Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 29
Le docteur Chassaigne, enfin, parla.
– Ah! dit-il, quand on pense que cinquante mille francs auraient suffi pour empêcher un tel désastre! avec cinquante mille francs, on pouvait couvrir, le gros œuvre était sauvé, et l'on avait tout le temps d'attendre… Mais ils voulaient tuer l'œuvre, comme ils avaient tué l'homme.
D'un geste, il désigna, là-bas, les pères de la Grotte, qu'il évitait de nommer.
– Et dire qu'ils ont des recettes annuelles de neuf cent mille francs! Ils préfèrent envoyer des cadeaux à Rome, pour entretenir des amitiés puissantes.
Malgré lui, il repartait en campagne contre les adversaires du curé Peyramale. Toute cette histoire le hantait d'une sainte colère de justice. En face de la ruine lamentable, il reprenait les faits, le curé enthousiaste se lançant dans la construction de son église, s'endettant, se laissant voler, tandis que le père Sempé aux aguets profitait de chacune de ses fautes, le discréditait près de l'évêque, finissait par tarir les aumônes et par faire arrêter les travaux. Puis, après la mort du vaincu, venaient les procès interminables, quinze années de procès qui avaient donné aux hivers le temps de manger l'œuvre. Maintenant, elle était dans un si pitoyable état, la dette montait à un chiffre si gros, que tout paraissait bien fini. La mort lente, la mort des pierres s'achevait. Sous son hangar effondré, la locomobile allait tomber en loques, battue par la pluie, rongée par la mousse.
– Je le sais bien, ils chantent victoire, il n'y a plus qu'eux. C'était ce qu'ils désiraient, être les maîtres absolus, garder pour eux seuls toute la puissance, tout l'argent… Si je vous disais que leur terreur de la concurrence les a poussés jusqu'à écarter de Lourdes les ordres religieux qui ont tenté d'y venir. Des jésuites, des dominicains, des bénédictins, des capucins, des carmes ont fait des demandes; toujours, les pères de la Grotte sont parvenus à les évincer. Ils ne tolèrent que les ordres de femmes, ils ne veulent qu'un troupeau… Et la ville leur appartient, et ils y tiennent boutique, ils y vendent Dieu, en gros et en détail!
À pas lents, il était revenu au milieu de la nef, parmi les décombres. D'un grand geste, il montra la dévastation qui l'entourait.
– Voyez cette tristesse, cette misère affreuse… Là-bas, le Rosaire et la Basilique leur ont coûté plus de trois millions.
Pierre, alors, comme dans la noire et froide chambre de Bernadette, vit se dresser la Basilique, radieuse en son triomphe. Ce n'était point ici que se réalisait le rêve du curé Peyramale, officiant, bénissant les foules à genoux, pendant que les orgues grondaient d'allégresse. La Basilique, là-bas, s'évoquait, toute sonnante de la volée des cloches, toute clamante de la joie surhumaine d'un miracle, toute braisillante de flammes, avec ses bannières, ses lampes, ses cœurs d'argent et d'or, son clergé vêtu d'or, son ostensoir pareil à un astre d'or. Elle flambait dans le soleil couchant, elle touchait le ciel de sa flèche, dans l'envolement des milliards de prières dont ses murs frémissaient. Ici, l'église morte avant de naître, l'église interdite par un mandement de l'évêque, tombait en poudre, ouverte aux quatre vents. Chaque orage emportait un peu des pierres, de grosses mouches bourdonnaient seules dans les orties qui avaient envahi la nef; et il n'y avait d'autres dévotes que les femmes du voisinage, venant retourner leur pauvre linge, étendu sur l'herbe. Au milieu du morne silence, une voix sourde semblait sangloter, la voix des colonnes de marbre peut-être, pleurant leur luxe inutile, sous leur chemise de planches. Parfois, des oiseaux traversaient l'abside déserte, en jetant un petit cri. Des bandes de rats énormes, réfugiés sous les pièces des échafaudages abattus, se mordaient, bondissaient hors de leurs trous, dans un galop d'effroi. Et rien n'était d'une angoisse plus désespérée que cette ruine voulue, ne face de sa triomphante rivale, la Basilique rayonnante d'or.
