Kitabı oku: «La Conquête de Plassans», sayfa 24
Et elle se replongea dans son roman, furieuse, après avoir sucé la tranche de citron de son grog. Mouret, de son allure souple, quitta la porte où il était resté blotti. Il monta au second étage, s'agenouiller devant la chambre de l'abbé Faujas, se haussant jusqu'au trou de la serrure. Il étouffait le nom de Marthe dans sa gorge, l'oeil ardent, fouillant les coins de la chambre, s'assurant qu'on ne la cachait point là. La grande pièce nue était pleine d'ombre, une petite lampe posée au bord de la table laissait tomber sur le carreau un rond étroit de clarté; le prêtre, qui écrivait, ne faisait lui-même qu'une tache noire, au milieu de cette lueur jaune. Après avoir cherché derrière la commode, derrière les rideaux, Mouret s'était arrêté au lit de fer, sur lequel le chapeau du prêtre étalait comme une chevelure de femme. Marthe sans doute était dans le lit. Les Trouche l'avaient dit, elle couchait là, maintenant. Mais il vit le lit froid, aux draps bien tirés, qui ressemblait à une pierre tombale; il s'habituait à l'ombre. L'abbé Faujas dut entendre quelque bruit, car il regarda la porte. Lorsque le fou aperçut le visage calme du prêtre, ses yeux rougirent, une légère écume parut aux coins de ses lèvres; il retint un hurlement, il s'en alla à quatre pattes par l'escalier, par les corridors, répétant à voix basse:
– Marthe! Marthe!
Il la chercha dans toute la maison: dans la chambre de Rose, qu'il trouva vide; dans le logement des Trouche, empli du déménagement des autres pièces; dans les anciennes chambres des enfants, où il sanglota en rencontrant sous sa main une paire de petites bottines éculées que Désirée avait portées. Il montait, descendait, s'accrochait à la rampe, se glissait le long des murs, faisait le tour des pièces à tâtons, sans se cogner, avec son agilité extraordinaire de fou prudent. Bientôt, il n'y eut pas un coin, de la cave au grenier, qu'il n'eût flairé. Marthe n'était pas dans la maison, les enfants non plus, Rose non plus. La maison était vide, la maison pouvait crouler. Mouret s'assit sur une marche de l'escalier, entre le premier et le second étage. Il étouffait ce souffle puissant qui, malgré lui, gonflait sa poitrine. Il attendait, les mains croisées, le dos appuyé à la rampe, les yeux ouverts dans la nuit, tout à l'idée fixe qu'il mûrissait patiemment. Ses sens prenaient une finesse telle, qu'il surprenait les plus petits bruits de la maison. En bas, Trouche ronflait; Olympe tournait les pages de son roman, avec le léger froissement du doigt contre le papier. Au second étage, la plume de l'abbé Faujas avait un bruissement de pattes d'insecte; tandis que, dans la chambre voisine, madame Faujas endormie semblait accompagner cette aigre musique de sa respiration forte. Mouret passa une heure, les oreilles aux aguets. Ce fut Olympe qui succomba la première au sommeil; il entendit le roman tomber sur le tapis. Puis, l'abbé Faujas posa sa plume, se déshabilla avec des frôlements discrets de pantoufles; les vêtements glissaient mollement, le lit ne craqua même pas. Toute la maison était couchée. Mais le fou sentait, à l'haleine trop grêle de l'abbé, qu'il ne dormait pas. Peu à peu, cette haleine grossit. Toute la maison dormait.
Mouret attendit encore une demi-heure. Il écoutait toujours avec un grand soin, comme s'il eût entendu les quatre personnes couchées là, descendre, d'un pas de plus en plus lourd, dans l'engourdissement du profond sommeil. La maison, écrasée dans les ténèbres, s'abandonnait. Alors il se leva, gagna lentement le vestibule. Il grondait:
– Marthe n'y est plus, la maison n'y est plus, rien n'y est plus.
