Kitabı oku: «La Conquête de Plassans», sayfa 23
– Méfiez-vous, lui dit le gardien à l'oreille; il a des yeux qui m'inquiètent.
– Mais il n'est pas fou! balbutia-t-elle; je vous jure qu'il n'est pas fou!.. Il faut que je parle au directeur. Je veux l'emmener tout de suite.
– Méfiez-vous, répéta rudement le gardien, en la tirant par le bras.
Mouret, au milieu de son bavardage, venait de tourner sur lui-même, comme une bête assommée. Il s'aplatit par terre; puis, lestement, il marcha à quatre pattes, le long du mur.
– Hou! hou! hurlait-il d'une voix rauque et prolongée. Il s'enleva d'un bond, il retomba sur le flanc. Alors, ce fut une épouvantable scène: il se tordait comme un ver, se bleuissait la face à coups de poing, s'arrachait la peau avec les ongles. Bientôt il se trouva à demi nu, les vêtements en lambeau, écrasé, meurtri, râlant.
– Sortez donc, madame! criait le gardien.
Marthe était clouée. Elle se reconnaissait par terre; elle se jetait ainsi sur le carreau, dans la chambre, s'égratignait ainsi, se battait ainsi. Et jusqu'à sa voix qu'elle retrouvait; Mouret avait exactement son râle. C'était elle qui avait fait ce misérable.
– Il n'est pas fou! bégayait-elle; il ne peut pas être fou!.. Ce serait horrible. J'aimerais mieux mourir.
Le gardien, la prenant à bras le corps, la mit à la porte; mais elle resta là, collée au bois. Elle entendit, dans le cabanon, un bruit da lutte, des cris de cochon qu'on égorge; puis, il y eut une chute sourde, pareille à celle d'un paquet de linge mouillé; et un silence de mort régna. Quand le gardien ressortit, la nuit était presque tombée. Elle n'aperçut qu'un trou noir, par la porte entre-baillée.
– Fichtre! dit le gardien encore furieux, vous êtes drôle, vous, madame, à crier qu'il n'est pas fou! J'ai failli y laisser mon pouce, qu'il tenait entre ses dents… Le voilà tranquille pour quelques heures.
Et tout en la reconduisant, il continuait:
– Vous ne savez pas comme ils sont tous malins ici!.. Ils font les gentils pendant des heures entières, ils vous racontent des histoires qui ont l'air raisonnable; puis, crac, sans crier gare, ils vous sautent à la gorge… Je voyais bien tout à l'heure qu'il manigançait quelque chose, pendant qu'il parlait de ses enfants; il avait les yeux tout à l'envers. Quand Marthe retrouva l'oncle Macquart dans la petite cour, elle répéta fiévreusement, sans pouvoir pleurer, d'une voix lente et cassée:
– Il est fou! il est fou!
– Sans doute, il est fou, dit l'oncle en ricanant. Est-ce que tu comptais le trouver faisant le jeune homme? On ne l'a pas mis ici pour des prunes, peut-être… D'ailleurs, la maison n'est pas saine. Au bout de deux heures, eh! eh! j'y deviendrais enragé, moi.
Il l'étudiait du coin de l'oeil, surveillant ses moindres tressaillements nerveux. Puis, de son ton bonhomme:
– Tu veux peut-être voir la grand'mère?
Marthe eut un geste d'effroi, en se cachant le visage entre ses mains.
– Ça n'aurait dérangé personne, reprit-il. Alexandre nous aurait fait ce plaisir… Elle est là, à côté, et il n'y a rien à craindre avec elle; elle est bien douce. N'est-ce pas, Alexandre, qu'elle n'a jamais donné de l'ennui à la maison? Elle reste assise, à regarder devant elle. Depuis douze ans, elle n'a pas bougé… Enfin, puisque tu ne veux pas la voir…
Comme le gardien prenait congé d'eux, il l'invita à venir boire un verre de vin chaud, en clignant les yeux d'une certaine façon, ce qui parut décider Alexandre à accepter. Ils durent soutenir Marthe, dont les jambes se dérobaient à chaque pas. Quand ils arrivèrent, ils la portaient, la face convulsée, les yeux ouverts, roidie par une de ces crises nerveuses qui la tenaient comme morte pendant des heures.
