Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 10
Les brancardiers, les prêtres, les malades elles-mêmes venaient d'entonner un cantique, la complainte de Bernadette, et tout roulait au milieu de l'obsession des Ave, et les petites voitures, les brancards, les piétons descendaient la pente de la rue, en un ruisseau grossi et débordant, charriant ses flots à grand bruit. Au coin de la rue Saint-Joseph, près du plateau de la Merlasse, une famille d'excursionnistes, des gens qui arrivaient de Cauterets ou de Bagnères, restaient plantés au bord du trottoir, dans un étonnement profond. Ce devaient être de riches bourgeois, le père et la mère très corrects, les deux grandes filles vêtues de robes claires, avec des visages riants d'heureuses personnes qui s'amusent. Mais, à la surprise première du groupe, succédait une terreur croissante, comme s'ils avaient vu s'ouvrir une maladrerie des temps anciens, un de ces hôpitaux de la légende qu'on aurait vidé, après quelque grande épidémie. Et les deux filles pâlissaient, le père et la mère demeuraient glacés, devant le défilé ininterrompu de tant d'horreurs, dont ils recevaient le vent empesté à la face. Mon Dieu! tant de laideur, tant de saleté, tant de souffrance! Était-ce possible, sous ce beau soleil si radieux, sous ce grand ciel de lumière et de joie, où montait la fraîcheur du Gave, où le vent du matin apportait l'odeur pure des montagnes!
Lorsque Pierre, en tête du cortège, déboucha sur le plateau de la Merlasse, il se sentit baigné par ce soleil si clair, par cet air si vif et si embaumé. Il se retourna, sourit doucement à Marie; et tous deux, dans la splendeur du matin, comme ils arrivaient au centre de la place du Rosaire, furent enchantés par l'admirable horizon qui se déroulait autour d'eux.
En face, à l'est, c'était le vieux Lourdes, couché dans un large pli de terrain, de l'autre côté de son rocher. Le soleil se levait, derrière les monts lointains, et ses rayons obliques découpaient en lilas sombre ce roc solitaire, que couronnaient la tour et les murs croulants de l'antique Château, jadis la clef redoutable des sept vallées. Dans la poussière d'or volante, on ne voyait guère que des arêtes fières, des pans de constructions cyclopéennes, puis de vagues toitures au delà, les toits décolorés et perdus de l'ancienne ville; tandis qu'en deçà du Château, débordant à droite et à gauche, la ville nouvelle riait parmi les verdures, avec ses façades blanches d'hôtels, de maisons garnies, de beaux magasins, toute une cité riche et bruyante, poussée là en quelques années, comme par miracle. Le Gave passait au pied du roc, roulant le fracas de ses eaux limpides, vertes et bleues, profondes sous le vieux pont, bondissantes sous le pont neuf, construit par les Pères, pour relier la Grotte à la gare et au boulevard ouvert récemment. Et, comme fond à ce tableau délicieux, à ces eaux fraîches, à ces verdures, à cette ville rajeunie, éparse et gaie, se dressaient le petit Gers et le grand Gers, deux croupes énormes de roche nue et d'herbe rase, qui, dans l'ombre portée où elles baignaient, prenaient des teintes délicates, un mauve et un vert pâlis qui se mouraient dans du rose.
