-d'Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein d'une tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue, les guibolles emportées par-dessus les jupes; elle s'enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble, l'air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talons de Fifine lapaient la mesure, gravement; et ils s'enfonçaient dans le fer rouge, sur la tête du boulon, avec une science réfléchie, d'abord écrasant le métal au milieu, puis le modelant par une série de coups d'une précision rythmée. Bien sûr, ce n'était pas de l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans les veines, c'était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants, s'allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d'or, une vraie figure d'or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un cou d'enfant; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers; des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d'un géant, dans un musée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau; ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient; il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bon Dieu. Vingt fois déjà, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer, respirant à chaque coup, ayant seulement à ses tempes deux grosses gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait: vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement ses révérences de grande dame.

– Quel poseur! murmura en ricanant Bec-Salé dit Boit-sans-Soif.

Et Gervaise, en face de la Gueule-d'Or, regardait avec un sourire attendri. Mon Dieu! que les hommes étaient donc bêtes! Est-ce que ces deux-là ne tapaient pas sur leurs boulons pour lui faire la cour! Oh! elle comprenait bien, ils se la disputaient à coups de marteau, ils étaient comme deux grands coqs rouges qui font les gaillards devant une petite poule blanche. Faut-il avoir des inventions, n'est-ce pas? Le coeur a tout de même, parfois, des façons drôles de se déclarer. Oui, c'était pour elle, ce tonnerre de Dédèle et de Fifine sur l'enclume; c'était pour elle, tout ce fer écrasé; c'était pour elle, cette forge en branle, flambante d'un incendie, emplie d'un pétillement d'étincelles vives. Ils lui forgeaient là un amour, ils se la disputaient, à qui forgerait le mieux. Et, vrai, cela lui faisait plaisir au fond; car enfin les femmes aiment les compliments. Les coups de marteau de la Gueule-d'Or surtout lui répondaient dans le coeur; ils y sonnaient, comme sur l'enclume, une musique claire, qui accompagnait les gros battements de son sang. Ça semble une bêtise, mais elle sentait que ça lui enfonçait quelque chose là, quelque chose de solide, un peu du fer du boulon. Au crépuscule, avant d'entrer, elle avait eu, le long des trottoirs humides, un désir vague, un besoin de manger un bon morceau; maintenant, elle se trouvait satisfaite, comme si les coups de marteau de la Gueule-d'Or l'avaient nourrie. Oh! elle ne doutait pas de sa victoire. C'était à lui qu'elle appartiendrait. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, était trop laid, dans sa cotte et son bourgeron sales, sautant d'un air de singe échappé. Et elle attendait, très rouge, heureuse de la grosse chaleur pourtant, prenant une jouissance à être secouée des pieds à la tête par les dernières volées de Fifine.

Goujet comptait toujours.

– Et vingt-huit! cria-t-il enfin, en posant le marteau à terre. C'est fait, vous pouvez voir.

La tête du boulon était polie, nette, sans une bavure, un vrai travail de bijouterie, une rondeur de bille faite au moule. Les ouvriers la regardèrent en hochant le menton; il n'y avait pas à dire, c'était à se mettre à genoux devant. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, essaya bien de blaguer; mais il barbota, il finit par retourner à son enclume, le nez pincé. Cependant, Gervaise s'était serrée contré Goujet, comme pour mieux voir. Étienne avait lâché le soufflet, la forge de nouveau s'emplissait d'ombre, d'un coucher d'astre rouge, qui tombait tout d'un coup à une grande nuit. Et le forgeron et la blanchisseuse éprouvaient une douceur en sentant cette nuit les envelopper, dans ce hangar noir de suie et de limaille, où des odeurs de vieux fers montaient; ils ne se seraient pas crus plus seuls dans le bois de Vincennes, s'ils s'étaient donné un rendez-vous au fond d'un trou d'herbe. Il lui prit la main comme s'il l'avait conquise.

Puis, dehors, ils n'échangèrent pas un mot. Il ne trouva rien; il dit seulement qu'elle aurait pu emmener Étienne, s'il n'y avait pas eu encore une demi-heure de travail. Elle s'en allait enfin, quand il la rappela, cherchant à la garder quelques minutes de plus.

– Venez donc, vous n'avez pas tout vu… Non, vrai, c'est très-curieux.

