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Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 9

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Le jour augmentait, une aube limpide qui blanchissait le ciel, dont le reflet éclairait la terre, noire encore. On commençait à distinguer les gens et les choses.

– Non, tout à l'heure! répétait Marie à Pierre, qui cherchait à se dégager. Attendons que le flot s'écoule.

Et elle s'intéressa à un homme de soixante ans environ, d'aspect militaire, qui se promenait parmi les malades. La tête carrée, les cheveux blancs et taillés en brosse, il aurait eu l'air solide encore, s'il n'avait point traîné le pied gauche, qu'il jetait en dedans, à chaque pas. Il s'appuyait, de la main gauche, sur une grosse canne.

M. Sabathier, qui venait depuis sept ans, l'aperçut et s'égaya.

– Ah! c'est vous, Commandeur!

Peut-être s'appelait-il M. Commandeur. Mais, comme il était décoré et qu'il portait un large ruban rouge, peut-être le surnommait-on ainsi, à cause de sa décoration, bien qu'il fût simple chevalier. Personne ne savait au juste son histoire; et il devait avoir encore de la famille quelque part, des enfants sans doute; mais ces choses restaient vagues. Depuis trois ans déjà, il était à la gare, chargé d'une surveillance aux messageries, une simple occupation, une petite place qu'on lui avait donnée par grande faveur, et dont le maigre salaire lui permettait de vivre parfaitement heureux. Frappé d'une première attaque d'apoplexie à cinquante-cinq ans, il en avait eu une seconde deux ans plus tard, qui lui avait laissé un peu de paralysie du côté gauche. Maintenant, il attendait la troisième, d'un air d'absolue tranquillité. Comme il le disait, il était au bon plaisir de la mort, ce soir, demain, à l'instant même. Et tout Lourdes le connaissait bien, pour sa manie, au moment des pèlerinages, l'habitude qu'il avait prise d'aller, tirant le pied et s'appuyant sur sa canne, à chaque train qui arrivait, s'étonner violemment et reprocher aux malades la rage qu'ils avaient de vouloir guérir.

Il voyait depuis trois ans M. Sabathier, toute sa colère tomba sur lui.

– Comment! vous voilà encore? Vous tenez donc bien à vivre cette exécrable vie?.. Mais, sacrebleu! mourez donc tranquillement chez vous, dans votre lit! Est-ce que ce n'est pas ce qu'il y a de meilleur au monde?

M. Sabathier riait, sans se fâcher, brisé pourtant par la façon rude dont il avait fallu le descendre.

– Non, non, j'aime mieux guérir!

– Guérir, guérir, ils demandent tous cela! Faire des centaines de lieues, arriver en morceaux, hurlant de souffrance, et pour guérir, et pour recommencer toutes les peines, toutes les douleurs!.. Voyons, vous, monsieur, à votre âge, avec votre corps en ruine, vous seriez bien attrapé, si votre sainte Vierge vous rendait les jambes. Qu'est-ce que vous en feriez, mon Dieu? Quelle joie trouveriez-vous à prolonger, pendant quelques années encore, l'abomination de la vieillesse?.. Eh! pendant que vous y êtes, mourez donc tout de suite! C'est le bonheur!

Et il disait cela, non pas en croyant qui aspire à la récompense de l'autre vie, mais en homme las qui compte tomber au néant, à la grande paix éternelle de n'être plus.

Pendant que M. Sabathier haussait les épaules, comme s'il avait eu affaire à un enfant, l'abbé Judaine, qui venait enfin de retrouver sa bannière, s'arrêta au passage pour gronder doucement le Commandeur, qu'il connaissait, lui aussi.

– Ne blasphémez pas, cher monsieur, c'est offenser le ciel, que de refuser la vie et que de ne pas aimer la santé. Vous-même, si vous m'aviez cru, vous auriez déjà demandé à la sainte Vierge la guérison de votre jambe.

Alors, le Commandeur s'emporta.

