Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 22
Les cloches de la Basilique sonnèrent à toute volée, le père Sempé régna victorieux, au sortir de cette lutte gigantesque, cette guerre au couteau, où l'on avait tué des pierres, après avoir tué un homme, dans l'ombre discrète des sacristies. Et le vieux Lourdes, têtu et inintelligent, porta durement la peine de ne pas avoir mieux soutenu son curé, qui était mort à la peine, pour l'amour de sa paroisse; car, dès lors, la ville nouvelle ne cessa de grandir et de prospérer, aux dépens de l'ancienne ville. Tout l'argent allait à la première, les pères de la Grotte battaient monnaie, commanditaient des hôtelleries et des boutiques de cierges, vendaient l'eau de la source, bien qu'il leur fût défendu de se livrer à aucun négoce, d'après une clause formelle de leur contrat avec la commune. Le pays entier se pourrissait, le triomphe de la Grotte avait amené une telle rage de lucre, une fièvre si brûlante de posséder et de jouir, que, sous la pluie battante des millions, une perversion extraordinaire s'aggravait de jour en jour, changeait en Gomorrhe et en Sodome le Bethléem de Bernadette. Le père Sempé venait d'achever le triomphe de Dieu, dans l'abomination humaine, au milieu du désastre des âmes. Des constructions géantes poussaient du sol, cinq ou six millions étaient déjà dépensés, on avait sacrifié tout à cette volonté absolue de tenir la paroisse à l'écart, afin de garder la proie entière. Les rampes colossales, si coûteuses, n'étaient là que pour éluder le vœu de la Vierge, demandant qu'on vînt à la Grotte en procession. Ce n'était pas y aller en procession que de descendre de la Basilique par la rampe de gauche, puis d'y remonter par la rampe de droite: c'était tourner sur place. Mais les pères avaient réussi à ce qu'on partît de chez eux pour revenir chez eux, de façon à être les uniques propriétaires, les fermiers magnifiques engrangeant toute la moisson. Le curé Peyramale était enterré dans la crypte de son église, inachevée et en ruine; et Bernadette avait longtemps agonisé au loin, au fond d'un couvent, où elle dormait aussi à cette heure, sous la dalle d'une chapelle.
Un grand silence tomba, lorsque le docteur Chassaigne eut terminé ce long récit. Puis, il se leva péniblement.
– Mon cher enfant, il va être dix heures, et je veux que vous vous reposiez un peu… Retournons.
Pierre, silencieux, le suivit. Ils revinrent vers la ville, d'un pas plus rapide.
– Ah! oui, reprit le docteur, il y a eu là de grandes iniquités et de grandes douleurs. Que voulez-vous! l'homme gâte les œuvres les plus belles… Et vous ne pouvez vous imaginer encore l'affreuse tristesse des choses que je viens de vous conter. Il faut voir, il faut toucher du doigt… Désirez-vous que je vous fasse visiter, ce soir, la chambre de Bernadette et l'église inachevée du curé Peyramale?
– Certes, très volontiers!
– Eh bien! après la procession de quatre heures, je vous retrouverai devant la Basilique, vous viendrez avec moi.
Et ils ne parlèrent plus, perdus chacun dans sa rêverie.
Sur leur droite maintenant, le Gave coulait dans une gorge profonde, une sorte d'entaille où il s'engouffrait, comme disparu, parmi des arbustes. Mais, parfois, on en revoyait une coulée claire, pareille à de l'argent mat. Plus loin, après un brusque détour, on le retrouvait élargi au travers d'une plaine, s'étalant en nappes vives qui devaient changer souvent de lit, car le sol de sable et de cailloux était raviné de toutes parts. Le soleil commençait à être brûlant, déjà haut dans le vaste ciel dont le bleu limpide se fonçait, d'un bord à l'autre de l'immense cirque des montagnes.
Ce fut à ce détour de la route que Lourdes reparut, lointain encore, aux yeux de Pierre et du docteur Chassaigne. Sous la splendide matinée, la ville blanchissait à l'horizon, dans une poussière volante d'or et de pourpre, avec ses maisons, ses monuments de plus en plus distincts, à chaque pas qui les en rapprochait. Et le docteur, sans parler, finit par montrer à son compagnon cette ville grandissante, d'un geste large et triste, comme pour la prendre à témoin des histoires qu'il avait dites. C'était l'exemple, s'évoquant dans l'éclatante lumière du jour.
