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Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 23

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– Vous souvenez-vous, ma sœur, du matin où j'ai marché pour la première fois? Vous m'avez levé, vous m'avez soutenu, pendant que je trébuchais, maladroit, ne sachant plus me servir de mes jambes… Cela nous faisait rire.

– Oui, oui, vous étiez sauvé, j'étais bien contente.

– Et le jour où vous m'avez apporté des cerises… Je nous vois encore, moi contre mes oreillers, vous assise au bord du lit, avec les cerises entre nous deux, dans un grand papier blanc. Je n'avais pas voulu y toucher, si vous n'en mangiez pas avec moi… Alors, chacun son tour, nous en avons pris une; et le papier s'est vidé, et elles étaient très bonnes.

– Oui, oui, très bonnes… C'était comme pour le sirop de groseilles: vous ne vous décidiez à en prendre, que lorsque j'en prenais moi-même.

Ils riaient plus haut, ces souvenirs les enchantaient. Mais un soupir douloureux de madame Vêtu les ramena à l'heure présente. Il se pencha, jeta un coup d'œil sur la malade, qui n'avait pas bougé. La salle gardait sa grande paix frissonnante, troublée seulement par la voix claire de madame Désagneaux, en train de compter le linge.

Étouffé d'émotion, il reprit, plus bas:

– Ah! ma sœur, je puis vivre cent ans, je puis connaître toutes les joies, toutes les tendresses, jamais je n'aimerai une autre femme comme je vous aime!

Alors, sœur Hyacinthe, sans confusion pourtant, baissa la tête, se remit à coudre. Une imperceptible rougeur avait teinté de rose son teint de lis.

– Moi aussi, monsieur Ferrand, je vous aime bien… Seulement, il ne faut pas me rendre orgueilleuse. J'ai fait pour vous ce que je fais pour tant d'autres. C'est mon métier, à moi, vous savez. Et, là dedans, il n'y a eu qu'une chose d'agréable, c'est que le bon Dieu vous a guéri.

De nouveau, ils furent interrompus. La Grivotte et Élise Rouquet revenaient de la Grotte, avant les autres. Tout de suite, la Grivotte s'accroupit sur son matelas, par terre, au pied du lit de madame Vêtu; et elle tira de sa poche un morceau de pain, qu'elle se mit à dévorer. Ferrand, depuis la veille, s'était intéressé à cette phtisique, qui traversait une si curieuse période d'agitation, prise d'un appétit exagéré, d'un besoin fébrile de mouvement. Mais, à cette minute, le cas d'Élise Rouquet le frappa davantage encore; car il devenait certain maintenant que le lupus, dont la plaie lui mangeait la face, s'était amendé. Elle continuait les lotions à la fontaine miraculeuse, elle sortait justement du bureau des constatations, où le docteur Bonamy avait triomphé. Surpris, Ferrand s'avança, examina cette plaie, pâlie déjà, un peu séchée, qui était loin d'être guérie, mais où commençait tout un travail sourd de guérison. Et le cas lui parut si curieux, qu'il se promit de prendre quelques notes pour un de ses anciens maîtres de l'École, en train d'étudier l'origine nerveuse de certaines maladies de la peau, que détermine un trouble de la nutrition.

– Vous n'avez pas senti de picotements? demanda-t-il.

– Non, non, monsieur. Je me lave et je dis mon chapelet de toute mon âme, voilà tout!

La Grivotte, vaniteuse et jalouse, qui depuis la veille triomphait au milieu des foules, appela le médecin.

– Moi, monsieur, je suis guérie, guérie, guérie complètement!

Il eut un geste amical, en refusant de l'examiner.

– Je sais, ma fille. Vous n'avez plus rien du tout.

Mais, à ce moment, sœur Hyacinthe le rappela. Elle venait de lâcher sa couture, en voyant madame Vêtu se soulever, dans une nausée atroce. Malgré sa hâte, elle n'eut pas le temps d'arriver avec la cuvette: la malade avait rendu encore un flot de déjections noires, pareilles à de la suie; et, cette fois, du sang s'y trouvait mêlé, des filets de sang violâtre. C'était l'hémorragie, la fin prochaine que Ferrand redoutait.