De nouveau, le docteur Chassaigne dit simplement:
– Venez.
Ils sortirent de l'église, ils longèrent le bas côté de gauche, arrivèrent devant une porte, faite grossièrement de quelques planches clouées; et, quand ils eurent descendu un escalier de bois à demi rompu, dont les marches branlaient sous leurs pieds, ils se trouvèrent dans la crypte.
C'était une salle basse, aux voûtes écrasées, qui reproduisait exactement les dispositions du chœur. Les colonnes trapues, laissées à l'état brut, attendaient elles aussi leurs sculptures. Des matériaux traînaient, des bois achevaient de pourrir sur la terre battue, toute la vaste salle restait blanche de plâtre, dans le fruste abandon des bâtisses qu'on ne finit pas. Au fond, trois baies, autrefois vitrées, et dont il ne restait plus un carreau, éclairaient d'un grand jour froid la nudité désolée des murs.
Et, là, au milieu, dormait le corps du curé Peyramale. Des amis fervents avaient eu l'idée touchante de l'ensevelir ainsi dans la crypte de son église inachevée. Sur une large marche, le tombeau était tout en marbre. Les inscriptions, en lettres d'or, disaient la pensée des souscripteurs, le cri de vérité et de réparation qui sortait du monument. On lisait sur la face: «De pieuses oboles venues de tout l'univers ont élevé ce tombeau à la mémoire bénie du grand serviteur de Notre-Dame de Lourdes.» On lisait à droite ces mots d'un bref de Pie IX: «Vous vous êtes dévoué tout entier à édifier un temple à la Mère de Dieu.» On lisait à gauche cette parole de l'Évangile: «Heureux ceux qui souffrent de persécution pour la justice.» N'était-ce point la plainte véridique, l'espoir légitime du vaincu, qui avait combattu si longtemps, dans l'unique désir d'exécuter strictement les ordres de la Vierge, que Bernadette lui avait transmis? Elle se trouvait là, Notre-Dame de Lourdes, une statuette mince, placée au-dessus de l'inscription funéraire, contre la grande muraille nue, que décoraient seulement quelques couronnes de perles, pendues à des clous. Et, devant le tombeau, cinq ou six bancs étaient alignés, comme devant la Grotte, pour les fidèles qui voulaient s'asseoir.
Mais, d'un nouveau geste de pitié émue, le docteur Chassaigne, silencieusement, avait montré à Pierre une tache énorme d'humidité qui verdissait le mur du fond. Pierre se rappela le petit lac qu'il avait remarqué en haut, sur le ciment disjoint du chœur, un amas d'eau considérable laissé par l'orage de la nuit précédente. Évidemment, des infiltrations se produisaient, une source véritable coulait en bas, envahissait la crypte, par les temps de forte pluie. Tous deux eurent le cœur serré, lorsqu'ils s'aperçurent que l'eau suivait la voûte par minces filets et retombait en grosses gouttes régulières, cadencées, sur le tombeau.
Le docteur ne put retenir un gémissement.
– Il pleut maintenant, il pleut sur lui!
Pierre demeurait immobile, dans une sorte de terreur sacrée. Sous cette eau qui tombait, sous les coups de vent qui devaient entrer l'hiver, par les carreaux brisés des fenêtres, ce mort lui apparut lamentable et tragique. Il prenait une grandeur farouche, tout seul dans son riche tombeau de marbre, au milieu des gravats, au fond des ruines croulantes de son église. Il en était le gardien solitaire, le mort endormi et rêveur qui en gardait les espaces vides, ouverts à tous les oiseaux de nuit. Il y était la protestation muette, obstinée, éternelle, et il y était l'attente. Couché dans sa bière, ayant l'éternité pour prendre patience, il y attendait sans lassitude les ouvriers qui reviendraient peut-être, par un beau matin d'avril. S'ils mettaient dix ans, il serait là, et s'ils mettaient un siècle, il serait là encore. Il attendait que les échafaudages pourris, là-haut, parmi l'herbe de la nef, fussent ressuscités ainsi que des morts, dans un prodige, de nouveau debout le long des murs. Il attendait que la locomobile, sous la mousse, tout d'un coup brûlante, retrouvât son haleine, pour monter les charpentes de la toiture. Son œuvre aimée, la géante construction croulait sur sa tête, et les mains jointes, les yeux clos, il en gardait les décombres, il attendait.