Déjà, l'on apercevait le braisillement de la Grotte, affaibli à cette heure, parmi les verdures. Puis, les travaux gigantesques s'étendaient, le quai en pierres de taille, tout le long du Gave, dont on avait dû détourner le cours, le pont neuf qui reliait les nouveaux jardins au boulevard récemment ouvert, et les rampes colossales, et l'église massive du Rosaire, et la Basilique élancée, d'une grâce fière, dominant tout. Aux alentours, on ne voyait de la ville neuve, à cette distance, qu'un pullulement de façades blanches, qu'un miroitement d'ardoises neuves, les grands couvents, les grands hôtels, la cité riche poussée comme par miracle de l'antique sol pauvre; tandis que, derrière la masse rocheuse où se profilaient les murs croulants du Château, apparaissaient, confuses et perdues, les toitures humbles de l'ancienne ville, un pêle-mêle de petits toits mangés par l'âge, serrés peureusement les uns contre les autres. Et, comme fond à cette évocation de la vie d'hier et d'aujourd'hui, sous la gloire de l'éternel soleil, le petit Gers et le grand Gers montaient, barraient l'horizon de leurs flancs nus, que les rayons obliques sabraient de jaune et de rose.
Le docteur Chassaigne voulut accompagner Pierre jusqu'à l'hôtel des Apparitions; et là seulement il le quitta, en lui rappelant le rendez-vous qu'il lui avait donné pour le soir. Il n'était pas onze heures encore. Pierre, que la fatigue, tout d'un coup, venait d'anéantir, s'efforça de manger, avant de se mettre au lit; car il sentait bien que le besoin était pour beaucoup dans sa défaillance. Il trouva heureusement une place libre à la table d'hôte, mangea en dormant, les yeux ouverts, sans savoir ce qu'on lui servait; puis, il monta et se jeta sur son lit, après avoir eu le soin de dire à la servante de le réveiller à trois heures.
Mais, dès qu'il fut allongé, la fièvre où il était l'empêcha d'abord de fermer les yeux. Une paire de gants, oubliée dans la chambre voisine, lui avait rappelé M. de Guersaint, parti avant le jour pour Gavarnie, et qui devait n'être de retour que le soir. Quel heureux don que l'insouciance! Lui, maintenant, les membres morts de lassitude, l'esprit éperdu, était triste à mourir. Tout semblait tourner contre sa bonne volonté à reconquérir la foi de son enfance. L'aventure tragique du curé Peyramale venait encore d'aggraver la révolte que lui avait laissée l'histoire de Bernadette, élue et martyre. La vérité qu'il était venu chercher à Lourdes, au lieu de lui rendre la foi, allait-elle donc aboutir à une haine plus grande de l'ignorance et de la crédulité, à cette amère certitude que l'homme est seul en ce monde, avec sa raison?
Enfin, il s'endormit. Mais des images continuaient à flotter dans son pénible sommeil. C'était Lourdes gâté par l'argent, devenu un lieu d'abomination et de perdition, transformé en un vaste bazar, où tout se vendait, les messes et les âmes. C'était le curé Peyramale mort et couché au milieu des ruines de son église, parmi les orties que l'ingratitude avait semées. Et il ne se calma, il ne goûta la douceur du néant que lorsqu'une dernière vision, pâle et pitoyable, se fut effacée, celle de Bernadette à Nevers, agenouillée dans un coin d'ombre, rêvant à son œuvre, là-bas, qu'elle ne devait jamais voir.
QUATRIÈME JOURNÉE
I
À l'hôpital de Notre-Dame des Douleurs, ce matin-là, Marie était restée assise sur son lit, le dos appuyé contre des oreillers. Ayant passé la nuit entière à la Grotte, elle avait refusé de s'y laisser conduire. Et, comme madame de Jonquière s'était approchée pour relever un des oreillers qui glissait, elle lui demanda:
– Quel jour sommes-nous donc, madame?
– Lundi, ma chère enfant.
– Ah! c'est vrai. On ne sait plus comment on vit n'est-ce pas?.. Et puis, je suis si heureuse! C'est aujourd'hui que la sainte Vierge va me guérir.
