Kitabı oku: «Lourdes», sayfa 6
Enfin, sœur Hyacinthe entama les cures immédiates et radicales de phtisie, et c'était le triomphe, la terrible maladie qui ravageait l'humanité, que les incrédules défiaient la sainte Vierge de guérir, qu'elle guérissait pourtant, disait-on, d'un seul geste de son petit doigt. Cent cas, plus extraordinaires les uns que les autres, se pressaient, débordaient. Marguerite Coupel, phtisique depuis trois ans, le sommet des poumons mangé par les tubercules, se lève et s'en va, éclatante de santé. Madame de la Rivière, qui crache le sang, couverte d'une continuelle sueur froide, et dont les ongles sont violacés, sur le point d'exhaler son dernier souffle, n'a besoin que de boire une petite cuillerée d'eau qu'on verse entre ses dents: tout de suite, le râle cesse, elle s'assoit, répond aux litanies, demande un bouillon. Il faut à Julie Jadot quatre cuillerées; mais elle ne soutenait déjà plus sa tête, elle était d'une constitution si délicate, que le mal semblait l'avoir fondue: en quelques jours, elle devient très grasse. Anna Catry, au degré le plus avancé, le poumon gauche à moitié détruit par une caverne, est plongée cinq fois dans l'eau froide, contrairement à toute prudence, et elle est guérie, le poumon est sain. Une autre, une jeune fille poitrinaire, condamnée par quinze médecins, n'a rien demandé, s'est simplement agenouillée à la Grotte, par hasard, toute surprise ensuite d'avoir été guérie ainsi au passage, au raccroc, sans doute à l'heure où la sainte Vierge apitoyée laisse tomber le miracle de ses mains invisibles.
Des miracles, des miracles encore! ils pleuvaient comme des fleurs du rêve, par un ciel clair et doux. Il y en avait de touchants, il y en avait d'enfantins. Une vieille femme qui, la main ankylosée, ne pouvait plus la remuer depuis trente ans, se lave et fait le signe de la croix. La sœur Sophie qui aboyait comme une chienne, se plonge dans l'eau, en sort la voix pure, chantant un cantique. Mustapha, un Turc, invoque la Dame blanche, et recouvre l'œil droit, en y appliquant une compresse. Un officier de turcos a été protégé à Sedan, un cuirassier de Reichshoffen serait mort d'une balle au cœur, si cette balle, qui avait traversé son portefeuille, ne s'était arrêtée devant une image de Notre-Dame de Lourdes. Et les enfants, les pauvres petits qui souffrent, eux aussi trouvaient grâce: un gamin de cinq ans, paralytique, déshabillé et tenu pendant cinq minutes sous le jet glacé de la fontaine, se leva et marcha; un autre, de quinze ans, qui ne poussait dans son lit qu'un grognement de bête, s'élança de la piscine en criant qu'il était guéri; un autre, de deux ans, un tout petit celui-là, qui n'avait jamais marché, resta un quart d'heure dans l'eau froide, puis ragaillardi, souriant, ainsi qu'un petit homme, fit ses premiers pas. Et, pour tous, pour les petits comme pour les grands, les douleurs étaient vives, pendant que le miracle opérait; car le travail de réparation ne pouvait se faire sans une secousse extraordinaire de toute la machine humaine: les os se régénéraient, la chair repoussait, le mal chassé s'échappait en une convulsion dernière. Mais quel bien-être ensuite! Les médecins n'en croyaient pas leurs yeux, leur étonnement éclatait à chaque guérison, en voyant leurs malades courir, sauter, manger avec un appétit dévorant. Toutes ces élues, ces femmes guéries faisaient trois kilomètres, s'attablaient devant un poulet, dormaient douze heures à poings fermés. Aucune convalescence du reste, une saute brusque de l'agonie à la pleine santé, les membres remis à neuf, les plaies bouchées, les organes rétablis dans leur intégrité, l'embonpoint revenu, tout cela en un coup de foudre. La science était bafouée, on ne prenait pas même les précautions les plus simples, baignant les femmes à toutes les époques du mois, plongeant les phtisiques en sueur dans l'eau glacée, laissant les plaies à leur putréfaction, sans aucun soin antiseptique. Puis, à chaque miracle, quel cantique d'allégresse, quel cri de reconnaissance et d'amour! La miraculée se jette à genoux, tout le monde pleure, des conversions s'opèrent, des protestants et des juifs embrassent le catholicisme, autres miracles de la foi dont le ciel triomphe. Les habitants du village vont en foule attendre la miraculée sur la route, pendant que les cloches sonnent à la volée; et, quand on la voit sauter lestement de la voiture, des cris, des sanglots de joie éclatent, on entonne le Magnificat. Gloire à la sainte Vierge! reconnaissance et tendresse éternelles à la Mère de Dieu!