À demi-voix, le docteur acheva la cruelle histoire, comment après avoir persécuté le curé Peyramale et son œuvre, on persécutait son tombeau. Anciennement, un buste du curé était là, des mains dévotes entretenaient devant lui la petite flamme d'une lampe. Mais une femme étant tombée la face contre terre, en disant qu'elle voyait l'âme du défunt, les pères de la Grotte s'émurent. Est-ce que des miracles allaient se produire? Déjà des malades passaient les journées entières, assis sur les bancs, devant le tombeau. D'autres s'agenouillaient, baisaient le marbre, imploraient leur guérison. Et ce fut une terreur: s'ils guérissaient, si la Grotte avait un concurrent dans ce martyr, couché tout seul, au milieu des vieux outils laissés par les maçons! L'évêque de Tarbes, prévenu, travaillé, publia le mandement qui interdisait l'église, en défendant tout culte, tout pèlerinage et procession au tombeau de l'ancien curé de Lourdes. Comme pour Bernadette, son souvenir était proscrit, son image ne se trouvait officiellement nulle part. De même qu'ils s'étaient acharnés contre l'homme vivant, les pères s'acharnaient contre la mémoire du grand mort. Ils le poursuivaient jusque dans la tombe. Eux seuls, aujourd'hui encore, empêchaient que les travaux de l'église ne fussent repris, créant de continuels obstacles, refusant de partager leur riche moisson d'aumônes. Et ils attendaient que la pluie des hivers tombât, achevât l'œuvre de destruction, que la voûte, les murs, toute la construction géante croulât sur le tombeau de marbre, sur le corps du vaincu, et qu'il fût enseveli, et qu'il fût broyé!
– Ah! murmura le docteur, moi qui l'ai connu si vaillant, si enthousiaste des nobles besognes! Maintenant, vous le voyez, il pleut, il pleut sur lui!
Péniblement, il se mit à genoux, il s'apaisa dans une longue prière.
Pierre, qui ne pouvait prier, restait debout. Une humanité émue débordait de son cœur. Il écoutait les pesantes gouttes de la voûte s'écraser une à une sur le tombeau, dans un rythme lent, qui semblait compter les secondes de l'éternité, au milieu du profond silence. Et il songeait à l'éternelle misère de ce monde, à cette élection de la souffrance frappant toujours les meilleurs. Les deux grands ouvriers de Notre-Dame de Lourdes, Bernadette, le curé Peyramale, revivaient devant lui, ainsi que des victimes pitoyables, torturées pendant leur vie, exilées après leur mort. Certes, cela aurait achevé de tuer en lui la foi; car la Bernadette qu'il venait de trouver, au bout de son enquête, n'était qu'une sœur humaine, chargée de toutes les douleurs. Mais il n'en gardait pas moins pour elle un culte de fraternelle tendresse, et deux larmes lentes roulèrent sur ses joues.
CINQUIÈME JOURNÉE
I
Cette nuit-là, à l'hôtel des Apparitions, Pierre, de nouveau, ne put fermer l'œil. Après être passé par l'Hôpital, pour prendre des nouvelles de Marie, qui dormait d'un profond sommeil d'enfant, délicieux et réparateur, depuis son retour de la procession, il s'était couché lui-même, inquiet de n'avoir pas vu reparaître M. de Guersaint. Il l'attendait au plus tard pour le dîner, un accident sans doute l'avait retenu à Gavarnie; et il songeait au tourment de la jeune fille, si son père n'allait pas l'embrasser, dès le lendemain matin. Avec cet homme si aimablement distrait, à la cervelle d'oiseau, toutes les suppositions, toutes les craintes étaient possibles.
