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Kitabı oku: «La Conquête de Plassans», sayfa 21

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XX

L'abbé Faujas posa la main sur l'épaule de Marthe.

– Que faites-vous là? demanda-t-il. Pourquoi n'êtes-vous pas allée vous coucher?..Je vous avais défendu de m'attendre.

Elle s'éveilla comme en sursaut. Elle balbutia:

– Je croyais que vous rentreriez de meilleure heure. Je me suis endormie… Rose a dû faire du thé.

Mais le prêtre, appelant la cuisinière, la gronda de ne pas avoir forcé sa maîtresse à se coucher. Il lui parlait sur un ton de commandement, ne souffrant pas de réplique.

– Rose, donnez le thé à monsieur le curé, dit Marthe.

– Eh! je n'ai pas besoin de thé! s'écria-t-il en se fâchant. Couchez-vous tout de suite. C'est ridicule. Je ne suis plus mon maître… Rose, éclairez-moi.

La cuisinière l'accompagna jusqu'au pied de l'escalier.

– Monsieur le curé sait bien qu'il n'y a pas de ma faute, disait-elle. Madame est bien drôle. Toute malade qu'elle est, elle ne peut pas rester une heure dans sa chambre. Il faut qu'elle aille, qu'elle vienne, qu'elle s'essouffle, qu'elle tourne pour le plaisir de tourner, sans rien faire… Allez, j'en souffre la première; elle est toujours dans mes jambes, â me gêner… Puis, lorsqu'elle tombe sur une chaise, c'est pour longtemps. Elle reste là, à regarder devant elle, d'un air effrayé, comme si elle voyait des choses abominables… Je lui ai dit plus de dix fois, ce soir, qu'elle vous fâcherait en ne montant pas. Elle n'a pas seulement fait mine d'entendre.

Le prêtre prit la rampe, sans répondre. En haut, devant la chambre des Trouche, il allongea le bras, comme pour heurter la porte du poing. Mais les chants avaient cessé; il comprit, au bruit des chaises, que les convives se retiraient; il se hâta de rentrer chez lui. Trouche, en effet, descendit presque aussitôt avec deux camarades ramassés sous les tables de quelque café borgne; il criait dans l'escalier qu'il savait vivre et qu'il allait les reconduire. Olympe se pencha sur la rampe.

– Vous pouvez mettre les verrous, dit-elle à Rose. Il ne rentrera encore que demain matin.

Rose, à laquelle elle n'avait pu cacher l'inconduite de son mari, la plaignait beaucoup. Elle poussa les verrous, grommelant:

– Mariez-vous donc! Les hommes vous battent ou vont courir la gueuse… Ah bien! j'aime encore mieux être comme je suis.

Quand elle revint, elle trouva de nouveau sa maîtresse assise, retombée dans une sorte de stupeur douloureuse, les regards sur la lampe. Elle la bouscula, la fit monter se mettre au lit. Marthe était devenue très-peureuse. La nuit, disait-elle, elle voyait de grandes clartés sur les murs de sa chambre, elle entendait des coups violents à son chevet. Rose, maintenant, couchait à côté d'elle, dans un cabinet, d'où elle accourait la rassurer, au moindre gémissement. Cette nuit-là, elle se déshabillait encore, lorsqu'elle l'entendit râler; elle la trouva au milieu des couvertures arrachées, les yeux agrandis par une horreur muette, les poings sur la bouche, pour ne pas crier. Elle dut lui parler ainsi qu'à un enfant, écartant les rideaux, regardant sous les meubles, lui jurant qu'elle s'était trompée, que personne n'était là. Ces peurs se terminaient par des crises de catalepsie, qui la tenaient comme morte, la tête sur les oreillers, les paupières levées.

– C'est monsieur qui la tourmente, murmura la cuisinière, en se mettant enfin au lit.

Le lendemain était un des jours de visite du docteur Porquier. Il venait voir madame Mouret deux fois par semaine, régulièrement. Il lui tapota dans les mains, lui répéta avec son optimisme aimable:

– Allons, chère dame, ce ne sera rien…Vous toussez toujours un peu, n'est-ce pas? Un simple rhume négligé que nous guérirons avec des sirops.