De toutes ces espérances réalisées, de toutes ces ardentes actions de grâces, ce qui se dégageait, c'était cette gratitude à la Mère très pure, à la Mère admirable. Elle était la grande passion de toutes les âmes, la Vierge puissante, la Vierge clémente, le Miroir de justice, le Trône de sagesse. Toutes les mains se tendaient vers elle, Rose mystique dans l'ombre des chapelles, Tour d'ivoire à l'horizon du rêve, Porte du ciel ouvrant sur l'infini. Dès l'aurore de chaque journée, elle luisait, claire Étoile du matin, gaie de jeune espoir. N'était-elle pas encore la Santé des infirmes, le Refuge des pécheurs, la Consolatrice des affligés? La France avait toujours été son pays aimé, on l'y adorait d'un culte fervent, le culte même de la femme et de la mère, dans une envolée de tendresse brûlante; et c'était en France surtout qu'elle se plaisait à se montrer aux petites bergères. Elle était si bonne aux petits! elle s'occupait continuellement d'eux, on ne s'adressait si volontiers à elle que parce qu'on la savait l'intermédiaire d'amour entre la terre et le ciel. Chaque soir, elle pleurait des larmes d'or, aux pieds de son divin Fils, pour obtenir de lui des grâces; et c'étaient les miracles qu'il lui permettait de faire, ce beau champ fleuri de miracles, odorants comme les roses du paradis, si prodigieux d'éclat et de parfum.
Le train roulait, roulait toujours. On venait de traverser Coutras, il était six heures. Et sœur Hyacinthe, se levant, tapa dans ses mains, en répétant une fois encore:
– L'Angélus, mes enfants!
Jamais les Ave ne s'étaient envolés dans une foi plus vive, plus attisée par le désir d'être entendu du ciel. Et Pierre, alors, comprit brusquement, eut l'explication nette de ces pèlerinages, de tous ces trains qui roulaient par le monde entier, de ces foules accourues, de Lourdes flamboyant là-bas comme le salut des corps et des âmes. Ah! les pauvres misérables qu'il voyait, depuis le matin, râler de souffrance, traîner leur triste carcasse dans la fatigue d'un tel voyage! Ils étaient tous des condamnés, des abandonnés de la science, las d'avoir consulté les médecins, d'avoir tenté la torture des remèdes inutiles. Et comme on comprenait que, brûlant du désir de vivre encore, ne pouvant se résigner sous l'injuste et indifférente nature, ils fissent le rêve d'un pouvoir surhumain, d'une divinité toute-puissante, qui peut-être allait, en leur faveur, arrêter les lois établies, changer le cours des astres et revenir sur sa création! Dieu ne leur restait-il pas, si la terre leur manquait? La réalité, pour eux, était trop abominable, il leur naissait un immense besoin d'illusion et de mensonge. Oh! croire qu'il y a quelque part un justicier suprême qui redresse les torts apparents des êtres et des choses, croire qu'il y a un rédempteur, un consolateur qui est le maître, qui peut faire remonter les torrents à leur source, rendre la jeunesse aux vieillards, ressusciter les morts! Se dire, quand on est couvert de plaies, qu'on a les membres tordus, le ventre enflé de tumeurs, les poumons détruits, se dire que cela n'importe pas, que tout peut disparaître et renaître sur un signe de la sainte Vierge, et qu'il suffit de prier, de la toucher, d'obtenir d'elle la grâce d'être choisi! Et, alors, quelle fontaine céleste d'espérance, lorsque se mettait à couler le flot prodigieux de ces belles histoires de guérison, de ces contes de fée adorables, qui berçaient, qui grisaient l'imagination enfiévrée des malades et des infirmes! Depuis que la petite Sophie Couteau, avec son pied blanc guéri, était montée dans ce wagon, ouvrant le ciel illimité du divin et du surnaturel, comme l'on comprenait le souffle de résurrection qui passait, soulevant peu à peu les plus désespérés de leur couche de misère, faisant luire les yeux de tous, puisque la vie était encore possible pour eux, et qu'ils allaient peut-être la recommencer!
