Kitabı oku: «Pot-Bouille», sayfa 21
XIV
Le mardi suivant, Berthe manqua de parole à Octave. Cette fois, elle l'avait averti de ne pas l'attendre, dans une brève explication, le soir, après la fermeture du magasin; et elle sanglotait, elle était allée se confesser la veille, reprise d'un besoin de religion, toute suffoquée encore par les exhortations douloureuses de l'abbé Mauduit. Depuis son mariage, elle ne pratiquait plus; mais, à la suite des gros mots dont les bonnes l'avaient éclaboussée, elle venait de se sentir si triste, si abandonnée, si malpropre, qu'elle s'était rejetée pour une heure dans ses croyances d'enfant, enflammée d'un espoir de purification et de salut. Au retour, le prêtre ayant pleuré avec elle, sa faute lui faisait horreur. Octave, impuissant, furieux, haussa les épaules.
Puis, trois jours plus tard, elle promit de nouveau pour le mardi suivant. Dans un rendez-vous donné à son amant, passage des Panoramas, elle avait vu des châles de chantilly; et elle en parlait sans cesse, avec des yeux mourants de désir. Aussi, le lundi matin, le jeune homme lui dit-il en riant, pour adoucir la brutalité du marché, que, si elle tenait sa parole enfin, elle trouverait chez lui une petite surprise. Elle comprit, elle se mit une fois encore à pleurer. Non! non! maintenant, elle n'irait pas, il lui gâtait le bonheur de leur rendez-vous. Elle avait parlé de ce châle en l'air, elle n'en voulait plus, elle le jetterait au feu, s'il lui en faisait cadeau. Pourtant, le lendemain, ils convinrent de tout: minuit et demi, elle frapperait trois coups légers.
Ce jour-là, quand Auguste partit pour Lyon, il parut singulier à Berthe. Elle l'avait surpris parlant bas avec Rachel, derrière la porte de la cuisine; en outre, il était jaune, grelottant, l'oeil fermé; mais, comme il se plaignait de sa migraine, elle le crut malade et lui assura que le voyage lui ferait du bien. Dès qu'elle fut seule, elle retourna dans la cuisine, tâcha de sonder la bonne, par un reste d'inquiétude. Cette fille continuait à se montrer discrète, respectueuse, dans son attitude raide des premiers jours. La jeune femme, pourtant, la sentait vaguement mécontente; et elle pensait qu'elle avait eu grand tort de lui donner vingt francs et une robe, puis de couper court à ses libéralités, forcément, car elle courait toujours après cent sous.
– Ma pauvre fille, lui dit-elle, je suis bien peu généreuse, n'est-ce pas?.. Allez, ce n'est pas de ma faute. Je songe à vous, je vous récompenserai.
Rachel répondit de son air froid:
– Madame ne me doit rien.
Alors, Berthe alla chercher deux vieilles chemises à elle, voulant au moins lui prouver son bon coeur. Mais la bonne, en les prenant, déclara qu'elle en ferait des linges pour la cuisine.
– Merci, madame, la percale me donne des boutons, je ne porte que de la toile.
Berthe, cependant, la trouvait si polie, qu'elle se rassura. Elle se montra familière, lui avoua qu'elle découcherait, la pria même de laisser une lampe allumée, à tout hasard. On fermerait au verrou la porte du grand escalier, et elle sortirait par la porte de la cuisine, dont elle emporterait la clef. La bonne prenait tranquillement ces ordres, comme s'il se fût agi de mettre au feu un boeuf à la mode, pour le lendemain.
Le soir, par un raffinement de tactique, pendant que Berthe devait dîner chez ses parents, Octave avait accepté une invitation chez les Campardon. Il comptait rester là jusqu'à dix heures, puis aller s'enfermer dans sa chambre et y attendre minuit et demi, avec le plus de patience possible.
