Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 30
– Monsieur l'abbé, je vous jure que je n'ai pas pu ne pas faire ce que j'ai fait. J'étais trop malheureuse, tout mon être brûlait de se donner… Quand mon ami, la première fois, m'a dit qu'il m'aimait, j'ai laissé tomber ma tête sur son épaule; et c'était fini, j'étais sa chose pour toujours. Il faut comprendre ces délices, être aimée, ne trouver chez son ami que des gestes de caresse, des paroles de douceur, la continuelle préoccupation de se montrer prévenant et aimable; et savoir qu'il pense à vous, qu'il y a quelque part un cœur où vous vivez; et n'être que vous deux, n'être plus qu'un, s'oublier dans une étreinte où tout se fond, les corps et les âmes!.. Ah! si c'est un crime, monsieur l'abbé, je ne puis en avoir le remords. Je ne dis même pas qu'on m'y a poussée, je dis que je l'ai commis aussi naturellement que je respire, parce qu'il était nécessaire à ma vie.
Elle avait porté la main à ses lèvres, comme pour donner un baiser au monde. Et Pierre se sentit bouleversé, devant cette amoureuse, qui était la passion, l'éternel désir. Puis, une immense pitié commença à naître en lui.
– Pauvre femme! murmura-t-il.
– Ce n'est pas au prêtre que je me confesse, reprit-elle c'est à l'homme que je parle, à un homme dont je serais heureuse d'être comprise… Non, je ne suis pas une croyante, la religion ne m'a pas suffi. On prétend que des femmes s'y contentent, qu'elles y trouvent une protection solide contre la faute. Moi, j'ai toujours eu froid dans les églises, j'y meurs de néant… Et je sais bien que cela est mal, de feindre la religion, de paraître la mêler aux choses de mon cœur. Mais, que voulez-vous? on m'y force. Si vous m'avez rencontrée, à Paris, derrière la Trinité, c'est que cette église est le seul endroit où l'on me laisse aller seule; et, si vous me trouvez ici, à Lourdes, c'est que, de toute l'année, je n'ai que ces trois jours de liberté absolue, d'absolu bonheur.
Un frisson la reprenait, des larmes chaudes coulèrent sur ses joues.
– Ah! ces trois jours, ces trois jours! vous ne pouvez pas savoir avec quelle ardeur je les attends, avec quelle flamme je les vis, avec quelle rage j'en emporte le souvenir!
Tout s'évoquait, devant la longue chasteté de Pierre. Ces trois jours, ces trois nuits, si âprement désirés, si goulûment vécus, il se les imaginait, au fond de cette chambre d'hôtel, les fenêtres et la porte closes, dans l'ignorance où les bonnes elles-mêmes se trouvaient qu'une femme fût enfermée là. L'étreinte sans fin, le continuel baiser, un don de tout l'être, un oubli du monde, un anéantissement dans l'inextinguible amour! Il n'y avait plus de lieu, il n'y avait plus de temps, rien ne restait que la hâte de s'appartenir, de s'appartenir encore. Et quel déchirement, à l'heure de la séparation! C'était de cette cruauté qu'elle tremblait, c'était dans la douleur d'avoir quitté son paradis qu'elle s'oubliait, elle si muette, jusqu'à crier son mal. Se prendre une dernière fois aux bras l'un de l'autre, vouloir se confondre pour demeurer l'un dans l'autre, et s'arracher comme si la moitié de votre chair s'en allait, et se dire que de longs jours, que de longues nuits se passeraient, sans qu'on pût même se voir!
Pierre, le cœur éperdu à l'évocation de ce tourment de de la chair, répéta:
– Pauvre femme!
– Et, monsieur l'abbé, continua-t-elle, songez à l'enfer dans lequel je vais rentrer. Pendant des semaines, pendant des mois, mon ciel se ferme, je vis mon martyre, sans une plainte… C'est fini encore une fois d'être heureuse, en voilà pour un an. Grand Dieu! trois pauvres jours, trois pauvres nuits par an, n'est-ce pas à devenir folle, de ma violence à en jouir et de ma patience à attendre qu'ils reviennent?.. Je suis si malheureuse, monsieur l'abbé, ne croyez-vous pas tout de même que je suis une honnête femme?