Alors, elle se plaignit de douleurs intolérables dans le dos et dans la poitrine, sans le quitter du regard, cherchant sur son visage, sur toute sa personne, les choses qu'il ne disait pas.

– J'ai peur de devenir folle! laissa-t-elle échapper dans un sanglot.

Il la rassura en souriant. La vue du docteur lui causait toujours une vive anxiété; elle avait une épouvante de cet homme si poli et si doux. Souvent, elle défendait à Rose de le laisser entrer, disant qu'elle n'était pas malade, qu'elle n'avait pas besoin de voir constamment un médecin chez elle. Rose haussait les épaules, introduisait le docteur quand même. D'ailleurs, il finissait par ne plus lui parler de son mal, il semblait lui faire de simples visites de politesse.

Quand il sortit, il rencontra l'abbé Faujas, qui se rendait à Saint-Saturnin. Le prêtre l'ayant questionné sur l'état de madame Mouret: – La science est parfois impuissante, répondit-il gravement; mais la Providence reste inépuisable en bontés… La pauvre dame a été bien ébranlée. Je ne la condamne pas absolument. La poitrine n'est encore que faiblement attaquée, et le climat est bon, ici.

Il entama alors une dissertation sur le traitement des maladies de poitrine, dans l'arrondissement de Plassans. Il préparait une brochure sur ce sujet, non pas pour la publier, car il avait l'adresse de n'être point un savant, mais pour la lire à quelques amis intimes.

– Et voilà les raisons, dit-il en terminant, qui me font croire que la température égale, la flore aromatique, les eaux salubres de nos coteaux, sont d'une excellence absolue pour la guérison des affections de poitrine.

Le prêtre l'avait écouté de son air dur et silencieux.

– Vous avez tort, répliqua-t-il lentement. Madame Mouret est fort mal à Plassans…Pourquoi ne l'envoyez-vous pas passer l'hiver à Nice?

– À Nice! répéta le docteur inquiet.

Il regarda le prêtre un instant; puis, de sa voix complaisante:

– Elle serait, en effet, très-bien à Nice. Dans l'état de surexcitation nerveuse où elle se trouve, un déplacement aurait de bons résultats. Il faudra que je lui conseille ce voyage… Vous avez là une excellente idée, monsieur le curé.

Il salua, il entra chez madame de Condamin, dont les moindres migraines lui causaient des soucis extraordinaires. Le lendemain, au dîner, Marthe parla du docteur en termes presque violents. Elle jurait de ne plus le recevoir.

– C'est lui qui me rend malade, dit-elle. N'est-il pas venu me conseiller de voyager, cette après-midi?

– Et je l'approuve fort, déclara l'abbé Faujas, qui pliait sa serviette. Elle le regarda fixement, très-pâle, murmurant à voix plus basse:

– Alors, vous aussi, vous me renvoyez de Plassans? Mais je mourrais, dans un pays inconnu, loin de mes habitudes, loin de ceux que j'aime!

Le prêtre était debout, près de quitter la salle à manger. Il s'approcha, il reprit avec un sourire:

– Vos amis ne désirent que votre santé. Pourquoi vous révoltez-vous ainsi?

– Non, je ne veux pas, je ne veux pas, entendez-vous! s'écria-t-elle en reculant.

Il y eut une courte lutte. Le sang était monté aux joues de l'abbé; il avait croisé les bras, comme pour résister à la tentation de la battre. Elle, adossée au mur, s'était redressée, avec le désespoir de sa faiblesse. Puis, vaincue, elle tendit les mains, elle balbutia:

– Je vous en supplie, laissez-moi ici… Je vous obéirai.

Et, comme elle éclatait en sanglots, il s'en alla, en haussant les épaules, de l'air d'un mari qui redoute les crises de larmes. Madame Faujas qui achevait tranquillement de dîner, avait assisté à cette scène, la bouche pleine. Elle laissa pleurer Marthe tout à son aise.

– Vous n'êtes pas raisonnable, ma chère enfant, dit-elle enfin en reprenant des confitures. Vous finirez par vous faire détester d'Ovide. Vous ne savez pas le prendre… Pourquoi refusez-vous de voyager, si cela doit vous faire du bien? Nous garderions votre maison. Vous retrouveriez tout à sa place, allez!

