Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 5
IV
Comme le train s'ébranlait, la portière se rouvrit, et un employé poussa une fillette de quatorze ans, dans le compartiment où étaient Marie et Pierre.
– Tenez! il y a une place, dépêchez-vous!
Déjà, les faces s'allongeaient, on allait protester. Mais sœur Hyacinthe s'était écriée:
– Comment! c'est vous, Sophie! Vous revenez donc voir la sainte Vierge qui vous a guérie, l'année dernière?
Et madame de Jonquière disait en même temps:
– Ah! ma petite amie Sophie, c'est très bien, d'avoir de la reconnaissance!
– Mais oui, ma sœur! mais oui, madame! répondit gentiment la fillette.
D'ailleurs, la portière s'était refermée, et il fallait bien accepter cette nouvelle pèlerine, comme tombée du ciel, au moment où partait le train, qu'elle avait failli manquer. Elle était mince, elle ne tiendrait pas beaucoup de place. Puis, ces dames la connaissaient, tous les yeux des malades s'étaient fixés sur elle, en entendant dire que la sainte Vierge l'avait guérie. Mais on était sorti de la gare, la machine soufflait dans le branle croissant des roues, et sœur Hyacinthe répéta, en tapant dans ses mains:
– Allons, allons, mes enfants, le Magnificat!
Pendant que le chant d'allégresse montait au milieu des secousses, Pierre regardait Sophie. C'était visiblement une petite paysanne, une fille de cultivateurs pauvres des environs de Poitiers, que ses parents gâtaient et traitaient en demoiselle, depuis qu'elle était une miraculée, une élue, que les curés de l'arrondissement venaient voir. Elle avait un chapeau de paille, avec des rubans roses, une robe de laine grise, garnie d'un volant. Et sa figure ronde n'était pas jolie, mais aimable, très fraîche, éclairée par de clairs yeux futés, qui lui donnaient un air souriant et modeste.
Lorsqu'on eut fini le Magnificat, Pierre ne put résister au désir de questionner Sophie. Une enfant de cet âge, d'une apparence si candide, et qui ne semblait pas être une menteuse, cela l'intéressait vivement.
– Alors, mon enfant, vous avez failli manquer le train?
– Oh! monsieur l'abbé, j'en aurais été bien confuse… J'étais à la gare depuis midi. Et voilà que j'ai aperçu monsieur le curé de Sainte-Radegonde, qui me connaît bien et qui m'a appelée pour m'embrasser, en me disant que j'étais une bonne petite fille, de retourner à Lourdes. Alors, il paraît que le train partait, et je n'ai eu que le temps de courir… Oh! j'ai couru!
Elle riait, encore un peu essoufflée, avec le repentir pourtant d'avoir été sur le point de commettre une faute d'étourderie.
– Et comment vous appelez-vous, mon enfant?
– Sophie Couteau, monsieur l'abbé.
– Vous n'êtes pas de Poitiers même?
– Non, bien sûr… Nous sommes de Vivonne, à sept kilomètres. Mon père et ma mère ont un peu de biens; et ça n'irait tout de même pas mal, s'il n'y avait pas huit enfants, à la maison… Moi, je suis la cinquième. Heureusement que les quatre premiers commencent à travailler.
– Et vous, mon enfant, qu'est-ce que vous faites?
– Moi, oh! monsieur l'abbé, je ne suis pas de grand secours… Depuis l'année dernière, depuis que je suis rentrée guérie, on ne m'a pas laissé un jour tranquille, parce que, vous comprenez, on est venu me voir, on m'a menée chez monseigneur, et puis dans les couvents, et puis partout… Et, avant ça, j'ai été longtemps malade, je ne pouvais marcher sans un bâton, je criais à chaque pas, tant mon pied me faisait du mal.
– Alors, c'est d'un mal au pied que la sainte Vierge vous a guérie?
Sophie n'eut pas le temps de répondre. Sœur Hyacinthe, qui écoutait, intervint.
– D'une carie des os du talon gauche, datant de trois ans. Le pied était gonflé, déformé, et il y avait des fistules donnant issue à une suppuration continuelle.