Puis, au nord, sur la rive droite du Gave, au delà des coteaux que suit la ligne du chemin de fer, montaient les hauteurs du Buala, des pentes boisées, noyées de clartés matinales. C'était de ce côté que se trouvait Bartrès. Plus à gauche, la serre de Julos se dressait, dominée par le Miramont. D'autres cimes, très loin, s'évaporaient dans l'éther. Et, au premier plan, s'étageant parmi les vallonnements herbus, de l'autre côté du Gave, la gaieté de ce point de l'horizon était les couvents nombreux qu'on avait bâtis. Ils semblaient avoir grandi comme une végétation naturelle et prompte sur cette terre du prodige. Il y avait d'abord un Orphelinat, créé par les Sœurs de Nevers, et dont les vastes bâtiments resplendissaient au soleil. Puis, c'étaient les Carmélites, en face de la Grotte, sur la route de Pau; et les Assomptionnistes, plus haut, au bord du chemin de Poueyferré; et les Dominicaines, perdues au désert, ne montrant qu'un angle de leurs toitures; et enfin les sœurs de l'Immaculée-Conception, celles qu'on appelait les sœurs Bleues, qui avaient fondé, tout au bout du vallon, une maison de retraite, où elles prenaient en pension les dames seules, les pèlerines riches, désireuses de solitude. À cette heure des offices, toutes les cloches de ces couvents sonnaient d'allégresse, à la volée, dans l'air de cristal; pendant que, de l'autre bout de l'horizon, au midi, des cloches d'autres couvents leur répondaient, avec le même éclat de joie argentine. Près du Pont-Vieux, surtout, la cloche des Clarisses égrenait une gamme de notes si claires, qu'on aurait dit le caquetage d'un oiseau. De ce côté de la ville, des vallées encore se creusaient, des monts dressaient leurs flancs nus, toute une nature tourmentée et souriante, une houle sans fin de collines, parmi lesquelles on remarquait les collines de Visens, moirées précieusement de carmin et de bleu tendre.
Mais, lorsque Marie et Pierre tournèrent les yeux vers l'ouest, ils restèrent éblouis. Le soleil frappait en plein le grand Bêout et le petit Bêout, aux coupoles d'inégale hauteur. C'était comme un fond de pourpre et d'or, un mont éblouissant, où l'on ne distinguait que le chemin qui serpente et monte au Calvaire, parmi des arbres. Et là, sur ce fond ensoleillé, rayonnant ainsi qu'une gloire, se détachaient les trois églises superposées, que la voix grêle de Bernadette avait fait surgir du roc, à la louange de la sainte Vierge. En bas, d'abord, était l'église du Rosaire, écrasée et ronde, taillée à demi dans la roche, au fond de l'esplanade qu'enserraient les bras immenses, les rampes colossales s'élevant en pente douce jusqu'à la Crypte. Il y avait là un travail énorme, toute une carrière de pierres remuées et taillées, des arches hautes comme des nefs, deux avenues de cirque géant, pour que la pompe des processions se déroulât et que la petite voiture d'une enfant malade pût monter à Dieu, sans peine. Puis, c'était la Crypte, l'église souterraine, qui montrait seulement sa porte basse, par-dessus l'église du Rosaire, dont la toiture dallée, aux vastes promenoirs, continuait les rampes. Et, enfin, la Basilique s'élançait, un peu mince et frêle, trop neuve, trop blanche, avec son style amaigri de fin bijou, jaillie des roches de Massabielle ainsi qu'une prière, une envolée de colombe pure. La flèche si menue, au-dessus des rampes gigantesques, n'apparaissait que comme la petite flamme droite d'un cierge, parmi l'immense horizon, la houle sans fin des vallées et des montagnes. À côté des verdures épaisses de la colline du Calvaire, elle avait une fragilité, une candeur pauvre de foi enfantine; et l'on songeait aussi au petit bras blanc, à la petite main blanche de la chétive fillette qui montrait le ciel, dans une crise de sa misère humaine. On ne voyait pas la Grotte, dont l'ouverture se trouvait à gauche, au bas du rocher. Derrière la Basilique, on n'apercevait plus que l'habitation des Pères, un lourd bâtiment carré, puis le palais épiscopal, beaucoup plus loin, au milieu du vallon ombreux qui s'élargissait. Et les trois églises flambaient dans le soleil du matin, et la pluie d'or des rayons battait la campagne entière, pendant que la volée sonnante des cloches semblait être la vibration même de la clarté, le réveil chanteur de ce beau jour naissant.