– Ma jambe! elle n'y peut rien, je suis tranquille! Et que la mort vienne donc, et que ce soit fini, à jamais!.. Quand il faut mourir, on se tourne contre le mur, et l'on meurt, c'est si simple!

Mais le vieux prêtre l'interrompit. Il lui montra Marie, qui les écoutait, étendue dans sa caisse:

– Vous renvoyez tous nos malades mourir chez eux, même mademoiselle, n'est-ce pas? qui est en pleine jeunesse et qui veut vivre.

Marie, ardemment, ouvrait ses grands yeux, dans son désir d'être, de prendre sa part du vaste monde; et le Commandeur, s'étant approché, la regardait, saisi brusquement d'une profonde émotion, qui fit trembler sa voix.

– Si mademoiselle guérit, je lui souhaite un autre miracle, celui d'être heureuse.

Et il s'en alla, continua sa promenade de philosophe courroucé, au milieu des malades, en traînant le pied et en tapant les dalles du fer de sa grosse canne.

Peu à peu, le trottoir se déblayait, on avait emporté madame Vêtu et la Grivotte; et ce fut Gérard qui emmena M. Sabathier dans une petite voiture; tandis que le baron Suire et Berthaud donnaient déjà des ordres, pour le train suivant, le train vert, qu'on attendait. Il n'y avait plus là que Marie, dont Pierre se chargeait jalousement. Mais il s'était attelé, il l'avait traînée dans la cour de la gare, lorsqu'ils remarquèrent que, depuis un instant, M. de Guersaint avait disparu. Tout de suite, d'ailleurs, ils l'aperçurent en grande conversation avec l'abbé Des Hermoises, dont il venait de faire la connaissance. Une égale admiration de la nature les avait rapprochés. Le jour achevait de paraître, les montagnes environnantes se montraient dans leur majesté. Et M. de Guersaint poussait des cris de ravissement.

– Quel pays, monsieur! Voici trente ans que je désire visiter le cirque de Gavarnie. Mais c'est encore loin, et si cher, que je ne pourrai sûrement faire cette excursion.

– Monsieur, vous vous trompez, rien n'est plus faisable. En se mettant à plusieurs, la dépense est modique.

Et, justement, je compte y retourner, cette année, de sorte que si vous voulez bien être des nôtres…

– Comment donc, monsieur!.. Nous en recauserons. Mille fois merci!

Sa fille l'appelait, il la rejoignit, après un cordial échange de saluts. Pierre avait décidé qu'il traînerait Marie jusqu'à l'Hôpital, pour lui éviter le transbordement dans une autre voiture. Les omnibus, les landaus, les tapissières revenaient déjà, obstruant de nouveau la cour, attendant le train vert; et il eut quelque peine à gagner la route, avec le petit chariot, dont les roues basses entraient dans la boue, jusqu'aux moyeux. Des agents de police, chargés du service d'ordre, pestaient contre cet affreux gâchis qui éclaboussait leurs bottes. Seules, les raccoleuses, les vieilles et les jeunes, brûlant de louer leurs chambres, se moquaient des flaques, les traversaient avec leurs sabots, à la poursuite des pèlerins.

Comme le chariot roulait plus librement sur la route en pente, Marie leva la tête pour demander à M. de Guersaint, qui marchait près d'elle:

– Père, quel jour sommes-nous aujourd'hui?

– Samedi, ma mignonne.

– C'est vrai, samedi, le jour de la sainte Vierge… Est-ce aujourd'hui qu'elle me guérira?

Et, derrière elle, furtivement, sur une civière couverte, deux porteurs descendaient le cadavre de l'homme, qu'ils étaient allés prendre au fond de la salle des messageries, dans l'ombre des tonneaux, pour le conduire en un lieu secret que le père Fourcade venait de désigner.