Du coup, tous les malades du wagon commencèrent à se passionner. Ils ne quittaient plus des yeux la miraculée, ils cherchaient en elle le prodige. Ceux qui pouvaient se mettre debout, se levaient pour la mieux voir; et les autres, les infirmes allongés sur des matelas, tâchaient de se hausser et de tourner la tête. Dans la souffrance qui venait de les reprendre, au départ de Poitiers, terrifiés par les quinze heures qu'ils avaient à rouler encore, l'arrivée brusque de cette enfant, élue par le ciel, était comme un soulagement divin, le rayon d'espoir où ils puiseraient la force d'aller jusqu'au bout du voyage. Déjà, les plaintes cessaient un peu, et toutes les faces se tendaient, dans le besoin ardent de croire.
Marie, surtout, ranimée, soulevée à demi, joignit ses mains tremblantes, supplia doucement Pierre.
– Je vous en prie, questionnez-la, demandez-lui de tout nous dire… Guérie, mon Dieu! guérie d'un mal si affreux!
Madame de Jonquière, émue, s'était penchée pour embrasser l'enfant, par-dessus la cloison.
– Certainement, notre petite amie va nous dire… N'est-ce pas, ma mignonne, que vous allez nous raconter ce que la sainte Vierge a fait pour vous?
– Oh! bien sûr, madame… Tant que vous voudrez.
Et elle avait son air souriant et modeste, avec ses yeux luisant d'intelligence. Tout de suite, elle voulut commencer, en levant sa main droite en l'air, dans un geste gentil qui commandait l'attention. Évidemment, elle avait pris déjà l'habitude du public.
Mais on ne la voyait pas de toutes les places du wagon, et sœur Hyacinthe eut une idée.
– Montez sur la banquette, Sophie, et parlez un peu fort, à cause du bruit.
Cela l'amusa, elle dut retrouver son sérieux pour commencer.
– Alors, comme ça, mon pied était perdu, je ne pouvais seulement plus me rendre à l'église, et il fallait toujours l'envelopper dans du linge, parce qu'il coulait des choses qui n'étaient guère propres… Monsieur Rivoire, le médecin, qui avait fait une coupure, pour voir dedans, disait qu'il serait forcé d'enlever un morceau de l'os, ce qui m'aurait sûrement rendue boiteuse… Et, alors, après avoir bien prié la sainte Vierge, je suis allée tremper mon pied dans l'eau, avec une si bonne envie de guérir, que je n'ai pas même pris le temps d'enlever le linge… Et, alors, tout est resté dans l'eau, mon pied n'avait plus rien du tout, quand je l'ai sorti.
Un murmure s'éleva et courut, fait de surprise, d'émerveillement et de désir, à ce beau conte prodigieux, si doux aux désespérés. Mais la petite n'avait pas fini. Elle prit un temps, puis termina, avec un nouveau geste, les deux bras un peu écartés.
– À Vivonne, quand monsieur Rivoire a revu mon pied, il a dit: «Que ce soit le bon Dieu ou le diable qui ait guéri cette enfant, ça m'est égal; mais la vérité est qu'elle est guérie.»
Cette fois, des rires éclatèrent. Elle récitait trop, ayant tant de fois répété son histoire, qu'elle la savait par cœur. Le mot du médecin était d'un effet sûr, elle en riait elle-même d'avance, certaine qu'on allait rire. Et elle restait ingénue et touchante.
Cependant, elle devait avoir oublié un détail, car sœur Hyacinthe, qui avait annoncé d'un coup d'œil à l'auditoire le mot du docteur, lui souffla doucement:
– Sophie, et votre mot à madame la comtesse, la directrice de votre salle?
– Ah! oui… Je n'avais pas emporté beaucoup de linge, pour mon pied; et je lui ai dit: «La sainte Vierge a été bien bonne de me guérir le premier jour, car le lendemain ma provision allait être épuisée.»
De nouveau, ce fut une joie. On la trouvait si gentille, d'avoir été guérie ainsi! Elle dut encore, sur une question de madame de Jonquière, raconter l'histoire des bottines, de belles bottines toutes neuves, que madame la comtesse lui avait données, et avec lesquelles, ravie, elle avait couru, sauté, dansé. Songez donc! des bottines, elle qui, depuis trois ans, ne pouvait pas mettre une pantoufle!
Devenu grave, pâli par le sourd malaise qui l'envahissait, Pierre continuait à la regarder. Et il lui adressa d'autres questions. Elle ne mentait décidément pas, il soupçonnait seulement en elle une lente déformation de la vérité, un embellissement bien inexplicable, dans sa joie d'avoir été soulagée et d'être devenue une petite personne d'importance. Qui savait, maintenant, si la prétendue cicatrisation instantanée, complète, en quelques secondes, n'avait pas mis des jours à se produire? Où étaient les témoins?