– La, qu'est-ce que j'avais dit? cria Rose en les apercevant. Elle est dans un joli état, et nous voilà propres pour retourner! Est-il permis, mon Dieu! d'avoir une tête si drôlement bâtie? Monsieur aurait dû l'étrangler, ça lui aurait donné une leçon.
– Bah! dit l'oncle, je vais l'allonger sur mon lit. Nous n'en mourrons pas pour passer la nuit autour du feu. Il tira un rideau de cotonnade qui masquait une alcôve. Rose alla déshabiller sa maîtresse en grondant. Il n'y avait rien à faire, disait-elle, qu'à lui mettre une brique chaude aux pieds.
– Maintenant qu'elle est dans le dodo, nous allons boire un coup, reprit l'oncle avec son ricanement de loup rangé. Il sent diablement bon, votre vin chaud, la mère!
– J'ai trouvé un citron sur la cheminée, je l'ai pris, dit Rose.
– Et vous avez bien fait. Il y a de tout, ici. Quand je fais un lapin, rien n'y manque, je vous en réponds.
Il avait avancé la table devant la cheminée. Il s'assit entre la cuisinière et Alexandre, versant le vin chaud dans de grandes tasses jaunes. Quand il eut avalé deux gorgées, religieusement:
– Bigre! s'écria-t-il en faisant claquer la langue, voilà du bon vin chaud! Eh! eh! vous vous y entendez; il est meilleur que le mien. Il faudra que vous me laissiez votre recette.
Rose, calmée, chatouillée par ces compliments, se mit à rire. Le feu de souches de vigne étalait un grand brasier rouge. Les tasses furent remplies de nouveau.
– Alors, dit Macquart en s'accoudant pour regarder la cuisinière en face, ma nièce est venue comme ça, par un coup de tête?
– Ne m'en parlez pas, répondit-elle, cela me remettrait en colère… Madame devient folle comme monsieur; elle ne sait plus qui elle aime ni qui elle n'aime pas… Je crois qu'elle a eu une dispute avec monsieur le curé, avant de partir; j'ai entendu leurs voix qui criaient.
L'oncle eut un gros rire.
– Ils étaient pourtant bien d'accord, murmura-t-il.
– Sans doute, mais rien ne dure avec une cervelle comme celle de madame… Je parie qu'elle regrette les volées que monsieur lui administrait la nuit. Nous avons retrouvé le bâton dans le jardin.
Il la regarda plus attentivement, en disant entre deux gorgées de vin chaud:
– Peut-être qu'elle venait chercher François.
– Ah! Dieu nous en garde! cria Rose d'un air d'effroi. Monsieur ferait un beau ravage, à la maison; il nous tuerait tous… Tenez, c'est là ma grande peur. Je tremble toujours qu'il n'arrive une de ces nuits pour nous assassiner. Quand je songe à cela, dans mon lit, je ne puis m'endormir. Il me semble que je le vois entrer par la fenêtre, avec des cheveux hérissés et des yeux luisants comme des allumettes.
Macquart s'égayait bruyamment, tapant sa tasse sur la table.
– Ça serait drôle, ça serait drôle! répéta-t-il. Il ne doit pas vous aimer, le curé surtout, qui a pris sa place. Il n'en ferait qu'une bouchée, du curé, tout gaillard qu'il est, car les fous sont rudement forts, à ce qu'on assure… Dis, Alexandre, vois-tu le pauvre François tomber chez lui? Il nettoierait le plancher proprement. Moi, ça m'amuserait.
Et il jetait des coups d'oeil au gardien, qui buvait le vin chaud d'un air tranquille, se contentant d'approuver de la tête.
– C'est une supposition, c'est pour rire, reprit Macquart, en voyant les regards épouvantés que Rose fixait sur lui.
A ce moment, Marthe se tordit furieusement derrière le rideau de cotonnade; il fallut la maintenir pendant quelques minutes, pour qu'elle ne tombât pas. Lorsqu'elle se fut allongée; de nouveau dans sa rigidité de cadavre, l'oncle revint se chauffer les cuisses devant le brasier, réfléchissant, murmurant sans songer à ce qu'il disait:
– Elle n'est pas commode, la petite.