Chez les Campardon, le dîner fut patriarcal. L'architecte, entre sa femme et la cousine, s'appesantissait sur les plats, des plats de ménage, abondants et sains, comme il les qualifiait. Il y avait, ce soir-là, une poule au riz, une pièce de boeuf et des pommes de terre sautées. Depuis que la cousine s'occupait de tout, la maison vivait dans une indigestion continue, tant elle savait bien acheter, payant moins cher et rapportant deux fois plus de viande que les autres. Aussi Campardon revint-il trois fois à la poule, pendant que Rose se bourrait de riz. Angèle se réserva pour le boeuf; elle aimait le sang, Lisa lui en fourrait en cachette de grandes cuillerées. Et, seule, Gasparine touchait à peine aux plats, ayant l'estomac rétréci, disait-elle.
– Mangez donc, criait l'architecte à Octave, vous ne savez pas qui vous mangera.
Madame Campardon, penchée à l'oreille du jeune homme, s'applaudissait une fois encore du bonheur apporté par la cousine dans la maison: une économie de cent pour cent au moins, les domestiques réduites au respect, Angèle surveillée et recevant le bon exemple.
– Enfin, murmura-t-elle, Achille continue à être heureux comme le poisson dans l'eau, et moi je n'ai plus rien à faire, absolument rien… Tenez! elle me débarbouille, maintenant… Je puis vivre sans remuer les bras ni les jambes, elle a pris toutes les fatigues du ménage.
Ensuite, l'architecte raconta comment «il avait roulé ces cocos de l'Instruction publique».
– Imaginez-vous, mon cher, qu'ils m'ont cherché des ennuis à n'en plus finir, pour mes travaux d'Évreux… Moi, n'est-ce pas? j'ai voulu avant tout faire plaisir à monseigneur. Seulement, le fourneau des nouvelles cuisines et le calorifère ont dépassé vingt mille francs. Aucun crédit n'était voté, et vingt mille francs ne sont pas faciles à prendre sur les maigres frais d'entretien. D'autre part, la chaire pour laquelle j'avais trois mille francs, est montée à près de dix mille: encore sept mille francs qu'il fallait dissimuler… Aussi m'ont-ils appelé ce matin au ministère, où un grand sec m'a d'abord fichu un galop. Ah! mais non! je n'aime pas ça! Alors, moi, je lui ai flanqué carrément monseigneur à la tête, en le menaçant d'appeler monseigneur à Paris, pour expliquer l'affaire. Et, tout de suite, il est devenu poli, oh! d'une politesse! tenez, j'en ris encore! Vous savez qu'ils ont une peur de chien des évêques, en ce moment. Quand j'ai un évêque avec moi, je démolirais et je rebâtirais Notre-Dame, je me moque pas mal du gouvernement!
Tous s'égayaient autour de la table, sans respect pour le ministre, dont ils parlaient avec dédain, la bouche pleine de riz. Rose déclara qu'il valait mieux être avec la religion. Depuis les travaux de Saint-Roch, Achille était accablé de besogne: les plus grandes familles se le disputaient, il n'y suffisait plus, il devait passer les nuits. Dieu leur voulait du bien, décidément, et la famille le bénissait, matin et soir.
On était au dessert, lorsque Campardon s'écria:
– A propos, mon cher, vous savez que Duveyrier a retrouvé…
Il allait nommer Clarisse. Mais il se rappela la présence d'Angèle, et il ajouta, en jetant un regard oblique vers sa fille:
– Il a retrouvé sa parente, vous savez.
Et, par des pincements de lèvres, des clignements d'yeux, il se fit enfin comprendre d'Octave, qui ne saisissait pas du tout.
– Oui, Trublot que j'ai rencontré, m'a dit ça. Avant-hier, comme il pleuvait à torrents, Duveyrier entre sous une porte, et qu'est-ce qu'il aperçoit? sa parente en train de secouer son parapluie… Trublot, justement, la cherchait depuis huit jours, pour la lui rendre.