Il était profondément ému par ce grand élan, par cette fougue de passion et de douleur sincères. Il sentait là le souffle de l'universel désir, une flamme souveraine qui purifiait tout. Sa pitié déborda, il fut le pardon.
– Madame, je vous plains et je vous respecte infiniment.
Alors, elle ne parla plus, elle le regarda de ses grands yeux, obscurcis de larmes. Puis, d'une brusque étreinte, elle lui saisit les deux mains, les tint serrées entre ses doigts brûlants. Et elle partit, elle disparut au fond du couloir, avec sa légèreté d'ombre.
Mais, lorsqu'elle ne fut plus là, Pierre souffrit davantage de sa présence. Il ouvrit toute large la fenêtre, pour chasser l'odeur d'amour qu'elle avait laissée. Déjà, le dimanche, quand il s'était aperçu qu'une femme vivait cachée dans la chambre voisine, il avait eu cette terreur pudique, en se disant qu'elle était la revanche de la chair, au milieu de l'exaltation mystique de Lourdes l'immaculée. Et, maintenant, cette épouvante revenait, il comprenait la toute-puissance, l'invincible volonté de la vie qui veut être. L'amour était plus fort que la foi, peut-être n'y avait-il de divin que la possession. S'aimer, s'appartenir malgré tout, faire de la vie, continuer la vie, n'était-ce pas l'unique but de la nature, en dehors des polices sociales et religieuses? Un instant, il eut conscience de l'abîme: sa chasteté était son dernier soutien, la dignité même de son existence manquée de prêtre incroyant. Il comprenait qu'après avoir cédé à sa raison, s'il cédait à sa chair, il serait perdu. Tout son orgueil de pureté, toute sa force, qu'il avait mise dans son honnêteté professionnelle, lui revint; et il se jura de nouveau de n'être pas un homme, puisqu'il s'était volontairement retranché du nombre des hommes.
Sept heures sonnèrent. Pierre ne se recoucha pas, se lava à grande eau, heureux de cette eau fraîche qui achevait de calmer sa fièvre. Comme il finissait de s'habiller, la pensée de M. de Guersaint se réveilla en lui, anxieuse, à un bruit de pas qu'il entendit dans le corridor. On s'arrêta devant sa porte, on frappa; et il alla ouvrir, soulagé.
Mais il eut un cri de vive surprise.
– Comment, c'est vous! Comment, vous voilà déjà levée, à courir les rues, à monter voir les gens!
Marie était debout sur le seuil, souriante. Derrière elle, sœur Hyacinthe, qui l'accompagnait, souriait aussi de ses jolis yeux candides.
– Ah! mon ami, dit la jeune fille, je n'ai pas pu rester couchée. Dès que j'ai vu le soleil, j'ai sauté du lit, tant j'avais besoin de marcher, de courir, de sauter comme une enfant… Et j'ai tant fait, j'ai tant supplié, que ma sœur a été assez aimable pour sortir avec moi… Je crois bien que je m'en serais allée par la fenêtre, si l'on avait fermé la porte.
Pierre les avait fait entrer, et une émotion indicible le serrait à la gorge, en l'entendant plaisanter si gaiement, en la regardant se mouvoir à l'aise, si vive, si gracieuse. Elle, mon Dieu! elle qu'il avait vue pendant des années, les jambes mortes, la face couleur de plomb! Depuis qu'il l'avait quittée, la veille, dans la Basilique, elle s'était épanouie en jeunesse et en beauté. Une nuit venait de suffire pour qu'il retrouvât, grandie, la chère créature de tendresse, l'enfant superbe, éclatante, embrassée si follement autrefois, derrière la haie en fleur, sous les arbres criblés de soleil.
– Comme vous voilà grande, comme vous voilà belle, Marie! ne put-il s'empêcher de dire.
Sœur Hyacinthe, alors, intervint.
– N'est-ce pas, monsieur l'abbé, que la sainte Vierge a bien fait les choses? Quand elle s'en mêle, vous voyez, on sort de ses mains fraîche comme une rose et sentant bon.