Peut-être cette inquiétude avait-elle d'abord suffi à tenir Pierre éveillé, malgré sa grande fatigue. Mais, ensuite, le tapage nocturne, dans l'hôtel, avait vraiment pris des proportions intolérables. Le lendemain mardi était le jour du départ, le dernier jour que le pèlerinage national devait passer à Lourdes, et sans doute les pèlerins profitaient goulûment des heures, revenaient de la Grotte, y retournaient en pleine nuit, tâchaient de violenter le ciel par leur agitation, sans besoin aucun de repos. Les portes battaient, les planchers tremblaient, la maison entière vibrait comme sous le galop désordonné d'une foule. Jamais encore les murs n'avaient résonné de toux si opiniâtres, de si grosses voix indistinctes. Et Pierre, gagné par l'insomnie, se retournait en sursaut, se relevait, avec la continuelle idée que ce devait être M. de Guersaint qui rentrait. Pendant quelques minutes, il tendait fiévreusement l'oreille, il n'entendait que les rumeurs extraordinaires du couloir, où il ne distinguait rien de précis. Était-ce, à gauche, le prêtre, la mère et ses trois filles, le ménage de vieilles gens, qui se battaient avec les meubles? ou était-ce plutôt, à droite, l'autre famille si nombreuse, l'autre monsieur seul, la jeune dame seule, que d'incompréhensibles événements jetaient dans les aventures? Un instant, il sauta de son lit, il voulut visiter la chambre vide de son compagnon absent, certain qu'il s'y passait des choses violentes. Mais il eut beau écouter, il ne saisit plus, derrière la cloison mince, que le murmure tendre de deux voix, d'une légèreté de caresse. Le brusque souvenir de madame Volmar lui revint, et il retourna se coucher, frissonnant.
Enfin, Pierre, au grand jour, s'endormait, lorsque des coups rudes, frappés dans sa porte, le firent sursauter. Cette fois, il ne se trompait pas, une forte voix criait, étranglée par l'angoisse:
– Monsieur l'abbé! monsieur l'abbé! de grâce, éveillez-vous!
C'était décidément M. de Guersaint qu'on rapportait mort, pour le moins. Effaré, il courut ouvrir, en chemise, et se trouva devant M. Vigneron, son voisin.
– Oh! de grâce, monsieur l'abbé, habillez-vous vite! On a besoin de votre saint ministère.
Alors, il raconta qu'il venait de se lever pour regarder l'heure à sa montre, posée sur la cheminée, quand il avait entendu des soupirs atroces sortir de la chambre voisine, où était couchée madame Chaise. Elle avait laissé la porte de communication ouverte, par gentillesse, afin d'être davantage avec eux. Naturellement, il s'était précipité, poussant les persiennes, donnant du jour et de l'air.
– Et quel spectacle, monsieur l'abbé! Notre pauvre tante sur son lit, à moitié violette déjà, la bouche béante sans pouvoir reprendre haleine, les mains égarées, crispées parmi les draps… Vous comprenez, c'est sa maladie de cœur… Venez, venez vite, monsieur l'abbé, pour l'assister, je vous en supplie!
Pierre, étourdi, ne retrouvait ni son pantalon, ni sa soutane.
– Sans doute, sans doute, je vais avec vous. Mais je ne puis l'administrer, je n'ai pas ce qu'il faut.
M. Vigneron l'aidait à se vêtir, s'accroupissait, en quête des pantoufles.
– Ça ne fait rien, votre vue seule l'aidera à passer, si Dieu nous réserve cette affliction… Tenez! chaussez-vous d'abord, et suivez-moi, oh! tout de suite, tout de suite!
Il repartit en coup de vent, s'engouffra dans la chambre voisine. Toutes les portes étaient restées grandes ouvertes. Le jeune prêtre, qui le suivait, ne remarqua dans la première pièce, obstruée d'un incroyable désordre, que le petit Gustave, demi-nu, assis sur le canapé où il couchait, immobile, très pâle, oublié et grelottant, au milieu de ce drame de la mort brutale. Des valises éventrées barraient le passage, des restes de charcuterie salissaient la table, le lit du père et de la mère semblait ravagé par la catastrophe, les couvertures tirées, jetées à terre. Et, tout de suite, dans la seconde chambre, il aperçut la mère, vêtue en hâte d'un vieux peignoir jaune, debout, l'air terrifié.