Puis, brusquement, il demanda: – Et les Rougon, qu'est-ce qu'ils disent de toutes ces histoires? Ils sont du parti de l'abbé, n'est-ce pas?
– Monsieur n'était pas assez aimable pour qu'ils le regrettent, répondit Rose; il ne savait quelle malice inventer contre eux.
– Ça, il n'avait pas tort, reprit l'oncle. Les Rougon sont des pingres. Quand on pense qu'il n'ont jamais voulu acheter le champ de blé, là, en face; une magnifique opération dont je me chargeais… C'est Félicité qui ferait un drôle de nez, si elle voyait revenir François!
Il ricana encore, tourna autour de la table. Et rallumant sa pipe avec un geste de résolution:
– Il ne faut pas oublier l'heure, mon garçon, dit-il à Alexandre avec un nouveau clignement d'yeux. Je vais t'accompagner… Marthe a l'air tranquille, maintenant. Rose mettra la table en m'attendant… Vous devez avoir faim, n'est-ce pas, Rose? Puisque vous voilà forcée de passer la nuit ici, vous mangerez un morceau avec moi.
Il emmena le gardien. Au bout d'une demi-heure, il n'était pas encore rentré. La cuisinière, qui s'ennuyait d'être seule, ouvrit la porte, se pencha sur le terrasse, regardant la route vide, dans la nuit claire. Comme elle rentrait, elle crut apercevoir, de l'autre côté du chemin, deux ombres noires plantées au milieu d'un soulier, derrière une haie.
– On dirait l'oncle, pensa-t-elle; il a l'air de causer avec un prêtre.
Quelques minutes plus tard, l'oncle arriva. Il disait que ce diable d'Alexandre lui avait raconté des histoires à n'en plus finir.
– Est-ce que ce n'était pas vous qui étiez là tout à l'heure avec un prêtre? demanda Rose.
– Moi, avec un prêtre! s'écria-t-il; où, diable! avez-vous rêvé cela! il n'y a pas de prêtre dans le pays. Il roulait ses petits yeux ardents. Puis, il parut mécontent de son mensonge, il reprit:
– Il y a l'abbé Fenil, mais c'est comme s'il n'y était pas; il ne sort jamais.
– L'abbé Fenil est un pas grand'chose, dit la cuisinière Alors, l'oncle se fâcha.
– Pourquoi ça, un pas grand'chose? Il fait beaucoup de bien, ici; il est très-fort, le gaillard… Il vaut mieux qu'un tas de prêtres qui font des embarras.
Mais sa colère tomba tout d'un coup. Il se prit à rire, en voyant que Rose le regardait d'un air surpris.
– Je m'en moque, après tout, murmura-t-il. Vous avez raison, tous les curés, ça se vaut, c'est hypocrite et compagnie… Je sais maintenant avec qui vous avez pu me voir. J'ai rencontré l'épicière; elle avait une robe noire, vous aurez pris ça pour une soutane.
Rose fit une omelette, l'oncle posa sur la table un morceau de fromage. Ils n'avaient pas fini de manger que Marthe se dressa sur son séant, de l'air étonné d'une personne qui s'éveille dans un lieu inconnu. Quand elle eut écarté ses cheveux, et que la mémoire lui revint, elle sauta à terre, disant qu'elle voulait partir, partir sur-le-champ. Macquart parut très-contrarié de ce réveil.
– C'est impossible, tu ne peux pas retourner à Plassans ce soir, dit-il. Tu grelottes de fièvre, tu tomberas malade en chemin. Repose-toi. Demain, nous verrons… D'abord, il n'y a pas de voiture.
– Vous allez me conduire dans votre carriole, répondit-elle.
– Non, je ne veux pas, je ne peux pas.
Marthe, qui s'habillait avec une hâte fébrile, déclara qu'elle irait à Plassans à pied, plutôt que de passer la nuit aux Tulettes. L'oncle délibérait; il avait fermé la porte, et glissé la clef dans sa poche. Il supplia sa nièce, la menaça, inventa des histoires, pendant que, sans l'écouter, elle achevait de mettre son chapeau.
– Si vous croyez que vous la ferez céder! dit Rose, qui finissait paisiblement son morceau de fromage: elle préférerait passer par la fenêtre. Attelez votre cheval, ça vaudra mieux.