– Prévenez madame la directrice, dit-il à demi-voix, en s'installant, pour rester lui-même près du lit.

Sœur Hyacinthe courut chercher madame de Jonquière. Le linge était compté, et elle la trouva en grande conversation avec sa fille Raymonde, à l'écart, pendant que madame Désagneaux se lavait les mains.

Raymonde venait de s'échapper un instant du réfectoire, où elle se trouvait de service. C'était, pour elle, la corvée la plus rude: cette longue salle étroite, avec ses deux rangées de tables graisseuses, son odeur écœurante de graillon et de misère, lui retournait le cœur. Et elle était montée très vite, profitant de la demi-heure qui lui restait, avant la rentrée des malades. Essoufflée, très rose, les yeux luisants, elle se jeta au cou de sa mère.

– Ah! maman, quel bonheur!.. C'est fait!

Étonnée, la tête pleine et bourdonnante de la direction de sa salle, madame de Jonquière ne comprenait pas.

– Quoi donc, mon enfant?

Alors, Raymonde baissa la voix; et, rougissante un peu:

– Mon mariage!

Ce fut le tour de la mère à se réjouir. Une satisfaction vive éclata sur son gras visage de femme mûre, belle et agréable encore. Tout de suite, elle avait revu leur petit logement de la rue Vaneau, où, depuis la mort de son mari, elle élevait si étroitement sa fille, avec les quelques milliers de francs qu'il lui laissait. Le mariage, c'était la vie recommencée, les salons rouverts, la belle situation d'autrefois reconquise.

– Ah! mon enfant, que je suis contente!

Mais une gêne, brusquement, l'embarrasse. Dieu lui était témoin que, depuis trois ans, elle venait à Lourdes par un besoin de charité, pour la seule grande joie de soigner ses chers malades. Peut-être, dans son dévouement, si elle avait fait son examen de conscience, eût-elle trouvé aussi un peu de sa nature autoritaire, qui lui rendait très doux l'exercice du commandement. Et l'espoir de trouver un mari pour sa fille, parmi les jeunes gens de son monde qui pullulaient à la Grotte, ne serait sincèrement arrivé qu'en dernier. Elle y pensait bien, simplement comme à une chose possible, dont elle ne parlait pas.

Cependant, le bonheur lui arracha un aveu.

– Ah! mon enfant, la réussite ne m'étonne pas, je l'avais demandée ce matin à la sainte Vierge.

Puis, elle voulut une certitude, elle se fit donner des détails. Raymonde ne lui avait pas encore conté sa longue promenade de la veille, au bras de Gérard, désireuse de ne lui parler de ces choses que triomphante, certaine d'avoir conquis enfin un mari. Et c'était fait, comme elle le criait si gaiement: le matin même, elle avait revu à la Grotte le jeune homme, qui s'était engagé d'une façon formelle. Certainement, M. Berthaud ferait la demande pour son cousin, avant leur départ de Lourdes.

– Allons, déclara madame de Jonquière qui se remettait de son scrupule, souriante, ravie au fond, j'espère que tu seras heureuse, puisque tu es si raisonnable et que tu n'as pas besoin de moi pour mener à bien tes affaires… Embrasse-moi!

Ce fut alors que sœur Hyacinthe arriva, pour dire la mort imminente de madame Vêtu. Déjà, Raymonde s'en était allée en courant. Et madame Désagneaux, qui s'essuyait les mains, se fâchait contre ces dames auxiliaires qui avaient toutes disparu, précisément le matin où l'on aurait eu besoin d'elles.

– Ainsi, ajouta-t-elle, madame Volmar… Je vous demande un peu où elle a pu passer! On ne l'a pas vue une heure seulement, depuis que nous sommes ici.

– Laissez donc madame Volmar tranquille! répondit madame de Jonquière avec quelque impatience. Je vous ai dit qu'elle était malade.