II

L'Hôpital de Notre-Dame des Douleurs, bâti par un chanoine charitable, et inachevé, faute d'argent, est un vaste bâtiment de quatre étages, beaucoup trop haut, où il est difficile de monter les malades. D'ordinaire, une centaine de vieillards infirmes et pauvres l'occupent. Mais, pendant le pèlerinage national, ces vieillards sont abrités ailleurs pour trois jours, et l'Hôpital est loué aux pères de l'Assomption, qui parfois y installent jusqu'à cinq et six cents malades. On a beau, d'ailleurs, les y entasser, les salles sont insuffisantes. On distribue les trois ou quatre centaines de malades qui restent, les hommes à l'Hôpital du Salut, les femmes à l'Hospice de la ville.

Ce matin-là, sous le soleil levant, la confusion était grande, dans la cour sablée, devant la porte que gardaient deux prêtres. Depuis la veille, le personnel de la Direction temporaire avait pris possession des bureaux, avec un luxe de registres, de cartes, de formules imprimées. On voulait faire beaucoup mieux que l'année précédente: les salles du bas devaient être réservées aux malades impotents; d'autre part, la distribution des cartes, portant le nom de la salle et le numéro du lit, serait contrôlée avec soin, car des erreurs d'identité s'étaient produites. Mais, devant le flot de grands malades que le train blanc venait d'amener, toutes les bonnes intentions s'effaraient, et les formalités nouvelles compliquaient tellement les choses, qu'il avait fallu prendre le parti de déposer les malheureux dans la cour, au fur et à mesure qu'ils arrivaient, en attendant de pouvoir les admettre avec un peu d'ordre. C'était le déballage de la gare qui recommençait, le pitoyable campement en plein air, tandis que les brancardiers et que les employés du secrétariat, de jeunes séminaristes, couraient de toutes parts, d'un air éperdu.

– On a voulu trop bien faire! criait désespérément le baron Suire.

Et le mot était juste, jamais on n'avait pris tant de précautions inutiles, on s'apercevait qu'on avait classé dans les salles du haut les malades les plus difficiles à remuer, par suite d'erreurs inexplicables. Il était impossible de refaire le classement, tout allait de nouveau s'organiser au petit bonheur; et la distribution des cartes commença, pendant qu'un jeune prêtre écrivait sur un registre les noms et les adresses, pour le contrôle. Chaque malade, d'ailleurs, devait produire sa carte d'hospitalité, de la couleur du train, portant son nom, son numéro d'ordre, et sur laquelle on inscrivait le nom de la salle et le numéro du lit. Cela éternisait le défilé des admissions.

Alors, de bas en haut du vaste bâtiment, au travers des quatre étages, ce fut un piétinement sans fin. M. Sabathier se trouva un des premiers installés, dans une salle du rez-de-chaussée, la salle dite des ménages, où les hommes malades étaient autorisés à garder leurs femmes près d'eux. On n'admettait du reste que des femmes, dans les autres salles, à tous les étages. Et, bien que le frère Isidore fût avec sa sœur, on consentit à les considérer comme un ménage, on le plaça près de M. Sabathier, dans le lit voisin. La chapelle se trouvait à côté, encore blanche de plâtre, les baies fermées par de simples planches. D'autres salles aussi restaient inachevées, garnies quand même de matelas, où les malades s'entassaient rapidement. Mais, déjà, la foule de celles qui pouvaient marcher, assiégeait le réfectoire, une longue galerie dont les fenêtres ouvraient sur une cour intérieure; et les sœurs Saint-Frai, les desservantes habituelles de l'Hôpital, demeurées à leur poste pour faire la cuisine, distribuaient des bols de café au lait et de chocolat à toutes ces pauvres femmes, épuisées par le terrible voyage.

– Reposez-vous, prenez des forces, répétait le baron Suire, qui se prodiguait, se montrait partout à la fois. Vous avez trois bonnes heures. Il n'est pas cinq heures et les révérends pères ont donné l'ordre de n'aller à la Grotte qu'à huit heures, pour éviter la trop grande fatigue.