Il ouvrit la porte donnant sur le jardin, il descendit à la petite serre. Là, il déménagea méthodiquement les grands buis sèches; il en emportait des brassées énormes, qu'il montait, qu'il empilait devant les portes des Trouche et des Faujas. Comme il était pris d'un besoin de grande clarté, il alla allumer dans la cuisine toutes les lampes, qu'il revint poser sur les tables des pièces, sur les paliers de l'escalier, le long des corridors. Puis, il transporta le reste des fascines de buis. Les tas s'élevaient plus haut que les portes. Mais, en faisant un dernier voyage, il leva les yeux, il aperçut les fenêtres. Alors, il retourna chercher les arbres fruitiers et dressa un bûcher sous les fenêtres, en ménageant fort habilement des courants d'air pour que la flamme fût belle. Le bûcher lui parut petit.
– Il n'y a plus rien, répétait-il; il faut qu'il n'y ait plus rien.
Il se souvint, il descendit à la cave, recommença ses voyages. Maintenant, il remontait la provision de chauffage pour l'hiver: le charbon, les sarments, le bois. Le bûcher, sous les fenêtres, grandissait. A chaque paquet de sarments qu'il rangeait proprement, il était secoué d'une satisfaction plus vive. Il distribua ensuite le combustible dans les pièces du rez-de-chaussée, en laissa un tas dans le vestibule, un autre dans la cuisine. Il finit par renverser les meubles, par les pousser sur les tas. Une heure lui avait suffi pour celle rude besogne. Sans souliers, courant les bras chargés, il s'était glissé partout, avait tout charrié avec une telle adresse qu'il n'avait pas laissé tomber une seule bûche trop rudement. Il semblait doué d'une vie nouvelle, d'une logique de mouvements extraordinaires. Il était, dans l'idée fixe, très-fort, très-intelligent.
Quand tout fut prêt, il jouit un instant de son oeuvre. Il allait de tas en tas, se plaisait à la forme carrée des bûchers, faisait le tour de chacun d'eux, en frappant doucement dans ses mains d'un air de satisfaction extrême. Quelques morceaux de charbon étant tombés le long de l'escalier, il courut chercher un balai, enleva proprement la poussière noire des marches. Il acheva ainsi son inspection, en bourgeois soigneux qui entend faire les choses comme elles doivent être faites, d'une façon réfléchie. La jouissance l'effarait peu à peu; il se courbait, se retrouvait à quatre pattes, courant sur les mains, soufflant plus fort, avec un ronflement de joie terrible.
Alors, il prit un sarment. Il alluma les tas. il commença par les tas de la terrasse, sous les fenêtres. D'un bond, il rentra, enflamma les tas du salon et de la salle à manger, de la cuisine et du vestibule. Puis, il sauta d'étage en étage, jetant les débris embrasés de son sarment sur les tas barrant les portes des Trouche et des Faujas. Une fureur croissante le secouait, la grande clarté de l'incendie achevait de l'affoler. Il descendit à deux reprises avec des sauts prodigieux, tournant sur lui même, traversant l'épaisse fumée, activant de son souffle les brasiers, dans lesquels il rejetait des poignées de charbons ardents. La vue des flammes s'écrasant déjà aux plafonds des pièces, le faisait asseoir par moments sur le derrière, riant, applaudissant de toute la force de ses mains.
Cependant, la maison ronflait, comme un poêle trop bourré. L'incendie éclatait sur tous les points à la fois, avec une violence qui fendait les planchers. Le fou remonta, au milieu des nappes de feu, les cheveux grillés, les vêtements noircis. Il se posta au second étage, accroupi sur les poings, avançant sa tête grondante de bête. Il gardait le passage, il ne quittait pas du regard la porte du prêtre.
– Ovide! Ovide! appela une voix terrible.
Au fond du corridor, la porte de madame Faujas s'étant brusquement ouverte, la flamme s'engouffra dans la chambre avec le roulement d'une tempête. La vieille femme parut au milieu du feu. Les mains en avant, elle écarta les fascines qui flambaient, sauta dans le corridor, rejeta à coups de pied, à coups de poing, les tisons qui masquaient la porte de son fils, qu'elle continuait à appeler désespérément. Le fou s'était aplati davantage, les yeux ardents, se plaignant toujours. – Attends-moi, ne descends pas par la fenêtre, criait-elle, en frappant à la porte.