Marthe sanglotait toujours, sans paraître entendre.

– Ovide a tant de soucis, continua la vieille dame. Savez-vous qu'il travaille souvent jusqu'à quatre heures du matin… Quand vous toussez la nuit, cela l'affecte beaucoup et lui ôte toutes ses idées. Il ne peut plus travailler, il souffre plus que vous… Faites-le pour Ovide, ma chère enfant; allez-vous en, revenez-nous bien portante.

Mais, relevant sa face rouge de larmes, mettant dans un cri toute son angoisse, Marthe cria:

– Ah! tenez, le ciel ment!

Les jours suivants, il ne fut plus question du voyage à Nice. Madame Mouret s'affolait à la moindre allusion. Elle refusait de quitter Plassans, avec une énergie si désespérée, que le prêtre lui-même comprit le danger d'insister sur ce projet. Elle commençait à l'embarrasser terriblement dans son triomphe. Comme le disait Trouche en ricanant, c'était elle qu'on aurait dû envoyer aux Tulettes la première. Depuis l'enlèvement de Mouret, elle s'enfermait dans les pratiques religieuses les plus rigides, évitant de prononcer le nom de son mari, demandant à la prière un engourdissement de tout son être. Mais elle restait inquiète, revenant de Saint-Saturnin, avec un besoin plus âpre d'oubli.

– La propriétaire tourne joliment de l'oeil, racontait chaque soir Olympe à son mari. Aujourd'hui je l'ai accompagnée à l'église; j'ai dû la ramasser par terre… Tu rirais, si je te répétais tout ce qu'elle vomit contre Ovide; elle est furieuse, elle dit qu'il n'a pas de coeur, qu'il l'a trompée en lui promettant un tas de consolations. Et contre le bon Dieu, donc! Il faut l'entendre! Il n'y a qu'une dévote pour si mal parler de la religion. On croirait que le bon Dieu lui a fait tort d'une grosse somme d'argent… Veux-tu que je te dise? je crois que son mari vient lui tirer les pieds, la nuit.

Trouche s'amusait beaucoup de toutes ces histoires.

– Tant pis pour elle, répondait-t-il. Si ce farceur de Mouret est là-bas, c'est qu'elle l'a bien voulu. A la place de Faujas, je sais comment j'arrangerais les choses; je la rendrais contente et douce comme un mouton. Mais il est bête, Faujas; il y laissera sa peau, tu verras… Écoute, ma fille, ton frère n'est pas assez gentil avec nous pour qu'on le tire d'embarras. Moi, je rirais le jour où la propriétaire lui fera faire le plongeon. Que diable, quand on est bâti comme ça, on ne met pas une femme dans son feu!

– Oui, Ovide nous méprise trop, murmurait Olympe.

Alors Trouche baissait la voix.

– Dis donc, si la propriétaire se jetait dans quelque puits avec ton bête de frère, nous resterions les maîtres; la maison serait à nous. Il y aurait une jolie pelote à faire… Ce serait un vrai dénoûment, celui-là.

Les Trouche d'ailleurs, avaient envahi le rez-de-chaussée, depuis le départ de Mouret. Olympe s'était plainte d'abord que les cheminées fumaient, en haut; puis, elle avait fini par persuader à Marthe que le salon, abandonné jusque-là, était la pièce la plus saine de la maison. Rose ayant reçu l'ordre d'y faire un grand feu, les deux femmes passèrent là les journées, dans des causeries sans fin, en face des bûches énormes qui flambaient. Un des rêves d'Olympe était de vivre ainsi, bien habillée, allongée sur un canapé, au milieu du luxe d'un bel appartement. Elle décida Marthe à changer le papier du salon, à acheter des meubles et un tapis. Alors, elle fut une dame. Elle descendait en pantoufles et en peignoir, elle parlait en maîtresse de maison.

– Cette pauvre madame Mouret, disait-elle, a tant de tracas, qu'elle m'a suppliée de l'aider. Je m'occupe un peu de ses affaires. Que voulez-vous? c'est une bonne oeuvre.