En haut, au second étage, madame de Jonquière avait pris, une des premières, possession de la salle Sainte-Honorine, dont elle était la directrice. Elle avait dû laisser en bas sa fille Raymonde, qui était attachée au service du réfectoire, le règlement interdisant aux jeunes filles de pénétrer dans les salles, où elles auraient pu voir des choses malséantes et trop affreuses. Mais la petite madame Désagneaux, simple dame hospitalière, n'avait pas quitté la directrice, à qui elle demandait déjà des ordres, ravie de pouvoir se dévouer enfin.

– Madame, est-ce que tous ces lits sont bien faits? Si je les refaisais avec sœur Hyacinthe?

La salle, peinte en jaune clair, mal éclairée sur la cour intérieure, contenait quinze lits, alignés sur deux rangs, le long des murs.

– Tout à l'heure, nous verrons, répondit madame de Jonquière, l'air absorbé.

Elle comptait les lits, elle examinait cette salle longue et étroite. Puis, à demi-voix:

– Jamais je n'aurai assez de place. On m'a annoncé vingt-trois malades, et il va falloir mettre des matelas par terre.

Sœur Hyacinthe, qui avait suivi ces dames, après avoir laissé sœur Saint-François et sœur Claire des Anges s'installer dans une petite pièce voisine, transformée en lingerie, soulevait les couvertures, examinait la literie. Et elle rassura madame Désagneaux.

– Oh! les lits sont bien faits, tout est propre. On voit que les sœurs Saint-Frai ont passé par là… Seulement, la réserve des matelas est tout à côté, et si madame veut me donner un coup de main, nous pouvons, sans attendre, en mettre une rangée, ici, entre les lits.

– Mais certainement! cria la jeune femme, exaltée par l'idée de porter des matelas, avec ses bras frêles de jolie blonde.

Il fallut que madame de Jonquière la calmât.

– Tout à l'heure, rien ne presse. Attendons que nos malades soient là… Je n'aime pas beaucoup cette salle, qu'il est difficile d'aérer. L'année dernière, j'avais la salle Sainte-Rosalie, au premier étage… Enfin, nous allons nous organiser tout de même.

D'autres dames hospitalières arrivaient, une ruche débordante d'abeilles travailleuses, pressées de se mettre à la besogne. C'était même une cause de confusion de plus, ce trop grand nombre d'infirmières, venues du grand monde et de la bourgeoisie, avec une ferveur de zèle où il se mêlait un peu de vanité. Elles étaient plus de deux cents. Comme chacune, à son entrée dans l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut, devait faire un don, on n'osait en refuser aucune, de crainte de tarir les aumônes; et leur nombre croissait d'année en année. Heureusement, il y en avait, parmi elles, à qui il suffisait de porter au corsage la croix de drap rouge, et qui, dès leur arrivée à Lourdes, partaient en excursions. Mais celles qui se dévouaient étaient vraiment méritoires, car elles passaient cinq jours d'abominable fatigue, dormant à peine deux heures par nuit, vivant au milieu des spectacles les plus terribles et les plus répugnants. Elles assistaient aux agonies, elles pansaient les plaies empestées, elles vidaient les cuvettes et les vases, changeaient de linge les gâteuses, retournaient les malades, toute une besogne atroce, écrasante, dont elles n'avaient pas l'habitude. Aussi en sortaient-elles courbaturées, mortes, avec des yeux de fièvre, brûlant de cette joie de la charité qui les exaltait.

– Et madame Volmar? demanda madame Désagneaux. Je croyais la retrouver ici.

Doucement, madame de Jonquière coupa court, comme si elle était au courant et qu'elle eût voulu faire le silence, par une indulgence de femme tendre aux misères humaines.

– Elle n'est pas forte, elle se repose à l'hôtel. Il faut la laisser dormir.

Puis, elle partagea les lits entre ces dames, donna deux lits à chacune. Et toutes achevèrent de prendre possession du local, allant et venant, montant et descendant, pour se rendre compte où étaient l'administration, la lingerie, les cuisines.

– Et la pharmacie? demanda encore madame Désagneaux.