D'ailleurs, toutes deux coururent auprès de madame Vêtu. Ferrand, debout, attendait; et sœur Hyacinthe lui ayant demandé s'il n'y avait rien à faire, il répondit non, d'un signe de tête. La mourante, comme soulagée par son premier vomissement, était restée inerte, les yeux fermés. Mais, une seconde fois, la nausée affreuse revint, elle vomit un nouveau flot de déjections noires, mêlées à du sang violâtre. Puis, elle eut encore un moment de calme, elle ouvrit les yeux, aperçut la Grivotte, qui mangeait goulûment son pain, par terre, sur le matelas. Et se sentant mourir:

– Elle est guérie, n'est-ce pas? demanda-t-elle.

La Grivotte l'entendit, s'exalta.

– Oh! oui, madame, guérie, guérie, guérie tout à fait!

Un instant, madame Vêtu parut en proie à une tristesse abominable, à la révolte de l'être qui ne veut pas finir, quand les autres continuent à vivre. Mais déjà elle se résignait. On l'entendit qui ajoutait très bas:

– Ce sont les jeunes qui doivent rester.

Et ses yeux qui restaient grands ouverts, faisaient le tour, semblaient dire adieu à tout ce monde, qu'elle était surprise de trouver là. Elle s'efforça de sourire, en rencontrant le regard d'avide curiosité que la petite Sophie Couteau continuait à fixer sur elle: cette enfant si gentille était venue l'embrasser, le matin même, dans son lit. Élise Rouquet, ne s'occupant plus de personne, avait pris son miroir, s'était absorbée dans la contemplation de sa face, qu'elle croyait voir s'embellir à vue d'œil, depuis que la plaie séchait. Mais ce fut surtout le spectacle de Marie, si charmante dans son extase, qui parut ravir la mourante. Elle la regarda longuement, ramenée toujours à elle, comme à une vision de lumière et de joie. Peut-être croyait-elle déjà apercevoir les saintes du paradis, dans la gloire du soleil.

Brusquement, les vomissements recommencèrent; et, désormais, il n'y avait plus que du sang, ce sang gâté, d'une couleur vineuse. Le flot en était si fort, qu'il éclaboussait le drap, souillait tout le lit. Vainement, madame de Jonquière et madame Désagneaux apportaient des serviettes, l'une et l'autre très pâles, les jambes défaillantes. Et Ferrand, dans son impuissance, s'était reculé jusqu'à la fenêtre, à la place où il venait d'avoir une si délicieuse émotion; tandis que, d'un mouvement instinctif, dont elle n'avait sûrement pas conscience, sœur Hyacinthe, elle aussi, était revenue à cette fenêtre heureuse, comme pour se serrer contre lui.

– Mon Dieu! répéta-t-elle, vous ne pouvez donc rien?

– Non, rien! Elle va s'éteindre ainsi, pareille à une lampe qui se vide.

Maintenant, épuisée, avec un filet rouge qui lui coulait encore de la bouche, madame Vêtu regardait fixement madame de Jonquière, en remuant les lèvres. La directrice se pencha, entendit des phrases lentes.

– C'est pour mon mari, madame… La boutique est rue Mouffetard, oh! toute petite, pas loin des Gobelins… Il est horloger, il n'a pas pu me suivre, naturellement, à cause de la clientèle; et il va être bien embarrassé, quand il verra que je ne reviens pas… Oui, je nettoyais les bijoux, je faisais les courses…

La voix s'affaiblissait, les mots s'espaçaient dans un râle.

– Alors, madame, c'est pour vous prier de lui écrire, parce que, moi, je ne l'ai pas fait, et que c'est fini… Dites-lui que mon corps reste à Lourdes, ça ferait trop de frais… Et qu'il se remarie, il faut ça dans le commerce… La cousine, dites-lui la cousine…

Il n'y eut plus qu'un murmure confus. La faiblesse était trop grande, le souffle s'arrêtait. Pourtant, les yeux demeuraient ouverts et vivants encore, dans la face jaune, d'une pâleur de cire. Et ces yeux semblaient s'attacher désespérément au passé, à tout ce qui allait ne plus être, la petite boutique d'horlogerie au fond d'un quartier populeux, le train uniforme et doux du ménage avec un mari travailleur, toujours penché sur des montres, les grands plaisirs du dimanche, qui étaient de voir, aux fortifications, partir des cerfs-volants. Puis, les yeux élargis cherchèrent en vain dans l'affreuse nuit qui montait.