– J'étais là, racontait justement madame de Jonquière. Elle ne se trouvait pas dans ma salle, mais je l'avais rencontrée, le matin même, qui boitait…
Vivement, Pierre l'interrompit.
– Ah! vous avez vu son pied, avant et après l'immersion?
– Non, non, je ne crois pas que personne ait pu le voir, car il était enveloppé de compresses… Elle vous a dit elle-même que les compresses étaient tombées dans la piscine…
Et, se tournant vers l'enfant:
– Mais elle va vous le montrer, son pied… N'est-ce pas, Sophie? Défaites votre soulier.
Celle-ci, déjà, ôtait son soulier, retirait son bas, avec une promptitude et une aisance qui montraient la grande habitude qu'elle en avait prise. Et elle allongea son pied, très propre, très blanc, soigné même, avec des ongles roses bien coupés, le tournant d'un air de complaisance, pour que le prêtre pût l'examiner commodément. Il y avait là, au-dessous de la cheville, une longue cicatrice dont la couture blanchâtre, très nette, témoignait de la gravité du mal.
– Oh! monsieur l'abbé, prenez le talon, serrez-le de toutes vos forces: je ne sens plus rien!
Pierre eut un geste, et l'on put croire que le pouvoir de la sainte Vierge le ravissait. Il restait inquiet dans son doute. Quelle force ignorée avait agi? ou plutôt quel faux diagnostic du médecin, quel concours d'erreurs et d'exagérations avaient abouti à ce beau conte?
Mais les malades voulaient tous voir le pied miraculeux, cette preuve visible de la guérison divine, qu'ils allaient tous chercher. Et ce fut Marie, la première, qui le toucha, assise sur son séant, souffrant déjà moins. Puis, madame Maze, tirée de sa mélancolie, le passa à madame Vincent, qui l'aurait baisé, pour l'espoir qu'il lui rendait. M. Sabathier avait écouté, d'un air béat; madame Vêtu, la Grivotte, le frère Isidore lui-même rouvraient les yeux, s'intéressaient; et la face d'Élise Rouquet était devenue extraordinaire, transfigurée par la foi, presque belle: une plaie ainsi disparue, n'était-ce pas sa plaie à elle fermée, effacée, son visage ne gardant qu'une faible cicatrice, redevenant le visage de tout le monde? Sophie, toujours debout, devait se tenir à une des tringles de fer et poser son pied sur le bord de la cloison, à gauche, à droite, sans se lasser, très heureuse et très fière des exclamations qu'on poussait, de l'admiration frémissante et du religieux respect qu'on témoignait à ce petit bout de sa personne, à ce petit pied qui était comme sacré maintenant.
– Il faut sans doute une grande foi, pensa Marie tout haut, il faut avoir l'âme toute blanche…
Et, s'adressant à M. de Guersaint:
– Père, je sens que je guérirais, si j'avais dix ans, si j'avais l'âme toute blanche d'une petite fille.
– Mais tu as dix ans, ma chérie! N'est-ce pas, Pierre, que les fillettes de dix ans n'ont pas une âme plus blanche?
Lui, avec son esprit chimérique, adorait les histoires de miracles. Et le prêtre, profondément ému par l'ardente pureté de la jeune fille, ne chercha pas à discuter, la laissa s'abandonner au souffle de consolante illusion qui passait.
Depuis le départ de Poitiers, le temps était plus lourd, un orage montait dans le ciel de cuivre, et il semblait que le train roulât au travers d'une fournaise. Les villages défilaient, mornes et déserts sous le brûlant soleil. À Couhé-Verac, on avait redit le chapelet, puis chanté un cantique. Mais les exercices de piété se ralentissaient un peu. Sœur Hyacinthe, qui n'avait pu déjeuner encore, s'était décidée à manger vivement un petit pain avec des fruits, tout en continuant à soigner l'homme, dont le souffle pénible paraissait plus régulier depuis un instant. Et ce fut seulement à Ruffec, à trois heures, qu'on récita les vêpres de la sainte Vierge.
– Ora pro nobis, sancta Dei Genitrix.
– Ut digni efficiamur promissionibus Christi.