Mais il n'y avait pas de pharmacie. Aucun personnel médical n'était même là. À quoi bon? puisque les malades étaient des abandonnées de la science, des désespérées qui venaient demander à Dieu une guérison que les hommes impuissants ne pouvaient leur promettre. Tout traitement, pendant le pèlerinage, se trouvait logiquement interrompu. Si quelque malheureuse entrait en agonie, on l'administrait. Et, seul, le jeune médecin qui accompagnait d'ordinaire le train blanc, était là, avec sa petite boîte de secours, pour tenter de la soulager un peu, dans le cas où une malade le réclamerait, pendant une crise.

Justement, sœur Hyacinthe amenait Ferrand, que la sœur Saint-François avait gardé avec elle, dans un cabinet voisin de la lingerie, où il se proposait de se tenir en permanence.

– Madame, dit-il à madame de Jonquière, je suis à votre entière disposition. En cas de besoin, vous n'aurez qu'à m'envoyer chercher.

Elle l'écoutait à peine, se querellait avec un jeune prêtre de l'administration, parce qu'il n'y avait que sept vases de nuit pour toute la salle.

– Certainement, monsieur, s'il nous fallait une potion calmante…

Mais elle n'acheva pas, retourna à sa discussion.

– Enfin, monsieur l'abbé, tâchez de m'en avoir encore quatre ou cinq… Comment voulez-vous que nous fassions? C'est déjà si pénible!

Et Ferrand écoutait, regardait, effaré de ce monde extraordinaire, où un hasard l'avait fait tomber, depuis la veille. Lui qui ne croyait pas, qui n'était là que par dévouement, s'étonnait de l'effroyable bousculade de tant de misère et de souffrance, se ruant à l'espoir du bonheur. Surtout, ses idées de jeune médecin étaient bouleversées, devant cette insouciance de toutes précautions, ce mépris des plus simples indications de la science, dans la certitude que, si le ciel le voulait, la guérison se produirait avec l'éclat d'un démenti aux lois mêmes de la nature. Alors, pourquoi cette dernière concession au respect humain, d'emmener un médecin qu'on employait si mal? Il retourna dans son cabinet, vaguement honteux, en se sentant inutile et un peu ridicule.

– Préparez tout de même des pilules d'opium, lui dit sœur Hyacinthe qui l'avait accompagné jusqu'à la lingerie. On vous en demandera, nous avons des malades qui m'inquiètent.

Elle le regardait de ses grands yeux bleus, si doux, si bons, au continuel et divin sourire. Le mouvement qu'elle se donnait, rosait d'un sang vif sa peau éclatante de jeunesse. Et, en bonne amie qui consentait à partager avec lui les besognes de son cœur:

– Puis, si j'ai besoin de quelqu'un pour lever ou coucher une malade, vous me donnerez bien un coup de main?

Alors, il fut content d'être venu, d'être là, à l'idée qu'il lui serait utile. Il la revoyait à son chevet, lorsqu'il avait failli mourir, le soignant avec des mains fraternelles, d'une bonne grâce rieuse d'ange sans sexe, où il y avait du camarade et de la femme.

– Mais tant que vous voudrez, ma sœur! Je vous appartiens, je serai si heureux de vous servir! Vous savez quelle dette de reconnaissance j'ai à payer envers vous?

Gentiment, elle mit un doigt sur ses lèvres, pour le faire taire. Personne ne lui devait rien. Elle n'était que la servante des souffrants et des pauvres.

À ce moment, une première malade faisait son entrée dans la salle Sainte-Honorine. C'était Marie, que Pierre, aidé de Gérard, venait de monter, couchée au fond de sa caisse de bois. Partie la dernière de la gare, elle arrivait ainsi avant les autres, grâce aux complications sans fin, qui, après les avoir toutes arrêtées, les libéraient maintenant, au hasard de la distribution des cartes. M. de Guersaint, devant la porte de l'Hôpital, avait dû quitter sa fille, sur le désir de celle-ci: elle s'inquiétait de l'encombrement des hôtels, elle voulait qu'il s'assurât immédiatement de deux chambres, pour lui et pour Pierre. Et elle était si lasse, qu'après s'être désespérée de ne pas être conduite à la Grotte tout de suite, elle consentit à ce qu'on la couchât un instant.