De la place du Rosaire, qu'ils traversaient, Pierre et Marie jetèrent un coup d'œil sur l'Esplanade, le jardin à la longue pelouse centrale, que bordent deux allées parallèles, et qui va jusqu'au nouveau pont. Là se trouvait, tournée vers la Basilique, la grande Vierge couronnée. Et toutes les malades, en passant, se signaient. Et l'effrayant cortège roulait toujours, emporté dans son cantique, au travers de la nature en fête. Sous le ciel éclatant, parmi les monts de pourpre et d'or, dans la santé des arbres centenaires, dans l'éternelle fraîcheur des eaux courantes, le cortège roulait ses damnés des maladies de la peau, à la chair rongée, ses hydropiques enflées comme des outres, ses rhumatisantes, ses paralytiques, tordues de souffrance; et les hydrocéphales défilaient, et les danseuses de Saint-Guy, et les phtisiques, les rachitiques, les épileptiques, les cancéreuses, les goitreuses, les folles, les imbéciles. Ave, ave, ave, Maria! La complainte obstinée s'enflait davantage, charriait vers la Grotte le flot abominable de la pauvreté et de la douleur humaines, dans l'effroi et l'horreur des passants, qui restaient plantés sur leurs jambes, glacés devant ce galop de cauchemar.
Pierre et Marie, les premiers, passèrent sous l'arcade haute d'une des rampes. Puis, comme ils suivaient le quai du Gave, tout d'un coup, ce fut la Grotte. Et Marie, que Pierre poussait le plus possible près de la grille, ne put que se soulever dans son chariot, en murmurant:
– Ô très sainte Vierge… Bien-aimée Vierge…
Elle n'avait rien vu, ni les édicules des piscines, ni la fontaine aux douze canons, devant lesquels elle venait de passer; et elle ne distinguait pas davantage, à gauche la boutique des articles de sainteté, à droite la chaire de pierre, qu'un religieux occupait déjà. Seule, la splendeur de la Grotte l'éblouissait, cent mille cierges lui semblaient brûler là, derrière la grille, emplissant d'un éclat de fournaise l'ouverture basse, mettant dans un rayonnement d'astre la statue de la Vierge, posée, plus haut, au bord d'une excavation étroite, en forme d'ogive. Et rien n'était, en dehors de cette glorieuse apparition, ni les béquilles dont on avait tapissé une partie de la voûte, ni les bouquets jetés en tas, se fanant parmi les lierres et les églantiers, ni l'autel lui-même placé au centre, à côté d'un petit orgue roulant, couvert d'une housse. Mais, comme elle levait les yeux, elle retrouva, au sommet du rocher, dans le ciel, la mince Basilique blanche, qui se présentait de profil maintenant, avec la fine aiguille de sa flèche, perdue au bleu de l'infini, ainsi qu'une prière.
– Ô Vierge puissante… Reine des vierges… Sainte Vierge des vierges…
Cependant, Pierre avait réussi à pousser le chariot de Marie au premier rang, en avant des bancs de chêne, qui s'alignaient très nombreux, au plein air, comme dans la nef d'une église. Déjà, ces bancs se trouvaient complètement garnis de malades qui pouvaient s'asseoir. Les espaces vides s'emplissaient de brancards posés à terre, de petites voitures dont les roues s'enchevêtraient, d'un entassement d'oreillers et de matelas, où pêle-mêle voisinaient tous les maux. Et il avait reconnu, en arrivant, les Vigneron, avec leur triste enfant Gustave, le long d'un banc; tandis que, sur les dalles, il venait d'apercevoir le lit garni de dentelles de madame Dieulafay, au chevet de qui son mari et sa sœur priaient, agenouillés. D'ailleurs, tous les malades du wagon se rangeaient là, M. Sabathier et le frère Isidore côte à côte, madame Vêtu affaissée dans une voiture, Élise Rouquet assise, la Grivotte exaltée, se soulevant sur les deux poings. Il retrouva même madame Maze, à l'écart, anéantie dans une prière; pendant que, tombée à genoux, madame Vincent, qui avait gardé sur les bras sa petite Rose, la présentait ardemment à la Vierge, d'un geste éperdu de mère, pour que la Mère de la divine grâce eût pitié. Et la foule des pèlerins, autour de cette enceinte réservée, grandissait toujours, une cohue qui se pressait, qui débordait peu à peu jusqu'au parapet du Gave.