Elle souriait divinement, d'un air de rêveuse éveillée, les yeux perdus, si absente, si absorbée dans l'idée fixe, qu'elle ne voyait, au loin, que la certitude de son espoir. Et la salle Sainte-Honorine venait de se vider autour d'elle, toutes les malades étaient parties à la Grotte, il ne restait là, dans le lit voisin, que madame Vêtu, agonisante. Mais elle ne l'apercevait même pas, elle était ravie de la paix brusque qui s'était faite. On avait ouvert une des fenêtres sur la cour, le soleil de la radieuse matinée entrait en un large rayon, dont la poussière d'or, précisément, dansait sur son drap, baignant ses mains pâles. Cela était si bon, cette salle lugubre la nuit, avec son entassement de grabats douloureux, sa puanteur, ses gémissements de cauchemar, tout d'un coup ensoleillée ainsi, et rafraîchie par l'air matinal, et tombée à une telle douceur de silence!
– Pourquoi n'essayez-vous pas de dormir un peu? reprit maternellement madame de Jonquière. Vous devez être brisée, de toute une nuit de veille.
Marie parut surprise, si légère, si envolée, qu'elle ne sentait plus ses membres.
– Mais je ne suis pas fatiguée du tout, je n'ai pas sommeil… Dormir, oh! non, cela serait trop triste, je ne saurais plus que je vais être guérie.
Cela fit rire la directrice.
– Alors, pourquoi n'avez-vous pas voulu qu'on vous menât à la Grotte? Vous allez vous ennuyer dans ce lit, toute seule.
– Je ne suis pas seule, madame, je suis avec elle.
Elle joignait les mains, en son extase, tandis que s'évoquait sa vision.
– Vous savez que, cette nuit, je l'ai vue qui inclinait la tête, en me souriant… J'ai bien compris, j'ai bien entendu sa voix, sans qu'elle ouvrît les lèvres. À quatre heures, lorsque passera le Saint-Sacrement, je serai guérie.
Madame de Jonquière voulut la calmer, un peu inquiète de cette sorte de somnambulisme où elle la voyait. Mais la malade répétait:
– Non, non, je ne suis pas plus mal, j'attends… Seulement, vous comprenez, madame, je n'ai pas besoin d'aller ce matin à la Grotte, puisque le rendez-vous qu'elle m'a donné est pour quatre heures.
Et elle ajouta plus bas:
– À trois heures et demie, Pierre viendra me chercher… À quatre heures, je serai guérie.
Le soleil, lentement, montait le long de ses bras nus, si transparents, d'une délicatesse maladive; tandis que ses admirables cheveux blonds, glissés sur ses épaules, semblaient un ruissellement même de l'astre, qui l'enveloppait toute. Un chant d'oiseau vint de la cour, le silence frissonnant de la salle en fut égayé. Quelque enfant, qu'on ne voyait pas, devait jouer par là, car des rires légers par moments s'élevaient aussi, dans l'air tiède, d'une tranquillité délicieuse.
– Allons, conclut madame de Jonquière, ne dormez pas, puisque vous n'avez pas sommeil. Seulement, restez bien sage, ça vous reposera tout de même.
Mais, dans le lit voisin, madame Vêtu se mourait. On n'avait point osé la mener à la Grotte, par crainte de la voir passer en route. Depuis un instant, elle avait les yeux fermés, et sœur Hyacinthe qui l'examinait, appela d'un geste madame Désagneaux, pour lui dire sa mauvaise impression. Toutes les deux, maintenant, penchées au-dessus de la moribonde, l'épiaient avec une inquiétude croissante. Le masque avait jauni encore, couleur de boue; les orbites s'étaient creusées, les lèvres semblaient s'amincir; et le râle surtout, le râle commençait, un souffle lent et pestilentiel, empoisonné par le cancer qui achevait de dévorer l'estomac. Brusquement, elle souleva les paupières, elle s'effraya, en apercevant ces deux visages penchés sur le sien. Est-ce que sa mort était prochaine, qu'on la regardait ainsi? Une tristesse immense parut dans ses yeux, un regret désespéré de la vie. Cela n'allait pas jusqu'à la révolte violente, car elle n'avait plus la force de se débattre; mais quel affreux sort, quitter sa boutique, quitter ses habitudes, son mari, pour venir mourir si loin! braver le supplice abominable d'un tel voyage, prier le jour, prier la nuit, et ne pas être exaucée, et mourir, lorsque d'autres guérissaient!