L'oncle, après un court silence, haussa les épaules, s'écriant avec colère:
– Ça m'est égal, en somme! Qu'elle prenne mal, si elle y tient! Moi, je voulais éviter un accident… Va comme je te pousse. Il n'arrivera jamais que ce qui doit arriver, je vais vous conduire.
Il fallut porter Marthe dans la carriole; une grosse fièvre la secouait. L'oncle lui jeta un vieux manteau sur les épaules. Il fit entendre un léger claquement de langue, et l'on partit.
– Moi, dit-il, ça ne me fait pas de peine d'aller ce soir à Plassans; au contraire!.. On s'amuse, à Plassans.
Il était environ dix heures. Le ciel, chargé de pluie, avait une lueur rousse qui éclairait faiblement le chemin. Tout le long de la route, Macquart se pencha, regardant dans les fossés, derrière les haies. Rose lui ayant demandé ce qu'il cherchait, il répondit qu'il était descendu des loups des gorges de la Seille. Il avait retrouvé toute sa belle humeur. A une lieue de Plassans, la pluie se mit à tomber, une pluie d'averse, drue et froide. Alors, l'oncle jura. Rose aurait battu sa maîtresse, qui agonisait sous le manteau. Quand ils arrivèrent enfin, le ciel était redevenu bleu.
– Est-ce que vous allez rue Balande? demanda Macquart.
– Certainement, dit Rose étonnée.
Il lui expliqua alors que Marthe lui semblait très-malade, et qu'il vaudrait peut-être mieux la mener chez sa mère. Il consentit pourtant, après une longue hésitation, à arrêter son cheval devant la maison des Mouret. Marthe n'avait pas même emporté de passe-partout. Rose, heureusement, trouva le sien dans sa poche; mais, quand elle voulut ouvrir, la porte ne céda pas; les Trouche devaient avoir poussé les verroux. Elle frappa du poing, sans éveiller d'autre bruit que l'écho sourd du grand vestibule.
– Vous avez tort de vous entêter, dit l'oncle qui riait entre ses dents; ils ne descendront pas, ça les dérangerait… Vous voilà bel et bien à la porte de chez vous, mes enfants. Ma première idée est bonne, voyez-vous. Il faut mener la chère enfant chez Rougon; elle sera mieux là que dans sa propre chambre, c'est moi qui l'affirme.
Félicité entra dans un désespoir bruyant, lorsqu'elle aperçut sa fille à une pareille heure, trempée de pluie, à demi-morte. Elle la coucha au second étage, bouleversa la maison, mit tous les domestiques sur pied. Quand elle fut un peu calmée, et qu'elle se trouva assise au chevet de Marthe, elle demanda des explications.
– Mais qu'est-il arrivé? Comment se fait-il que vous la rameniez dans un tel état?
Macquart, d'un ton de grande bonhomie, raconta le voyage de «la chère enfant.» Il se défendait, il disait qu'il avait tout fait pour l'empêcher de se rendre auprès de François. Il finit par invoquer le témoignage de Rose, en voyant Félicité l'examiner attentivement d'un air soupçonneux. Mais celle-ci continua à branler la tête.
– C'est bien louche, cette histoire! murmura-t-elle; il y a quelque chose que je ne comprends pas.
Elle connaissait Macquart, elle flairait une coquinerie, dans la joie secrète qui lui pinçait le coin des paupières.
– Vous êtes singulière, dit-il en se fâchant pour échapper à son examen; vous vous imaginez toujours des choses de l'autre monde. Je ne puis pas vous dire ce que je ne sais pas… J'aime Marthe plus que vous, je n'ai jamais agi que dans son intérêt. Tenez, je vais courir chercher le médecin, si vous voulez.
Madame Rougon le suivit des yeux. Elle questionna Rose longuement, sans rien apprendre. D'ailleurs, elle semblait très-heureuse d'avoir sa fille chez elle; elle parlait amèrement des gens qui vous laisseraient crever à la porte de votre maison, sans seulement vous ouvrir. Marthe, la tête renversée sur l'oreiller, se mourait.