– Ô Vierge clémente, continuait Marie à demi-voix, ô Vierge fidèle… Vierge conçue sans péché…
Et, défaillante, les lèvres agitées encore par une oraison intérieure, elle regardait Pierre éperdument. Celui-ci crut qu'elle avait un désir à lui exprimer. Il se pencha.
– Voulez-vous que je reste ici, à votre disposition, pour vous conduire tout à l'heure aux piscines?
Mais, quand elle eut compris, elle refusa d'un signe de tête. Puis, fiévreuse:
– Non, non! je ne veux pas être baignée ce matin… Il me semble qu'il faut être si digne, si pure, si sainte, avant de tenter le miracle!.. Cette matinée entière, je veux le solliciter à mains jointes, je veux prier, prier de toute ma force, de toute mon âme…
Elle suffoquait, elle ajouta:
– Ne venez me reprendre qu'à onze heures, pour retourner à l'Hôpital. Je ne bougerai pas d'ici.
Pierre, pourtant, ne s'éloigna pas, demeura près d'elle. Un instant, il se prosterna; et il aurait voulu, lui aussi, prier avec cette foi brûlante, demander à Dieu la guérison de cette enfant malade, qu'il aimait d'une si fraternelle tendresse. Mais, depuis qu'il était devant la Grotte, il sentait un singulier malaise le gagner, une sourde révolte qui gênait l'élan de sa prière. Il voulait croire, il avait espéré toute la nuit que la croyance allait refleurir en son âme, comme une belle fleur d'ignorance et de naïveté, dès qu'il s'agenouillerait sur la terre du miracle. Et il n'éprouvait là que gêne et inquiétude, en face de ce décor, de cette statue dure et blafarde dans le faux jour des cierges, entre la boutique aux chapelets, pleine d'une bousculade de clientes, et la grande chaire de pierre, d'où un père de l'Assomption lançait des Ave à pleine voix. Son âme était-elle donc desséchée à ce point? Aucune rosée divine ne pourrait-elle donc la tremper d'innocence, la rendre pareille à ces âmes de petits enfants, qui se donnent tout entières à la moindre caresse de la légende?
Puis, sa distraction continua, il reconnut le père Massias, dans le religieux qui occupait la chaire. Il l'avait rencontré autrefois, il restait troublé par cette sombre ardeur, cette face maigre, aux yeux étincelants, à la grande bouche éloquente, violentant le ciel pour le faire descendre sur la terre. Et, comme il l'examinait, étonné de se sentir si différent, il aperçut, au pied de la chaire, le père Fourcade, en grande conférence avec le baron Suire. Ce dernier semblait perplexe; pourtant, il finit par approuver, d'un branle complaisant de la tête. Il y avait également là l'abbé Judaine, qui arrêta le père un instant encore: sa large face paterne exprimait, elle aussi, une sorte d'effarement; puis, il s'inclina à son tour.
Tout d'un coup, le père Fourcade parut dans la chaire, debout, redressant sa haute taille, que l'accès de goutte dont il souffrait courbait un peu; et il n'avait pas voulu que le père Massias, son frère bien-aimé, préféré entre tous, descendît tout à fait: il le retenait sur une marche de l'étroit escalier, il s'appuyait à son épaule.
D'une voix pleine et grave, avec une autorité souveraine qui fit régner le plus profond silence, il parla.
– Mes chers frères, mes chères sœurs, je vous demande pardon d'interrompre vos prières; mais j'ai à vous faire une communication, j'ai à réclamer l'aide de toutes vos âmes fidèles… Ce matin, nous avons eu à déplorer un bien triste accident, un de nos frères est mort dans un des trains qui vous ont amenés, comme il touchait à la terre promise…
Il s'arrêta quelques secondes. Il semblait grandir encore, son beau visage se mit à rayonner, dans le flot royal de sa longue barbe.