Elle avait, en effet, su gagner la confiance de Marthe, qui, par lassitude, se déchargeait sur elle des menus soins de la maison. C'était elle qui tenait les clefs de la cave et des armoires; en outre, elle payait les fournisseurs. Longtemps elle se consulta pour savoir si elle manoeuvrerait de façon à s'installer également dans la salle à manger. Mais Trouche l'en dissuada: ils ne seraient plus libres de manger ni de boire à leur gré; ils n'oseraient seulement pas boire leur vin pur ni inviter un ami à venir prendre le café. Seulement, Olympe promit à son mari de lui monter sa portion des desserts. Elle s'emplissait les poches de sucre, elle apportait jusqu'à des bouts de bougie. A cet effet, elle avait cousu de grandes poches de toile, qu'elle attachait sous sa jupe et qu'elle mettait un bon quart d'heure à vider chaque soir.

– Vois-tu, c'est une poire pour la soif, murmurait-elle en entassant les provisions pêle-mêle dans une malle, qu'elle poussait ensuite sous son lit. Si nous venions à nous lâcher avec la propriétaire, nous trouverions là de quoi aller un bout de temps… Il faudra que je monte des pots de confitures et du petit salé.

– Tu es bien bonne de te cacher, répondait Trouche. A ta place, je me ferais apporter tout ça par Rose, puisque tu es la maîtresse.

Lui, s'était donné le jardin. Longtemps il avait jalousé Mouret en le voyant tailler ses arbres, sabler ses allées, arroser ses laitues; il caressait le rêve d'avoir à son tour un coin de terre, où il bêcherait et planterait à son aise. Aussi, lorsque Mouret ne fut plus là, envahit-il le jardin avec des projets de bouleversements, de transformations complètes. Il commença par condamner les légumes. Il se disait d'âme tendre et aimait les fleurs. Mais le travail de la bêche le fatigua dès le second jour; un jardinier fut appelé, qui défonça les carrés sous ses ordres, jeta au fumier les salades, prépara le sol à recevoir au printemps des pivoines, des rosiers, des lis, des graines de pieds-d'alouette et de volubilis, des boutures d'oeillets et de géraniums. Puis, une idée lui poussa: il crut comprendre que le deuil, l'air noir des plates-bandes, leur venait de ces grands buis sombres qui les bordaient, et il médita longuement d'arracher les buis.

– Tu as bien raison, déclara Olympe consultée; ça ressemble à un cimetière. Moi, j'aimerais pour bordure des branches de fonte imitant des bois rustiques… Je déciderai la propriétaire. Fais toujours arracher les buis.

Les buis furent arrachés. Huit jours plus tard, le jardinier posait les bois rustiques. Trouche déplaça encore plusieurs arbres fruitiers qui gênaient la vue, fit repeindre les tonnelles en vert clair, orna le jet d'eau de rocailles. La cascade de M. Rastoil le tentait furieusement; mais il se contenta de choisir la place où il en établirait une semblable, «si les affaires marchaient bien».

– Ce sont les voisins qui doivent ouvrir des yeux! disait-il le soir à sa femme. Ils voient bien qu'un homme de goût est là maintenant… Au moins, cet été, quand nous nous mettrons à la fenêtre, ça sentira bon, et nous aurons une jolie vue.

Marthe laissait faire, approuvait tous les projets qu'on lui soumettait; d'ailleurs, on finissait par ne plus même la consulter. Les Trouche n'avaient à lutter que contre madame Faujas, qui continuait à leur disputer la maison pied à pied. Lorsque Olympe s'était emparée du salon, elle avait dû livrer une bataille en règle à sa mère. Peu s'en était fallu que celle-ci ne l'emportât. Ce fut le prêtre qui dérangea la victoire.

– Ta gueuse de soeur dit pis que pendre de nous à la propriétaire, se plaignait sans cesse madame Faujas. Je vois dans son jeu, elle veut nous supplanter, avoir tout l'agrément pour elle… Est-ce qu'elle ne s'établit pas maintenant dans le salon, comme une dame, cette vaurienne!

Le prêtre n'écoutait pas, avait des gestes brusques d'impatience. Un jour il se fâcha, il cria:

– Je vous en prie, mère, laissez-moi tranquille. Ne me parlez plus d'Olympe ni de Trouche… Qu'ils se fassent pendre, s'ils veulent!