Une dernière fois, madame de Jonquière s'était penchée, en voyant de nouveau les lèvres remuer. Ce ne fut plus qu'un léger frisson de l'air, une voix de l'au-delà qui balbutiait, lointaine, avec une désolation immense.

– Elle ne m'a pas guérie.

Et madame Vêtu expira, très doucement.

Comme si elle n'attendait que cela, la petite Sophie Couteau, satisfaite, sauta du lit, retourna jouer avec sa poupée, au bout de la salle. Ni la Grivotte, occupée à finir son pain, ni Élise Rouquet, tout entière à son miroir, ne s'aperçurent de la catastrophe. Mais, dans le souffle froid qui passait, aux chuchotements éperdus de madame de Jonquière et de madame Désagneaux, à qui manquait l'habitude de la mort, Marie parut s'éveiller, sortit du ravissement d'attente, où la jetait l'oraison continue de tout son être, sans paroles, bouche close. Et, quand elle eut compris, un apitoiement fraternel de compagne de douleur, certaine de sa guérison, la mit en larmes.

– Ah! la pauvre femme, morte si loin, si seule, à l'heure de renaître!

Ferrand, remué profondément, lui aussi, malgré l'indifférence professionnelle, s'était avancé pour constater la mort; et ce fut sur un signe de lui, que sœur Hyacinthe rejeta le drap, couvrant la face de la morte, car il ne fallait pas songer à enlever le corps en ce moment. Les malades revenaient par bandes de la Grotte, la salle si calme, si ensoleillée, s'emplissait de son tumulte habituel de misère et de souffrance, des toux profondes, des jambes traînantes, l'odeur fade, le pitoyable étalage de toutes les infirmités humaines.

II

Ce jour-là, le lundi, l'affluence fut énorme à la Grotte. C'était le dernier jour que le pèlerinage national devait passer à Lourdes; et le père Fourcade, dans son instruction du matin, avait dit qu'il fallait faire un suprême effort d'amour et de foi, pour obtenir du ciel tout ce qu'il voudrait bien donner de grâces, de guérisons prodigieuses. Aussi, dès deux heures de l'après-midi, vingt mille pèlerins étaient là, fiévreux, agités des plus ardents espoirs. De minute en minute, le flot croissait toujours, à tel point que le baron Suire, effrayé, sortit de la Grotte, pour répéter à Berthaud:

– Mon ami, nous allons être débordés, c'est certain… Doublez vos équipes, rapprochez vos hommes.

L'Hospitalité de Notre-Dame de Salut se trouvait seule chargée du bon ordre, car il n'y avait là ni gardiens ni policiers d'aucune sorte; et c'était pourquoi le président de l'association s'inquiétait ainsi. Mais Berthaud, dans les circonstances graves, était un chef écouté, d'une énergie rassurante.

– Soyez sans crainte, je réponds de tout… Je ne bougerai pas d'ici, tant que la procession de quatre heures n'aura pas défilé.

Cependant, il appela Gérard d'un signe.

– Donne à tes hommes la consigne la plus sévère. Qu'ils laissent passer les seules personnes munies d'une carte… Et rapproche-les, dis-leur de tenir la corde fortement.

Là-bas, sous les lierres qui drapaient le roc, la Grotte s'ouvrait, avec l'éternel braisillement de ses cierges. De loin, elle apparaissait un peu écrasée, irrégulière, bien étroite et modeste pour le souffle d'infini qui en sortait, pâlissant et courbant toutes les têtes. La statue de la Vierge n'était plus qu'une tache blanche, qui semblait mouvante, dans le frisson de l'air, chauffé par les petites flammes jaunes. Il fallait se hausser, on distinguait mal, derrière la grille, l'autel d'argent, l'orgue-harmonium tiré de sa housse, le tas des bouquets jetés, les ex-voto bariolant les parois fumeuses. Et la journée était admirable, jamais encore un ciel plus pur ne s'était élargi au-dessus de l'immense foule, la douceur de la brise surtout paraissait délicieuse, après l'orage de la nuit, qui avait fait tomber la chaleur trop pesante des deux premiers jours.