XXII
Dans le cabanon des Tulettes, il faisait nuit noire. Un souffle glacial tira Mouret de la stupeur cataleptique où l'avait jeté la crise de la soirée. Accroupi contre le mur, il resta un instant immobile, les yeux ouverts, roulant doucement la tête sur le froid de la pierre, geignant comme un enfant qui s'éveille. Mais il avait les jambes coupées par un courant d'air si humide, qu'il se leva et regarda. En face de lui, il aperçut la porte du cabanon grande ouverte.
– Elle a laissé la porte ouverte, dit le fou à voix haute; elle doit m'attendre, il faut que je parte.
Il sortit, revint en tâtant ses vêtements, de l'air minutieux d'un homme rangé qui craint d'oublier quelque chose; puis, il referma la porte, soigneusement. Il traversa la première cour, de son petit pas tranquille de bourgeois flâneur. Comme il entrait dans la seconde, il vit un gardien qui semblait guetter. Il s'arrêta, se consulta un moment. Mais, le gardien ayant disparu, il se trouva à l'autre bout de la cour, devant une nouvelle porte ouverte donnant sur la campagne. Il la referma derrière lui, sans s'étonner, sans se presser.
– C'est une bonne femme tout de même, murmura-t-il, elle aura entendu que je l'appelais… Il doit être tard. Je vais rentrer, pour qu'ils ne soient pas inquiets à la maison.
Il prit un chemin. Cela lui semblait naturel d'être en pleins champs. Au bout de cent pas, il oublia les Tulettes derrière lui; il s'imagina qu'il venait de chez un vigneron auquel il avait acheté cinquante milleroles de vin. Comme il arrivait à un carrefour où se croisait cinq routes, il reconnu le pays. Il se mit à rire, en disant:
– Que je suis bête! j'allais monter sur le plateau, du côté de Saint-Eutrope; c'est à gauche que je dois prendre… Dans une bonne heure et demie, je serai à Plassans.
Alors, il suivit la grand'route, gaillardement, regardant comme une vieille connaissance chaque borne kilométrique. Il s'arrêtait devant certains champs, devant certaines maisons de campagne, d'un air d'intérêt. Le ciel était couleur de cendre, avec de grandes traînées rosaires, éclairant la nuit d'un pâle reflet de brasier agonisant. De fortes gouttes commençaient à tomber; le vent soufflait de l'est, trempé de pluie.
– Diable! il ne faut pas que je m'amuse, dit Mouret en examinant le ciel avec inquiétude; le vent est à l'est, il va en tomber une jolie décoction! Jamais je n'aurai le temps d'arriver à Plassans avant la pluie. Avec ça, je suis peu couvert.
Et il ramena sur sa poitrine la veste de grosse laine grise qu'il avait mise en lambeaux aux Tulettes. Il avait à la mâchoire une profonde meurtrissure, à laquelle il portait la main, sans se rendre compte de la vive douleur qu'il éprouvait là. La grand'route restait déserte; il ne rencontra qu'une charrette, descendant une côte, d'une allure paresseuse. Le charretier, qui dormait, ne répondit pas au bonsoir amical qu'il lui jeta. Ce fut au pont de la Viorne que la pluie le surprit. L'eau lui étant très-désagréable, il descendit sous le pont se mettre à l'abri, en grondant que c'était insupportable, que rien n'abîmait les vêtements comme cela, que s'il avait su, il aurait emporté un parapluie. Il patienta une bonne demi-heure, s'amusant à écouter le ruissellement de l'eau; puis, quand l'averse fut passée, il remonta sur la route, il entra enfin à Plassans. Il mettait un soin extrême à éviter les flaques de boue.
Il était alors près de minuit. Mouret calculait que huit heures ne devaient pas encore avoir sonné. Il traversa les rues vides, tout à l'ennui d'avoir fait attendre sa femme si longtemps.
– Elle ne doit plus savoir ce que cela veut dire, pensait-il. Le dîner sera froid… Ah! bien, c'est Rose qui va joliment me recevoir!
Il était arrivé rue Balande; il se tenait debout devant sa porte.
– Tiens! dit-il, je n'ai pas mon passe-partout.