– Eh bien, mon amie? eh bien, mon amie? répéta M. Vigneron, bégayant.
D'un geste, sans répondre, madame Vigneron montra madame Chaise, qui ne bougeait plus, la tête retombée sur l'oreiller, les mains retournées et raidies. La face était bleue, la bouche bâillait, comme dans le dernier souffle énorme qui s'en était échappé.
Pierre s'était penché. Puis, à demi-voix:
– Elle est morte.
Morte! ce mot retentit dans la chambre, mieux tenue, où régnait un lourd silence. Et les deux époux se regardèrent, stupéfaits, éperdus. C'était donc fini? La tante mourait avant Gustave, le petit héritait des cinq cent mille francs. Que de fois ils avaient fait ce rêve, dont la brusque réalisation les hébétait! Que de fois ils avaient désespéré, en craignant que le pauvre enfant ne partît avant elle! Morte, mon Dieu! est-ce que c'était leur faute? est-ce qu'ils avaient réellement demandé cela à la sainte Vierge? Elle se montrait si bonne pour eux, qu'ils tremblaient de n'avoir pu exprimer un souhait sans être exaucés. Déjà, dans la mort du chef de bureau, subitement emporté pour leur laisser la place, ils avaient reconnu le doigt si puissant de Notre-Dame de Lourdes. Est-ce qu'elle venait de les combler de nouveau, en écoutant jusqu'aux songeries inconscientes de leur désir? Pourtant, ils n'avaient jamais voulu la mort de personne, ils étaient de braves gens, incapables d'une action mauvaise, aimant bien leur famille, pratiquant, se confessant, communiant comme tout le monde, sans ostentation. Quand ils pensaient à ces cinq cent mille francs, à leur fils qui pouvait s'en aller le premier, à l'ennui qu'ils auraient de voir un autre neveu, moins digne, hériter de cette fortune, tout cela était si discret au fond d'eux, si naïf, si naturel en somme! Et ils y avaient certainement pensé devant la Grotte, mais la sainte Vierge n'était-elle pas la suprême sagesse, ne savait-elle pas mieux que nous-mêmes ce qu'elle devait faire pour le bonheur des vivants et des morts?
Alors, très sincèrement, madame Vigneron éclata en sanglots, pleurant sa sœur qu'elle adorait.
– Ah! monsieur l'abbé, je l'ai vue s'éteindre, elle a passé sous mes yeux. Quel malheur que vous ne soyez pas venu plus tôt, pour recevoir son âme!.. Elle est morte sans prêtre, votre présence l'aurait tant consolée!
Les paupières lourdes de larmes, cédant aussi à l'attendrissement, M. Vigneron consola sa femme.
– Ta sœur était une sainte, elle a communié encore hier matin, et tu peux être sans inquiétude, son âme est allée droit au ciel… Sans doute, si monsieur l'abbé était arrivé à temps, cela lui aurait fait plaisir de le voir… Que veux-tu? la mort a été la plus prompte. J'ai couru tout de suite, nous n'aurons eu, jusqu'au bout, aucun reproche à nous faire…
Et, se tournant vers le prêtre:
– Monsieur l'abbé, c'est sa piété trop grande qui a pour sûr hâté la crise. Hier, à la Grotte, elle avait eu déjà un étouffement, dont la violence était significative. Et, malgré sa fatigue, elle s'est ensuite obstinée à suivre la procession… Je pensais bien qu'elle n'irait pas loin. Seulement, c'était si délicat, on n'osait rien lui dire, dans la crainte de l'effrayer.
Doucement, Pierre s'agenouilla, récita les prières d'usage, avec cette émotion humaine qui lui tenait lieu de croyance, devant l'éternelle vie, l'éternelle mort, si pitoyables. Puis, il demeura un instant à genoux, il entendit les voix chuchotantes du ménage.
Le petit Gustave, oublié sur son lit, dans le désordre de la chambre voisine, avait dû être pris d'impatience. Il pleurait, il criait.
– Maman! maman! maman!