Elle dut l'enfoncer; la porte qui brûlait, céda facilement. Elle reparut, tenant son fils entre les bras. Il avait pris le temps de mettre sa soutane; il étouffait, suffoqué par la fumée.
– Écoute, Ovide, je vais t'emporter, dit-elle avec une rudesse énergique. Tiens-toi bien à mes épaules; cramponne-toi à mes cheveux, si tu te sens glisser… Va, j'irai jusqu'au bout.
Elle le chargea sur ses épaules comme un enfant, et cette mère sublime, cette vieille paysanne, dévouée jusqu'à la mort, ne chancela point sous le poids écrasant de ce grand corps évanoui qui s'abandonnait. Elle éteignait les charbons sous ses pieds nus, s'ouvrait un passage en repoussant les flammes de sa main ouverte, pour que son fils n'en fût pas même effleuré. Mais, au moment où elle allait descendre, le fou, qu'elle n'avait pas vu, sauta sur l'abbé Faujas, qu'il lui arracha des épaules. Sa plainte lugubre s'achevait dans un hurlement tandis qu'une crise le tordait au bord de l'escalier. Il meurtrissait le prêtre, l'égratignait, l'étranglait.
– Marthe! Marthe! cria-t-il.
Et il roula avec le corps le long des marches embrasées; pendant que madame Faujas, qui lui avait enfoncé les dents en pleine gorge, buvait son sang. Les Trouche flambaient dans leur ivresse, sans un soupir. La maison, dévastée et minée, s'abattait au milieu d'une poussière d'étincelles.
XXIII
Macquart ne trouva pas chez lui le docteur Porquier, qui accourut seulement vers minuit et demi. Toute la maison était encore sur pied. Rougon seul n'avait pas bougé de son lit: les émotions le tuaient, disait-il. Félicité assise sur la même chaise, au chevet de Marthe, se leva pour aller à la rencontre du médecin.
– Ah! cher docteur, nous sommes bien inquiets, murmura-t-elle. La pauvre enfant n'a pas fait un mouvement, depuis que nous l'avons couchée là… Ses mains sont déjà froides; je les ai gardées dans les miennes, inutilement.
Le docteur Porquier regarda attentivement le visage de Marthe; puis, sans l'examiner autrement, il resta debout, pinçant les lèvres, faisant de la main un geste vague.
– Ma bonne madame Rougon, dit-il, il vous faut bien du courage.
Félicité éclata en sanglots.
– C'est la fin, continua-t-il à voix plus basse. Il y a longtemps que j'attends ce triste dénoûment, je dois vous le confesser aujourd'hui. La pauvre madame Mouret avait les deux poumons attaqués, et la phthisie chez elle se compliquait d'une maladie nerveuse.
Il s'était assis, gardant aux coins des lèvres son sourire de médecin bien élevé, qui se montrait poli même à l'égard de la mort.
– Ne vous désespérez pas, ne vous rendez pas malade, chère dame. La catastrophe était prévue, une circonstance pouvait la hâter tous les jours… La pauvre madame Mouret devait tousser, étant jeune, n'est-ce pas? J'estime qu'elle a couvé pendant des années les germes du mal. Dans ces derniers temps, depuis trois ans surtout, la phthisie faisait en elle des progrès effrayants. Et quelle piété! quelle ferveur! J'étais touché à la voir s'en aller si saintement… Que voulez-vous? les décrets de Dieu sont insondables, la science est bien souvent impuissante.
Et comme madame Rougon pleurait toujours, il lui prodigua les plus tendres consolations, il voulut absolument qu'elle prit une tasse de tilleul pour se calmer.
– Ne vous tourmentez pas, je vous en conjure, répétait-il. Je vous assure qu'elle ne sent déjà plus son mal; elle va s'endormir ainsi tranquillement, elle ne reprendra connaissance qu'au moment de l'agonie… Je ne vous abandonne pas, d'ailleurs; je reste là, bien que tous mes soins soient inutiles à présent. Je reste, en ami, chère dame, en ami, entendez-vous?