Cependant, il ne frappait pas. La fenêtre de la cuisine restait sombre, les autres fenêtres de la façade semblaient également mortes. Une grande défiance s'empara du fou; avec un instinct tout animal, il flaira un danger. Il recula dans l'ombre des maisons voisins, examina encore la façade; puis, il parut prendre un parti, fit le tour par l'impasse des Chevillottes. Mais la petite porte du jardin était fermée au verrou. Alors, avec une force prodigieuse, emporté par une rage brusque, il se jeta dans cette porte, qui se fendit en deux, rongée d'humidité. La violence du choc le laissa étourdi, ne sachant plus pourquoi il venait de briser la porte, qu'il essayait de raccommoder en rapprochant les morceaux.
– Voilà un beau coup, lorsqu'il était si facile de frapper! murmura-t-il avec un regret subit. Une porte neuve me coûtera au moins trente francs. Il était dans le jardin. Ayant levé la tête, apercevant, au premier étage, la chambre à coucher vivement éclairée; il crut que sa femme se mettait au lit. Cela lui causa un grand étonnement. Sans doute il avait dormi sous le pont en attendant la fin de l'averse. Il devait être très-tard. En effet, les fenêtre voisines, celles de M. Rastoil aussi bien que celles de la sous-préfecture, étaient noires. Et il ramenait les yeux, lorsqu'il vit une lueur de lampe, au second étage, derrière les rideaux épais de l'abbé Faujas. Ce fut comme un oeil flamboyant, allumé au front de la façade, qui le brûlait. Il se serra les tempes entre ses mains brûlantes, la tête perdue, roulant dans un souvenir abominable, dans un cauchemar évanoui, où rien de net ne se formulait, où s'agitait, pour lui et les siens, la menace d'un péril ancien, grandi lentement, devenu terrible, au fond duquel la maison allait s'engloutir, s'il ne la sauvait.
– Marthe, Marthe, où es-tu? balbutia-t-il à demi-voix. Viens, emmène les enfants.
Il chercha Marthe dans le jardin. Mais il ne reconnaissait plus le jardin. Il lui semblait plus grand, et vide, et gris, et pareil à un cimetière. Les buis avaient disparu, les laitues n'étaient plus là, les arbres fruitiers semblaient avoir marché. Il revint sur ses pas, se mit à genoux pour voir si ce n'était pas les limaces qui avaient tout mangé. Les buis surtout, la mort de cette haute verdure lui serrait le coeur, comme la mort d'un coin vivant de la maison. Qui donc avait tué les buis? Quelle faux avait passé là, rasant tout, bouleversant jusqu'aux touffes de violettes qu'il avait plantées au pied de la terrasse? Un sourd grondement montait en lui, en face de cette ruine.
– Marthe, Marthe, où es-tu? appela-t-il de nouveau.
Il la chercha dans la petite serre, à droite de la terrasse.
La petite serre était encombrée des cadavres sèches des grands buis; ils s'empilaient, en fascines, au milieu de tronçons d'arbres fruitiers, épars comme des membres coupés. Dans un coin, la cage qui avait servi aux oiseaux de Désirée, pendait à un clou, lamentable, la porte crevée, avec des bouts de fil de fer qui se hérissaient. Le fou recula, pris de peur, comme s'il avait ouvert la porte d'un caveau. Bégayant, le sang à la gorge, il monta sur la terrasse, rôda devant la porte et les fenêtres closes. La colère qui grandissait en lui, donnait à ses membres une souplesse de bête; il se ramassait, marchait sans bruit, cherchait une fissure. Un soupirail de la cave lui suffit. Il s'amincit, se glissa avec une habileté de chat, égratignant le mur de ses ongles. Enfin il était dans la maison.
La cave ne fermait qu'au loquet. Il s'avança au milieu des ténèbres épaisses du vestibule, tâtant les murs, poussant la porte de la cuisine. Les allumettes étaient à gauche, sur une planche. Il alla droit à cette planche, frotta une allumette, s'éclaira pour prendre une lampe sur le manteau de la cheminée, sans rien casser. Puis, il regarda. Il devait y avoir eu, le soir, quelque gros repas. La cuisine était dans un désordre de bombance: les assiettes, les plats, les verres sales, encombraient la table; une débandade de casseroles, tièdes encore, traînaient sur l'évier, sur les chaises, sur le carreau; une cafetière, oubliée au bord d'un fourneau allumé, bouillait, le ventre roulé en avant comme une personne soûle. Mouret redressa la cafetière, rangea les casseroles; il les sentait, flairait les restes de liqueur dans les verres, comptait les plats et les assiettes avec un grondement plus irrité. Ce n'était pas sa cuisine propre et froide de commerçant retiré; on avait gâché là la nourriture de toute une auberge; cette malpropreté goulue suait l'indigestion.