Oui, c'était bien cela. Si ce train lamentable roulait, roulait toujours, si ce wagon était plein, si les autres étaient pleins; si la France et le monde, du plus loin de la terre, étaient sillonnés par des trains pareils; si des foules de trois cent mille croyants, charriant avec elles des milliers de malades, se mettaient en branle d'un bout de l'année à l'autre: c'était que, là-bas, la Grotte flambait dans sa gloire comme un phare d'espoir et d'illusion, comme la révolte et le triomphe de l'impossible sur l'inexorable matière. Jamais roman plus passionnant n'avait été écrit pour exalter les âmes, au-dessus des rudes conditions de l'existence. Rêver ce rêve, là était le grand bonheur ineffable. Les pères de l'Assomption n'avaient vu, d'année en année, s'élargir le succès de leurs pèlerinages, que parce qu'ils vendaient aux peuples accourus de la consolation, du mensonge, ce pain délicieux de l'espérance dont l'humanité souffrante a une continuelle faim, que rien n'apaisera jamais. Et ce n'étaient pas seulement les plaies physiques qui criaient du besoin d'être guéries, tout l'être moral et intellectuel clamait sa misère, dans un désir insatiable de bonheur. Être heureux, mettre la certitude de sa vie dans la foi, s'appuyer jusqu'à la mort sur ce solide bâton de voyage, tel était le désir qui sortait de toutes les poitrines, qui faisait s'agenouiller toutes les douleurs morales, demandant la continuation de la grâce, la conversion des êtres chers, le salut spirituel de soi-même et de ceux qu'on aime. L'immense cri se propageait, montait, emplissait l'espace: être heureux à jamais, dans la vie et dans la mort!
Et Pierre les avait bien vus tous, les souffrants qui l'entouraient, ne plus sentir les cahots des roues, retrouver des forces, à chaque lieue dévorée qui les rapprochait du miracle. Madame Maze, elle-même, devenait bavarde, dans la certitude que la sainte Vierge lui rendrait son mari. Madame Vincent, souriante, berçait doucement la petite Rose, en la trouvant bien moins malade que ces enfants à demi morts qu'on plongeait dans l'eau glacée et qui jouaient. M. Sabathier plaisantait avec M. de Guersaint, lui expliquait qu'en octobre, quand il aurait des jambes, il irait faire un tour à Rome, un voyage qu'il remettait depuis quinze ans. Madame Vêtu, calmée, l'estomac tiraillé seulement, croyant qu'elle avait faim, demandait à madame de Jonquière de lui laisser tremper des mouillettes de biscuit dans un verre de lait; tandis qu'Élise Rouquet, oubliant sa plaie, mangeait une grappe de raisin, à visage découvert. Et la Grivotte, assise sur son séant, et le frère Isidore, qui avait cessé de se plaindre, gardaient de tous ces beaux contes une telle fièvre heureuse, qu'ils s'inquiétaient de l'heure, ayant l'impatience de la guérison. Mais l'homme surtout, pendant une minute, ressuscita. Comme sœur Hyacinthe essuyait de nouveau la sueur froide de son visage, il ouvrit les paupières, tandis qu'un sourire éclairait un instant sa face. Une fois encore, il avait espéré.
Marie gardait, dans sa petite main tiède, la main de Pierre. Il était sept heures, on ne devait être à Bordeaux qu'à sept heures et demie; et le train en retard, pour rattraper les minutes perdues, hâtait de plus en plus sa marche, dans une vitesse folle. L'orage avait fini par couler, une douceur infiniment pure tombait du grand ciel clair.