Enfin, madame Vigneron alla le calmer. Et elle eut l'idée de l'apporter entre ses bras, pour qu'il embrassât une dernière fois sa pauvre tante. D'abord, il se débattit, refusant, pleurant plus fort. Si bien que M. Vigneron fut forcé d'intervenir en lui faisant honte. Comment! lui qui n'avait peur de rien! qui montrait, devant le mal, du courage autant qu'un homme! Et sa pauvre tante toujours si aimable, dont la dernière pensée avait dû être certainement pour lui!
– Donne-le-moi, dit-il à sa femme, il va être raisonnable.
Gustave finit par s'abandonner au cou de son père. Il arriva en chemise, grelottant, montrant la nudité de son misérable petit corps, que rongeait la scrofule. Loin de le guérir, il semblait que l'eau miraculeuse de la piscine eût avivé la plaie de ses reins; tandis que sa maigre jambe pendait inerte, pareille à un bâton desséché.
– Embrasse-la, reprit M. Vigneron.
L'enfant se pencha, baisa sa tante sur le front. Ce n'était pas la mort qui l'inquiétait et le faisait se révolter. Depuis qu'il était là, il regardait la morte d'un air de tranquillité curieuse. Il ne l'aimait pas, il avait souffert d'elle trop longtemps. C'étaient, chez lui, des idées, des sentiments de grande personne, dont le poids l'avait étouffé, à mesure qu'elles se développaient et s'aiguisaient, avec son mal. Il sentait bien qu'il était trop petit, que les enfants ne doivent pas comprendre les choses qui se passent au fond des gens.
Son père, s'étant assis à l'écart, le garda sur ses genoux, pendant que la mère refermait la fenêtre et allumait les bougies des deux flambeaux de la cheminée.
– Ah! mon pauvre mignon, murmura-t-il dans le besoin qu'il avait de parler, c'est une perte cruelle pour nous tous. Voilà notre voyage gâté complètement, car c'était notre dernier jour, on part cette après-midi… Et la sainte Vierge justement qui se montrait si bonne…
Mais, devant le regard étonné de son fils, un regard d'infinie tristesse et de reproche, il se hâta de reprendre:
– Oui, sans doute, je sais qu'elle ne t'a pas guéri encore tout à fait. Seulement, il ne faut jamais désespérer de sa bienveillance… Elle nous aime trop, elle nous comble trop de ses grâces, elle finira sûrement par le guérir, puisque, maintenant, elle n'a plus que cette grande faveur à nous accorder.
Madame Vigneron, qui avait entendu, s'approcha.
– Comme nous aurions été heureux de rentrer à Paris bien portants tous les trois! Jamais rien n'est complet.
– Dis donc! fit remarquer brusquement M. Vigneron, je ne vais pas pouvoir partir avec vous, cette après-midi, à cause des formalités… Pourvu que mon billet de retour reste valable jusqu'à demain!
Tous deux se remettaient de l'affreuse secousse, soulagés, malgré l'affection qu'ils avaient pour madame Chaise; et ils l'oubliaient déjà, ils n'éprouvaient plus que la hâte de quitter Lourdes, comme si le but principal du voyage se trouvait rempli. Une joie décente, inavouée, les inondait.
– Puis, à Paris, j'aurai tant à courir! continua-t-il. Moi qui n'aspire plus qu'au repos!.. Ça ne fait rien, je resterai mes trois ans au ministère, jusqu'à ma retraite, maintenant surtout que je suis certain de la retraite de chef de bureau… Seulement, après, oh! après, je compte bien jouir un peu de la vie. Puisque cet argent nous arrive, je vais acheter, dans mon pays, le domaine des Billottes, cette terre superbe dont j'ai toujours rêvé. Et je vous réponds que je ne me ferai pas de mauvais sang, au milieu de mes chevaux, de mes chiens et de mes fleurs!
Le petit Gustave était resté sur ses genoux, frissonnant de tout son pauvre corps d'insecte avorté, dans sa chemise retroussée à demi, qui laissait voir sa maigreur d'enfant mourant. Lorsqu'il s'aperçut que son père ne le sentait même plus là, tout à son rêve d'existence riche, enfin réalisable, il eut un de ses sourires énigmatiques, d'une mélancolie aiguisée de malice.
– Eh bien! père, et moi?