Gérard dut jouer des coudes pour répéter les ordres. Des poussées se produisaient déjà.

– Encore deux hommes ici! Mettez-vous quatre, s'il le faut, et tendez bien la corde!

C'était instinctif, invincible: les vingt mille personnes qui étaient là, se trouvaient comme attirées par la Grotte, allaient à elle, par une irrésistible attraction, où une brûlante curiosité se mêlait à la soif du mystère. Tous les yeux convergeaient, toutes les bouches, toutes les mains, tous les corps étaient emportés vers le flamboiement pâle des cierges, vers la tache blanche, mouvante de la Vierge de marbre. Et, pour que le large espace réservé aux malades, devant la grille, ne fût pas envahi par la cohue croissante, il avait fallu l'entourer d'une grosse corde, que les brancardiers tenaient des deux mains, à des intervalles de deux ou trois mètres. Ceux-ci avaient l'ordre de ne laisser passer que les malades, portant la carte qui les hospitalisait, ou bien les quelques personnes munies d'une autorisation spéciale. Ils se contentaient de soulever la corde, puis la tendaient de nouveau derrière les élus, sans écouter aucune supplication. Même ils se montraient un peu rudes, glissant au plaisir d'user de cette autorité, dont ils étaient investis pour un jour. À la vérité, on les bousculait fort, et ils devaient se soutenir les uns les autres, résister de toute la solidité de leurs reins, pour ne pas être emportés.

Alors, pendant que les bancs, devant la Grotte, et le vaste espace réservé se remplissaient de malades, de petites voitures, de brancards, la foule, la foule immense roula aux alentours. Elle partait de la place du Rosaire, elle se perdait au fond de la promenade, le long du Gave; et, sur toute la longueur, le trottoir était noir de monde, une vague humaine si dense, que la circulation s'y trouvait arrêtée. Sur le parapet, une ligne interminable de femmes assises, quelques-unes même debout, afin de mieux voir, faisaient miroiter au soleil la soie de leurs ombrelles, des soies claires, d'une gaieté de fête. On avait voulu conserver une allée libre, pour amener les malades; mais, continuellement, elle était envahie, obstruée, de sorte que les voitures et les brancards restaient en chemin, noyés, perdus, jusqu'à ce qu'un brancardier les dégageât. C'était, cependant, un grand piétinement de troupeau docile, une foule d'une innocence, d'une douceur d'agneaux, dont on n'avait à combattre que l'involontaire poussée, l'aveugle masse roulant vers la clarté des cierges. Jamais aucun accident n'était arrivé, malgré l'excitation qui peu à peu montait et la jetait au délire déréglé de la foi.

Mais, de nouveau, le baron Suire se fraya un passage.

– Berthaud! Berthaud! veillez donc à ce que le défilé soit plus lent!.. Il y a des femmes et des enfants qu'on étouffe.

Cette fois, Berthaud eut un geste d'impatience.

– Ah! dame, je ne puis pas être partout… Fermez la grille un instant, s'il le faut.

Il s'agissait du défilé qu'on organisait dans la Grotte, pendant l'après-midi entière. On laissait entrer les fidèles par la porte de gauche, et ils sortaient par la porte de droite.

– Fermer la grille! s'écria le baron. Mais ce sera pis, tous viendront s'y écraser!

Justement, Gérard était là, qui s'oubliait à causer un instant avec Raymonde, debout de l'autre côté de la corde, tenant un bol de lait qu'elle portait à une vieille femme paralytique. Et Berthaud commanda au jeune homme de poster deux brancardiers à la porte d'entrée de la grille, avec la consigne de ne plus laisser passer les pèlerins que dix par dix. Puis, quand Gérard eut exécuté cet ordre, et qu'il revint, il retrouva Berthaud avec Raymonde, riant, plaisantant. Elle s'éloigna, les deux cousins la regardèrent, pendant qu'elle faisait boire la paralytique.