– Oh! Pierre, que c'est beau, que c'est beau! répéta de nouveau Marie, en lui serrant la main de toute sa tendresse.
Et, se penchant vers lui, à demi-voix:
– Pierre, j'ai vu la sainte Vierge, tout à l'heure, et c'est votre guérison que j'ai demandée et obtenue.
Le prêtre, comprenant, fut bouleversé par les yeux de divine lumière qu'elle fixait sur les siens. Elle s'était oubliée, elle avait demandé sa conversion; et ce souhait de foi, qui sortait candide de cette créature souffrante et si chère, lui retournait l'âme. Pourquoi donc ne croirait-il pas, un jour? Lui-même restait éperdu de tant de récits extraordinaires. La chaleur étouffante du wagon l'avait étourdi, la vue des misères entassées là faisait saigner sa chair pitoyable. Et la contagion agissait, il ne savait plus bien où s'arrêtaient le réel et le possible, incapable, au milieu de cet amas de faits stupéfiants, de faire le partage, d'expliquer les uns et de rejeter les autres. Un moment, comme un cantique de nouveau s'élevait, l'emportait au fil entêté de son obsession, il ne s'appartint plus, il s'imagina qu'il finissait par croire, dans le vertige halluciné de cet hôpital roulant, roulant toujours, à toute vapeur.
V
Le train quitta Bordeaux après un arrêt de quelques minutes, durant lequel ceux qui n'avaient pas dîné, se hâtèrent d'acheter des provisions. D'ailleurs, les malades ne cessaient de boire un peu de lait, de réclamer un biscuit, comme des enfants. Et, tout de suite, dès qu'on fut de nouveau en marche, sœur Hyacinthe tapa dans ses mains.
– Allons, dépêchons-nous, la prière du soir!
Alors, pendant près d'un quart d'heure, il y eut un bourdonnement confus, des Pater, des Ave, un examen de conscience, un acte de contrition, un abandon de soi-même à Dieu, à la sainte Vierge et aux saints, tout un remerciement de l'heureuse journée, que termina une prière pour les vivants et pour les fidèles trépassés.
– Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit… Ainsi soit-il!
Il était huit heures dix, le crépuscule noyait déjà la campagne, une plaine immense, prolongée par les brumes du soir, et où s'allumaient, au loin, dans les maisons perdues, des étincelles vives. Les lampes du wagon vacillaient, éclairaient d'une lumière jaune l'entassement des bagages et des pèlerins, secoués par un mouvement de lacets continu.
– Vous savez, mes enfants, reprit sœur Hyacinthe, restée debout, que je ferai faire le silence à Lamothe, à environ une heure d'ici. Vous avez donc une heure pour vous amuser; mais soyez sages, ne vous excitez pas trop. Et, après Lamothe, vous entendez bien, plus un mot, plus un souffle, je veux que vous dormiez tous!
Cela les fit rire.
– Ah! mais, c'est la règle, vous êtes sûrement trop raisonnables pour ne pas obéir.
Depuis le matin, en effet, ils avaient rempli ponctuellement le programme des exercices religieux, indiqués heure par heure. Maintenant que toutes les prières avaient été dites, les chapelets récités, les cantiques chantés, c'était la journée finie, une courte récréation avant le repos. Mais ils ne savaient que faire.
– Ma sœur, proposa Marie, si vous vouliez bien autoriser monsieur l'abbé à nous faire une lecture? Il lit parfaitement, et j'ai justement là un petit livre, une histoire de Bernadette si jolie…
On ne la laissa pas achever, tous crièrent, avec une passion éveillée d'enfants auxquels on promet un beau conte:
– Oh! oui, ma sœur, oh? oui, ma sœur!
– Sans doute, dit la religieuse, je permets, du moment qu'il s'agit d'une bonne lecture.