– Ils prennent la maison, Ovide, ils ont des dents de rat. Quand tu voudras ta part, ils auront tout rongé… Il n'y a que toi qui puisses les faire tenir tranquilles. Il regarda sa mère avec son sourire mince.

– Mère, vous m'aimez bien, murmura-t-il; je vous pardonne… Rassurez-vous, je veux autre chose que la maison; elle n'est pas à moi, et je ne garde que ce que je gagne. Vous serez glorieuse, lorsque vous verrez ma part… Trouche m'a été utile. Il faut bien fermer un peu les yeux.

Madame Faujas dut alors battre en retraite. Elle le fit de très-mauvaise grâce, en grondant sous les rires de triomphe dont Olympe la poursuivait. Le désintéressement absolu de son fils la désespérait dans ses rudes appétits, dans ses économies prudentes de paysanne. Elle aurait voulu mettre la maison en sûreté, vide et propre, pour qu'Ovide la trouvât, le jour où il en aurait besoin. Aussi les Trouche, avec leurs dents longues, lui causaient-ils un désespoir d'avare dépouillé par des étrangers; il lui semblait qu'ils dévoraient son bien, qu'ils lui mangeaient la chair, qu'ils les mettaient sur la paille, elle et son enfant préféré. Quand l'abbé lui eut défendu de s'opposer au lent envahissement des Trouche, elle résolut tout au moins de sauver du pillage ce qu'elle pourrait. Alors, elle se prit à voler dans les armoires, comme Olympe; elle s'attacha aussi de grandes poches sous les jupes; elle eut un coffre qu'elle emplit de tout ce qu'elle ramassa, provisions, linge, petits objets.

– Que cachez-vous donc là, mère? lui demanda un soir l'abbé en entrant dans sa chambre, attiré par le bruit qu'elle faisait en remuant le coffre.

Elle balbutia. Mais lui, comprenant, s'abandonna à une colère épouvantable.

– Quelle honte! cria-t-il. Vous voilà voleuse, maintenant! Et qu'arriverait-il, si l'on vous surprenait? Je serais la fable de la ville.

– C'est pour toi, Ovide, murmurait-elle. – Voleuse, ma mère est voleuse! Vous croyez peut-être que je vole aussi, moi, que je suis venu ici pour voler, que ma seule ambition est d'allonger les mains et de voler! Mon Dieu! quelle idée avez-vous donc de moi?.. Il faudra nous séparer, mère, si nous ne nous entendons pas davantage.

Cette parole terrassa la vieille femme. Elle était restée agenouillée devant le coffre; elle se trouva assise sur le carreau, toute pâle, étranglant, les mains tendues. Puis, quand elle put parler:

– C'est pour toi, mon enfant, pour toi seul, je te jure… Je te l'ai dit, ils prennent tout; elle emporte tout dans ses poches. Toi, tu n'auras rien, pas un morceau de sucre… Non, non, je ne prendrai plus rien, puisque cela te contrarie; mais tu me garderas avec toi, n'est-ce pas? tu me garderas avec toi…

L'abbé Faujas ne voulut rien lui promettre, tant qu'elle n'aurait pas remis en place tout ce qu'elle avait enlevé. Il présida lui-même, pendant près d'une semaine, au déménagement secret du coffre; il lui regardait emplir ses poches et attendait qu'elle remontât pour faire un nouveau voyage. Par prudence, il ne lui laissait faire que deux voyages, le soir. La vieille femme avait le coeur crevé, à chaque objet qu'elle rendait; elle n'osait pleurer, mais des larmes de regret lui gonflaient les paupières; ses mains étaient plus tremblantes que lorsqu'elle avait vidé les armoires. Ce qui l'acheva, ce fut de constater, dès le second jour, que sa fille Olympe, à chaque chose qu'elle replaçait, venait derrière elle, et s'en emparait. Le linge, les provisions, les bouts de bougie, ne faisaient que changer de poche.

– Je ne descends plus rien, dit-elle à son fils en se révoltant sous ce coup imprévu. C'est inutile, ta soeur ramasse tout derrière mon dos. Ah! la coquine! Autant valait-il lui donner le coffre. Elle doit avoir un joli magot, là-haut … Je t'en supplie, Ovide, laisse-moi garder ce qui reste. Ça ne fait pas de tort à la propriétaire, puisque, de toutes les façons, c'est perdu pour elle.