Comme on finissait, M. Sabathier, qui avait regardé la petite Sophie remettre son bas et son soulier, se tourna vers M. de Guersaint.
– Sans doute, le cas de cette enfant est intéressant. Mais ce n'est rien, monsieur, il y a bien plus fort que cela… Connaissez-vous l'histoire de Pierre de Rudder, un ouvrier belge?
Tout le monde s'était remis à écouter.
– Cet homme avait eu la jambe cassée par la chute d'un arbre. Après huit ans, les deux fragments de l'os ne s'étaient pas soudés, on voyait les deux bouts, au fond d'une plaie, en continuelle suppuration; et la jambe, molle, pendait, allait dans tous les sens… Eh bien! il lui a suffi de boire un verre de l'eau miraculeuse, sa jambe a été refaite d'un coup; et il a pu marcher sans béquilles, et le médecin le lui a bien dit: «Votre jambe est comme celle d'un enfant qui vient de naître.» Parfaitement! une jambe toute neuve!
Personne ne parla, il n'y eut qu'un échange de regards extasiés.
– Et, tenez! continua M. Sabathier, c'est comme l'histoire de Louis Bouriette, un carrier, un des premiers miracles de Lourdes. La connaissez-vous?.. Il avait été blessé, dans une explosion de mine. L'œil droit était complètement perdu, il se trouvait même menacé de perdre l'œil gauche… Or, un jour, il envoya sa fille prendre une bouteille de l'eau boueuse de la source, qui jaillissait à peine. Puis, il lava son œil avec cette boue, il pria ardemment. Et il jeta un cri, il voyait, monsieur, il voyait aussi bien que vous et moi… Le médecin qui le soignait en a écrit un récit circonstancié, il n'y a pas le moindre doute à avoir.
– C'est merveilleux, murmura M. de Guersaint, ravi.
– Voulez-vous un autre exemple, monsieur? Il est célèbre, c'est celui de François Macary, le menuisier de Lavaur… Depuis dix-huit ans, il avait, à la partie interne de la jambe gauche, un ulcère variqueux profond, accompagné d'un engorgement considérable des tissus. Il ne pouvait plus bouger, la science le condamnait à une infirmité perpétuelle… Et le voilà, un soir, qui s'enferme avec une bouteille d'eau de Lourdes. Il ôte ses bandages, il se lave les deux jambes, il boit le reste de la bouteille. Puis, il se couche, s'endort; et, quand il se réveille, il se tâte, regarde: plus rien! la varice, les ulcères, tout avait disparu… La peau du genou, monsieur, était redevenue aussi lisse, aussi fraîche qu'elle devait l'être à vingt ans.
Cette fois, il y eût une explosion de surprise et d'admiration. Les malades et les pèlerins entraient dans le pays enchanté du miracle, où l'impossible se réalise au coude de chaque sentier, où l'on marche à l'aise de prodige en prodige. Et chacun d'eux avait son histoire à dire, brûlant d'apporter sa preuve, d'appuyer sa foi et son espoir d'un exemple.
Madame Maze, la silencieuse, fut emportée jusqu'à parler la première.
– Moi, j'ai une amie qui a connu la veuve Rizan, cette dame dont la guérison a fait aussi tant de bruit… Depuis vingt-quatre ans, elle était paralysée de tout le côté gauche. Elle rendait ce qu'elle mangeait, elle n'était plus qu'une masse inerte qu'on retournait dans le lit; et, à la longue, le frottement des draps lui avait usé la peau… Un soir, le médecin annonça qu'elle mourrait avant le jour. Deux heures plus tard, elle sortit de sa torpeur, en demandant d'une voix faible à sa fille d'aller lui chercher un verre d'eau de Lourdes, chez une voisine. Mais, le lendemain matin seulement, elle put avoir ce verre d'eau, elle cria: «Oh! ma fille, c'est la vie que je bois, lave-moi le visage, le bras, la jambe, tout le corps!» Et, à mesure que l'enfant lui obéissait, elle voyait l'enflure énorme s'affaisser, les membres paralysés reprendre leur souplesse et leur aspect naturel… Ce n'est pas tout, madame Rizan criait qu'elle était guérie, qu'elle avait faim, qu'elle voulait du pain et de la viande, elle qui n'en avait pas mangé depuis vingt-quatre ans. Et elle se leva, et elle s'habilla, pendant que sa fille répondait aux voisines qui la croyaient orpheline, en la voyant bouleversée: «Non, non! maman n'est pas morte, elle est ressuscitée!»