M. Vigneron, réveillé comme en sursaut, s'agita, parut d'abord ne pas comprendre.
– Toi, mon petit?.. Toi, tu seras avec nous, parbleu!
Mais Gustave continuait à le regarder fixement, profondément, sans cesser de sourire, de ses lèvres fines, si navrées.
– Oh! crois-tu?
– Certainement, je le crois!.. Tu seras avec nous, ce sera très gentil d'être avec nous…
Gêné, balbutiant, M. Vigneron, qui ne trouvait pas les mots convenables, demeura glacé, lorsque son fils haussa ses maigres épaules, d'un air de philosophique dédain.
– Oh! non!.. Moi, je serai mort.
Et le père, terrifié, lut tout d'un coup dans le regard profond de l'enfant, un regard d'homme très vieux, très savant en toutes matières, qui connaissait les abominations de la vie pour les avoir souffertes. Surtout, ce qui l'effarait, c'était la soudaine certitude que cet enfant l'avait toujours pénétré lui-même jusqu'au fond de l'âme, au delà de ce qu'il n'osait s'avouer. Il se rappelait, dès le berceau, les yeux du petit malade fixés sur les siens, ces yeux que la souffrance rendait si aigus, qu'elle douait sans doute d'une force de divination extraordinaire, fouillant les pensées inconscientes, dans l'obscurité des crânes. Et, par un singulier contre-coup, les choses qu'il ne s'était jamais dites, il les retrouvait toutes à cette heure dans les yeux de son enfant, il les voyait, les lisait malgré lui. L'histoire de sa longue cupidité se déroulait, sa colère d'avoir un fils si chétif, son angoisse à l'idée que la fortune de madame Chaise reposait sur une existence si fragile, son âpre souhait qu'elle se hâtât de mourir, pour que le petit fût encore là, de façon à lui assurer l'héritage. C'était simplement une question de jours, ce duel à qui partirait le premier. Puis, au bout, c'était quand même la mort, le petit à son tour s'en allait, lui seul empochait l'argent, vieillissait longtemps dans l'allégresse. Et ces choses affreuses sortaient si nettes des yeux fins, mélancoliques et souriants du pauvre être condamné, s'échangeaient entre eux avec une telle clarté d'évidence, qu'un instant il sembla au père et au fils qu'ils se les criaient à voix très haute.
Mais M. Vigneron se débattit, tourna la tête, protesta violemment.
– Comment! tu seras mort?.. En voilà des idées! C'est absurde, des idées pareilles!
Madame Vigneron s'était remise à sangloter.
– Méchant enfant, peux-tu nous causer une telle peine, au moment où nous pleurons une perte si cruelle déjà!
Il fallut que Gustave les embrassât, en leur promettant de vivre, de faire cela pour eux. Cependant, il n'avait pas cessé de sourire, sachant bien que le mensonge était nécessaire, quand on voulait ne pas trop s'attrister, résigné d'ailleurs à laisser après lui ses parents heureux, puisque la sainte Vierge elle-même ne pouvait lui donner, en ce monde, le petit coin de bonheur pour lequel toute créature aurait dû naître.
Sa mère alla le recoucher, et Pierre enfin se releva, au moment où M. Vigneron achevait de disposer la chambre d'une façon convenable.
– Vous m'excusez, n'est-ce pas? monsieur l'abbé, dit-il en accompagnant le jeune prêtre jusqu'à la porte. Je n'ai pas la tête bien à moi… Enfin, c'est un mauvais quart d'heure à passer. Il faudra tout de même que je m'en tire.
Dans le corridor, Pierre s'arrêta une minute, écoutant un bruit qui montait de l'escalier. Il avait songé encore à M. de Guersaint, il croyait reconnaître sa voix. Puis, comme il restait là, immobile, un événement se produisit, qui lui causa une gêne atroce. Avec une lenteur prudente, la porte de la chambre, occupée par le monsieur tout seul, venait de s'ouvrir; et une dame vêtue de noir était sortie, si légère, que, dans l'entre-bâillement, on avait eu à peine le temps de distinguer le monsieur, debout, les doigts sur les lèvres. Mais, quand la dame se retourna, elle se trouva soudain face à face avec Pierre. Cela fut si net, si brutal, qu'ils ne purent se détourner, en feignant de ne pas s'être reconnus.