Pierre dut consentir. Mais il voulait être sous la lampe, et il lui fallut changer de place avec M. de Guersaint, que cette annonce d'une histoire avait ravi autant que les malades. Et, quand le jeune prêtre, enfin installé, déclarant qu'il verrait assez clair, ouvrit le livre, un frémissement de curiosité courut d'un bout du wagon à l'autre, toutes les têtes s'allongèrent, recueillies, les oreilles tendues. Heureusement, il avait la voix claire, il put dominer les roues, dont le bruit n'était plus qu'un roulement assourdi, dans cette plaine immense et plate.
Mais, avant de commencer, Pierre examinait le livre. C'était un de ces petits livres de colportage, sortis des presses catholiques, répandus à profusion par toute la chrétienté. Mal imprimé, de papier humble, il portait, sur sa couverture bleue, une Notre-Dame de Lourdes, une naïve image d'une grâce raidie et gauche. Une demi-heure suffirait certainement pour le lire, sans hâte.
Et Pierre commença, de sa belle voix nette, au timbre doux et pénétrant.
– «C'était à Lourdes, petite ville des Pyrénées, le jeudi 11 février 1858. Le temps était froid et un peu couvert. On manquait de bois pour préparer le dîner, dans la maison du pauvre, mais honnête meunier François Soubirous. Sa femme, Louise, dit à sa seconde fille, Marie: «Va ramasser du bois sur le bord du Gave ou dans les communaux.» Le Gave est le nom d'un torrent qui traverse Lourdes.
«Marie avait une sœur aînée, nommée Bernadette, récemment arrivée de la campagne, où de braves villageois l'avaient employée comme bergère. C'était une enfant frêle et délicate, d'une grande innocence, mais dont toute la science consistait à savoir dire le chapelet. Louise Soubirous hésitait à l'envoyer au bois avec sa sœur, à cause du froid; cependant, sur les instances de Marie et d'une petite voisine, nommée Jeanne Abadie, elle la laissa partir.
«Les trois compagnes, descendant le long du torrent pour recueillir des débris de bois mort, se trouvèrent en face d'une grotte, creusée dans un grand rocher que les gens du pays appelaient Massabielle…»
Mais, arrivé à ce point de la lecture, comme il tournait la page, Pierre s'arrêta, laissant retomber le petit livre. L'enfantillage du récit, les phrases toutes faites et vides l'impatientaient. Lui qui avait entre les mains le dossier complet de cette histoire extraordinaire, qui s'était passionné à en étudier les moindres détails, et qui gardait au fond du cœur une tendresse délicieuse, une infinie pitié pour Bernadette! Il venait de se dire que l'enquête qu'il rêvait autrefois d'aller faire à Lourdes, il pourrait la commencer le lendemain même. C'était une des raisons qui l'avaient décidé au voyage. Et toute sa curiosité se réveillait sur la voyante, qu'il aimait, parce qu'il la sentait une candide, une véridique et une malheureuse, mais dont il aurait voulu analyser et expliquer le cas. Certes, elle ne mentait pas, elle avait eu sa vision, entendu des voix comme Jeanne d'Arc, et comme Jeanne d'Arc elle délivrait la France, au dire des catholiques. Quelle était donc la force qui l'avait produite, elle et son œuvre? Comment la vision avait-elle pu grandir chez cette enfant misérable, et bouleverser toutes les âmes croyantes jusqu'à renouveler les miracles des temps primitifs, et fonder presque une religion nouvelle, au milieu d'une ville sainte, bâtie à coups de millions, envahie par des foules qu'on n'avait pas vues si exaltées ni si nombreuses depuis les croisades?
Alors, cessant de lire, il raconta ce qu'il savait, ce qu'il avait deviné et rétabli, dans cette histoire si obscure encore, malgré les flots d'encre qu'elle a fait couler. Il connaissait le pays, les mœurs, les coutumes, à la suite de ses longues conversations avec son ami, le docteur Chassaigne. Et il avait une facilité charmante de parole, une émotion exquise, des dons remarquables d'orateur sacré, qu'il se connaissait depuis le séminaire, mais dont il n'usait jamais. Dans le wagon, quand on vit qu'il savait l'histoire bien mieux, bien plus longuement que le petit livre, et qu'il la disait d'un air si doux, si passionné, il y eut une recrudescence d'attention, un élan de ces âmes douloureuses, affamées de bonheur, qui se donnaient toutes à lui.