Elle ne put que bégayer:
– Ah! que je souffre, ah! que je souffre… Je vous en supplie, faites quelque chose, faites au moins que je ne souffre plus.
La petite madame Désagneaux, avec son joli visage de lait, noyé dans l'ébouriffement de ses cheveux blonds, était bouleversée. Elle n'avait pas l'habitude des agonies, elle aurait donné la moitié de son cœur, comme elle le disait, pour sauver cette pauvre femme. Et elle se releva, elle prit à partie sœur Hyacinthe, touchée aux larmes elle aussi, mais résignée déjà au salut par une bonne mort. Est-ce que vraiment il n'y avait rien à faire? est-ce qu'on ne pouvait pas tenter quelque chose, ainsi que la mourante le demandait? Le matin même, deux heures plus tôt, l'abbé Judaine était venu l'administrer, en lui donnant la communion. Elle avait le secours du ciel, c'était le seul sur lequel elle pût compter, puisque, depuis longtemps, elle n'attendait plus rien des hommes.
– Non, non! il faut nous remuer, s'écria madame Désagneaux.
Et elle alla chercher madame de Jonquière, près du lit de Marie.
– Entendez-vous, madame, cette malheureuse qui souffre? Sœur Hyacinthe prétend qu'elle n'en a plus que pour quelques heures. Mais nous ne pouvons la laisser gémir ainsi… Il y a des choses pour calmer. Ce jeune médecin qui est ici, pourquoi ne pas le faire venir?
– Certainement, répondit la directrice. Tout de suite!
On ne pensait jamais au médecin, dans les salles. L'idée n'en venait à ces dames qu'au moment des crises terribles, lorsqu'une de leurs malades hurlait de douleur.
Sœur Hyacinthe elle-même, étonnée de n'avoir pas songé à Ferrand, qu'elle savait dans une pièce voisine, demanda:
– Voulez-vous, madame, que j'aille chercher monsieur Ferrand?
– Mais sans doute! ramenez-le vite.
Et, lorsque la sœur fut partie, madame de Jonquière se fit aider par madame Désagneaux, pour relever un peu la tête de la moribonde, pensant que cela la soulagerait. Ces dames se trouvaient justement seules, ce matin-là, toutes les autres dames hospitalières étant allées à leurs affaires ou à leurs dévotions. Au fond de la grande salle vide, d'une paix si douce, où le soleil mettait son tiède frisson, on n'entendait toujours, par moments, que les rires légers de l'enfant qu'on ne voyait pas.
– Est-ce que c'est Sophie qui fait tout ce bruit? dit soudain la directrice, un peu énervée, dans le gros ennui de la catastrophe qu'elle prévoyait.
Elle marcha vivement, alla jusqu'au bout de la salle; et c'était en effet Sophie Couteau, la petite miraculée de l'année précédente, assise par terre, derrière un lit, qui, malgré ses quatorze ans, s'amusait à faire une poupée avec des chiffons. Elle lui parlait, elle était si heureuse, si perdue dans son jeu, qu'elle en riait d'aise.
– Tenez-vous droite, mademoiselle! Dansez un peu la polka, pour voir! Une! deux! dansez, tournez, embrassez celle que vous voudrez!
Mais madame de Jonquière arrivait.
– Ma petite fille, nous avons là une de nos malades qui souffre beaucoup et qui est au plus mal… Il ne faut pas rire si fort.
– Ah! madame, je ne savais pas.
Elle s'était relevée, elle gardait sa poupée à la main, devenue très sérieuse.
– Madame, est-ce qu'elle va mourir?
– J'en ai peur, ma pauvre enfant.
Alors, Sophie ne souffla plus. Elle avait suivi la directrice, elle s'était assise sur un lit voisin; et, de ses grands yeux, avec une curiosité ardente, sans peur aucune, elle regardait madame Vêtu agoniser. Nerveuse, madame Désagneaux s'impatientait de ne pas voir le médecin venir; tandis que Marie, extasiée, ensoleillée, semblait rester étrangère à tout ce qui se passait autour d'elle, dans l'attente ravie du miracle.