– Ah! reprit la jeune fille, je suis si heureuse, je me sens toute forte, toute saine, toute blanche, comme si je venais de naître!
Et cela fut délicieux pour Pierre. Il lui sembla que ce qui restait encore là de l'haleine éparse de madame Volmar, se dissipait, était purifié. Marie emplissait la chambre de sa candeur, du parfum et de l'éclat de sa jeunesse innocente. Et, cependant, cette joie de la beauté pure, de la vie qui refleurissait, n'allait pas pour lui sans une grande tristesse. Au fond, la révolte qu'il avait eue dans la Crypte, la blessure de son existence manquée devait laisser son cœur à jamais saignant. Tant de grâce ressuscitée, toute la femme adorée qui renaissait en sa fleur! et jamais il ne connaîtrait la possession, il était hors du monde, au sépulcre. Mais il ne sanglotait plus, il goûtait une mélancolie sans bornes, un néant immense, à se dire qu'il était mort, que cette aube de femme se levait sur la tombe où dormait sa virilité. C'était le renoncement, accepté, voulu, dans la grandeur désolée des existences hors nature.
Comme l'autre, la passionnée, Marie avait pris les mains de Pierre. Mais ses petites mains, à elle, étaient si douces, si fraîches, si calmantes! Elle le regardait, confuse un peu, avec une grosse envie qu'elle n'osait formuler. Puis, bravement:
– Pierre, voulez-vous m'embrasser? ça me rendrait bien contente.
Il frémit, le cœur broyé dans une dernière torture. Ah! les baisers d'autrefois, les baisers dont il avait toujours gardé le goût aux lèvres! jamais plus il ne l'avait embrassée, et c'était une sœur, aujourd'hui, qui sautait à son cou. Elle le baisa bruyamment sur la joue gauche, sur la joue droite, tendant les siennes, exigeant qu'il lui rendît son compte. Deux fois, à son tour, il la baisa.
– Moi aussi, je vous le jure, Marie, je suis content, bien content.
Et, brisé d'émotion, à bout de courage, pénétré en même temps de douceur et d'amertume, il éclata en sanglots, il pleura entre ses mains jointes, comme un enfant qui veut cacher ses larmes.
– Voyons, voyons, ne nous attendrissons pas trop, reprit gaiement sœur Hyacinthe. Monsieur l'abbé serait trop fier, s'il croyait que nous ne sommes venus que pour lui… Monsieur de Guersaint est là, n'est-ce pas?
Marie eut un cri de profonde tendresse.
– Ah! mon cher père! c'est encore lui qui va être le plus content!
Pierre, alors, dut raconter que M. de Guersaint n'était pas rentré de son excursion à Gavarnie. Son inquiétude croissante perçait, bien qu'il s'efforçât d'expliquer le retard, inventant des obstacles, des complications imprévues. La jeune fille, d'ailleurs, ne s'effrayait guère, se remettait à rire, en disant que jamais son père n'avait pu être exact. Elle avait pourtant une impatience si grande qu'il la vît marcher, qu'il la retrouvât debout, ressuscitée, dans sa jeunesse refleurie!
Sœur Hyacinthe, qui était allée se pencher au balcon, revint dans la chambre.
– Le voici!.. Il est en bas, il descend de voiture.
– Ah! vous ne savez pas, s'écria Marie, avec une vivacité joueuse d'écolière, il faut lui faire une surprise… Oui, il faut nous cacher; et, quand il sera là, nous nous montrerons tout d'un coup.
Déjà, elle entraînait sœur Hyacinthe dans la chambre voisine.
M. de Guersaint, presque aussitôt, entra en coup de vent, par la porte du couloir que Pierre s'était hâté d'ouvrir; et, lui serrant la main:
– Enfin, me voilà!.. Hein? mon ami, vous n'avez plus su que penser, depuis hier quatre heures que vous devez m'attendre! Mais vous n'imaginez pas les aventures d'abord, une roue de notre landau qui s'est rompue, en arrivant à Gavarnie; puis, hier soir, comme nous avions fini par repartir tout de même, un orage épouvantable qui nous a retenus la nuit entière à Saint-Sauveur… Je n'a pas fermé l'œil.