– Voyons, mon enfant, répétait madame de Jonquière, vous avez trois heures devant vous. Nous allons vous mettre sur votre lit. Cela vous reposera, de n'être plus dans cette caisse.

Elle la souleva par les épaules, tandis que sœur Hyacinthe tenait les pieds. Le lit se trouvait au milieu de la salle, près d'une fenêtre. Un moment, la malade demeura les yeux clos, comme épuisée, d'avoir été remuée ainsi. Puis, il fallut que Pierre rentrât, car elle s'énervait, disait avoir des choses à lui expliquer.

– Ne vous en allez pas, mon ami, je vous en conjure. Emportez cette caisse sur le palier, mais restez là, parce que je veux être descendue, dès qu'on m'en donnera la permission.

– Êtes-vous mieux, couchée? demanda le jeune prêtre.

– Oui, oui, sans doute… Et, d'ailleurs, je ne sais pas… J'ai une telle hâte, mon Dieu! d'être là-bas, aux pieds de la sainte Vierge!

Pourtant, lorsque Pierre eut emporté la caisse, elle fut distraite par l'arrivée successive des malades. Madame Vêtu, que deux brancardiers avaient montée en la soutenant sous les bras, fut posée par eux, toute habillée, sur le lit voisin; et elle y resta immobile, sans un souffle, avec son masque jaune et lourd de cancéreuse. On n'en déshabillait aucune, on se contentait de les allonger, en leur conseillant de s'assoupir, si elles le pouvaient. Celles qui n'étaient point alitées, s'asseyaient au bord de leur matelas, causaient entre elles, rangeaient leurs petites affaires. Déjà, Élise Rouquet, qui était également près de Marie, à gauche, défaisait son panier, pour en tirer un fichu propre, très ennuyée de n'avoir pas de glace. Et, en moins de dix minutes, tous les lits se trouvèrent occupés, de sorte que, lorsque la Grivotte parut, à demi portée par sœur Hyacinthe et sœur Claire des Anges, il fallut commencer à mettre des matelas par terre.

– Tenez! en voici un! criait madame Désagneaux. Elle sera très bien, à cette place, loin du courant d'air de la porte.

Bientôt, sept autres matelas furent ajoutés à la file, occupant toute l'allée centrale. On ne pouvait plus circuler, il fallait prendre des précautions pour suivre les sentiers étroits, ménagés autour des malades. Chacune gardait son paquet, son carton, sa valise; et c'était, au pied des couches improvisées, un entassement de pauvres choses, de loques traînant parmi les draps et les couvertures. On aurait dit une ambulance pitoyable, organisée à la hâte après quelque grande catastrophe, un incendie, un tremblement de terre, qui aurait jeté à la rue des centaines de blessés et de pauvres.

Madame de Jonquière allait d'un bout de la salle à l'autre, répétant toujours:

– Voyons, mes enfants, ne vous excitez pas, tâchez de dormir un peu.

Mais elle n'arrivait pas à les calmer, et elle-même, ainsi que les dames hospitalières, placées sous ses ordres, augmentaient la fièvre, par leur effarement. Il fallait changer de linge plusieurs malades, d'autres avaient des besoins. Une, qui souffrait d'un ulcère à la jambe, poussait de telles plaintes, que madame Désagneaux avait entrepris de refaire le pansement; mais elle était malhabile, et malgré tout son courage d'infirmière passionnée, elle manquait de s'évanouir, tant l'insupportable odeur l'incommodait. Les mieux portantes demandaient du bouillon, des bols circulaient, au milieu des appels, des réponses, des ordres contradictoires qu'on ne savait comment exécuter. Et, très gaie, lâchée à travers cette bousculade, la petite Sophie Couteau, qui demeurait avec les sœurs, se croyait en récréation, courait, dansait, sautait à cloche-pied, appelée par toutes, aimée et cajolée, pour l'espoir du miracle qu'elle apportait à chacune.