Sœur Hyacinthe n'avait pas trouvé Ferrand, dans la petite pièce où il se tenait d'habitude, près de la lingerie; et elle le cherchait par toute la maison. Depuis deux jours, le jeune médecin s'effarait de plus en plus, au milieu de ce singulier hôpital, où l'on ne réclamait jamais son aide que pour des agonies. La petite boîte de pharmacie qu'il avait apportée, se trouvait même inutile; car il ne fallait pas songer à instituer un traitement quelconque, puisque les malades n'étaient pas là pour se soigner, mais simplement pour guérir, dans le coup de foudre d'un prodige; aussi ne distribuait-il guère que des pilules d'opium, qui endormaient les trop grosses souffrances. Il avait eu la stupeur d'assister à une tournée du docteur Bonamy, au travers des salles. C'était une simple promenade, le médecin venait en curieux, ne s'intéressait pas aux malades, qu'il n'examinait ni n'interrogeait. Il se préoccupait uniquement des prétendues guérisons, s'arrêtait devant les femmes qu'il reconnaissait pour les avoir vues à son bureau, où les miracles étaient constatés. Une d'entre elles avait trois maladies; et la sainte Vierge, jusque-là, n'avait daigné en guérir qu'une; mais on avait bon espoir pour les deux autres. Parfois, une malheureuse, guérie la veille, questionnée sur son état, répondait que les douleurs étaient revenues, ce qui n'entamait point la sérénité du docteur, toujours conciliant, s'en remettant au ciel pour achever ce que le ciel avait commencé. Quand il y avait un commencement de santé meilleure, n'était-ce pas déjà bien beau? Aussi était-ce son mot habituel: il y a un commencement, patientez! Mais ce qu'il redoutait surtout, c'étaient les obsessions des dames directrices, qui toutes auraient voulu le retenir, pour lui montrer des sujets extraordinaires. Chacune avait la vanité de compter, dans son service, les maladies les plus graves, des cas exceptionnels, affreux; de sorte qu'elle brûlait de les faire constater, afin d'en triompher ensuite. Celle-ci l'arrêtait par le bras, lui affirmait qu'elle croyait bien avoir une lèpre. Celle-là le suppliait, lui parlait d'une jeune fille dont les reins étaient couverts d'écailles de poisson. Une troisième chuchotait à son oreille, lui donnait des détails épouvantables sur une dame mariée, du meilleur monde. Il s'échappait, refusait d'en visiter une seule, finissait par promettre de revenir, plus tard, quand il aurait le temps. Comme il le disait, si l'on avait écouté ces dames, la journée se serait passée à donner des consultations inutiles. Puis, tout d'un coup, il s'arrêtait devant une miraculée, appelait Ferrand d'un signe, en s'écriant: «Ah! voici une guérison intéressante!» Et Ferrand, ahuri, devait l'entendre reconstituer la maladie, qui avait totalement disparu, à la première immersion dans la piscine.
Enfin, l'abbé Judaine qu'elle rencontra, apprit à sœur Hyacinthe qu'on venait d'appeler le jeune médecin à la salle des ménages. C'était la quatrième fois qu'il y descendait, pour le frère Isidore, dont les tortures ne cessaient pas. Il ne pouvait que le bourrer d'opium. Dans son martyre, le frère demandait seulement à être calmé un peu, afin de trouver la force de se rendre, l'après-midi encore, à la Grotte, où il n'avait pu aller le matin. Mais la douleur augmentait, il perdit connaissance.
Lorsque la sœur entra, elle trouva le médecin assis au chevet du missionnaire.
– Monsieur Ferrand, montez vite avec moi à la salle Sainte-Honorine, où nous avons une malade en train de mourir.
Il lui avait souri, il ne la voyait jamais sans être égayé et réconforté.
– Je vais avec vous, ma sœur. Mais une minute, n'est-ce pas? Je voudrais ranimer ce malheureux.