– Marthe! Marthe! reprit-il en revenant dans le vestibule, la lampe à la main; réponds-moi, dis-moi où ils t'ont enfermée? Il faut partir, partir tout de suite. Il la chercha dans la salle à manger. Les deux armoires, à droite et à gauche du poêle, étaient ouvertes; au bord d'une planche, un sac de papier gris, crevé, laissait couler des morceaux de sucre jusque sur le plancher. Plus haut, il aperçut une bouteille de cognac sans goulot, bouchée avec un tampon de linge. Et il monta sur une chaise pour visiter les armoires. Elles étaient à moitié vides: les bocaux de fruits à l'eau-de-vie tous entamés à la fois, les pots de confiture ouverts et sucés, les fruits mordus, les provisions de toutes sortes rongées, salies comme par le passage d'une armée de rats. Ne trouvant pas Marthe dans les armoires, il regarda partout, derrière les rideaux, sous la table; des os y roulaient, parmi des mies de pain gâchées; sur la toile cirée, les culs des verres avaient laissé des ronds de sirop. Alors, il traversa le corridor, il la chercha dans le salon. Mais, dès le seuil, il s'arrêta: il n'était plus chez lui. Le papier mauve clair du salon, le tapis à fleurs rouges, les nouveaux fauteuils recouverts de damas cerise, l'étonnèrent profondément. Il craignit d'entrer chez un autre, il referma la porte.
– Marthe! Marthe! bégaya-t-il encore avec désespoir.
Il était revenu au milieu du vestibule, réfléchissant, ne pouvant apaiser ce souffle rauque qui s'enflait dans sa gorge. Où se trouvait-il donc, qu'il ne reconnaissait aucune pièce? Qui donc lui avait ainsi changé sa maison? Et les souvenirs se noyaient. Il ne voyait que des ombres se glisser le long du corridor: deux ombres noires d'abord, pauvres, polies, s'effaçant; puis deux ombres grises et louches, qui ricanaient. Il leva la lampe dont la mèche s'effarait; les ombres grandissaient, s'allongeaient contre les murs, montaient dans la cage de l'escalier, emplissaient, dévoraient la maison entière. Quelque ordure mauvaise, quelque ferment de décomposition introduit là, avait pourri les boiseries, rouillé le fer, fendu les murailles. Alors, il entendit la maison s'émietter comme un platras tombé de moisissure, se fondre comme un morceau de sel jeté dans une eau tiède.
En haut, des rires clairs sonnaient, qui lui hérissaient le poil. Posant la lampe à terre, il monta pour chercher Marthe; il monta à quatre pattes, sans bruit, avec une légèreté et une douceur de loup. Quand il fut sur le palier du premier étage, il s'accroupit devant la porte de la chambre à coucher. Une raie de lumière passait sous la porte. Marthe devait se mettre au lit.
– Ah bien! dit la voix d'Olympe, il est joliment bon leur lit! Vois donc comme on enfonce, Honoré; j'ai de la plume jusqu'aux yeux.
Elle riait, elle s'étalait, sautait au milieu des couvertures.
– Veux-tu que je te dise? reprit-elle. Eh bien! depuis que je suis ici, j'ai envie de coucher dans ce dodo-là… C'était une maladie, quoi! Je ne pouvais pas voir cette bringue de propriétaire se carrer là dedans, sans avoir une envie furieuse de la jeter par terre pour me mettre à sa place… C'est qu'on a chaud tout de suite! Il me semble que je suis dans du coton.
Trouche, qui n'était pas couché, remuait les flacons de la toilette.
– Elle a toutes sortes d'odeurs, murmurait-il.
– Tiens! continua Olympe, puisqu'elle n'y est pas, nous pouvons bien nous payer la belle chambre! Il n'y a pas de danger qu'elle vienne nous déranger; j'ai poussé les verrous… Tu vas prendre froid, Honoré.