– Ma soeur est ce qu'elle est, répondit tranquillement le prêtre; mais je veux que ma mère soit une honnête femme. Vous m'aiderez davantage en ne commettant pas de pareilles actions.

Elle dut tout rendre, et elle vécut dès lors dans une haine farouche des Trouche, de Marthe, de la maison entière. Elle disait que le jour viendrait où il lui faudrait défendre Ovide contre tout ce monde.

Les Trouche alors régnèrent en maîtres. Ils achevèrent la conquête de la maison, ils pénétrèrent dans les coins les plus étroits. L'appartement de l'abbé fut seul respecté. Ils ne tremblaient que devant lui. Ce qui ne les empêchait pas d'inviter des amis, de faire des «gueuletons» qui duraient jusqu'à deux heures du matin. Guillaume Porquier vint avec des bandes de tout jeunes gens. Olympe, malgré ses trente-sept ans, minaudait, et plus d'un collégien échappé la serra de fort près, ce qui lui donnait des rires de femme chatouillée et heureuse. La maison devint pour elle un paradis. Trouche ricanait, la plaisantait, lorsqu'il était seul avec elle; il prétendait avoir trouvé un cartable d'écolier sous ses jupons.

– Tiens! disait-elle sans se fâcher, est-ce que tu ne t'amuses pas, toi?.. Tu sais bien que nous sommes libres.

La vérité était que Trouche avait failli compromettre cette vie de cocagne par une escapade trop forte. Une religieuse l'avait surpris en compagnie de la fille d'un tanneur, de cette grande gamine blonde qu'il couvait des yeux depuis longtemps. La petite raconta qu'elle n'était pas la seule, que d'autres aussi avaient reçu des bonbons. La religieuse, connaissant la parenté de Trouche avec le curé de Saint-Saturnin, eut la prudence de ne pas ébruiter l'aventure, avant d'avoir vu ce dernier. Il la remercia, lui fit entendre que la religion serait la première à souffrir d'un pareil scandale. L'affaire fut étouffée, les dames patronnesses de l'oeuvre ne soupçonnèrent rien. Mais l'abbé Faujas eut avec son beau-frère une explication terrible, qu'il provoqua devant Olympe, pour que la femme possédât une arme contre le mari et pût le tenir en respect. Aussi depuis cette histoire, chaque fois que Trouche la contrariait, Olympe lui disait-elle sèchement:

– Va donc donner des bonbons aux petites filles! Ils eurent longtemps une autre épouvante. Malgré la vie grasse qu'ils menaient, bien que fournis de tout par les armoires de la propriétaire, ils étaient criblés de dettes dans le quartier. Trouche mangeait ses appointements au café; Olympe employait à des fantaisies l'argent qu'elle tirait des poches de Marthe, en lui racontant des histoires extraordinaires. Quant aux choses nécessaires à la vie, elles étaient prises religieusement à crédit par le ménage. Une note qui les inquiéta beaucoup fut surtout celle du pâtissier de la rue de la Bane, – elle montait à plus de cent francs, – d'autant plus que ce pâtissier était un homme brutal qui les menaçait de tout dire à l'abbé Faujas. Les Trouche vivaient dans les transes, redoutant quelque scène épouvantable; mais le jour où la note lui fut présentée, l'abbé Faujas paya sans discussion, oubliant même de leur adresser des reproches. Le prêtre semblait au-dessus de ces misères; il continuait à vivre, noir et rigide, dans cette maison livrée au pillage, sans s'apercevoir des dents féroces qui mangeaient les murs, de la ruine lente qui peu à peu faisait craquer les plafonds. Tout s'abîmait autour de lui, pendant qu'il allait droit à son rêve d'ambition. Il campait toujours en soldat dans sa grande chambre nue, ne s'accordant aucun bien-être, se fâchant quand on voulait le gâter. Depuis qu'il était le maître de Plassans, il redevenait sale: son chapeau était rouge, ses bas se crottaient; sa soutane, reprisée chaque matin par sa mère, ressemblait à la loque lamentable, usée, blanchie, qu'il portait dans les premiers temps.