Il s'interrompit.
– Et vous, ça va bien?
– Je n'ai pas pu dormir non plus, dit le prêtre, tellement ils ont fait du bruit, dans cet hôtel.
Mais déjà M. de Guersaint repartait.
– N'importe, c'est délicieux. On ne peut pas s'imaginer, il faudra que je vous raconte… J'étais avec trois ecclésiastiques charmants. L'abbé Des Hermoises est à coup sur l'homme le plus agréable que j'aie connu… Oh! nous avons ri, nous avons ri!
De nouveau, il s'arrêta.
– Et ma fille?
Alors, derrière lui, il y eut un rire clair. Il se retourna, il resta béant. Marie était là, et elle marchait, elle avait un visage de gaieté ravie, de santé resplendissante. Jamais il n'avait douté du miracle, il n'en était pas surpris le moins du monde, car il revenait avec la conviction que tout finirait très bien, qu'il la retrouverait sûrement guérie. Mais ce qui le retournait jusqu'au fond des entrailles, c'était ce spectacle prodigieux qu'il n'avait pas prévu: sa fille si belle, si divine dans sa petite robe noire! sa fille qui n'avait pas même apporté de chapeau, une dentelle simplement nouée sur son admirable chevelure blonde! sa fille vivante, florissante, triomphante, pareille à toutes les filles de tous les pères qu'il enviait depuis tant d'années!
– Ô mon enfant, ô mon enfant…
Et, comme elle s'était élancée entre ses bras, il l'étreignit, ils tombèrent ensemble à genoux. Et tout fut emporté, tout rayonna dans une effusion de foi et d'amour. Cet homme distrait, à la cervelle d'oiseau, qui s'endormait au lieu d'accompagner sa fille à la Grotte, qui partait pour Gavarnie le jour où la Vierge devait la guérir, déborda d'une telle tendresse paternelle, d'une croyance de chrétien si exaltée par la reconnaissance, qu'il en devint un moment sublime.
– Ô Jésus, ô Marie, que je vous remercie de m'avoir rendu mon enfant!.. Ô mon enfant, nous n'aurons jamais assez de souffle, jamais assez d'âme, pour remercier Marie et Jésus du grand bonheur qu'il me donne… Ô mon enfant, qu'ils ont ressuscitée, ô mon enfant, qu'ils ont refaite si belle, prends mon cœur, pour le leur offrir avec le tien… Je suis à toi, je suis à eux, éternellement, ô mon enfant chérie, ô mon enfant adorée…
À genoux devant la fenêtre ouverte, tous deux, les yeux levés, regardaient ardemment le ciel. La fille avait appuyé la tête à l'épaule du père; tandis que lui la tenait d'un bras à la taille. Ils ne faisaient qu'un, des larmes lentes se mirent à ruisseler sur leurs visages extasiés, souriant d'une félicité surhumaine; tandis qu'ils ne bégayaient plus ensemble que des paroles désordonnées de gratitude.
– Ô Jésus, merci! ô sainte Mère de Jésus, merci!.. Nous vous aimons, nous vous adorons… Vous avez rajeuni le meilleur sang de nos veines, il est à vous, il brûle pour vous… Ô Mère toute-puissante, ô divin Fils bien-aimé, c'est une fille et c'est un père qui vous bénissent, qui s'anéantissent de joie à vos pieds…
Cet embrassement de ces deux êtres, heureux après tant de jours noirs, ces bégayements de leur bonheur comme trempé de souffrance encore, toute cette scène était si touchante, que Pierre, de nouveau, fut gagné par les larmes. Mais c'étaient des larmes douces à présent, qui apaisaient son cœur. Ah! la triste humanité! que cela était bon, de la voir un peu consolée et ravie! et qu'importait, si ses grandes félicités de quelques secondes lui venaient de l'éternelle illusion! L'humanité entière, l'humanité pitoyable, sauvée par l'amour, n'était-elle pas chez ce pauvre homme, tout d'un coup sublime, parce qu'il retrouvait sa fille ressuscitée?