– Elle est charmante, et c'est décidé, tu l'épouses, n'est-ce pas?

– Je ferai ce soir ma demande à la mère. Je compte que tu m'accompagneras.

– Mais sans doute… Tu sais ce que je t'ai dit. Rien n'est plus raisonnable. L'oncle te casera avant six mois.

Une poussée les sépara. Berthaud alla s'assurer par lui-même, à la Grotte, si le défilé, maintenant, s'opérait avec méthode, sans bousculade. C'était, pendant des heures, le même flot ininterrompu de femmes, d'hommes, d'enfants, tous ceux qui voulaient, tous ceux qui passaient, venus du monde entier. Aussi les classes se trouvaient-elles singulièrement mêlées, des mendiants en loques à côté de bourgeois cossus, des paysannes, des dames bien mises, des servantes en cheveux, des fillettes pieds nus, des fillettes pommadées, le front ceint d'un ruban. L'entrée était libre, le mystère s'ouvrait pour tous, aux incroyants comme aux fidèles, à ceux que l'unique curiosité poussait comme à ceux qui pénétraient là, le cœur défaillant d'amour. Et il fallait les voir, tous presque aussi émus, dans l'odeur tiède de la cire, un peu étouffés par cet air lourd de tabernacle qui s'amassait sous la roche, regardant à leurs pieds, par crainte de glisser sur les grilles de fonte. Beaucoup restaient ahuris, ne s'inclinaient même pas, examinaient les choses, avec la sourde inquiétude des indifférents égarés dans l'inconnu redoutable d'un sanctuaire. Mais les dévots se signaient, jetaient parfois des lettres, déposaient des cierges et des bouquets, baisaient le roc, au-dessous de la Vierge, ou bien frottaient à cette place des chapelets, des médailles, les menus objets de piété, que ce contact suffisait à bénir. Et le défilé continuait, continuait sans fin, pendant des jours, pendant des mois, depuis des années; et il semblait que toute la terre vînt passer là, au fond de ce coin de rocher, toutes les misères et toutes les souffrances humaines à la file, dans cette sorte de ronde hypnotisée et contagieuse, en quête du bonheur.

Lorsque Berthaud eut constaté que les choses, partout, s'organisaient le mieux du monde, il se promena en simple spectateur, surveillant ses hommes. Son inquiétude unique restait la procession du Saint-Sacrement, pendant laquelle une telle frénésie se déclarait, que des accidents étaient toujours à craindre. Cette dernière journée s'annonçait fervente, par le frisson de foi exaltée qu'il sentait déjà monter de la foule. L'entraînement s'achevait, la fièvre du voyage, l'obsession des mêmes cantiques répétés sans fin, la hantise entêtée des mêmes exercices religieux, et toujours les conversations sur les miracles, et toujours l'idée fixée sur le flamboiement divin de la Grotte. Beaucoup ne dormaient pas depuis trois nuits, en arrivaient à un état de veille hallucinée, marchant dans un rêve qui s'exaspérait. Aucun repos ne leur était laissé, les continuelles prières étaient comme un fouet cinglant leurs âmes. Jamais les appels à la sainte Vierge ne cessaient, des prêtres se succédaient dans la chaire, criant la douleur universelle, dirigeant les supplications désespérées de la foule, pendant tout le temps que les malades demeuraient là, devant la pâle statue de marbre, qui souriait, les mains jointes, les yeux au ciel.

À ce moment, la chaire de pierre blanche, à droite de la Grotte, contre le roc, se trouvait occupée par un prêtre de Toulouse, que Berthaud connaissait et qu'il écouta un instant, d'un air approbateur. C'était un gros homme, à la parole grasse, célèbre par ses succès oratoires. D'ailleurs, toute l'éloquence consistait ici en des poumons solides, en une façon violente de lancer la phrase, le cri, que la foule entière devait répéter; car ce n'était guère qu'une vocifération, coupée d'Ave et de Pater.