– Eh bien! mes chers frères, mes chères sœurs, malgré tout, l'idée me vient que nous ne devons pas désespérer… Qui sait si Dieu n'a pas voulu cette mort, afin de prouver au monde sa toute-puissance?.. Une voix me parle, qui me pousse à monter ici, à vous demander vos prières pour l'homme, pour celui qui n'est plus et dont le salut est quand même aux mains de la très sainte Vierge, qui peut toujours implorer son divin Fils… Oui! l'homme est là, j'ai fait apporter le corps, et il dépend peut-être de vous qu'un miracle éclatant éblouisse la terre, si vous priez avec assez d'ardeur pour toucher le ciel… Nous plongerons le corps dans la piscine, nous supplierons le Seigneur, maître du monde, de le ressusciter, de nous donner cette marque extraordinaire de sa bonté souveraine…
Un souffle glacé, venu de l'invisible, passa sur l'assistance. Tous étaient devenus pâles; et, sans que personne eût ouvert les lèvres, il sembla qu'un murmure courait dans un frisson.
– Mais, reprit violemment le père Fourcade, qu'une réelle foi soulevait, de quelle ardeur ne faut-il pas prier! Mes chers frères, mes chères sœurs, c'est toute votre âme que je veux, c'est une prière où vous allez mettre votre cœur, votre sang, votre vie, avec ce qu'elle a de plus noble et de plus tendre… Priez de toute votre force, priez jusqu'à ne plus savoir qui vous êtes, ni où vous êtes, priez comme on aime, comme on meurt; car ce que nous allons demander là est une grâce si précieuse, si rare, si étonnante, que la violence de notre adoration peut seule obliger Dieu à nous répondre… Et, pour que nos prières soient efficaces, pour qu'elles aient le temps de s'élargir et de monter aux pieds de l'Éternel, ce ne sera que cette après-midi, à trois heures, que nous descendrons le corps dans la piscine… Mes chers frères, mes chères sœurs, priez, priez la très sainte Vierge, la Reine des Anges, la Consolatrice des affligés!
Et lui-même, éperdu d'émotion, reprit le rosaire, pendant que le père Massias éclatait en sanglots. Le grand silence anxieux fut rompu, une contagion gagna la foule, l'emporta en cris, en larmes, en des bégaiements désordonnés de supplication. Ce fut comme un délire qui soufflait, abolissant les volontés, ne faisant plus de tous ces êtres qu'un être, exaspéré d'amour, lancé au désir fou de l'impossible prodige.
Pierre, un moment, avait cru que la terre manquait sous lui, qu'il allait tomber et s'évanouir. Il se releva péniblement, il s'écarta.
III
Comme Pierre s'éloignait, dans son malaise, envahi d'une invincible répugnance à rester là davantage, il aperçut M. de Guersaint agenouillé près de la Grotte, l'air absorbé, priant de toute sa foi. Il ne l'avait pas revu depuis le matin, il ignorait s'il était parvenu à louer deux chambres; et son premier mouvement fut de le rejoindre. Puis, il hésita, ne voulut point troubler son recueillement, pensant qu'il priait sans doute pour sa fille, qu'il adorait, malgré ses continuelles distractions de cervelle inquiète. Et il passa, il s'enfonça sous les arbres. Neuf heures sonnaient, il avait deux heures devant lui.
Là, de la berge sauvage, où paissaient autrefois les pourceaux, on avait fait, à coups d'argent, une avenue superbe, longeant le Gave. Il avait fallu en reculer le lit, pour gagner du terrain et établir un quai monumental, que bordait un large trottoir défendu par un parapet. L'avenue allait buter contre un coteau, à deux ou trois cents mètres; et c'était ainsi comme une promenade fermée, garnie de bancs, ombragée d'arbres magnifiques. Personne n'y passait, le trop-plein de la foule y débordait seul. Il s'y trouvait encore des coins de solitude, entre le mur gazonné qui l'isolait au midi et les vastes champs qui se déroulaient au nord, de l'autre côté du Gave, des pentes boisées, égayées par les façades blanches des couvents. Pendant les brûlantes journées d'août, on goûtait là une fraîcheur délicieuse, sous les ombrages, au bord des eaux courantes.