Debout, un peu à l'écart, sœur Hyacinthe pleurait également, le cœur très gros, gros d'une émotion humaine qu'elle n'avait jamais ressentie, elle qui ne s'était connu d'autres parents que le bon Dieu et la sainte Vierge. Un silence régna dans cette chambre frissonnante d'une telle fraternité trempée de pleurs. Et ce fut elle qui parla la première, lorsque le père et la fille, brisés d'attendrissement, se relevèrent enfin.
– Maintenant, mademoiselle, il faut vite, vite nous dépêcher, pour rentrer à l'Hôpital.
Mais tous se récrièrent. M. de Guersaint voulait garder sa fille avec lui, et Marie avait des yeux ardents de désir, une envie de vivre, de marcher, de courir le vaste monde.
– Oh! non, non! dit le père. Je ne vous la rends pas… Nous allons prendre un bol de lait, car je meurs de faim; puis, nous sortirons, nous nous promènerons, oui, oui, tous les deux! Elle à mon bras, comme une petite femme!
Sœur Hyacinthe riait de nouveau.
– Eh bien! je vous la laisse, je dirai à ces dames que vous me l'avez volée… Mais moi, je me sauve. Vous ne vous doutez pas de la besogne que nous avons, à l'Hôpital, si nous voulons être prêtes pour le départ: toutes nos malades, tout notre matériel, enfin une vraie bousculade!
– Alors, demanda M. de Guersaint qui retombait dans ses distractions, c'est bien mardi aujourd'hui, nous partons ce soir?
– Certainement, n'allez pas oublier!.. Le train blanc part à trois heures quarante… Et, si vous étiez raisonnable, vous nous ramèneriez mademoiselle de bonne heure, pour qu'elle se repose un peu.
Marie accompagna la sœur jusqu'à la porte.
– Soyez tranquille, je serai bien sage. Puis, je veux retourner à la Grotte, pour remercier encore la sainte Vierge.
Lorsqu'ils se trouvèrent tous les trois seuls, dans la petite chambre baignée de soleil, ce fut délicieux. Pierre avait appelé la servante pour qu'elle apportât du lait, du chocolat, des gâteaux, toutes les bonnes choses imaginables. Et, bien que Marie eût mangé déjà, elle mangea encore, tant elle dévorait depuis la veille. Ils avaient roulé le guéridon devant la fenêtre, ils firent un festin, à l'air vif des montagnes, pendant que les cent cloches de Lourdes sonnaient à la volée la gloire de cette journée radieuse. Ils s'exclamaient, ils riaient, la jeune fille racontait à son père le miracle, avec des détails cent fois répétés, et comment elle avait laissé son chariot à la Basilique, et comment elle venait de dormir douze heures, sans remuer un doigt. Puis, M. de Guersaint voulut aussi conter son excursion; mais il s'embrouillait, y mêlait le miracle. En somme, ce cirque de Gavarnie, c'était quelque chose de colossal. Seulement, de loin, on perdait le sentiment des proportions, ça semblait petit. Les trois marches gigantesques, couvertes de neige, l'arête supérieure qui découpait sur le ciel le profil d'une forteresse cyclopéenne, au donjon rasé, aux courtines déchiquetées, la grande cascade, dont le jet sans fin semblait si lent, lorsque en réalité il devait tomber avec une violence de tonnerre, toute cette immensité, ces forêts à droite et à gauche, ces torrents, ces écroulements de montagnes, avaient l'air de tenir dans le creux de la main, quand on les regardait de la halle du village. Et ce qui l'avait le plus frappé, ce dont il reparlait sans cesse, c'étaient les étranges figures que dessinait la neige, restée là-haut parmi les rocs, entre autres un crucifix immense, une croix blanche de plusieurs milliers de mètres, qu'on aurait dite jetée en travers du cirque, d'un bout à l'autre.
Il s'interrompit pour dire:
– À propos, que se passe-t-il, chez nos voisins? En montant tout à l'heure, j'ai rencontré monsieur Vigneron qui courait comme un fou; et, par la porte entr'ouverte de leur chambre, il m'a semblé apercevoir madame Vigneron très rouge… Est-ce que leur fils Gustave a eu encore une crise?