Il s'installa commodément pour la nuit, dans un fauteuil. Félicité s'apaisait un peu. Le docteur Porquier lui ayant fait entendre que Marthe n'avait plus que quelques heures à vivre, elle eut l'idée d'envoyer chercher Serge au séminaire, qui était voisin. Quand elle pria Rose de se rendre au séminaire, celle-ci refusa d'abord.
– Vous voulez donc le tuer aussi, ce pauvre petit! dit-elle. Ça lui porterait un coup trop rude, d'être réveillé au milieu de la nuit, pour venir voir une morte… Je ne veux pas être son bourreau.
Rose gardait rancune à sa maîtresse. Depuis que celle-ci agonisait, elle tournait autour du lit, furieuse, bousculant les tasses et les bouteilles d'eau chaude.
– Est-ce qu'il y a du bon sens à faire ce que madame a fait? ajouta-t-elle. Ce n'est la faute à personne, si elle est allée prendre la mort auprès de monsieur. Et, maintenant, il faut que tout soit en l'air, elle nous fait tous pleurer… Non, certes, je ne veux pas qu'on force le petit à se lever en sursaut.
Cependant, elle finit par se rendre au séminaire. Le docteur Porquier s'était allongé devant le feu; les yeux à demi fermés, il continuait à prodiguer de bonnes paroles à madame Rougon. Un léger râle commençait à soulever les flancs de Marthe. L'oncle Macquart, qui n'avait point reparu depuis deux grandes heures, poussa doucement la porte.
– D'où venez-vous donc? lui demanda Félicité, qui l'emmena dans un coin.
Il répondit qu'il était allé remiser sa carriole et son cheval à l'auberge des Trois-Pigeons. Mais il avait des yeux si vifs, un air de sournoiserie si diabolique, qu'elle était reprise de mille soupçons. Elle oublia sa fille mourante, flairant une coquinerie qu'elle devait avoir intérêt à connaître.
– On dirait que vous avez suivi et guetté quelqu'un, reprit-elle, en remarquant son pantalon boueux. Vous me cachez quelque chose, Macquart. Cela n'est pas bien. Nous avons toujours été gentils pour vous.
– Oh! gentils! murmura l'oncle en ricanant, c'est vous qui le dites. Rougon est un cancre; dans l'affaire du champ de blé, il s'est méfié de moi, il m'a traité comme le dernier des derniers… Où donc est-il, Rougon? Il se dorlote, lui; il ne se moque pas mal de la peine qu'on prend pour la famille. Le sourire dont il accompagna ces dernières paroles inquiéta vivement Félicité. Elle le regardait en face.
– Quelle peine avez-vous prise pour la famille? dit-elle.
Vous n'allez peut-être pas me reprocher d'avoir ramené ma pauvre Marthe des Tulettes… D'ailleurs, je vous le répète, tout ceci m'a l'air bien louche. J'ai questionné Rose – il paraît que vous aviez l'idée de venir droit ici… Je m'étonne aussi que vous n'ayez pas frappé plus fort, rue Balande; on vous aurait ouvert… Ce n'est pas que je sois fâchée d'avoir la chère enfant chez moi; elle mourra au moins parmi les siens, elle n'aura que des visages amis autour d'elle…
L'oncle parut très-surpris; il l'interrompit d'un air inquiet.
– Je vous croyais au mieux avec l'abbé Faujas?
Elle ne répondit pas; elle s'approcha de Marthe, dont le souffle devenait plus douloureux. Quand elle revint, elle vit Macquart qui, soulevant le rideau, semblait interroger la nuit, en frottant la vitre humide de la main.
– Ne partez pas demain avant de causer avec moi, lui recommanda-t-elle; je veux éclaircir tout ceci.
– Comme vous voudrez, répondit-il. On serait bien embarrassé pour vous faire plaisir. Vous aimez les gens, vous ne les aimez plus… Moi, je m'en moque; je vais toujours mon petit bonhomme de chemin.
Il était évidemment très-contrarié d'apprendre que les Rougon ne faisaient plus cause commune avec l'abbé Faujas. Il tapait la vitre du bout des doigts, sans quitter des yeux la nuit noire. A ce moment, une grande lueur rougit le ciel.