Angèle avait modestement baissé les yeux sur son assiette, en avalant de grosses bouchées. La famille, d'ailleurs, sauvegardait la décence des mots, avec rigidité.
– Est-elle bien, sa parente? demanda Rose à Octave.
– C'est selon, répondit celui-ci. Il faut les aimer comme ça.
– Elle a eu l'audace de venir un jour au magasin, dit Gasparine, qui, malgré sa maigreur, détestait les gens maigres. On me l'a montrée… Un vrai haricot.
– N'importe, conclut l'architecte, voilà Duveyrier repincé… C'est sa pauvre femme…
Il voulait dire que Clotilde devait être soulagée et ravie. Seulement, il se souvint une seconde fois d'Angèle, il prit un air dolent pour déclarer:
– On ne s'entend pas toujours entre parents… Mon Dieu! dans chaque famille, il y a des contrariétés.
Lisa, de l'autre côté de la table, une serviette sur le bras, regardait Angèle, et celle-ci, prise d'un fou rire, se hâta de boire, longuement, le nez caché dans le verre.
Un peu avant dix heures, Octave prétexta une grande fatigue pour monter à sa chambre. Malgré les attendrissements de Rose, il était mal à l'aise dans ce milieu bonhomme, où il sentait croître sans cesse contre lui l'hostilité de Gasparine. Il ne lui avait rien fait pourtant. Elle le détestait comme joli homme, elle le soupçonnait d'avoir toutes les femmes de la maison, et cela l'exaspérait, sans qu'elle le désirât le moins du monde, cédant seulement, devant son bonheur, à une colère instinctive de femme dont la beauté s'était séchée trop vite.
Dès qu'il fut parti, la famille parla de se coucher. Rose, chaque soir, avant de se mettre au lit, passait une heure dans son cabinet de toilette. Elle procéda à un débarbouillage complet, se trempa de parfums, puis se coiffa, s'examina les yeux, la bouche, les oreilles, et se fit même un signe sous le menton. La nuit, elle remplaçait son luxe de peignoirs par un luxe de bonnets et de chemises. Elle choisit, pour cette nuit-là, une chemise et un bonnet garnis de valenciennes. Gasparine l'avait aidée, lui donnant les cuvettes, épongeant derrière elle l'eau répandue, la frottant avec un linge, petits soins intimes dont elle s'acquittait beaucoup mieux que Lisa.
– Ah! je suis bien! dit enfin Rose, allongée, pendant que la cousine bordait les draps et remontait le traversin.
Et elle riait d'aise, toute seule au milieu du grand lit. Dans ses dentelles, avec son corps douillet, délicat et soigné, on eût dit une belle amoureuse, attendant l'homme de son coeur. Quand elle se sentait jolie, elle dormait mieux, disait-elle. Puis, elle n'avait plus que ce plaisir.
– Ça y est? demanda Campardon en entrant. Eh bien! bonne nuit, mon chat.
Lui, prétendait avoir à travailler. Il veillerait encore. Mais elle se fâchait, elle voulait qu'il prit un peu de repos: c'était stupide, de se tuer de la sorte!
– Entends-tu, couche-toi… Gasparine, promets-moi de le faire coucher.
La cousine, qui venait de poser sur la table de nuit un verre d'eau sucrée et un roman de Dickens, la regardait. Sans répondre, elle se pencha, elle laissa échapper:
– Tu es gentille comme tout, ce soir!
Et elle lui mit deux baisers sur les joues, les lèvres sèches, la bouche amère, dans une résignation de parente laide et pauvre. Campardon, lui aussi, regardait sa femme, le sang à la peau, crevant d'une digestion pénible. Ses moustaches eurent un petit tremblement, il la baisa à son tour.
– Bonne nuit, ma cocotte.
– Bonne nuit, mon chéri… Mais, tu sais, couche-toi tout de suite.
– N'aie donc pas peur! dit Gasparine. Si, à onze heures, il ne dort pas, je me lèverai et j'éteindrai sa lampe.