Il ouvrait les tiroirs de la commode, fouillait dans le linge.
– Mets donc cela, dit-il en jetant une chemise de nuit à Olympe; c'est plein de dentelles. J'ai toujours rêvé de coucher avec une femme qui aurait de la dentelle… Moi, je vais prendre ce foulard rouge… Est-ce que tu as changé les draps? – Ma foi! non, répondit-elle; je n'y ai pas pensé; ils sont encore propres… Elle est très-soigneuse de sa personne, elle ne me dégoûte pas.
Et, comme Trouche se couchait enfin, elle lui cria:
– Apporte les grogs sur la table de nuit! Nous n'allons pas nous relever pour les boire à l'autre bout de la chambre… La, mon gros chéri, nous sommes comme de vrais propriétaires.
Ils s'étaient allongés côte à côte, l'édredon au menton, cuisant dans une chaleur douce.
– J'ai bien mangé ce soir, murmura Trouche au bout d'un silence.
– Et bien bu! ajouta Olympe en riant. Moi, je suis très-chic; je vois tout tourner… Ce qui est embêtant, c'est que maman est toujours sur notre dos; aujourd'hui, elle a été assommante. Je ne puis plus faire un pas dans la maison… Ce n'est pas la peine que la propriétaire s'en aille si maman reste ici à faire le gendarme. Ça m'a gâté ma journée.
– Est-ce que l'abbé ne songe pas à s'en aller? demanda Trouche, après un nouveau silence. Si on le nomme évêque, il faudra bien qu'il nous lâche la maison.
– On ne sait pas, répondit-elle, de méchante humeur. Maman pense peut-être à la garder… On serait si bien, tout seul! Je ferais coucher la propriétaire dans la chambre de mon frère, en haut; je lui dirais qu'elle est plus saine… Passe-moi donc le verre, Honoré.
Ils burent tous les deux, ils se renfoncèrent sous les couvertures.
– Bah! reprit Trouche, ce ne serait pas facile de les faire déguerpir; mais on pourrait toujours essayer… Je crois que l'abbé aurait déjà changé de logement, s'il ne craignait que la propriétaire fît un scandale, en se voyant lâchée… J'ai envie de travailler la propriétaire; je lui conterai des histoires, pour les faire flanquer à la porte. Il but de nouveau.
– Si je lui faisais la cour, hein! ma chérie? dit-il plus bas.
– Ah! non, s'écria Olympe, qui se mit à rire comme si on la chatouillait. Tu es trop vieux, tu n'es pas assez beau. Ça me serait bien égal, mais elle ne voudrait pas de toi, c'est sûr… Laisse-moi faire, je lui monterai la tête. C'est moi qui donnerai congé à maman et à Ovide, puisqu'ils sont si peu gentils avec nous.
– D'ailleurs, si tu ne réussis pas, murmura-t-il, j'irai dire partout qu'on a trouvé l'abbé couché avec la propriétaire. Cela fera un tel bruit, qu'il sera bien forcé de déménager.
Olympe s'était assise sur son séant.
– Tiens, dit-elle, mais c'est une bonne idée, ça! Dès demain, il faut commencer. Avant un mois la cambuse est à nous… Je vais t'embrasser pour la peine.
Cela les égaya beaucoup. Ils dirent comment ils arrangeraient la chambre; ils changeraient la commode de place, ils monteraient deux fauteuils du salon. Leur langue s'embarrassait de plus en plus. Un silence se fit.
– Allons, bon! te voilà parti, bégaya Olympe; tu ronfles les yeux ouverts. Laisse-moi me mettre sur le devant; au moins, je finirai mon roman. Je n'ai pas sommeil, moi.
Elle se leva, le roula comme une masse vers la ruelle, et se mit à lire. Mais, dès la première page, elle tourna la tête avec inquiétude du côté de la porte. Elle croyait entendre un singulier grondement dans le corridor. Puis, elle se fâcha.
– Tu sais bien que je n'aime pas ces plaisanteries-là, dit-elle en donnant un coup de coude à son mari. Ne fais pas le loup… On dirait qu'il y a un loup à la porte. Continue, si ça t'amuse. Va, tu es bien agaçant.