Pierre avait oublié madame Chaise, la morte qui dormait là, de l'autre côté de la cloison. Il crut sentir un petit souffle froid.
– Non, non, l'enfant va bien…
Et il ne continua pas, il préféra se taire. À quoi bon gâter cette heure si heureuse de résurrection, de jeunesse reconquise, en y mêlant l'image de la mort? Mais, pour lui, dès cette minute, il ne cessa plus de penser à ce voisinage du néant; et il songeait aussi à l'autre chambre, celle où le monsieur seul étouffait des sanglots, les lèvres collées sur une paire de gants, qu'il avait volée à son amie. Tout l'hôtel revenait, avec ses toux, ses soupirs, ses voix indistinctes, les continuels battements de ses portes, les chambres craquantes sous l'entassement des voyageurs, les corridors balayés par le vol des jupes, par le galop des familles qui s'effaraient maintenant, dans la hâte du départ.
– Parole d'honneur! tu vas te faire du mal, s'écria M. de Guersaint en riant, quand il vit que sa fille reprenait une brioche.
Marie s'égaya, elle aussi. Puis, avec deux larmes soudaines dans les yeux:
– Ah! que je suis contente! et que j'ai de peine, quand je songe que tout le monde n'est pas content comme moi!
II
Il était huit heures, Marie ne tenait plus d'impatience dans la chambre, retournant sans cesse à la fenêtre, comme si, d'une haleine, elle allait boire tout le libre espace, tout le vaste ciel. Ah! courir par les rues, par les places, aller partout, ailleurs encore, aussi loin que son désir la mènerait! et montrer aussi combien elle était forte, avoir cette vanité de faire des lieues devant le monde, maintenant que la sainte Vierge l'avait guérie! C'était une poussée, un envolement de son être entier, de son sang, de son cœur, irrésistible.
Mais, au moment du départ, elle décida que sa première visite, avec son père, devait être pour la Grotte, où tous deux avaient à remercier Notre-Dame de Lourdes. Ensuite, on serait libre, on aurait deux grandes heures devant soi, on se promènerait où l'on voudrait, avant qu'elle rentrât déjeuner et faire son petit paquet à l'Hôpital.
– Voyons, y sommes-nous? répéta M. de Guersaint. Partons-nous?
Pierre prenait son chapeau, tous les trois descendirent, parlant très haut, riant dans l'escalier, d'une gaieté d'écoliers qui entrent en vacances. Et ils gagnaient déjà la rue, lorsque, sous le porche, madame Majesté se précipita. Elle devait guetter leur sortie.
– Ah! mademoiselle, ah! messieurs, permettez que je vous félicite… Nous avons su la grâce extraordinaire qui vous a été faite, nous sommes si heureux, si flattés, lorsque la sainte Vierge veut bien distinguer quelqu'un de notre clientèle!
Son visage sec et dur se fondait d'amabilité, elle regardait la miraculée avec des yeux de caresse. Puis, elle appela vivement son mari qui passait.
– Regarde donc, mon ami! c'est mademoiselle, c'est mademoiselle…
Le visage glabre de Majesté, bouffi de graisse jaune, prit une expression de joie et de reconnaissance.
– En vérité, mademoiselle, je ne puis pas vous dire combien nous sommes honorés… Nous n'oublierons jamais que monsieur votre père est descendu chez nous. Cela fait déjà bien des envieux.
Et madame Majesté, pendant ce temps, arrêtait les autres voyageurs qui sortaient, appelait du geste les familles déjà installées dans la salle à manger, aurait fait entrer la rue, si on lui en eût laissé le loisir, pour montrer qu'elle avait là, chez elle, le miracle dont Lourdes tout entier s'émerveillait depuis la veille. Du monde finissait par s'amasser, un attroupement se faisait peu à peu, pendant qu'elle chuchotait à l'oreille de chacun:
– Regardez, c'est elle, la jeune personne, vous savez, la jeune personne…
Tout d'un coup, elle s'écria:
– Je vais chercher Appoline au magasin, il faut qu'Appoline voie mademoiselle.
Mais, alors, d'un air digne, Majesté la retint.