C'était madame Volmar. Après les trois jours et les trois nuits qu'elle venait de passer là, au fond de cette chambre d'amour, dans une claustration absolue, elle s'en échappait de grand matin, avec un arrachement de tout son être. Six heures n'étaient pas sonnées, elle espérait n'être vue de personne, s'évanouir par les couloirs et l'escalier vides, d'une légèreté d'ombre; et elle avait le désir aussi de se montrer un peu à l'Hôpital, d'y passer cette matinée dernière, pour justifier sa présence à Lourdes. Quand elle aperçut Pierre, elle fut prise d'un tremblement, elle bégaya d'abord:
– Oh! monsieur l'abbé, monsieur l'abbé…
Puis, en remarquant que le prêtre avait laissé sa porte grande ouverte, elle parut céder à la fièvre qui la brûlait, à un besoin de parler de cette flamme, de s'expliquer, de s'innocenter. Le sang au visage, elle passa la première, elle entra dans la chambre, où il dut la suivre, fort troublé de l'aventure. Et, comme il laissait la porte ouverte encore, ce fut elle qui, d'un signe, le pria de la fermer, voulant se confier à lui.
– Oh! monsieur l'abbé, je vous en supplie, ne me jugez pas trop mal!
Il eut un geste, pour dire qu'il ne se permettait pas de porter un jugement sur elle.
– Si, si, je sais bien que vous connaissez mon malheur… À Paris, vous m'avez aperçue une fois, derrière la Trinité, avec une personne. Et, l'autre jour, ici, vous m'avez reconnue, sur le balcon. N'est-ce pas? vous vous doutiez que je vivais là, près de vous, cachée avec cette personne, dans cette chambre… Seulement, si vous saviez, si vous saviez!
Ses lèvres frémissaient, des larmes montaient à ses paupières. Il la regardait, et il restait surpris de l'extraordinaire beauté qui transfigurait son visage. Cette femme, toujours en noir, très simple, sans un bijou, lui apparaissait dans un éclat de sa passion, hors de l'ombre où elle s'effaçait, s'éteignait d'habitude. Elle qui n'était point jolie au premier aspect, trop brune, trop mince, les traits tirés, la bouche grande, le nez long, prenait, à mesure qu'il l'examinait, un charme troublant, une puissance de conquête irrésistible. Ses yeux surtout, ses larges yeux magnifiques, dont elle cachait d'ordinaire le brasier sous un voile d'indifférence, brûlaient comme des torches, aux heures où elle s'abandonnait toute. Il comprit qu'on l'adorât, qu'on pût la désirer à en mourir.
– Si vous saviez, monsieur l'abbé, si je vous racontais ce que j'ai souffert!.. Ce sont des choses que vous avez soupçonnées sans doute, puisque vous connaissez ma belle-mère et mon mari. Les rares fois que vous êtes venu chez nous, vous n'êtes pas sans avoir compris les abominations qui s'y passaient, malgré mon air d'être toujours contente, dans mon petit coin de silence et d'effacement… Mais vivre ainsi dix ans, mais ne jamais être, ne jamais aimer, ne jamais être aimée, non, non, je n'ai pas pu!
Alors, elle conta la douloureuse histoire, son mariage avec le marchand de diamants, désastreux dans son apparent coup de fortune, sa belle-mère une âme dure de bourreau et de geôlier, son mari un monstre de laideur physique, de vilenie morale. On l'emprisonnait, on ne la laissait pas même se mettre seule à une fenêtre. On l'avait battue, on s'était acharné contre ses goûts, ses envies, ses faiblesses de femme. Elle savait qu'au dehors son mari entretenait des filles; et, si elle souriait à un parent, si elle avait une fleur au corsage, en un jour rare de gaieté, il arrachait la fleur, entrait dans des rages jalouses, lui brisait les poignets, avec d'affreuses menaces. Pendant des années, elle avait vécu dans cet enfer, espérant quand même, ayant en elle un tel flot de vie, un si ardent besoin de tendresse, qu'elle attendait le bonheur, croyant toujours le voir entrer, au moindre souffle.