– Bah! elle est encore très-bonne, répondait-il, lorsqu'on hasardait autour de lui quelques timides observations.

Et il l'étalait, la promenait dans les rues, la tête haute, sans s'inquiéter des étranges regards qu'on lui jetait. Il n'y avait pas de bravade dans son cas; c'était une pente naturelle. Maintenant qu'il croyait ne plus avoir besoin de plaire, il retournait à son dédain de toute grâce. Son triomphe était de s'asseoir tel qu'il était, avec son grand corps mal taillé, sa rudesse, ses vêtements crevés, au milieu de Plassans conquis.

Madame de Condamin blessée de cette odeur âcre de combattant qui montait de sa soutane, voulut un jour le gronder maternellement.

– Savez-vous que ces dames commencent à vous détester? lui dit-elle en riant. Elles vous accusent de ne plus faire le moindre frais de toilette… Auparavant, lorsque vous tiriez votre mouchoir, il semblait qu'un enfant de choeur balançât un encensoir derrière vous.

Il parut très-etonné. Il n'avait pas changé, croyait-il. Mais elle se rapprocha, et d'une voix amicale:

– Voyons, mon cher curé, vous me permettrez de vous parler à coeur ouvert… Eh bien! vous avez tort de vous négliger. C'est à peine si votre barbe est faite, vous ne vous peignez plus, vos cheveux sont ébourriffés comme si vous veniez de vous battre à coups de poing. Je vous assure, cela produit un très-mauvais effet… Madame Rastoil et madame Delangre me disaient hier qu'elles ne vous reconnaissaient plus. Vous compromettez vos succès.

Il se mit à rire, d'un rire de défi, en branlant sa tête inculte et puissante. – Maintenant c'est fait, se contenta-t-il de répondre; il faudra bien qu'elles me prennent mal peigné.

Plassans, en effet, dut le prendre mal peigné. Du prêtre souple se dégageait une figure sombre, despotique, pliant toutes les volontés. Sa face redevenue terreuse avait des regards d'aigle; ses grosses mains se levaient, pleines de menaces et de châtiments. La ville fut positivement terrifiée, en voyant le maître qu'elle s'était donné grandir ainsi démesurément, avec la défroque immonde, l'odeur forte, le poil roussi d'un diable. La peur sourde des femmes affermit encore son pouvoir. Il fut cruel pour ses pénitentes, et pas une n'osa le quitter; elles venaient a lui avec des frissons dont elles goûtaient la fièvre.

– Ma chère, avouait madame de Condamin à Marthe, j'avais tort en voulant qu'il se parfumât; je m'habitue, je trouve même qu'il est beaucoup mieux… Voilà un homme!

L'abbé Faujas régnait surtout à l'évêché. Depuis les élections, il avait fait à monseigneur Rousselot une vie de prélat fainéant. L'évêque vivait avec ses chers bouquins, dans son cabinet, où l'abbé, qui dirigeait le diocèse de la pièce voisine, le tenait réellement sous clef, le laissant voir seulement aux personnes dont il ne se défiait pas. Le clergé tremblait sous ce maître absolu; les vieux prêtres en cheveux blancs se courbaient avec leur humilité ecclésiastique, leur abandon de toute volonté. Souvent, monseigneur Rousselot enfermé avec l'abbé Surin, pleurait de grosses larmes silencieuses; il regrettait la main sèche de l'abbé Fenil, qui avait des heures de caresse, tandis que, maintenant, il se sentait comme écrasé sous une pression implacable et continue. Puis, il souriait, il se résignait, murmurant avec son égoïsme aimable:

– Allons, mon enfant, mettons-nous au travail… Je ne devrais pas me plaindre, j'ai la vie que j'ai toujours rêvée: une solitude absolue et des livres. Il soupirait, il ajoutait à voix basse:

– Je serais heureux, si je ne craignais de vous perdre, mon cher Surin… Il finira par ne plus vous tolérer ici. Hier, il m'a paru vous regarder avec des yeux soupçonneux. Je vous en conjure, dites toujours comme lui, mettez-vous de son côté, ne m'épargnez pas. Hélas! je n'ai plus que vous.