Des larmes étaient montées aux yeux de madame Vincent. Mon Dieu! si elle avait pu voir Rose se relever ainsi, et manger de bon appétit, et courir! Un autre cas, celui d'une jeune fille, qu'on lui avait conté à Paris et qui était pour beaucoup dans sa décision de mener à Lourdes sa petite malade, lui revint à la mémoire.
– Moi aussi, je connais l'histoire d'une paralytique, Lucie Druon, la pensionnaire d'un orphelinat, toute jeune encore, qui ne pouvait plus même s'agenouiller. Ses membres s'étaient tordus en cerceaux; sa jambe droite, plus courte, avait fini par s'enrouler autour de la gauche; et, quand une de ses camarades la portait, on voyait ses pieds, comme morts, se balancer dans le vide… Remarquez qu'elle n'est pas allée à Lourdes. Elle a fait simplement une neuvaine; mais elle a jeûné pendant les neuf jours, et son désir de guérir était si grand, qu'elle passait les nuits en prières… Enfin, le neuvième jour, comme elle buvait un peu d'eau de Lourdes, elle eut dans les jambes une violente commotion. Elle se leva, retomba, se releva et marcha. Toutes ses compagnes, étonnées, presque effrayées, criaient: «Lucie marche! Lucie marche!» Et c'était vrai, ses jambes étaient redevenues en quelques secondes droites, saines et fortes. Elle traversa la cour, put monter à la chapelle, où toute la communauté, transportée de reconnaissance, chanta le Magnificat… Ah! la chère enfant, elle devait être heureuse, bien heureuse!
Deux larmes achevèrent de couler de ses joues sur le visage pâle de sa fille, qu'elle baisa éperdument.
Mais l'intérêt grandissait toujours, la joie ravie de ces beaux contes, où le ciel à tous coups triomphait des réalités humaines, exaltait ces âmes d'enfant, au point que les plus malades se redressaient, à leur tour, et retrouvaient la parole. Et, derrière le récit de chacun, il y avait la préoccupation de son mal, la confiance qu'il guérirait, puisqu'une maladie identique s'était effacée comme un vilain songe, au souffle divin.
– Ah! bégaya madame Vêtu, la bouche empâtée de souffrance, il y en avait une, Antoinette Thardivail, dont l'estomac était dévoré comme le mien. On aurait dit que des chiens le lui mangeaient, et il devenait parfois plus gros que la tête d'un enfant. Des tumeurs y poussaient, pareilles à des œufs de poule, si bien que, pendant huit mois, elle avait vomi du sang… Elle aussi allait expirer, la peau collée sur les os, mourant de faim, lorsqu'elle but de l'eau de Lourdes et s'en fit laver le creux de l'estomac. Trois minutes après, son médecin qui l'avait quittée, la veille, agonisante, sans souffle, la trouva levée, assise au coin de son feu, se régalant avec appétit d'une aile de poulet bien tendre. Elle n'avait plus de tumeurs, elle riait comme à vingt ans, son visage venait de reprendre l'éclat de la jeunesse… Ah! manger ce qui vous plaît, redevenir jeune, ne plus souffrir!
– Et la guérison de sœur Julienne! dit la Grivotte, qui se releva sur un coude, les yeux brillants de fièvre. Ça l'avait prise par un mauvais rhume, comme moi; puis, elle s'était mise à cracher le sang. Tous les six mois, elle retombait, il lui fallait reprendre le lit. La dernière fois, on avait bien vu qu'elle y resterait. Vainement, on avait essayé de tous les remèdes, l'iode, les vésicatoires, les pointes de feu. Enfin, une vraie phtisique, celle-là, que six médecins avaient reconnue comme telle… Bon! la voilà qui vient à Lourdes, et Dieu sait au milieu de quelles souffrances! à tel point qu'à Toulouse, on crut un instant qu'elle passait. Les sœurs la portaient dans leurs bras. À la piscine, les dames hospitalières ne voulaient pas la baigner. C'était une morte… Eh bien! on l'a déshabillée, on l'a plongée sans connaissance et toute couverte de sueur, on l'a retirée si pâle, qu'on l'a déposée par terre, en pensant que c'était bien fini cette fois. Brusquement, ses joues se sont colorées, ses yeux se sont ouverts, elle a respiré fortement. Elle était guérie, elle s'est rhabillée seule, et elle a fait un bon repas, après être allée à la Grotte remercier la sainte Vierge… Hein? on ne peut pas dire, en voilà une de phtisique! et guérie radicalement, comme avec la main!