Vers onze heures, Campardon, qui bâillait sur un chalet suisse, une fantaisie d'un tailleur de la rue Rameau, se déshabilla lentement en songeant à Rose, si gentille et si propre; puis, après avoir défait son lit, pour les bonnes, il alla retrouver Gasparine dans le sien. Ils y dormaient fort mal, trop à l'étroit, gênés par leurs coudes. Lui surtout, réduit à se tenir en équilibre au bord du sommier, avait une cuisse coupée, le matin.
Au même instant, comme Victoire était montée, sa vaisselle finie, Lisa vint, selon son habitude, voir si mademoiselle ne manquait de rien. Angèle, couchée, l'attendait; et c'étaient ainsi, chaque soir, en cachette des parents, des parties de cartes interminables, sur un coin de la couverture étalée. Elles jouaient à la bataille, en retombant toujours sur la cousine, une sale bête que la bonne déshabillait crûment devant l'enfant. Toutes deux se vengeaient de la soumission hypocrite de la journée, et il y avait, chez Lisa, une jouissance basse, dans cette corruption d'Angèle, dont elle satisfaisait les curiosités de fille maladive, troublée par la crise de ses quinze ans. Cette nuit-là, elles étaient furieuses contre Gasparine qui, depuis deux jours, enfermait le sucre, dont la bonne emplissait ses poches, pour les vider ensuite sur le lit de la petite. En voilà un chameau! pas même moyen de croquer du sucre en s'endormant!
– Votre papa lui en fourre pourtant assez, du sucre! dit Lisa, avec un rire sensuel.
– Oh! oui! murmura Angèle, qui riait également.
– Qu'est-ce qu'il lui fait, votre papa?.. Faites un peu, pour voir.
Alors, l'enfant se jeta au cou de la bonne, la serra de ses bras nus, l'embrassa violemment sur la bouche, en répétant:
– Tiens! comme ça… Tiens! comme ça.
Minuit sonnait. Campardon et Gasparine geignaient dans leur lit trop étroit, tandis que Rose, se carrant au milieu du sien, les membres écartés, lisait Dickens, avec des larmes d'attendrissement. Un grand silence tomba, la nuit chaste jetait son ombre sur l'honnêteté de la famille.
Cependant, comme il rentrait, Octave avait trouvé de la compagnie chez les Pichon. Jules l'appela, voulant absolument lui offrir quelque chose. Monsieur et madame Vuillaume étaient là, réconciliés avec le ménage, à l'occasion des relevailles de Marie, accouchée en septembre. Ils avaient même bien voulu venir dîner un mardi, pour fêter le rétablissement de la jeune femme, qui sortait depuis la veille seulement. Désireuse d'apaiser sa mère, que la vue de l'enfant, une fille encore, contrariait, elle s'était décidée à l'envoyer en nourrice, près de Paris. Lilitte dormait sur la table, assommée par un verre de vin pur, que les parents lui avaient fait boire de force, à la santé de sa petite soeur.
– Enfin, deux, c'est possible! dit madame Vuillaume, après avoir trinqué avec Octave. Seulement, mon gendre, ne recommencez pas.
Tous se mirent à rire. Mais la vieille femme restait grave. Elle continua:
– Il n'y a là rien de drôle… Nous acceptons cet enfant, mais je vous jure que s'il en revenait un autre…
– Oh! s'il en revenait un autre, acheva M. Vuillaume, vous n'auriez ni coeur ni cervelle… Que diable! on est sérieux dans la vie, on se retient, lorsqu'on n'a pas des mille et des cents à dépenser en agréments.
Et, se tournant vers Octave:
– Tenez! monsieur, je suis décoré. Eh bien! si je vous disais que, pour ne pas trop salir de rubans, je ne porte pas ma décoration dans mon intérieur… Alors, raisonnez: quand je nous prive, ma femme et moi, du plaisir d'être décoré chez nous, nos enfants peuvent bien se priver du plaisir de faire des filles… Non, monsieur, il n'y a pas de petites économies.