– Qu'est-ce donc? demanda Félicité.
Il ouvrit la croisée, il regarda.
– Ou dirait un incendie, murmura-t-il, d'un ton paisible. Ça brûle derrière la sous-préfecture.
La place s'emplissait de bruit. Un domestique entra tout effaré, racontant que le feu venait de prendre chez la fille de madame. On croyait avoir vu le gendre de madame, celui qu'on avait dû enfermer, se promener dans le jardin avec un sarment allumé. Le pis était qu'on désespérait de sauver les locataires. Félicité se tourna vivement, réfléchit une minute encore, les yeux fixés sur Macquart. Elle comprenait enfin.
– Vous nous aviez bien promis, dit-elle à voix basse, de vous tenir tranquille, lorsque nous vous avons installé dans votre petite maison des Tulettes. Rien ne vous manque pourtant, vous êtes là comme un vrai rentier… C'est honteux, entendez-vous!.. Combien l'abbé Fenil vous a-t-il donné pour ouvrir la porte à François?
Il se fâcha, mais elle le fit taire. Elle semblait beaucoup plus inquiète des suites de l'affaire qu'indignée par le crime lui-même.
– Et quel abominable scandale, si l'on venait à savoir! murmura-t-elle encore. Est-ce que nous vous avons jamais rien refusé? Nous causerons demain, nous reparlerons de ce champ dont vous nous cassez les oreilles… Si Rougon apprenait une pareille chose, il en mourrait de chagrin.
L'oncle ne put s'empêcher de sourire. Il se défendit plus violemment, jura qu'il ne savait rien, qu'il n'avait trempé dans rien. Puis, comme le ciel s'embrasait de plus, et que le docteur Porquier était déjà descendu, l'oncle quitta la chambre, en disant d'un air pressé de curieux:
– Je vais voir.
C'était M. Péqueur des Saulaies qui avait donné l'alarme. Il y avait eu soirée à la sous-préfecture. Il se couchait, lorsque, vers une heure moins quelques minutes, il aperçut un singulier reflet rouge sur le plafond de sa chambre. S'étant s'approche de la fenêtre, il était resté très-surpris en voyant un grand feu brûler dans le jardin des Mouret, tandis qu'une ombre, qu'il ne reconnut pas d'abord, dansait au milieu de la fumée en brandissant un sarment allumé. Presque aussitôt des flammes s'échappèrent par toutes les ouvertures du rez-de-chaussée. Le sous-préfet s'empressa de remettre son pantalon; il appela son domestique, lança le concierge à la recherche des pompiers et des autorités. Puis, avant de se rendre sur le lieu du sinistre, il acheva de s'habiller, s'assurant devant une glace de la correction de sa moustache. Il arriva le premier rue Balande. La rue était absolument déserte; deux chats la traversaient en courant.
– Ils vont se laisser griller comme des côtelettes, là-dedans! pensa M. Péqueur des Saulaies, étonné du sommeil paisible de la maison, sur la rue, où pas une flamme ne se montrait encore.
Il frappa violemment, mais il n'entendit que le ronflement de l'incendie, dans la cage de l'escalier. Il frappa alors à la porte de M. Rastoil. Là, des cris perçants s'élevaient, accompagnés de piétinements, de claquements de portes, d'appels étouffés.
– Aurélie, couvre-toi les épaules! criait la voix du président.
M. Rastoil se précipita sur le trottoir, suivi de madame Rastoil et de la cadette de ses demoiselles, celle qui n'était pas encore mariée. Aurélie dans sa précipitation, avait jeté sur ses épaules un paletot de son père, qui lui laissait les bras nus; elle devint toute rouge, lorsqu'elle aperçut M. Péqueur des Saulaies.
– Quel épouvantable malheur! balbutiait le président. Tout va brûler. Le mur de ma chambre est déjà chaud. Les deux maisons n'en font qu'une, si j'ose dire… Ah! monsieur le sous-préfet, je n'ai pas même pris le temps d'enlever les pendules. Il faut organiser les secours. On ne peut pas perdre son mobilier en quelques heures.