Alors, le frère Isidore voulut parler; mais il ne le put; et il se contenta de dire péniblement à sa sœur:
– Marthe, raconte donc l'histoire de sœur Dorothée, que le curé de Saint-Sauveur nous a dite.
– Sœur Dorothée, commença gauchement la paysanne, se leva un matin avec une jambe engourdie; et, à partir de ce moment, elle perdit la jambe, qui devint froide et pesante comme une pierre. Avec ça, elle avait très mal dans le dos. Les médecins n'y comprenaient rien. Elle en voyait une demi-douzaine, qui lui enfonçaient des épingles et lui brûlaient la peau avec un tas de drogues. Mais c'était comme s'ils chantaient… Sœur Dorothée avait compris que, seule, la sainte Vierge trouverait le remède; et la voilà qui part pour Lourdes; et la voilà qui se fait mettre dans la piscine. D'abord, elle crut bien en mourir, tant c'était froid. Puis, l'eau devint si douce, qu'elle lui sembla tiède, délicieuse comme du lait. Jamais elle n'avait trouvé quelque chose de si bon: ses veines s'ouvraient et l'eau y entrait. Vous comprenez, la vie lui revenait dans le corps, du moment que la sainte Vierge s'en était mêlée… Elle n'avait plus le moindre mal, elle se promena, mangea tout un pigeon le soir, dormit toute la nuit comme une bienheureuse. Gloire à la sainte Vierge! reconnaissance éternelle à la Mère puissante et à son divin Fils!
Élise Rouquet aurait bien voulu placer, elle aussi, un miracle qu'elle savait. Seulement, elle parlait si mal, avec sa bouche déformée, qu'elle n'avait pu encore prendre son tour. Il y eut un silence, elle en profita, écartant un peu le fichu qui cachait l'horreur de sa plaie.
– Oh! moi, ce qu'on m'a raconté, ce n'est pas à propos d'une grosse maladie, mais c'est si drôle… Il s'agit d'une femme, Célestine Dubois, qui s'était entré une aiguille dans la main, en faisant un savonnage. Pendant sept ans, elle la garda, aucun médecin n'étant parvenu à la retirer. Sa main, qui s'était contractée, ne pouvait plus s'ouvrir… Elle arrive, elle la plonge dans la piscine. Mais, tout de suite, elle la retire, en jetant des cris. On la remet de force dans l'eau, on l'y maintient, pendant qu'elle sanglote, la figure couverte de sueur. Trois fois, on la replonge, et l'on voit chaque fois marcher l'aiguille, qui sort enfin par l'extrémité du pouce… Naturellement, si elle criait, c'était que l'aiguille marchait dans sa chair, comme si quelqu'un l'avait poussée, pour l'ôter… Jamais plus Célestine n'a souffert, sa main n'a gardé qu'une petite cicatrice, à la seule fin de montrer le travail de la sainte Vierge.
Cette anecdote produisit plus d'effet encore que les miracles des grosses guérisons. Une aiguille qui marchait, comme si quelqu'un l'avait poussée! Cela peuplait l'invisible, montrait à chaque malade son ange gardien derrière lui, prêt à l'assister, sur un ordre du ciel. Puis, comme cela était joli et enfantin, cette aiguille qui s'en allait, dans l'eau miraculeuse, après s'être entêtée sept ans! Et tous s'exclamaient, amusés, riant d'aise, rayonnants de voir que rien n'était impossible au ciel, que si le ciel l'avait voulu, ils seraient tous redevenus bien portants, jeunes et superbes. Il suffisait de croire et de prier ardemment, pour que la nature fût confondue et que l'incroyable se réalisât. Ensuite, il n'y avait plus qu'une affaire de bonne chance, car le ciel semblait choisir.