Elle prit patience, elle se rendit utile. La salle des ménages, au rez-de-chaussée, était elle aussi tout ensoleillée, baignée d'air par ses trois grandes fenêtres, qui donnaient sur un étroit jardin. Seul avec le frère Isidore, M. Sabathier était resté au lit, ce matin-là, pour se reposer un peu, pendant que madame Sabathier, profitant de l'occasion, allait faire quelques achats, des médailles et des images, destinées à des cadeaux. Béatement assis sur son séant, le dos appuyé contre des coussins, il roulait entre ses doigts les grains d'un chapelet; mais il ne priait plus, il continuait par une sorte de distraction machinale, les yeux sur son voisin, dont il suivait la crise avec un intérêt douloureux.
– Ah! ma sœur, dit-il à sœur Hyacinthe, qui s'était approchée, ce pauvre frère, il m'emplit d'admiration. Hier, j'ai douté un instant de la sainte Vierge, en voyant qu'elle ne daignait pas m'entendre, depuis sept ans que je viens ici; et c'est l'exemple de ce martyr, si résigné dans sa torture, qui m'a fait honte de mon peu de foi… Vous ne vous doutez pas de ce qu'il souffre, et il faut le voir devant la Grotte, avec ses yeux brûlants d'une espérance sublime!.. C'est vraiment très beau. Je ne connais, au Louvre, qu'un tableau d'un maître italien inconnu, où il y ait une tête de moine divinisée par une foi pareille.
L'intellectuel reparaissait, l'ancien universitaire nourri de littérature et d'art, chez ce foudroyé de la vie, qui avait voulu se faire hospitaliser, n'être plus qu'un pauvre, pour toucher le ciel. Il eut un retour sur lui-même, il ajouta, dans la ténacité de son espoir, que l'inutilité de sept voyages à Lourdes n'avait pu abattre:
– Enfin, j'ai encore l'après-midi, puisque nous ne partons que demain. L'eau est bien froide, mais je me ferai tremper une dernière fois; et, depuis ce matin, je prie, je demande pardon de ma révolte d'hier… N'est-ce pas? ma sœur, il suffit à la sainte Vierge d'une seconde, quand elle veut bien guérir un de ses enfants… Que sa volonté soit faite et que son nom soit béni!
Il s'était remis à dire les Ave et les Pater, en roulant les grains du chapelet d'une main plus lente, tandis que ses paupières se fermaient à demi, dans sa face molle, où revenait une expression d'enfance, depuis tant d'années qu'il était comme retranché du monde.
Mais Ferrand avait appelé d'un signe Marthe, la sœur du frère Isidore. Elle était là, debout au pied du lit, les bras ballants, regardant le moribond qu'elle adorait, sans une larme, avec sa résignation de pauvre fille, à la cervelle étroite. Elle n'était qu'un chien dévoué, elle avait suivi son frère, dépensant ses quatre sous d'économies, ne servant à rien qu'à le voir souffrir. Aussi, quand le médecin lui dit de prendre dans ses bras le malade et de le soulever un peu, fut-elle bien heureuse d'être enfin utile à quelque chose. Sa face épaisse et morne, tachée de rousseurs, s'éclaira.
– Tenez-le, pendant que je vais tâcher de lui faire prendre ceci.
Elle le souleva, et Ferrand parvint, avec une petite cuiller, à introduire, entre ses dents serrées, quelques gouttes de liquide. Presque aussitôt le malade rouvrit les yeux, soupira profondément. Il était plus calme, l'opium faisait son effet, endormait la douleur qu'il sentait dans son flanc droit, comme un fer rouge. Mais il restait si faible, que, lorsqu'il voulut parler, on dut approcher l'oreille de sa bouche, pour entendre.
D'un petit geste de la main, il avait prié Ferrand de se pencher.
– Monsieur, vous êtes le médecin, n'est-ce pas? Donnez-moi des forces pour que j'aille encore à la Grotte, cette après-midi… Je suis certain que, si je puis y aller, la sainte Vierge me guérira.
– Mais, certainement, vous irez, répondit le jeune homme. Est-ce que vous ne vous sentez pas beaucoup mieux?
– Oh! beaucoup mieux, non!.. Je sais très bien ce que j'ai, parce que j'ai vu mourir plusieurs de nos frères, là-bas, au Sénégal. Quand le foie est pris, et que l'abcès se fait jour au dehors, c'est fini. Les sueurs arrivent, la fièvre, le délire… Mais la sainte Vierge touchera le mal de son petit doigt, et il sera guéri. Oh! je vous en supplie tous, qu'on me porte à la Grotte, même si je n'ai plus ma connaissance!