Madame Rastoil, à demi vêtue d'un peignoir, pleurait le meuble de son salon, qu'elle venait justement de faire recouvrir. Cependant, quelques voisins s'étaient montrés aux fenêtres. Le président les appela et commença le déménagement de sa maison; il se chargeait particulièrement des pendules, qu'il déposait sur le trottoir d'en face. Lorsqu'on eut sorti les fauteuils du salon, il fit asseoir sa femme et sa fille, tandis que le sous-préfet restait auprès d'elles, pour les rassurer.
– Tranquillisez-vous, mesdames, disait-il. La pompe va arriver, le feu sera attaqué vigoureusement… Je crois pouvoir vous promettre qu'on sauvera votre maison.
Les croisées des Mouret éclatèrent, les flammes parurent au premier étage. Brusquement, la rue fut éclairée par une grande lueur; il faisait clair comme en plein jour. Un tambour, au loin, passait sur la place de la Sous-Préfecture, en battant le rappel. Des hommes accouraient, une chaîne s'organisait, mais les seaux manquaient, la pompe n'arrivait pas. Au milieu de l'effarement général, M. Péqueur des Saulaies, sans quitter les dames Rastoil, criait des ordres à pleine voix:
– Laissez le passage libre! La chaîne est trop serrée là-bas!
Mettez-vous à deux pieds les uns des autres!
Puis, se tournant vers Aurélie, d'une voix douce:
– Je suis bien surpris que la pompe ne soit pas encore là… C'est une pompe neuve; on va justement l'étrenner… J'ai pourtant envoyé le concierge tout de suite; il a dû passer aussi à la gendarmerie.
Les gendarmes se montrèrent les premiers; ils continrent les curieux, dont le nombre augmentait, malgré l'heure avancée. Le sous-préfet était allé en personne rectifier la chaîne, qui se bossuait au milieu des poussées de certains farceurs accourus du faubourg. La petite cloche de Saint-Saturnin sonnait le tocsin de sa voix fêlée; un second tambour battait le rappel, plus languissamment, vers le bas de la rue, du côté du Mail. Enfin la pompe arriva, avec un tapage de ferraille secouée. Les groupes s'écartèrent; les quinze pompiers de Plassans parurent, courant et soufflant; mais, malgré l'intervention de M. Péqueur des Saulaies, il fallut encore un grand quart d'heure pour mettre la pompe en état.
– Je vous dis que le piston ne glisse pas! criait furieusement le capitaine au sous-préfet, qui prétendait que les écrous étaient trop serrés.
Lorsqu'un jet d'eau s'éleva, la foule eut un soupir de satisfaction. La maison flambait alors, du rez-de-chaussée au second étage, comme une immense torche. L'eau entrait dans le brasier avec un sifflement; tandis que les flammes, se déchirant en nappes jaunes, s'élevaient plus haut. Des pompiers étaient montés sur le toit de la maison du président, dont ils enfonçaient les tuiles, à coups de pic, pour faire la part du feu.
– La baraque est perdue, murmura Macquart, les mains dans les poches, planté tranquillement sur le trottoir d'en face, d'où il suivait les progrès de l'incendie avec un vif intérêt.
Il s'était formé là, au bord du ruisseau, un salon en plein air. Les fauteuils se trouvaient rangés en demi-cercle, comme pour permettre d'assister à l'aise au spectacle. Madame de Condamin et son mari venaient d'arriver; ils rentraient à peine de la sous-préfecture, disaient-ils, lorsqu'ils avaient entendu battre le rappel. M. de Bourdeu, M. Maffre, le docteur Porquier, M. Delangre, accompagné de plusieurs membres du conseil municipal, s'étaient également empressés d'accourir. Tous entouraient ces pauvres dames Rastoil, les réconfortaient, s'abordaient avec des exclamations apitoyées. La société finit par s'asseoir sur les fauteuils. Et la conversation s'engagea, pendant que la pompe soufflait à dix pas et que les poutres embrasées craquaient. – As-tu pris ma montre, mon ami? demanda madame Rastoil; elle était sur la cheminée, avec la chaîne.