Mais les Pichon protestèrent de leur obéissance. Si on les y reprenait par exemple, il ferait chaud!
– Pour souffrir ce que j'ai souffert! dit Marie encore toute pâle.
– J'aimerais mieux me couper une jambe, déclara Jules.
Les Vuillaume hochaient la tête d'un air satisfait. Ils avaient leur parole, ils pardonnaient. Et, comme dix heures sonnaient à la pendule, tous s'embrassèrent avec émotion. Jules mettait son chapeau, pour les accompagner à l'omnibus. Ce recommencement des habitudes anciennes les attendrit au point qu'ils s'embrassèrent une seconde fois sur le palier. Quand ils furent partis, Marie, qui les regardait descendre, accoudée à la rampe, près d'Octave, ramena celui-ci dans la salle à manger, en disant:
– Allez, maman n'est pas méchante, et elle a raison au fond: les enfants, ce n'est pas drôle!
Elle avait refermé la porte, elle débarrassait la table des verres qui traînaient encore. L'étroite pièce, où la lampe charbonnait, était toute tiède de la petite fête de famille. Lilitte continuait à dormir sur un coin de la toile cirée.
– Je vais aller me coucher, murmura Octave.
Et il s'assit, trouvant là un bien-être.
– Tiens! vous vous couchez déjà! reprit la jeune femme. Ça ne vous arrive pas souvent, d'être si rangé. Vous avez donc quelque chose à faire de bonne heure, demain?
– Mais non, répondit-il. J'ai sommeil, voilà tout… Oh! je puis bien vous donner dix minutes.
La pensée de Berthe lui était venue. Elle ne monterait qu'à minuit et demi: il avait le temps. Et cette pensée, l'espoir de la posséder toute une nuit, dont il brûlait depuis des semaines, ne retentissait plus à grands coups dans sa chair. Sa fièvre de la journée, le tourment de son désir comptant les minutes, évoquant la continuelle image du bonheur prochain, tombaient sous la fatigue de l'attente.
– Voulez-vous encore un petit verre de cognac? demanda Marie.
– Mon Dieu! je veux bien.
Il pensait que cela le ragaillardirait. Quand elle l'eut débarrassé du verre, il lui saisit les mains, les garda, tandis qu'elle souriait, sans crainte aucune. Il la trouvait charmante, dans sa pâleur de femme endolorie. Toute la tendresse sourde dont il se sentait envahi de nouveau, montait avec une brusque violence, jusqu'à sa gorge, jusqu'à ses lèvres. Il l'avait un soir rendue au mari, après lui avoir mis au front un baiser de père, et c'était maintenant un besoin de la reprendre, un désir immédiat et aigu, dans lequel le désir de Berthe se noyait, s'évanouissait, comme trop lointain.
– Vous n'avez donc pas peur, aujourd'hui? demanda-t-il, en lui serrant les mains plus fort.
– Non, puisque c'est impossible désormais… Oh! nous restons toujours bons amis!
Et elle fit entendre qu'elle savait tout. Saturnin avait dû parler. D'ailleurs, les nuits où Octave recevait une certaine personne, elle s'en apercevait bien. Comme il blêmissait d'inquiétude, elle le rassura vite: jamais elle ne dirait rien à personne, elle n'était pas en colère, elle lui souhaitait au contraire beaucoup de félicité.
– Voyons, répétait-elle, puisque je suis mariée, je ne puis vous en vouloir.
Il l'avait assise sur ses genoux, il lui cria:
– Mais c'est toi que j'aime!
Et il disait vrai, il n'aimait qu'elle en ce moment, d'une passion absolue, infinie. Toute sa nouvelle liaison, les deux mois passés à en désirer une autre, avaient disparu. Il se revoyait dans cette étroite pièce, venant baiser Marie sur le cou, derrière le dos de Jules, la trouvant à chaque heure complaisante, avec sa douceur passive. C'était le bonheur, comment avait-il pu dédaigner cela? Un regret lui brisait le coeur. Il la voulait encore, et s'il ne l'avait plus, il sentait bien qu'il serait éternellement malheureux.