– Non, laisse Appoline, elle a déjà trois dames à servir… Mademoiselle et ces messieurs ne quitteront certainement pas Lourdes sans faire quelques achats. Les petits souvenirs qu'on emporte sont si agréables à regarder, plus tard! Et nos clients veulent bien ne jamais rien acheter autre part que chez nous, dans le magasin que nous avons joint à l'hôtel.
– J'ai déjà fait mes offres de service, appuya madame Majesté. Je les renouvelle, Appoline sera si heureuse de montrer à mademoiselle ce que nous avons de plus joli, et dans des conditions de bon marché vraiment incroyables! Oh! des choses ravissantes, ravissantes!
Marie commençait à s'impatienter d'être ainsi retenue, et Pierre souffrait de la curiosité éveillée, grandissante autour d'eux. Quant à M. de Guersaint, il jouissait délicieusement de cette popularité, de ce triomphe de sa fille. Il promit de revenir.
– Certainement, nous achèterons quelques petits bibelots. Des souvenirs pour nous, des cadeaux à faire… Mais plus tard, quand nous rentrerons.
Enfin, ils s'échappèrent, ils descendirent l'avenue de la Grotte. Le temps était de nouveau superbe, après les orages des deux nuits précédentes. Rafraîchi, l'air matinal sentait bon, sous la gaieté épandue du clair soleil. Une foule se hâtait déjà sur les trottoirs, affairée, contente de vivre. Et quel ravissement pour Marie, à qui tout semblait nouveau, charmant, inappréciable! Le matin, elle avait dû accepter que Raymonde lui prêtât une paire de bottines, car elle s'était bien gardée d'en mettre une dans sa valise, par superstition, craignant de se porter malheur. Les bottines lui allaient à ravir, elle écoutait avec une joie d'enfant les petits talons taper gaillardement sur les dalles. Elle ne se souvenait pas d'avoir vu des maisons si blanches, des arbres si verts, des passants si joyeux. Tous les sens, chez elle, semblaient en fête, d'une délicatesse merveilleuse: elle entendait des musiques, sentait des parfums lointains, elle goûtait l'air avec gourmandise, ainsi qu'un fruit suave. Mais, surtout, ce qu'elle trouvait de très gentil, de délicieux, c'était de se promener de la sorte au bras de son père. Jamais encore cela ne lui était arrivé, elle en faisait le rêve depuis des années comme d'un de ces grands bonheurs impossibles dont on occupe sa souffrance. Le rêve se réalisait, son cœur battait d'allégresse. Elle se serrait contre son père, elle s'efforçait de marcher bien droite, bien belle, pour lui faire honneur. Et lui était très fier, heureux autant qu'elle, la montrant, l'affichant, débordant de la joie de la sentir à lui, son sang, sa chair, sa fille, désormais rayonnante de jeunesse et de santé.
Comme tous trois traversaient le plateau de la Merlasse, déjà barré par la bande des marchandes de cierges et de bouquets, lancées à la poursuite des pèlerins, M. de Guersaint s'écria:
– Nous n'allons bien sûr pas arriver à la Grotte les mains vides!
Pierre, qui marchait de l'autre côté de Marie, gagné par la gaieté rieuse où il la voyait, s'arrêta. Tout de suite, ils furent entourés, envahis, par une nuée de marchandes, dont les mains rapaces leur poussaient la marchandise jusque dans la figure. «Ma belle demoiselle! mes bons messieurs! achetez-moi, achetez-moi, à moi, à moi!» Et il fallut se débattre, se dégager. M. de Guersaint finit par acheter le plus gros bouquet, un bouquet de marguerites blanches, pommé et dur comme un chou, à une très belle fille grasse et blonde, vingt ans au plus, si peu vêtue dans son effronterie, qu'on sentait la rondeur libre de sa gorge sous sa camisole à demi dégrafée. Le bouquet n'était d'ailleurs que de vingt sous, il se fâcha pour le payer sur sa petite bourse, un peu interloqué des manières de la grande fille, pensant tout bas qu'elle faisait sûrement un autre commerce, celle-là, quand la sainte Vierge chômait. Alors, Pierre paya de son côté les trois cierges que Marie avait pris à une vieille femme, des cierges de deux francs, fort raisonnables, ainsi qu'elle disait. La vieille femme, une figure anguleuse, au nez de proie, aux yeux de lucre, se répandait en remerciements mielleux. «Que Notre-Dame de Lourdes vous bénisse, ma belle demoiselle! qu'elle vous guérisse de vos maladies, vous et les vôtres!» Et cela les égaya de nouveau, ils repartirent en riant tous les trois, amusés comme des enfants par l'idée que c'était une chose faite, ce vœu de la brave femme.