– Oui, oui, je l'ai dans ma poche, répondit le président, la face gonflée, chancelant d'émotion. J'ai aussi l'argenterie… J'aurais tout emporté; mais les pompiers ne veulent pas, ils disent que c'est ridicule.
M. Péqueur des Saulaies se montrait toujours très-calme et très-obligeant.
– Je vous assure que votre maison ne court plus aucun risque, affirma-t-il; la part du feu est faite. Vous pouvez aller remettre vos couverts dans votre salle à manger.
Mais M. Rastoil ne consentit pas à se séparer de son argenterie, qu'il tenait sous le bras, pliée dans un journal.
– Toutes les portes sont ouvertes, balbutia-t-il; la maison est pleine de gens que je ne connais pas… Ils ont fait dans mon toit un trou qui me coûtera cher à boucher.
Madame de Condamin interrogeait le sous-préfet. Elle s'écria:
– Mais c'est horrible! mais je croyais que les locataires avaient eu le temps de se sauver!.. Alors, on n'a pas de nouvelles de l'abbé Faujas?
– J'ai frappé moi-même, dit M. Péqueur des Saulaies; personne n'a répondu. Quand les pompiers sont arrivés, j'ai fait enfoncer la porte, j'ai ordonné d'appliquer des échelles aux fenêtres… Tout a été inutile. Un de nos braves gendarmes, qui s'est aventuré dans le vestibule, a failli être asphyxié par la fumée.
-Ainsi l'abbé Faujas?.. Quelle abominable mort! Reprit la belle Octavie avec un frisson.
Ces messieurs et ces dames se regardèrent, blêmes dans les clartés vacillantes de l'incendie. Le docteur Porquier expliqua que la mort par le feu n'était peut-être pas aussi douloureuse qu'on se l'imaginait.
– On est saisi, dit-il en terminant; ça doit être l'affaire de quelques secondes. Il faut dire aussi que cela dépend de la violence du brasier.
M. de Condamin comptait sur ses doigts.
– Si madame Mouret est chez ses parents, comme on le prétend, cela fait toujours quatre: l'abbé Faujas, sa mère, sa soeur et son beau-frère… C'est joli!
A ce moment, madame Rastoil se pencha à l'oreille de son mari.
– Donne-moi ma montre, murmura-t-elle. Je ne suis pas tranquille. Tu le remues. Tu vas t'asseoir dessus. Une voix ayant crié que le vent poussait les flammèches du côté de la sous-préfecture, M. Péqueur des Saulaies s'excusa, s'élança, afin de parer à ce nouveau danger. Cependant, M. Delangre voulait qu'on tentât un dernier effort pour porter secours aux victimes. Le capitaine des pompiers lui répondit brutalement de monter aux échelles lui-même, s'il croyait la chose possible; il disait n'avoir jamais vu un feu pareil. C'était le diable qui avait dû allumer ce feu-là, pour que la maison brûlât, comme un fagot, par tous les bouts à la fois. Le maire, suivi de quelques hommes de bonne volonté, fit alors le tour par l'impasse des Chevillottes. Du côté du jardin, peut-être pourrait-on monter.
– Ce serait très-beau, si ce n'était pas si triste, remarqua madame de Condamin, qui se calmait.
En effet, l'incendie devenait superbe. Des fusées d'étincelles montaient dans de larges flammes bleues; des trous d'un rouge ardent se creusaient au fond de chaque fenêtre béante; tandis que la fumée roulait doucement, s'en allait en un gros nuage violâtre, pareille à la fumée des feux de Bengale, pendant les feux d'artifice. Ces dames et ces messieurs s'étaient pelotonnés dans les fauteuils; ils s'accoudaient, s'allongeaient, levaient le menton; puis, des silences se faisaient, coupés de remarques, lorsqu'un tourbillon de flammes plus violent s'élevait. Au loin, dans les clartés dansantes qui illuminaient brusquement des profondeurs de têtes moutonnantes, grossissaient un brouhaha de foule, un bruit d'eau courante, tout un tapage noyé. Et la pompe, à dix pas, gardait son haleine régulière, son crachement de gosier de métal écorché.