– Laissez-moi, murmurait-elle, en tâchant de se dégager. Vous n'êtes pas raisonnable, vous allez me faire de la peine… Maintenant que vous en aimez une autre, à quoi bon me tourmenter encore?
Elle se défendait ainsi de son air doux et las, répugnant simplement à des choses qui ne l'amusaient guère. Mais il devenait fou, il la serrait davantage, il baisait sa gorge à travers l'étoffe rude de sa robe de laine.
– C'est toi que j'aime, tu ne peux comprendre… Tiens! sur ce que j'ai de plus sacré, je ne mens pas. Ouvre-moi donc le coeur pour voir… Oh! je t'en prie, sois gentille! Encore cette fois, et puis jamais, jamais, si tu l'exiges! Aujourd'hui, vois-tu, tu me ferais trop de peine, j'en mourrais.
Alors, Marie fut sans force, paralysée par cette volonté d'homme qui s'imposait. C'était à la fois, chez elle, de la bonté, de la peur et de la bêtise. Elle eut un mouvement, comme pour emporter d'abord dans la chambre Lilitte endormie. Mais il la retint, craignant qu'elle ne réveillât l'enfant. Et elle s'abandonna à cette même place, où elle lui était tombée entre les bras, l'autre année, en femme obéissante. La paix de la maison, à cette heure de nuit, mettait un silence bourdonnant dans la petite pièce. Brusquement, la lampe baissa, et ils allaient se trouver sans lumière, lorsque Marie, se relevant, eut le temps de la remonter.
– Tu m'en veux? demanda Octave avec une tendre reconnaissance, encore brisé d'un bonheur tel qu'il n'en avait jamais éprouvé.
Elle lâcha la lampe, lui rendit un dernier baiser de ses lèvres froides, en répondant:
– Non, puisque ça vous a fait plaisir… Mais ce n'est pas bien tout de même, à cause de cette personne. Avec moi, ça ne signifie plus rien.
Des larmes lui mouillaient les yeux, elle restait triste, toujours sans colère. Quand il la quitta, il était mécontent, il aurait voulu se coucher et dormir. Sa passion satisfaite avait un arrière-goût gâté, une pointe de chair corrompue dont sa bouche gardait l'amertume. Mais l'autre allait venir maintenant, il fallait l'attendre; et cette pensée de l'autre pesait terriblement à ses épaules, il souhaitait une catastrophe qui l'empêchât de monter, après avoir passé des nuits de flamme à bâtir des plans extravagants, pour la tenir seulement une heure dans sa chambre. Peut-être lui manquerait-elle de parole une fois encore. C'était un espoir dont il n'osait se bercer.
Minuit sonna. Octave, debout, fatigué, tendait l'oreille, avec la peur d'entendre le frôlement de ses jupes, le long du corridor étroit. A minuit et demi, il fut pris d'une véritable anxiété; à une heure, il se crut sauvé, et il y avait cependant, dans son soulagement, une irritation sourde, le dépit d'un homme dont une femme se moque. Mais, comme il se décidait à se déshabiller, avec des bâillements gros de sommeil, on frappa trois petits coups. C'était Berthe. Il fut contrarié et flatté, il s'avançait les bras ouverts, lorsqu'elle l'écarta, tremblante, écoutant à la porte, qu'elle avait refermée vivement.
– Quoi donc? demanda-t-il en baissant la voix.
– Je ne sais pas, j'ai eu peur, balbutia-t-elle. Il fait si noir dans cet escalier, j'ai cru qu'on me poursuivait… Mon Dieu! que c'est bête, ces aventures-là! Pour sûr, il va nous arriver un malheur.