Il la conduisit à droite, dans un autre hangar, où son patron installait toute une fabrication mécanique. Sur le seuil, elle hésita, prise d'une peur instinctive. La vaste salle, secouée par les machines, tremblait; et de grandes ombres flottaient, tachées de feux rouges. Mais lui la rassura en souriant, jura qu'il n'y avait rien à craindre; elle devait seulement avoir bien soin de ne pas laisser traîner ses jupes trop près des engrenages. Il marcha le premier, elle le suivit, dans ce vacarme assourdissant où toutes sortes de bruits sifflaient et ronflaient, au milieu de ces fumées peuplées d'êtres vagues, des hommes noirs affairés, des machines agitant leurs bras, qu'elle ne distinguait pas les uns des autres. Les passages étaient très-étroits, il fallait enjamber des obstacles, éviter des trous, se ranger pour se garer d'un chariot. On ne s'entendait pas parler. Elle ne voyait rien encore, tout dansait. Puis, comme elle éprouvait au-dessus de sa tête la sensation d'un grand frôlement d'ailes, elle leva les yeux, elle s'arrêta à regarder les courroies, les longs rubans qui tendaient au plafond une gigantesque toile d'araignée, dont chaque fil se dévidait sans fin; le moteur à vapeur se cachait dans un coin, derrière un petit mur de briques; les courroies semblaient filer toutes seules, apporter le branle du fond de l'ombre, avec leur glissement continu, régulier, doux comme le vol d'un oiseau de nuit. Mais elle faillit tomber, en se heurtant à un des tuyaux du ventilateur, qui se ramifiait sur le sol battu, distribuant son souffle de vent aigre aux petites forges, près des machines. Et il commença par lui faire voir ça, il lâcha le vent sur un fourneau; de larges flammes s'étalèrent des quatre côtés en éventail, une collerette de feu dentelée, éblouissante, à peine teintée d'une pointe de laque; la lumière était si vive, que les petites lampes des ouvriers paraissaient des gouttes d'ombre dans du soleil. Ensuite, il haussa la voix pour donner des explications, il passa aux machines: les cisailles mécaniques qui mangeaient des barres de fer, croquant un bout à chaque coup de dents, crachant les bouts par derrière, un à un; les machines à boulons et à rivets, hautes, compliquées, forgeant les têtes d'une seule pesée de leur vis puissante; les ébarbeuses, au volant de fonte, une boule de fonte qui battait l'air furieusement à chaque pièce dont elles enlevaient les bavures; les taraudeuses, manoeuvrées par des femmes, taraudant les boulons et leurs écrous, avec le tictac de leurs rouages d'acier luisant sous la graisse des huiles. Elle pouvait suivre ainsi tout le travail, depuis le fer en barre, dressé contre les murs, jusqu'aux boulons et aux rivets fabriqués, dont des caisses pleines encombraient les coins. Alors, elle comprit, elle eut un sourire en hochant le menton; mais elle restait tout de même un peu serrée à la gorge, inquiète d'être si petite et si tendre parmi ces rudes travailleurs de métal, se retournant parfois, les sangs glacés, au coup sourd d'une ébarbeuse. Elle s'accoutumait à l'ombre, voyait des enfoncements où des hommes immobiles réglaient la danse haletante des volants, quand un fourneau lâchait brusquement le coup de lumière de sa collerette de flamme. Et, malgré elle, c'était toujours au plafond qu'elle revenait, à la vie, au sang même des machines, au vol souple des courroies, dont elle regardait, les yeux levés, la force énorme et muette passer dans la nuit vague des charpentes.

Cependant, Goujet s'était arrêté devant une des machines à rivets. Il restait là, songeur, la tête basse, les regards fixes. La machine forgeait des rivets de quarante millimètres, avec une aisance tranquille de géante. Et rien n'était plus simple en vérité. Le chauffeur prenait le bout de fer dans le fourneau; le frappeur le plaçait dans la clouière, qu'un filet d'eau continu arrosait pour éviter d'en détremper l'acier; et c'était fait, la vis s'abaissait, le boulon sautait à terre, avec sa tête ronde comme coulée au moule. En douze heures, cette sacrée mécanique en fabriquait des centaines de kilogrammes. Goujet n'avait pas de méchanceté; mais, à certains moments, il aurait volontiers pris Fifine pour taper dans toute cette ferraille, par colère de lui voir des bras plus solides que les siens. Ça lui causait un gros chagrin, même quand il se raisonnait, en se disant que la chair ne pouvait pas lutter contre le fer. Un jour, bien sûr, la machine tuerait l'ouvrier; déjà leurs journées étaient tombées de douze francs à neuf francs, et on parlait de les diminuer encore; enfin, elles n'avaient rien de gai, ces grosses bêtes, qui faisaient des rivets et des boulons comme elles auraient fait de la saucisse. Il regarda celle-là trois bonnes minutes sans rien dire; ses sourcils se fronçaient, sa belle barbe jaune avait un hérissement de menace. Puis, un air de douceur et de résignation amollit peu à peu ses traits. Il se tourna vers Gervaise qui se serrait contre lui, il dit avec un sourire triste:

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 ekim 2017
Hacim:
600 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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