D'abord, ce fut l'enfance de Bernadette, à Bartrès. Elle grandissait là chez sa mère nourrice, la femme Lagües, qui, ayant perdu un nouveau-né, avait rendu aux Soubirous, très pauvres, le service de nourrir et de garder leur enfant. Ce village de quatre cents âmes, à une lieue environ de Lourdes, se trouvait comme au désert, loin de toute route fréquentée, caché parmi des verdures. Le chemin dévale, les quelques maisons s'espacent, au milieu des herbages coupés de haies, plantés de noyers et de châtaigniers; tandis que des ruisseaux clairs qui ne se taisent jamais, suivent les pentes, le long des sentiers, et que, seule, la vieille petite église romane domine sur un tertre, envahi par les tombes du cimetière. De toutes parts, des coteaux boisés ondulent et montent: c'est un trou dans les herbes d'une fraîcheur délicieuse, des herbes au vert intense, que baigne un dessous trempé d'eau, les éternelles nappes souterraines descendues des montagnes. Et Bernadette, qui, depuis qu'elle était grande fille, payait sa nourriture en gardant les agneaux, les menait paître pendant des saisons entières, perdue sous ces feuillages, où elle ne rencontrait pas une âme. Parfois seulement, du sommet d'un coteau, elle apercevait les montagnes au loin, le pic du Midi, le pic de Viscos, masses éclatantes ou assombries selon la couleur du temps, et que d'autres pics décolorés prolongeaient, des apparitions à demi évanouies de visionnaire, comme il en passe dans les rêves. Puis, c'était la maison des Lagües, où son berceau se trouvait encore, une maison isolée, la dernière du village. Un pré s'étendait, planté de poiriers et de pommiers, séparé seulement de la pleine campagne par une source mince, qu'on pouvait franchir d'un saut. Dans l'habitation basse, il n'y avait, à droite et à gauche de l'escalier de bois menant au grenier, que deux vastes pièces, dallées de pierre, contenant chacune quatre ou cinq lits. Les fillettes couchaient ensemble, s'endormaient en regardant le soir les belles images, collées aux murs, pendant que la grande horloge, dans sa caisse de sapin, battait l'heure gravement, au milieu du grand silence.
Ah! ces années de Bartrès, dans quelle douceur ravie Bernadette les avait vécues! Elle poussait chétive, toujours malade, souffrant d'un asthme nerveux qui l'étouffait aux moindres sautes du vent; et, à douze ans, elle ne savait ni lire ni écrire, ne parlant que le patois, restée enfantine, retardée dans son esprit ainsi que dans son corps. C'était une bonne petite fille, très douce, très sage, d'ailleurs une enfant comme une autre, pas causeuse pourtant, plus contente d'écouter que de parler. Bien qu'elle ne fût guère intelligente, elle montrait souvent beaucoup de raison naturelle, avait même parfois la répartie prompte, une sorte de gaieté simple qui faisait rire. On avait eu une peine infinie à lui apprendre le chapelet. Quand elle le sut, elle parut vouloir borner là sa science, elle le récita d'un bout de la journée à l'autre, si bien qu'on ne la rencontrait plus, avec ses agneaux, que son chapelet aux doigts, égrenant les Pater et les Ave. Et que d'heures elle vécut ainsi au penchant herbu des coteaux, noyée et comme hantée dans le mystère des feuilles, ne voyant par instants du monde que les cimes des montagnes lointaines, envolées dans la lumière, d'une légèreté de songe! Les journées se succédaient, et elle ne promenait toujours que son rêve étroit, l'unique prière qu'elle répétait, qui ne lui donnait d'autre compagne et amie que la sainte Vierge, parmi cette solitude si fraîche, si naïve d'enfance. Puis, que de belles soirées elle passa, l'hiver, dans la salle de gauche, où il y avait du feu! Sa mère nourrice avait un frère qui était prêtre et qui faisait parfois des lectures admirables, des histoires de sainteté, des aventures prodigieuses à faire trembler de peur et de joie, des apparitions du paradis sur la terre, tandis que le ciel entr'ouvert laissait apercevoir la splendeur des anges. Les livres qu'il apportait étaient souvent pleins d'images, le bon Dieu au milieu de sa gloire, Jésus si délicat et si joli, avec son visage de lumière, la sainte Vierge surtout qui revenait sans cesse, resplendissante, vêtue de blanc, d'azur et d'or, si aimable, qu'elle la revoyait parfois dans ses rêves. Mais la Bible était encore le livre qu'on lisait le plus souvent, une vieille Bible jaunie par l'usage, depuis plus de cent ans dans la famille; et, chaque soir de veillée, le père nourricier, qui seul avait appris à lire, prenait une épingle, la plantait au hasard, commençait la lecture en haut de la page de droite, au milieu de la profonde attention des femmes et des enfants, qui finissaient par savoir et qui auraient pu continuer, sans se tromper d'un mot.