Deux mois après les élections, l'abbé Vial, un des grands vicaires de monseigneur, alla s'installer à Rome. Naturellement l'abbé Faujas se donna la place, bien qu'elle fût promise depuis longtemps à l'abbé Bourrette. Il ne nomma pas même ce dernier à la cure de Saint-Saturnin, qu'il quittait; il mit là un jeune prêtre ambitieux, dont il avait fait sa créature.

– Monseigneur n'a pas voulu entendre parler de vous, dit-il sèchement à l'abbé Bourrette, lorsqu'il le rencontra.

Et comme le vieux prêtre balbutiait qu'il verrait monseigneur, qu'il lui demanderait une explication, il ajouti plus doucement:

– Monseigneur est trop souffrant pour vous recevoir. Reposez-vous sur moi, je plaiderai votre cause.

Dès son entrée à la Chambre, M. Delangre avait voté avec la majorité. Plassans était conquis ouvertement à l'empire. Il semblait même que l'abbé mît quelque vengeance à brutaliser ces bourgeois prudents, condamnant de nouveau les petites portes de l'impasse des Chevillottes, forçant M. Rastoil et ses amis à entrer chez le sous-préfet par la place, par la porte officielle. Quand il se montrait aux réunions intimes, ces messieurs restaient très-humbles devant lui. Et telle était la fascination, la terreur sourde de son grand corps débraillé, que, même lorsqu'il n'était pas là, personne n'osait risquer le moindre mot équivoque sur son compte.

– C'est un homme du plus grand mérite, déclarait M. Péqueur des Saulaies, qui comptait sur une préfecture. – Un homme bien remarquable, répétait le docteur Porquier.

Tous hochaient la tête. M. de Condamin, que ce concert d'éloges finissait par agacer, se donnait parfois la joie de les mettre dans l'embarras.

– Il n'a pas un bon caractère, en tout cas, murmurait-il. Cette phrase glaçait la société. Chacun de ces messieurs soupçonnait son voisin d'être vendu au terrible abbé.

– Le grand vicaire a le coeur excellent, hasardait M. Rastoil prudemment; seulement, comme tous les grands esprits, il est peut-être d'un abord un peu sévère.

– C'est absolument comme moi, je suis très-facile à vivre et j'ai toujours passé pour un homme dur, s'écriait M. de Bourdeu, réconcilié avec la société depuis qu'il avait eu un long entretien particulier avec l'abbé Faujas.

Et, voulant remettre tout le monde à son aise, le président reprenait:

– Savez-vous qu'il est question d'un évêché pour le grand vicaire?

Alors, c'était un épanouissement. M. Maffre comptait bien que ce serait à Plassans même que l'abbé Faujas deviendrait évêque, après le départ de monseigneur Rousselot, dont la santé était chancelante.

– Chacun y gagnerait, disait naïvement l'abbé Bourrette. La maladie a aigri monseigneur, et je sais que notre excellent Faujas fait les plus grands efforts pour détruire dans son esprit certaines préventions injustes.

– Il vous aime beaucoup, assurait le juge Paloque, qui venait d'être décoré; ma femme l'a entendu se plaindre de l'oubli dans lequel on vous laisse.

Lorsque l'abbé Surin était là, il faisait chorus; mais, bien qu'il eût la mître dans la poche, selon l'expression des prêtres du diocèse, le succès de l'abbé Faujas l'inquiétait. Il le regardait de son air joli, blessé de sa rudesse, se souvenant de la prédiction de monseigneur, cherchant la fente qui ferait tomber en poudre le colosse.

Cependant, ces messieurs étaient satisfaits, sauf M. de Bourdeu et M. Péqueur des Saulaies, qui attendaient encore les bonnes grâces du gouvernement. Aussi ces deux-là étaient-ils les plus chauds partisans de l'abbé Faujas. Les autres, à la vérité, se seraient révoltés volontiers, s'ils avaient osé; ils étaient las de la reconnaissance continue exigée par le maître, ils souhaitaient ardemment qu'une main courageuse les délivrât. Aussi échangèrent-ils d'étranges regards, aussitôt détournés, le jour où madame Paloque demanda, en affectant une grande indifférence:

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
13 ekim 2017
Hacim:
430 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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