Et Pierre, tout de suite, se sentit reposé, comme au sortir d'un rêve pénible. Il s'interrogeait, s'inquiétait de ses sensations. Le matin, n'était-il donc pas arrivé à Lourdes avec le désir de croire, l'idée que déjà il recommençait à croire, ainsi qu'aux années dociles de son enfance, lorsque sa mère lui faisait joindre les mains, en lui apprenant à craindre Dieu? Et, dès qu'il s'était trouvé devant la Grotte, voilà que l'idolâtrie du culte, la violence de la foi, l'assaut contre la raison, venaient de l'incommoder jusqu'à la défaillance! Qu'allait-il donc devenir? Ne pourrait-il même tenter de combattre son doute, en utilisant son voyage, de façon à voir et à se convaincre? C'était un début décourageant, dont il restait troublé; et il fallait ces beaux arbres, ce torrent si limpide, cette avenue si calme et si fraîche, pour le remettre de la secousse.
Puis, comme Pierre atteignait le bout de l'allée, il fit une rencontre imprévue. Depuis quelques secondes, il regardait un grand vieillard qui venait à lui, boutonné étroitement dans une redingote, coiffé d'un chapeau à bords plats; et il cherchait à se rappeler ce visage pâle, au nez d'aigle, aux yeux très noirs et pénétrants. Mais la longue barbe blanche, les boucles blanches des longs cheveux, le déroutaient. Le vieillard s'arrêta, l'air étonné, lui aussi.
– Comment! Pierre, c'est vous, à Lourdes!
Et, brusquement, le jeune prêtre reconnut le docteur Chassaigne, l'ami de son père, son vieil ami à lui-même, qui l'avait guéri, puis réconforté, dans sa terrible crise physique et morale, au lendemain de la mort de sa mère.
– Ah! mon bon docteur, que je suis content de vous voir!
Tous deux s'embrassèrent, avec une grande émotion. Maintenant, devant cette neige des cheveux et de la barbe, devant cette marche lente, cet air infiniment triste, Pierre se rappelait l'acharnement du malheur qui avait vieilli cet homme. Quelques années à peine s'étaient écoulées, et il le retrouvait foudroyé par le destin.
– Vous ne saviez point que j'étais resté à Lourdes, n'est-ce pas? C'est vrai, je n'écris plus, je ne suis plus avec les vivants, car j'habite au pays des morts.
Des larmes parurent dans ses yeux; et il reprit, la voix brisée:
– Tenez! venez vous asseoir sur ce banc, ça me fera tant plaisir, de revivre un instant avec vous, comme autrefois!
À son tour, le prêtre sentit un sanglot le suffoquer. Il ne trouvait rien, il ne put que murmurer:
– Ah! mon bon docteur, mon vieil ami, je vous ai plaint de tout mon cœur, de toute mon âme!
C'était le désastre, le naufrage d'une vie. Le docteur Chassaigne et sa fille Marguerite, une grande, une adorable fille de vingt ans, étaient venus installer à Cauterets madame Chassaigne, l'épouse, la mère d'élection, dont la santé leur donnait des inquiétudes; et, au bout de quinze jours, elle allait beaucoup mieux, elle projetait des excursions, lorsque, brutalement, un matin, on l'avait trouvée morte dans son lit. Atterrés sous le coup terrible, le père et la fille restèrent comme étourdis par la trahison du sort. Le docteur, originaire de Bartrès, avait, dans le cimetière de Lourdes, une sépulture de famille, un tombeau qu'il s'était plu à faire construire, et où reposaient déjà ses parents. Aussi voulut-il que le corps de sa femme y vînt dormir, à côté de la case vide, où il comptait bientôt la rejoindre. Et il s'attardait là, depuis une semaine, avec Marguerite, quand celle-ci, prise d'un grand frisson, s'alita un soir, et mourut le surlendemain, sans que son père égaré pût se rendre un compte exact de la maladie. Ce fut la fille, florissante de jeunesse, rayonnante de beauté et de santé, que l'on coucha au cimetière, dans la case vide, près de la mère. L'homme heureux de la veille, l'homme aidé, adoré, qui avait à lui deux chères créatures dont la tendresse lui tenait chaud au cœur, n'était plus qu'un vieil homme misérable, bégayant et perdu, que la solitude glaçait. Toute la joie de sa vie avait croulé, il enviait les cantonniers qui cassaient les pierres sur les routes, quand il voyait des femmes et des gamines leur apporter la soupe, pieds nus. Et il s'était refusé à quitter Lourdes, il avait tout abandonné, ses travaux, sa clientèle de Paris, pour vivre là, près de cette tombe où sa femme et sa fille dormaient leur dernier sommeil.