Sœur Hyacinthe, elle aussi, était venue se pencher.
– Soyez sans crainte, mon cher frère. Vous irez à la Grotte après le déjeuner, et nous prierons tous pour vous.
Enfin, elle put emmener Ferrand, désespérée de ces retards, très inquiète de madame Vêtu. Cependant, le sort du frère l'apitoyait; et, tout en montant, elle questionnait le médecin, lui demandait s'il n'y avait vraiment plus d'espérance. Celui-ci eut un geste d'absolue condamnation. C'était folie que de venir à Lourdes dans un état pareil.
Il se reprit, avec un sourire.
– Je vous demande pardon, ma sœur. Vous savez que j'ai le malheur de ne pas croire.
Mais elle sourit à son tour, indulgente, en amie qui tolère les imperfections de ceux qu'elle aime.
– Oh! ça ne fait rien, je vous connais, vous êtes quand même un brave garçon… Et puis, nous voyons tant de monde, nous allons chez de tels païens, que nous aurions fort à faire, de nous scandaliser.
En haut, dans la salle Sainte-Honorine, ils trouvèrent madame Vêtu gémissant toujours, en proie à des souffrances intolérables. Près du lit, madame de Jonquière et madame Désagneaux étaient restées, pâlissantes, bouleversées d'entendre ce cri de mort qui ne cessait plus. Et, lorsqu'elles eurent questionné Ferrand, à voix basse, il répondit simplement d'un léger haussement d'épaules: c'était une femme perdue, il n'y avait plus là qu'une question d'heures, de minutes peut-être. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de la stupéfier, elle aussi, pour lui faciliter l'atroce agonie qu'il prévoyait. Elle le regardait, elle gardait encore sa connaissance, très obéissante d'ailleurs, ne refusant aucun médicament. Comme les autres, elle n'avait plus qu'un ardent désir, celui de retourner à la Grotte.
Elle le balbutia, d'une voix d'enfant qui tremble de n'être pas écoutée.
– À la Grotte, n'est-ce pas? à la Grotte…
– On va vous y porter tout à l'heure, je vous le promets, dit sœur Hyacinthe. Seulement, il faut être sage. Tâchez de dormir un peu, pour prendre des forces.
La malade parut s'assoupir, et madame de Jonquière crut pouvoir emmener madame Désagneaux à l'autre bout de la salle, où elles se mirent à compter du linge, toute une comptabilité dans laquelle elles ne se retrouvaient pas, des serviettes ayant disparu. Sophie n'avait pas bougé, assise sur le lit d'en face. Elle venait de poser sa poupée sur ses genoux, attendant que la dame mourût, puisqu'on lui avait dit qu'elle allait mourir.
D'ailleurs, sœur Hyacinthe était demeurée près de la mourante; et, ne voulant pas perdre son temps, elle avait pris une aiguille et du fil, pour raccommoder le corsage d'une de ses malades, que l'usure faisait craquer aux manches.
– Vous restez un moment avec nous, n'est-ce pas? demanda-t-elle à Ferrand.
Celui-ci continuait à étudier madame Vêtu.
– Oui, oui… Elle peut être emportée d'une minute à l'autre. Je crains une hémorragie.
Puis, ayant aperçu Marie dans le lit voisin, baissant la voix:
– Comment va-t-elle? A-t-elle éprouvé un soulagement?
– Non, pas encore. Ah! la chère enfant, nous faisons tous pour elle des vœux bien sincères! Si jeune, si charmante et si affligée!.. Regardez-la donc en ce moment. Est-elle jolie! On dirait une sainte, dans tout ce soleil, avec ses grands yeux d'extase et sa chevelure d'or, qui luit pareille à une auréole.
Ferrand, intéressé, l'examina un instant. Elle le surprenait par son air d'absence, son insouciance de tout ce qui l'entourait, l'ardente foi, l'ardente joie intérieure qui la repliaient sur elle-même.
– Elle guérira, murmura-t-il, comme s'il eût porté tout bas un pronostic. Elle guérira.
Puis, il se rapprocha de sœur Hyacinthe, qui s'était assise dans l'embrasure de la haute fenêtre, grande ouverte à l'air tiède de la cour. Le soleil commençait à tourner, ne glissait plus qu'en une étroite barre d'or sur la coiffe blanche et la guimpe blanche. Et lui demeura debout devant elle, à la regarder coudre, adossé contre la barre d'appui.