– Oh! père, que c'est beau! murmura Marie qui avait écouté jusque-là, ranimée par la passion, muette de saisissement. Tu te souviens de ce que tu m'as conté toi-même, cette Joachine Dehaut qui était venue de Belgique, qui avait traversé toute la France, avec sa jambe tordue, couverte d'un ulcère, dont la mauvaise odeur écartait le monde… D'abord, l'ulcère fut guéri: on pouvait serrer le genou, elle ne sentait rien, il ne restait qu'une petite rougeur… Puis, ce fut le tour de la luxation. Dans l'eau, elle hurla, il lui sembla qu'on lui brisait les os, qu'on lui arrachait la jambe; et, en même temps, elle et la femme qui la baignait virent le pied difforme se redresser avec la régularité d'une aiguille marchant sur un cadran. La jambe s'étendait, les muscles s'allongeaient, le genou se remettait en place, au milieu d'une douleur si forte, que Joachine avait fini par s'évanouir. Mais, quand elle revint à elle, elle s'élança droite et agile, pour porter ses béquilles à la Grotte.
M. de Guersaint, lui aussi, riait d'émerveillement, confirmait du geste ce récit, qu'il tenait d'un père de l'Assomption. Il aurait pu, disait-il, raconter vingt cas semblables, plus touchants, plus extraordinaires les uns que les autres. Il en appelait au témoignage de Pierre; et celui-ci, qui ne croyait pas, se contentait de hocher la tête. D'abord, ne voulant point affliger Marie, il s'était efforcé de se distraire, de regarder, au dehors, les champs, les arbres, les maisons qui défilaient. On venait de dépasser Angoulême, des prairies s'élargissaient, des lignes de peupliers fuyaient, dans le mouvement d'éventail continu de la vitesse. Sans doute, on était en retard, car le train, lancé à toute vapeur, grondait sous l'orage, au travers de l'air en feu, dévorant les kilomètres. Et Pierre, malgré lui, entendait quand même des bouts de récit, s'intéressait à ces histoires extravagantes, que berçaient les durs cahots des roues, comme si la locomotive, éperdue et lâchée, les eût tous conduits au divin pays des rêves. On roulait, on roulait toujours, et il finit par cesser de regarder au dehors, par s'abandonner à l'air lourd et endormeur du wagon, où grandissait une extase, loin de ce monde réel, qu'on traversait d'une course si rapide. Le visage ranimé de Marie le pénétrait de joie. Il lui abandonna sa main, qu'elle avait prise, pour lui dire, dans une étreinte, toute la confiance qui renaissait en elle. Pourquoi donc l'aurait-il découragée par son doute, puisqu'il souhaitait sa guérison? Aussi gardait-il avec une tendresse infinie, cette petite main moite de malade, bouleversé de fraternité souffrante, voulant croire à la pitié des choses, à une bonté supérieure qui ménageait la douleur aux désespérés.
– Oh! Pierre, répéta-t-elle, que c'est beau, que c'est beau! Et quelle gloire, si la sainte Vierge veut bien se déranger pour moi!.. Vraiment, croyez-vous que j'en sois digne?
– Certes, s'écria-t-il, vous êtes la meilleure et la plus pure, une âme toute blanche, comme disait votre père, et il n'y a pas assez de bons anges dans le paradis pour vous faire escorte.
Mais ce n'était pas fini. Sœur Hyacinthe et madame de Jonquière, maintenant, disaient tous les miracles qu'elles savaient, la longue suite des miracles qui, depuis plus de trente ans, fleurissaient à Lourdes, comme la floraison ininterrompue des roses sur le rosier mystique. On les comptait par milliers, ils repoussaient chaque année, avec une verdeur de sève prodigieuse, plus éclatants à chaque saison. Et les malades, écoutant ces merveilles dans une fièvre croissante, étaient pareils aux petits enfants, qui, après un beau conte de fée, en veulent un autre, et un autre, et un autre encore. Oh! encore, encore des histoires, où la réalité mauvaise est bafouée, où l'injuste nature est souffletée, où le bon Dieu intervient comme le guérisseur suprême, celui qui se moque de la science et qui fait du bonheur à sa guise!