Bernadette préférait les livres pieux, où la sainte Vierge passait avec son accueillant sourire. Pourtant, une lecture l'amusa aussi, celle de la merveilleuse histoire des Quatre Fils Aymon. Sur la couverture jaune du petit livre, tombé là de la balle de quelque colporteur égaré, on voyait, en une gravure naïve, les quatre preux, Renaud et ses frères, montés tous les quatre sur Bayard, leur fameux cheval de bataille, dont la fée Orlande leur avait fait le royal cadeau. Et c'étaient des combats sanglants, des constructions et des sièges de forteresse, des coups d'épée terribles entre Roland et Renaud, qui allait enfin délivrer la Terre Sainte, sans oublier le magicien Maugis aux merveilleux enchantements, ni la princesse Clarisse, sœur du roi d'Aquitaine, plus belle que le jour. L'imagination frappée, Bernadette avait parfois de la peine à s'endormir, surtout les soirs où, délaissant les livres, quelqu'un de la compagnie disait une histoire de sorcier. Elle était très superstitieuse, jamais on ne l'aurait fait passer, après le coucher du soleil, près d'une tour du voisinage, hantée par le diable. Toute la contrée, d'ailleurs, dévote et simple d'esprit, était comme peuplée de mystères, des arbres qui chantaient, des pierres où perlait le sang, des carrefours où il fallait dire trois Pater et trois Ave, si l'on ne voulait pas rencontrer la bête aux sept cornes, qui emportait les filles à la perdition. Et quelle richesse de contes terrifiants! Il y en avait des centaines, on ne se serait plus arrêté, le soir, quand on les entamait. D'abord, c'étaient les aventures des loups-garous, ces misérables hommes forcés par le démon à entrer dans la peau des chiens, les grands chiens blancs des montagnes: si l'on tire un coup de fusil sur le chien et qu'un seul plomb le touche, l'homme est délivré; mais, si le plomb ne touche que l'ombre, l'homme meurt immédiatement. Puis, défilaient les sorciers et les sorcières, à l'infini. Une de ces histoires passionnait Bernadette, celle d'un greffier de Lourdes qui voulait voir le diable et qu'une sorcière menait dans un champ vague, à minuit, le vendredi saint. Le diable arrivait, magnifiquement habillé de rouge. Tout de suite, il proposait au greffier de lui acheter son âme, ce que celui-ci feignait d'accepter. Justement, le diable tenait sous son bras le registre où avaient signé les gens de la ville qui s'étaient déjà vendus. Mais le greffier, malin, tirait de sa poche une prétendue bouteille d'encre, qui n'était autre qu'une bouteille d'eau bénite; et il aspergeait le diable, lequel poussait des cris affreux, pendant que lui prenait la fuite, en emportant le registre. Alors, une course folle commençait, qui pouvait durer la soirée entière, par les monts, par les vaux, au travers des forêts et des torrents. «Rends-moi le registre! – Non, tu ne l'auras pas!» Et cela recommençait toujours. «Rends-moi le registre! – Non, tu ne l'auras pas!» Le greffier, enfin, qui avait son idée, hors d'haleine, près de succomber, se jetait dans le cimetière, en terre bénite, d'où il narguait le diable, en agitant le registre, ayant ainsi sauvé les âmes de tous les malheureux qui avaient signé. Et, ces soirs-là, avant de s'abandonner au sommeil, Bernadette disait mentalement un chapelet, heureuse de voir l'enfer bafoué, tremblante cependant à l'idée qu'il reviendrait sûrement rôder autour d'elle, dès qu'on aurait soufflé la lampe.