– Ah! mon vieil ami, répéta Pierre, comme je vous ai plaint! Quelle affreuse douleur!.. Mais pourquoi n'avoir pas compté un peu sur ceux qui vous aiment? pourquoi vous être enfermé ici, dans votre chagrin?
Le docteur eut un geste qui embrassait l'horizon.
– Je ne puis m'en aller, elles sont là, elles me gardent… C'est fini, j'attends de les rejoindre.
Et le silence retomba. Derrière eux, dans les arbrisseaux du talus, des oiseaux voletaient; tandis qu'ils entendaient, en face, le grand murmure du Gave. Au flanc des coteaux, le soleil s'alourdissait, en une lente poussière d'or. Mais, sous les beaux arbres, sur ce banc écarté, la fraîcheur restait délicieuse; et ils étaient comme au désert, à deux cents pas de la foule, sans que personne s'arrachât de la Grotte, pour s'égarer jusqu'à eux.
Longtemps, ils causèrent. Pierre lui avait conté dans quelles circonstances il était arrivé le matin à Lourdes, avec le pèlerinage national, en compagnie de M. de Guersaint et de sa fille. Puis, à certaines phrases, il eut un sursaut d'étonnement.
– Eh quoi! docteur, vous croyez maintenant le miracle possible? vous, grand Dieu! vous que j'ai connu incrédule, ou tout au moins d'une complète indifférence! Il le regardait, stupéfait de ce qu'il lui entendait dire de la Grotte et de Bernadette. Lui, une tête si solide, un savant d'une intelligence si exacte, dont il avait tant admiré autrefois les puissantes facultés d'analyse! Comment un esprit de cette nature, élevé et clair, dégagé de toute foi, nourri dans la méthode et l'expérience, en était-il arrivé à admettre les guérisons miraculeuses, opérées par cette divine fontaine, que la sainte Vierge avait fait jaillir sous les doigts d'une enfant?
– Mais, mon bon docteur, rappelez-vous donc! C'est vous-même qui aviez fourni des notes à mon père sur Bernadette, votre petite payse, ainsi que vous la nommiez; et c'est vous, plus tard, lorsque toute cette histoire m'a passionné un instant, qui m'avez parlé longuement d'elle. Pour vous, elle n'était qu'une malade, une hallucinée, une enfantine à demi inconsciente, incapable de vouloir… Souvenez-vous de nos causeries, de mes doutes, de la saine raison que vous m'avez aidé à reconquérir!
Et il s'émotionnait, car n'était-ce pas la plus étrange des aventures? lui, prêtre, autrefois résigné à la croyance, ayant achevé de perdre la foi, au contact de ce médecin alors incroyant, qu'il retrouvait maintenant converti, gagné au surnaturel, lorsque lui-même agonisait du tourment de ne plus croire!
– Vous qui n'acceptiez que les faits exacts, qui basiez tout sur l'observation!.. Renoncez-vous donc à la science?
Alors, Chassaigne, paisible et tristement souriant jusque-là, eut un geste de violence et de souverain mépris.
– La science! est-ce que je sais quelque chose, est-ce que je peux quelque chose?.. Vous me demandiez tout à l'heure de quoi ma pauvre Marguerite était morte. Mais je n'en sais rien! Moi qu'on imagine si savant, si armé contre la mort, je n'y ai rien compris, je n'ai rien pu, pas même prolonger d'une heure la vie de ma fille. Et ma femme, que j'ai trouvée froide dans son lit, lorsqu'elle s'était couchée la veille mieux portante et si gaie, est-ce que j'ai été capable seulement de prévoir ce qu'il aurait fallu faire?.. Non, non! pour moi, la science a fait faillite. Je ne veux plus rien savoir, je ne suis qu'une bête et qu'un pauvre homme.