Ce furent d'abord les sourds et les muets qui entendaient et qui voyaient: Aurélie Bruneau, incurable, le tympan brisé, qui tout d'un coup est ravie par les sons célestes d'un harmonium; Louise Pourchet, muette depuis quarante-cinq ans, qui, en prière devant la Grotte, s'écrie soudain: «Je vous salue, Marie!»; et d'autres, des centaines d'autres qui sont radicalement guéries, pour avoir versé quelques gouttes d'eau dans leurs oreilles ou sur leur langue. Puis, les aveugles défilèrent: le père Hermann, qui sentit la main douce de la sainte Vierge lui enlever le voile qu'il avait sur les yeux; mademoiselle de Pontbriant, menacée de perdre les deux yeux et recouvrant une vue meilleure que jamais, à la suite d'une simple prière; un autre, un enfant de douze ans, dont les cornées ressemblaient à des billes de marbre, et qui retrouva, en trois secondes, des yeux clairs et profonds, où les anges semblaient sourire. Mais, surtout, ce sont les paralytiques qui abondent, les misérables perclus des deux jambes, les infirmes gisant sur leur lit de misère, auxquels le Seigneur dit: «Lève-toi et marche!» Delaunoy, ataxique, cautérisé, brûlé, pendu, rentré quinze fois dans les hôpitaux de Paris, d'où il rapporte les diagnostics concordants de douze médecins, sent une force qui le soulève sur le passage du Saint-Sacrement, et se met à le suivre, les jambes saines. Marie-Louise Delpon, âgée de quatorze ans, dont la paralysie avait raidi les jambes, rétracté les mains, tiré la bouche de côté, voit ses membres se dénouer, la contorsion de sa bouche disparaître, comme si une main invisible coupait les affreux liens qui la déformaient. Marie Vachier, clouée depuis dix-sept ans dans son fauteuil par la paraplégie, non seulement court et vole au sortir de la piscine, mais ne retrouve même plus la trace des plaies dont sa longue immobilité avait couvert son corps. Et Georges Hanquet, atteint de ramollissement à la moelle épinière, d'une insensibilité absolue, passe sans transition de l'agonie à une santé parfaite. Et Léonie Charton, une autre ramollie de la moelle, dont les vertèbres font une saillie considérable, sent fondre sa bosse comme par enchantement, pendant que ses jambes se redressent, des jambes neuves et vigoureuses.
Ensuite, ce furent toutes sortes de maux. D'abord, les accidents de la scrofule, encore des jambes perdues et refaites: Marguerite Gehier, malade d'une coxalgie depuis vingt-sept ans, la hanche dévorée par le mal, le genou droit ankylosé, tombant brusquement à genoux, pour remercier la sainte Vierge de sa guérison; Philomène Simonneau, la jeune Vendéenne, la jambe gauche trouée par trois plaies horribles, au fond desquelles les os cariés, à découvert, laissaient tomber des esquilles, et dont les os, la chair et la peau se reforment. Puis vinrent les hydropiques: madame Ancelin, dont les pieds, les mains, le corps entier se dégonfla, sans qu'on pût savoir où toute l'eau était passée; mademoiselle Montagnon, dont on avait retiré à plusieurs reprises vingt-deux litres d'eau, et qui, enflée de nouveau, se vida sous la simple application d'une compresse trempée à la source miraculeuse, sans qu'on retrouvât non plus rien, ni dans le lit, ni sur le plancher. Et, de même, pas une maladie de l'estomac ne résiste, toutes disparaissent au premier verre. C'est Marie Souchet qui vomit du sang noir, d'une maigreur de squelette, et qui dévore, qui retrouve son embonpoint en deux jours. C'est Marie Jarland qui s'est brûlé l'estomac, en buvant par erreur un verre d'eau de cuivre, et qui sent la tumeur, venue à la suite, se fondre. Du reste, les plus grosses tumeurs s'en vont de la sorte, dans la piscine, sans laisser la moindre trace. Mais ce qui frappe les yeux davantage, ce sont les ulcères, les cancers, toutes les horribles plaies apparentes, qu'un souffle d'en haut cicatrise. Un juif, un comédien, la main dévorée par un ulcère, n'eut qu'à la tremper et fut guéri. Un jeune étranger, immensément riche, affligé au poignet droit d'une loupe grosse comme un œuf de poule, la vit se dissoudre. Rose Duval qui, par suite d'une tumeur blanche, avait au coude gauche un trou à y loger une noix, put suivre le travail prompt de la chair neuve qui comblait ce trou. La veuve Fromond, dont la lèvre était à moitié détruite par un cancer, n'eut qu'à se la lotionner, et il ne resta pas même une couture. Marie Moreau, souffrant affreusement d'un cancer au sein, s'endormit, après avoir appliqué un linge imbibé d'eau de Lourdes; et, quand elle se réveilla, deux heures plus tard, la douleur avait cessé, la chair était nette, d'une fraîcheur de rose.