Les heures pourtant s'écoulaient, dans cette agitation. Sept heures venaient de sonner, lorsque l'abbé Judaine entra. Il était aumônier de la salle Sainte-Honorine, et la difficulté de trouver un autel libre pour dire sa messe, l'avait seule attardé. Dès qu'il parut, un cri d'impatience s'éleva de tous les lits.

– Oh! monsieur le curé, partons, partons tout de suite!

Un désir ardent les soulevait, accru, irrité de minute en minute, comme si une soif de plus en plus vive les eût brûlées, que, seule, pouvait calmer la fontaine miraculeuse. Et la Grivotte, surtout, assise sur son matelas, joignait les mains, implorait, pour qu'on l'emmenât à la Grotte. N'était-ce pas un commencement de miracle, ce réveil de sa volonté, ce besoin fiévreux de guérison qui la redressait? Arrivée évanouie, inerte, elle était sur son séant, tournant de tous côtés ses regards noirs, guettant l'heure bienheureuse où l'on viendrait la chercher; et son visage livide se colorait, elle ressuscitait déjà.

– De grâce! monsieur le curé, dites qu'on m'emporte! Je sens que je vais être guérie.

L'abbé Judaine, avec sa bonne face, son sourire de père tendre, les écoutait, trompait leur impatience par d'aimables paroles. On allait partir dans un petit moment. Mais il fallait être raisonnable, laisser aux choses le temps de s'organiser; et puis, la sainte Vierge, elle non plus, n'aimait pas qu'on la bousculât, attendant son heure, distribuant ses faveurs divines aux plus sages.

Comme il passait devant le lit de Marie, et qu'il l'aperçut, les mains jointes, bégayante de supplications, il s'arrêta de nouveau.

– Vous aussi, ma fille, vous êtes si pressée! Soyez tranquille, il y aura des grâces pour toutes.

– Mon père, murmura-t-elle, je me meurs d'amour. Mon cœur est trop gros de prières, il m'étouffe.

Il fut très touché de cette passion, chez cette pauvre enfant amaigrie, si durement frappée dans sa beauté et dans sa jeunesse. Il voulut l'apaiser, il lui montra sa voisine, madame Vêtu, qui ne bougeait pas, les yeux grands ouverts pourtant, fixés sur les gens qui passaient.

– Voyez donc, madame, comme elle est tranquille! Elle se recueille, elle a bien raison de s'abandonner ainsi qu'un petit enfant, entre les mains de Dieu.

Mais, d'une voix qu'on n'entendait pas, d'un souffle à peine, madame Vêtu bégayait:

– Oh! je souffre, je souffre!

Enfin, à huit heures moins un quart, madame de Jonquière avertit les malades qu'elles feraient bien de se préparer. Elle-même, aidée de sœur Hyacinthe et de madame Désagneaux, reboutonna des robes, rechaussa des pieds impotents. C'était une véritable toilette, car toutes désiraient paraître à leur avantage devant la sainte Vierge. Beaucoup eurent la délicatesse de se laver les mains. D'autres déballaient leurs chiffons, mettaient du linge propre. Élise Rouquet avait fini par découvrir un miroir de poche, entre les mains d'une de ses voisines, une femme énorme, hydropique, très coquette de sa personne; elle se l'était fait prêter, elle l'avait posé debout contre son traversin; et, absorbée, avec un soin infini, elle nouait le fichu élégamment autour de sa tête, pour cacher sa face de monstre, à la plaie saignante. Droite devant elle, l'air intéressé profondément, la petite Sophie la regardait faire.

Ce fut l'abbé Judaine qui donna le signal du départ pour la Grotte. Il y voulait accompagner ses chères filles de souffrance en Dieu, comme il disait; tandis que ces dames de l'Hospitalité et les sœurs resteraient là, afin de mettre un peu d'ordre dans la salle. Tout de suite, la salle se vida, les malades furent descendues, au milieu d'un nouveau tumulte. Pierre, qui avait replacé sur les roues la caisse où Marie était couchée, prit la tête du cortège, formé d'une vingtaine de petites voitures et de brancards. Les autres salles se vidaient également, la cour était pleine, le défilé s'organisait en grande confusion. Bientôt il y eut une queue interminable, descendant la pente assez raide de l'avenue de la Grotte, de sorte que Pierre arrivait déjà au plateau de la Merlasse, lorsque les derniers brancards quittaient à peine la cour de l'Hôpital.