Le prêtre, qui venait d'achever le chapelet, tâcha de se grandir sur ses courtes jambes, jeta le premier appel des litanies qu'il inventait, qu'il conduisait à sa guise, selon l'inspiration dont il était possédé.

– Marie, nous vous aimons!

Et la foule répéta, d'un souffle plus bas, confus et brisé:

– Marie, nous vous aimons!

Dès lors, cela ne s'arrêta plus. La voix du prêtre sonnait à toute volée, la voix de la foule reprenait, dans un balbutiement de douleur:

– Marie, vous êtes notre seul espoir!

– Marie, vous êtes notre seul espoir!

– Vierge pure, faites-nous plus purs, parmi les purs!

– Vierge pure, faites-nous plus purs, parmi les purs!

– Vierge puissante, sauvez nos malades!

– Vierge puissante, sauvez nos malades!

Souvent, lorsque son imagination restait à court, ou lorsqu'il voulait enfoncer davantage un cri, jusqu'à trois fois il le répétait; tandis que la foule, docile, le répétait également trois fois, frémissante sous l'énervement de cette lamentation obstinée, qui augmentait sa fièvre.

Les litanies continuèrent, et Berthaud retourna vers la Grotte. Ceux qui défilaient à l'intérieur, avaient, en faisant face aux malades, un spectacle extraordinaire. Tout le vaste espace, entre les cordes, était empli par les mille à douze cents malades que le pèlerinage national avait amenés; et c'était, sous le grand ciel pur, dans la journée radieuse, le plus navrant pêle-mêle qu'on pût voir. Les trois hôpitaux avaient vidé là leurs salles d'épouvante. Au plus loin, d'abord, sur les bancs, on venait d'entasser les valides, ceux qui pouvaient encore se tenir assis. Beaucoup étaient pourtant calés avec des coussins; d'autres s'épaulaient entre eux, les forts soutenaient les faibles. Puis, en avant, devant la Grotte même, les grands malades restaient allongés, les dalles disparaissaient sous ce pitoyable flot, une mare d'horreur élargie et stagnante. Il s'était produit un enchevêtrement de voitures, de brancards, de matelas, inexprimable. Certains, dans des chariots, des gouttières, des sortes de cercueils, se soulevaient, dominaient; tandis que les plus nombreux, au ras de terre, semblaient couchés sur le sol. Il y en avait de vêtus, étendus simplement sur les toiles à carreaux des matelas. On avait apporté les autres avec leur literie, on ne voyait que leur tête et leurs mains pâles, en dehors des draps. Peu de ces grabats étaient propres. Seuls, quelques oreillers éblouissants de blancheur, ornés d'une broderie par une coquetterie dernière, éclataient parmi la misère crasseuse des autres, un déballage de loques, des couvertures fripées, des linges éclaboussés de souillures. Cela poussé, serré, empilé au petit bonheur de l'arrivée, des femmes, des hommes, des enfants, des prêtres, les gens déshabillés avec les gens vêtus, sous le plein jour aveuglant.

Et toutes les maladies y étaient, l'affreux défilé qui, deux fois par jour, sortait des hôpitaux pour traverser Lourdes épouvanté. Des têtes mangées par l'eczéma, des fronts couronnés de roséole, des nez et des bouches dont l'éléphantiasis avait fait des groins informes. Puis, des hydropiques, gonflées comme des outres, des rhumatisantes aux mains tordues, aux pieds enflés, pareils à des sacs bourrés de chiffons, une hydrocéphale dont le crâne énorme, trop lourd, se renversait en arrière. Puis, des phtisiques, tremblant la fièvre, épuisées de dysenterie, la peau livide, d'une maigreur de squelette. Puis, les difformités des contractures, les tailles déjetées, les bras retournés, les cous plantés de travers, les pauvres êtres cassés et broyés, immobilisés en des postures de pantins tragiques. Puis, de tristes filles rachitiques étalant leur teint de cire, leur nuque frêle, rongée d'humeurs froides; des femmes jaunes, hébétées, dans la stupeur douloureuse des misérables que le cancer dévore; d'autres blémissantes, n'osant bouger, redoutant le choc des tumeurs, dont la pesante angoisse les étouffait. Sur les bancs, des sourdes ahuries n'entendaient rien, chantaient quand même; des aveugles, la tête haute et droite, restaient, pendant des heures, tournées vers la statue de la Vierge, qu'elles ne pouvaient voir. Et il y avait encore la folle, frappée d'imbécillité, le nez emporté par quelque chancre, qui riait d'un rire terrifiant, avec sa bouche vide et noire; et il y avait l'épileptique qu'une récente crise avait laissée d'une pâleur de mort, l'écume aux coins des lèvres.