Cela les glaça tous les deux. Ils ne s'embrassèrent pas. Elle était pourtant charmante, dans son peignoir blanc, avec ses cheveux dorés, tordus sur la nuque. Il la regardait, la trouvait beaucoup mieux que Marie; mais il n'en avait plus envie, c'était une corvée. Elle, pour reprendre haleine, venait de s'asseoir. Et, brusquement elle affecta de se fâcher, en apercevant sur la table une boîte, où elle devina tout de suite le châle de dentelle, dont elle parlait depuis huit jours.
– Je m'en vais, dit-elle sans quitter sa chaise.
– Comment, tu t'en vas?
– Est-ce que tu crois que je me vends? Tu me blesses toujours, tu me gâtes encore tout mon bonheur, cette nuit… Pourquoi l'as-tu acheté, lorsque je te l'avais défendu?
Elle se leva, finit par consentir à le regarder. Mais, la boîte ouverte, elle éprouva une telle déception, qu'elle ne put retenir ce cri indigné:
– Comment! ce n'est pas du chantilly, c'est du lama!
Octave, qui réduisait ses cadeaux, avait cédé à une pensée d'avarice. Il tâcha de lui expliquer qu'il y avait du lama superbe, aussi beau que du chantilly; et il faisait l'article, comme s'il s'était trouvé derrière son comptoir, la forçait à toucher la dentelle, lui jurait que jamais elle n'en verrait la fin. Mais elle hochait la tête, elle l'arrêta d'un mot de mépris.
– Enfin, ça coûte cent francs, tandis que l'autre en aurait coûté trois cents.
Et, le voyant pâlir, elle ajouta pour rattraper sa phrase:
– Tu es bien gentil tout de même, je te remercie… Ce n'est pas l'argent qui fait le cadeau, quand la bonne intention y est.
Elle s'était assise de nouveau. Il y eut un silence. Lui, au bout d'un instant, demanda si l'on n'allait pas se coucher. Sans doute, on allait se coucher. Seulement, elle était encore tant remuée par sa bête de peur dans l'escalier! Et elle revint à ses craintes, au sujet de Rachel, elle raconta comment elle avait trouvé Auguste causant avec la bonne, derrière une porte. Pourtant, il aurait été si facile d'acheter cette fille, en lui donnant cent sous de temps à autre. Mais il fallait les avoir, les cent sous; elle ne les avait jamais, elle n'avait rien. Sa voix devenait sèche, le châle de lama dont elle ne parlait plus, la travaillait d'un tel désespoir et d'une telle rancune, qu'elle finit par faire à son amant l'éternelle querelle dont elle poursuivait son mari.
– Voyons, est-ce une vie? jamais un liard, toujours rester en affront à propos des moindres bêtises… Oh! j'en ai plein le dos, plein le dos!
Octave, qui déboutonnait son gilet en marchant, s'arrêta pour lui demander:
– Enfin à quel sujet me dis-tu tout cela?
– Comment! monsieur, à quel sujet? Mais il est des choses que la délicatesse devrait vous dicter, sans que j'aie à rougir d'aborder avec vous de pareilles matières… Est-ce que, depuis longtemps, vous n'auriez pas dû, de vous-même, me tranquilliser en mettant cette fille à nos genoux?
Elle se tut, puis elle ajouta d'un air d'ironie dédaigneuse:
– Ça ne vous aurait pas ruiné.
Il y eut un nouveau silence. Le jeune homme, qui s'était remis à marcher, répondit enfin:
– Je ne suis pas riche, je le regrette pour vous.
Alors, tout s'aggrava, la querelle prit une violence conjugale.
– Dites que je vous aime pour votre argent! cria-t-elle avec la carrure de sa mère, dont les mots lui remontaient aux lèvres. Je suis une femme d'argent, n'est-ce pas? Eh bien! oui, je suis une femme d'argent, parce que je suis une femme raisonnable. Vous aurez beau prétendre le contraire, l'argent sera quand même l'argent. Moi, lorsque j'ai eu vingt sous, j'ai toujours dit que j'en avais quarante, car il vaut mieux faire envie que pitié.