Il disait cela, dans une révolte furieuse contre tout son passé d'orgueil et de bonheur. Puis, lorsqu'il se fut apaisé:
– Tenez! je n'ai plus qu'un remords affreux. Oui, il me hante, il me pousse sans cesse par ici, à rôder au milieu de ces gens qui prient… C'est de n'être pas venu d'abord m'humilier devant cette Grotte, en y amenant mes deux chères créatures. Elles se seraient agenouillées comme toutes ces femmes que vous voyez, je me serais simplement agenouillé avec elles, et la sainte Vierge me les aurait peut-être guéries et conservées… Moi, imbécile, je n'ai su que les perdre. C'est ma faute.
Des larmes, maintenant, ruisselaient de ses yeux.
– Dans mon enfance, à Bartrès, je me souviens que ma mère, une paysanne, me faisait joindre les mains, pour demander chaque matin le secours de Dieu. Cette prière m'est nettement revenue à la mémoire, lorsque je me suis retrouvé seul, aussi faible et perdu qu'un enfant. Que voulez-vous, mon ami? mes mains se sont jointes comme autrefois, j'étais trop misérable, trop abandonné, je sentais trop vivement le besoin d'un secours surhumain, d'une puissance divine qui pensât, qui voulût pour moi, qui me berçât et m'emportât dans sa prescience éternelle… Ah! les premiers jours, quelle confusion, quel égarement au fond de ma triste tête, sous l'effroyable coup de massue qu'elle venait de recevoir! J'ai passé vingt nuits sans dormir, espérant que j'allais devenir fou. Toutes sortes d'idées se battaient, j'avais des révoltes pendant lesquelles je montrais le poing au ciel, je tombais ensuite à des humilités, suppliant Dieu de me prendre à mon tour… Et c'est enfin une certitude de justice, une certitude d'amour qui m'a calmé, en me rendant la foi. Voyons, vous avez connu ma fille, si grande, si belle, si éclatante de vie: ne serait-ce pas la plus monstrueuse injustice, si, pour elle qui n'a pas vécu, il n'y avait rien au delà du tombeau? Elle doit revivre, j'en ai l'absolue conviction, car je l'entends encore parfois, elle me dit que nous nous retrouverons, que nous nous reverrons. Oh! les êtres chers qu'on a perdus, ma chère fille, ma chère femme, les revoir, revivre ailleurs avec elles, l'unique espérance est là, l'unique consolation à toutes les douleurs de ce monde!.. Je me suis donné à Dieu, puisque Dieu seul peut me les rendre.
Un petit grelottement de vieillard débile l'agitait, et Pierre comprenait enfin, rétablissait ce cas de conversion: le savant, l'intellectuel vieilli, qui retournait à la croyance, sous l'empire du sentiment. D'abord, ce qu'il n'avait pas soupçonné jusque-là, il découvrait une sorte d'atavisme de la foi, chez ce Pyrénéen, ce fils de paysans montagnards, élevé dans la légende, et que la légende reprenait, même lorsque cinquante années d'études positives avaient passé sur elle. Puis, c'était la lassitude humaine, l'homme auquel la science n'a pas donné le bonheur, et qui se révolte contre la science, le jour où elle lui paraît bornée, impuissante à empêcher ses larmes. Et, enfin, il y avait encore là du découragement, un doute de toutes choses qui aboutissait à un besoin de certitude, chez le vieil homme, attendri par l'âge, heureux de s'endormir dans la crédulité.
Pierre ne protestait pas, ne raillait pas, car ce grand vieillard foudroyé, avec sa sénilité douloureuse, lui déchirait le cœur. Sous de tels coups, n'est-ce pas une pitié que de voir les plus forts, les plus clairs, redevenir enfants?