– Vous savez, ma sœur, que ce voyage à Lourdes, dont j'ai accepté la corvée pour rendre service à un ami, va être un des rares bonheurs de mon existence.
Elle ne comprit pas, demanda naïvement:
– Comment ça?
– Mais parce que je vous ai retrouvée, parce que je suis ici avec vous, à vous aider un peu dans vos œuvres admirables. Et si vous saviez comme je vous ai de la reconnaissance, comme je vous aime, comme je vous vénère!
Elle leva la tête pour le regarder en face, elle se mit à plaisanter, sans embarras aucun. Elle était délicieuse, avec son teint de lis candide, sa bouche petite et gaie, ses adorables yeux bleus qui souriaient toujours. Et on la sentait si fine, si souple, sans plus de poitrine qu'une fillette, toute poussée en innocence et en dévouement.
– Vous m'aimez tant que ça! pourquoi donc?
– Pourquoi je vous aime?.. Vous êtes la créature la meilleure, la plus consolante, la plus fraternelle. Vous êtes, jusqu'ici, dans ma vie, le souvenir le plus profond, le plus doux, celui que j'évoque, lorsque j'ai besoin d'être soutenu et encouragé… Vous ne vous souvenez donc pas du mois que nous avons passé tous les deux, dans ma pauvre chambre, lorsque j'ai été si malade, et que vous m'avez si affectueusement soigné?
– Mais si, mais si!.. Même, je n'ai jamais eu de malade si gentil que vous. Tout ce que je vous donnais, vous le preniez; et, quand je vous bordais, après vous avoir changé de linge, vous ne bougiez pas plus qu'un enfant.
Et elle continuait à le regarder, avec son rire ingénu. Il était très beau, très robuste, le nez un peu fort, les yeux superbes, la bouche rouge, sous les moustaches noires, dans tout l'éclat de sa virile jeunesse. Mais elle semblait simplement heureuse de le voir ainsi devant elle, touché aux larmes.
– Ah! ma sœur, je serais mort sans vous. C'est de vous avoir qui m'a guéri.
Alors, tandis qu'ils se regardaient avec cette gaieté attendrie, le mois adorable s'évoqua. Ils n'entendaient plus le râle de madame Vêtu, ils ne voyaient plus la salle encombrée de lits, pareille, dans son désordre, à une ambulance improvisée, après une catastrophe publique. C'était en haut d'une maison noire qu'ils se retrouvaient, dans une mansarde étroite du vieux Paris, où l'air et le jour ne leur arrivaient que par une petite fenêtre, ouverte sur un océan de toitures. Et quel charme d'être seuls, lui terrassé par la fièvre, elle tombée là comme un bon ange, venue tranquillement de son couvent, en camarade qui ne redoutait rien! Elle soignait ainsi les femmes, les enfants, les hommes, au petit bonheur de la rencontre, parfaitement heureuse, pourvu qu'elle se remuât et qu'elle soulageât quelque souffrance, sans que jamais l'idée même de son sexe apparût en elle. Lui, non plus, ne semblait pas s'être douté qu'elle pouvait être une femme, si ce n'était qu'elle avait les mains très douces, la voix caressante, l'approche bienfaisante; et il émanait d'elle, pourtant, toute la tendresse de la mère, toute l'affection de la sœur. Pendant trois semaines, ainsi qu'elle le disait, elle l'avait soigné comme un enfant, le levant et le couchant, lui rendant les soins intimes, sans gêne, sans répugnance, sauvés tous les deux par la pureté sainte de la souffrance et de la charité. Cela se passait au-dessus de la vie. Puis, quand la convalescence était venue, quelle bonne intimité, quels rires de vieux amis! Elle le veillait encore, le grondait, lui donnait des tapes sur les bras, lorsqu'il s'obstinait à les tenir hors de la couverture. Il la regardait faire de petits savonnages dans la cuvette, lui laver une chemise, pour lui éviter les cinq sous du blanchissage. Jamais personne ne montait, ils étaient seuls, à mille lieues du monde, ravis de cette solitude, où s'égayait si fraternellement leur jeunesse.