À la Grotte, Marie voulut défiler immédiatement, pour donner elle-même le bouquet et les cierges, avant même de s'agenouiller. Il n'y avait pas encore grand monde, ils se mirent à la queue, passèrent au bout de trois ou quatre minutes. Et de quels regards extasiés elle examina tout, l'autel d'argent gravé, l'orgue-harmonium, les ex-voto, les herses ruisselantes de cire, flambantes dans le plein jour! Cette Grotte qu'elle n'avait encore vue que de loin, de son chariot de misère, elle y entrait, elle y respirait, comme au paradis même, baignée dans une tiédeur et une bonne odeur, dont elle étouffait un peu, divinement. Quand elle eut déposé les cierges, au fond du grand panier, et qu'elle se fut grandie, pour accrocher le bouquet à une lance de la grille, elle baisa longuement le roc, en dessous de la sainte Vierge, à cette place que des millions de lèvres déjà avaient polie. Et ce fut, donné à cette pierre, un baiser d'amour où elle mit la flamme de la reconnaissance, un baiser où son cœur se fondait.
Dehors, ensuite, Marie se prosterna, s'anéantit dans un acte de remerciement sans fin. Son père s'était également agenouillé, près d'elle, mêlant à la sienne la ferveur de sa gratitude. Mais il ne pouvait faire longtemps la même chose, il devint peu à peu inquiet, finit par se pencher à l'oreille de sa fille, pour lui dire qu'il avait une course, dont il ne s'était plus souvenu tout à l'heure. Sûrement, le mieux était qu'elle restât là, en prière, à l'attendre. Pendant qu'elle achèverait ses dévotions, lui se dépêcherait, s'acquitterait de sa corvée; et l'on se promènerait après, à l'aise, où l'on voudrait. Elle ne le comprenait, ne l'entendait seulement pas. Elle se contenta de hocher la tête, promettant de ne pas bouger, reprise par une telle foi attendrie, que ses yeux se mouillaient de larmes, fixés sur la statue blanche de la Vierge.
Quand M. de Guersaint eut rejoint Pierre, resté un peu à l'écart, il s'expliqua.
– Mon cher, c'est un cas de conscience, j'ai fait à notre cocher de Gavarnie la promesse formelle de voir son patron, pour lui dire les vraies causes du retard. Vous savez, le coiffeur de la place du Marcadal… Et puis, il faut que je me fasse raser, moi!
Pierre, inquiet, dut céder devant le serment qu'on serait de retour dans un quart d'heure. Seulement, comme la course lui semblait longue, il s'entêta de son côté à prendre une voiture, qui stationnait au bas du plateau de la Merlasse. C'était une sorte de cabriolet verdâtre, dont le cocher, un gros garçon d'une trentaine d'années, coiffé d'un béret, fumait une cigarette. Assis de biais sur le siège, les genoux écartés, il conduisait avec un sans-façon tranquille d'homme bien nourri, maître de la rue.
– Nous vous gardons, dit Pierre en descendant, lorsqu'ils furent arrivés place du Marcadal.
– Bien, bien, monsieur l'abbé! Je vous attends.
Et, laissant son maigre cheval au grand soleil, il alla rire avec une forte servante, échevelée, dépoitraillée, qui lavait un chien dans le bassin de la fontaine voisine.
Cazaban était justement sur le seuil de sa boutique, dont les hautes glaces et la claire couleur verte égayaient la place morne, déserte en semaine. Quand la besogne ne pressait pas, il aimait à triompher ainsi, entre ses deux vitrines, que des pots de pommade et des flacons de parfumerie décoraient de nuances vives.