– Regardez donc la troisième fenêtre, au second étage, s'écria tout à coup M. Maffre émerveillé; on voit très-bien, à gauche, un lit qui brûle. Les rideaux sont jaunes; ils flambent comme du papier.
M. Péqueur des Saulaies revenait au petit trot tranquilliser la société. C'était une panique. – Les flammèches, dit-il, sont bien portées par le vent du côté de la sous-préfecture; mais elles s'éteignent en l'air. Il n'y a aucun danger, on est maître du feu.
– Mais, demanda madame de Condamin, sait-on comment le feu a pris?
M. de Bourdeu assura qu'il avait d'abord vu une grosse fumée sortir de la cuisine. M. Maffre prétendait, au contraire, que les flammes avaient d'abord paru dans une chambre du premier étage. Le sous-préfet hochait la tête d'un air de prudence officielle; il finit par dire à demi-voix:
– Je crois que la malveillance n'est pas étrangère au sinistre. J'ai déjà ordonné une enquête.
Et il raconta qu'il avait vu un homme allumer le feu avec un sarment.
– Oui, je l'ai vu aussi, interrompit Aurélie Rastoil. C'est monsieur Mouret.
Ce fut une surprise extraordinaire. La chose était impossible. M. Mouret s'échappant et brûlant sa maison, quel épouvantable drame! Et l'on accablait Aurélie de questions. Elle rougissait, tandis que sa mère la regardait sévèrement. Il n'était pas convenable qu'une jeune fille fût ainsi toutes les nuits à la fenêtre.
– Je vous assure, j'ai bien reconnu monsieur Mouret, reprit-elle. Je ne dormais pas, je me suis levée, en voyant une grande lumière… Monsieur Mouret dansait au milieu du feu.
Le sous-préfet se prononça.
– Parfaitement, mademoiselle a raison… Je reconnais le malheureux, maintenant. Il était si effrayant, que je restais perplexe, bien que sa figure ne me fût pas inconnue… Je vous demande pardon, ceci est très-grave; il faut que j'aille donner quelques ordres.
Il s'en alla de nouveau, pendant que la société commentait celle aventure terrible, un propriétaire brûlant ses locataires. M. de Bourdeu s'emporta contre les maisons d'aliénés; la surveillance y était faite d'une façon tout à fait insuffisante. A la vérité, M. de Bourdeu tremblait de voir flamber dans l'incendie la préfecture que l'abbé Faujas lui avait promise.
– Les fous sont pleins de rancune, dit simplement M. de Condamin.
Ce mot embarrassa tout le monde. La conversation tomba net. Les dames eurent de légers frissons, tandis que ces messieurs échangaient des regards singuliers. La maison en flammes devenait beaucoup plus intéressante, depuis que la société connaissait la main qui avait mis le feu. Les yeux clignant d'une terreur délicieuse, se fixaient sur le brasier, avec le rêve du drame qui avait dû se passer là.
– Si le papa Mouret est là dedans, ça fait cinq, dit encore M. de Condamin, que les dames firent taire, en l'accusant d'être un homme atroce.
Depuis le commencement de l'incendie, les Paloque, accoudés à la fenêtre de leur salle à manger, regardaient. Ils étaient juste au-dessus du salon improvisé sur le trottoir. La femme du juge finit par descendre pour offrir gracieusement l'hospitalité aux dames Rastoil, ainsi qu'aux personnes qui les entouraient. – On voit bien de nos fenêtres, je vous assure, dit-elle.
Et, comme ces dames refusaient:
– Mais vous allez prendre froid, continua-t-elle; la nuit est très-fraîche.
Madame de Condamin eut un sourire, en allongeant sur le pavé ses petits pieds, qu'elle montra au bord de sa jupe.
– Ah bien! oui, nous n'avons pas froid! répondit-elle. Moi, j'ai les pieds brûlants. Je suis très-bien… Est-ce que vous avez froid, mademoiselle?
– J'ai trop chaud, assura Aurélie. On dirait une nuit d'été. Ce feu-là chauffe joliment.