Tout un hiver, les veillées se firent dans l'église. Le curé Ader l'avait permis, et beaucoup de familles venaient là, pour économiser la lumière; sans compter qu'on avait plus chaud, à être ainsi tous ensemble. On lisait la Bible, on disait des prières en commun. Les enfants finissaient par s'endormir. Seule, Bernadette luttait jusqu'au bout, si contente d'être chez le bon Dieu, dans cette nef étroite, dont les minces nervures étaient peintes en rouge et en bleu. Au fond, l'autel, peint également et doré, avec ses colonnes torses, avec ses retables, Marie chez Anne et la Décollation de saint Jean, se dressait, d'une richesse fauve et un peu barbare. Et l'enfant, dans la somnolence qui l'envahissait, devait voir se lever la vision mystique de ces images violemment coloriées, le sang couler des plaies, les auréoles flamboyer, la Vierge revenir toujours et la regarder de ses yeux couleur du ciel, de ses yeux vivants, tandis qu'elle lui semblait sur le point d'ouvrir ses lèvres de vermillon, pour lui adresser la parole. Pendant des mois, elle vécut de la sorte ses soirées, dans ce demi-sommeil, en face de l'autel vague et somptueux, dans ce commencement de rêve divin qu'elle emportait, pour l'achever au lit, dormant sans un souffle, sous la garde de son bon ange.
Et ce fut aussi dans cette vieille église, si humble et si pleine de foi ardente, que Bernadette commença à suivre le catéchisme. Elle allait avoir quatorze ans, il était grand temps qu'elle fît sa première communion. Sa mère nourrice, qui passait pour avare, ne l'envoyait pas à l'école, l'utilisant dans la maison du matin au soir. M. Barbet, l'instituteur, ne la vit jamais à sa classe. Mais, un jour qu'il faisait la leçon de catéchisme, en remplacement de l'abbé Ader, indisposé, il la remarqua pour sa piété et sa modestie. Le prêtre aimait beaucoup Bernadette; et il parlait souvent d'elle à l'instituteur, il lui disait qu'il ne pouvait la regarder, sans songer aux enfants de la Salette, car ces enfants avaient dû être simples, bons et pieux comme elle, pour que la sainte Vierge leur fût apparue. Un autre matin, les deux hommes, en dehors du village, l'ayant vue de loin, avec son petit troupeau, se perdre parmi les grands arbres, le prêtre se retourna, à plusieurs reprises, en disant de nouveau: «J'ignore ce qui se passe en moi, mais toutes les fois que je rencontre cette enfant, il me semble apercevoir Mélanie, la petite bergère, la compagne du petit Maximin.» Certainement, il était obsédé par cette pensée singulière, qui se trouva être une prédiction. Et, un jour, après le catéchisme, ou même un soir, à la veillée de l'église, n'avait-il pas conté la merveilleuse histoire, vieille de douze années déjà, la Dame à la robe éblouissante qui marchait sur l'herbe sans la courber, la sainte Vierge qui s'était montrée à Mélanie et à Maximin, sur la montagne, au bord d'un ruisseau, pour leur confier un grand secret et leur annoncer la colère de son Fils? Depuis ce jour, une source, née des larmes de la Vierge, guérissait toutes les maladies, tandis que le secret, confié à un parchemin scellé de trois cachets de cire, dormait à Rome. Sans doute, cette histoire admirable, Bernadette l'avait écoutée passionnément, de son air muet de dormeuse éveillée, puis l'avait emportée au désert de feuilles où elle passait les jours, pour la revivre derrière ses agneaux, pendant que, grain à grain, son chapelet glissait entre ses doigts frêles.