Mais la maladie, la souffrance n'importaient plus, depuis que tous étaient là, assis ou couchés, les yeux fixés sur la Grotte. Les pauvres visages décharnés, couleur de terre, se transfiguraient, se mettaient à brûler d'espoir. Des mains ankylosées se joignaient, des paupières trop lourdes trouvaient la force de se soulever, des voix éteintes se ranimaient, aux appels du prêtre. D'abord, ce n'étaient que des balbutiements indistincts, pareils à des petits souffles de vent qui se levaient, épars au-dessus de la foule. Ensuite, le cri montait, s'étendait, gagnait la foule elle-même, d'un bout à l'autre de l'immense place.

– Marie conçue sans péché, priez pour nous! criait le prêtre de sa voix tonnante.

Et les malades, et les pèlerins répétaient de plus en plus haut:

– Marie conçue sans péché, priez pour nous!

Ensuite, cela se dévidait, s'accélérait encore.

– Mère très pure, Mère très chaste, vos enfants sont à vos pieds!

– Mère très pure, Mère très chaste, vos enfants sont à vos pieds!

– Reine des Anges, dites un mot, et nos malades seront guéris!

– Reine des Anges, dites un mot, et nos malades seront guéris!

Cependant, du côté de la chaire, M. Sabathier se trouvait au second rang. Il s'était fait amener de bonne heure, voulant choisir sa place, en vieil habitué qui connaissait les bons coins. Puis, il lui semblait qu'il y avait un intérêt capital à être le plus près possible, sous les yeux mêmes de la Vierge, comme si elle avait eu besoin de voir ses fidèles, pour ne pas les oublier. Depuis les sept années qu'il venait, il ne nourrissait d'ailleurs que cet espoir: se faire remarquer d'elle un jour, la toucher enfin, obtenir sa guérison, sinon au choix, du moins à l'ancienneté. Cela ne lui demandait que de la patience, sans que la solidité de sa foi en fût ébranlée le moins du monde. Seulement, en pauvre homme résigné, un peu las d'être ajourné toujours, il se permettait parfois des distractions. Il avait obtenu de garder près de lui sa femme, assise sur un pliant, et il aimait à causer, à lui faire part de ses réflexions.

– Chère amie, relève-moi un peu… Je glisse, je suis très mal.

Il était vêtu, en pantalon et en veston de grosse laine, assis sur son matelas, le dos appuyé contre une chaise renversée.

– Es-tu mieux? demanda madame Sabathier.

– Oui, oui…

Puis, s'intéressant au frère Isidore, qu'on avait fini par amener quand même, et qui occupait un matelas voisin, couché, le drap au menton, les mains seules dehors, jointes sur la couverture:

– Ah! le pauvre homme… C'est bien imprudent, mais la sainte Vierge est si puissante, quand elle veut bien!

Il reprenait son chapelet, lorsqu'il s'interrompit de nouveau, en apercevant madame Maze qui venait de se glisser dans l'enceinte réservée, si mince, si discrète, qu'elle avait sans doute passé par-dessous les cordes, sans qu'on la remarquât. Elle s'était assise à l'extrémité d'un banc, elle n'y tenait pas plus de place qu'une fillette, bien sage, immobile. Et sa face longue aux traits lassés, ses trente-deux ans de blonde flétrie, fanée avant l'âge, respiraient une tristesse sans bornes, un abandon infini.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
670 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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