Il était huit heures, le soleil déjà haut, un soleil d'août triomphal, flambait dans le grand ciel d'une pureté admirable. Lavé par l'orage de la nuit, il semblait que le bleu de l'air fût tout neuf, d'une fraîcheur d'enfance. Et l'effrayant défilé, cette cour des miracles de la souffrance humaine, roulait sur le pavé en pente, dans l'éclat de la radieuse matinée. Cela ne finissait pas, la queue des abominations s'allongeait toujours. Aucun ordre, le pêle-mêle de tous les maux, le dégorgement d'un enfer où l'on aurait entassé les maladies monstrueuses, les cas rares et atroces, donnant le frisson. C'étaient des têtes mangées par l'eczéma, des fronts couronnés de roséole, des nez et des bouches dont l'éléphantiasis avait fait des groins informes. Des maladies perdues ressuscitaient, une vieille femme avait la lèpre, une autre était couverte de lichens, comme un arbre qui se serait pourri à l'ombre. Puis, passaient des hydropiques, des outres gonflées d'eau, le ventre géant sous les couvertures; tandis que des mains tordues par les rhumatismes pendaient hors des civières, et que des pieds passaient, enflés par l'œdème, méconnaissables, tels que des sacs bourrés de chiffons. Une hydrocéphale, assise dans une petite voiture, balançait un crâne énorme, trop lourd, retombant à chaque secousse. Une grande fille, atteinte de chorée, dansait de tous ses membres, sans arrêt, avec des sursauts de grimaces, qui tiraient la moitié gauche de son visage. Une plus jeune, derrière, avait un aboiement, une sorte de cri plaintif de bête, chaque fois que le tic douloureux dont elle était torturée, lui tordait la bouche. Puis, venaient des phtisiques, tremblant la fièvre, épuisées de dysenterie, d'une maigreur de squelettes, la peau livide, couleur de la terre où elles allaient bientôt dormir; et il y en avait une, la face très blanche, avec des yeux de flamme, pareille à une tête de mort dans laquelle on aurait allumé une torche. Puis, toutes les difformités des contractures se succédaient, les tailles déjetées, les bras retournés, les cous plantés de travers, les pauvres êtres cassés et broyés, immobilisés en des postures de pantins tragiques: une surtout dont le poing droit s'était rejeté derrière les reins, tandis que la joue gauche se renversait, collée sur l'épaule. Puis, de pauvres filles rachitiques étalaient leur teint de cire, leur nuque frêle, rongée d'humeurs froides; des femmes jaunes avaient la stupeur douloureuse des misérables dont le cancer dévore les seins; d'autres encore, couchées et leurs tristes yeux au ciel, semblaient écouter en elles le choc des tumeurs, grosses comme des têtes d'enfant, qui obstruaient leurs organes. Et il y en avait toujours, il en arrivait toujours de plus épouvantables, celle-ci qui suivait celle-là augmentait le frisson. Une enfant de vingt ans, à la tête écrasée de crapaud, laissait pendre un goitre si énorme, qu'il descendait jusqu'à sa taille, ainsi que la bavette d'un tablier. Une aveugle s'avançait, la figure d'une pâleur de marbre, avec les deux trous de ses yeux enflammés et sanglants, deux plaies vives qui ruisselaient de pus. Une vieille folle, frappée d'imbécillité, le nez emporté par quelque chancre, la bouche noire, riait d'un rire terrifiant. Et, tout d'un coup, une épileptique se convulsa, écuma sur son brancard, sans que le cortège ralentît sa marche, comme fouetté par le vent de la course, dans cette fièvre de passion qui l'emportait vers la Grotte.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
670 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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