Il l'interrompit, il déclara d'une voix fatiguée, en homme qui désire la paix:
– Écoute, si ça te contrarie trop qu'il soit en lama, je t'en donnerai un en chantilly.
– Votre châle! continua-t-elle tout à fait furieuse, mais je n'y pense même plus, à votre châle! Ce qui m'exaspère, c'est le reste, entendez-vous!.. Oh! d'ailleurs, vous êtes comme mon mari. J'irais dans les rues sans bottines, que cela vous serait parfaitement égal. Quand on a une femme pourtant, le simple bon coeur vous fait une loi de la nourrir et de l'habiller. Mais jamais un homme ne comprendra ça. Tenez! à vous deux, vous me laisseriez bientôt sortir en chemise, si j'y consentais!
Octave, excédé de cette scène de ménage, prit le parti de ne pas répondre, ayant remarqué que parfois Auguste se débarrassait d'elle ainsi. Il achevait de se déshabiller lentement, il laissait passer le flot; et il songeait à la mauvaise chance de ses amours. Celle-là, cependant, il l'avait ardemment désirée, même au point de déranger tous ses calculs; et, maintenant qu'elle se trouvait dans sa chambre, c'était pour le quereller, pour lui faire passer une nuit blanche, comme s'ils avaient eu déjà, derrière eux, six mois de mariage.
– Couchons-nous, veux-tu? demanda-t-il enfin. Nous nous étions promis tant de bonheur! C'est trop bête, de perdre le temps à nous dire des choses désagréables.
Et, plein de conciliation, sans désir mais poli, il voulut l'embrasser. Elle le repoussa, elle éclata en larmes. Alors, il désespéra d'en finir, il retira ses bottines rageusement, décidé à se mettre au lit, même sans elle.
– Allez, reprochez-moi aussi mes sorties, bégayait-elle au milieu de ses sanglots. Accusez-moi de trop vous coûter… Oh! je vois clair! tout ça, c'est à cause de ce méchant cadeau. Si vous pouviez m'enfermer dans une malle, vous le feriez. J'ai des amies, je vais les voir, ce n'est pourtant pas un crime… Et quant à maman…
– Je me couche, dit-il en se jetant au fond du lit. Déshabille-toi et laisse ta maman, qui t'a fichu un bien sale caractère, permets-moi de le constater.
Elle se déshabilla d'une main machinale, pendant que, de plus en plus animée, elle haussait la voix.
– Maman a toujours fait son devoir. Ce n'est pas à vous d'en parler ici. Je vous défends de prononcer son nom… Il ne vous manquait plus que de vous attaquer à ma famille!
Le cordon de son jupon résistait, et elle cassa le noeud. Puis, assise au bord du lit pour ôter ses bas:
– Ah! comme je regrette ma faiblesse, monsieur! comme on réfléchirait, si l'on pouvait tout prévoir!
Maintenant, elle était en chemise, les jambes et les bras nus, d'une nudité douillette de petite femme grasse. Sa gorge, soulevée de colère, sortait des dentelles. Lui, qui affectait de rester le nez contre le mur, venait de se retourner d'un bond.
– Quoi? vous regrettez de m'avoir aimé?
– Certes, un homme incapable de comprendre un coeur!
Et ils se regardaient de près, la face dure, sans amour. Elle avait posé un genou au bord du matelas, les seins tendus, la cuisse pliée, dans le joli mouvement d'une femme qui se couche. Mais il ne voyait plus sa chair rose, les lignes souples et fuyantes de son dos.
– Ah! Dieu! si c'était à refaire! ajouta-t-elle.
– Vous en prendriez un autre, n'est-ce pas? dit-il brutalement, très haut.
Elle s'était allongée près de lui, sous le drap, et elle allait répondre du même ton exaspéré, lorsque des coups de poing s'abattirent dans la porte. Ils restèrent saisis, sans comprendre d'abord, immobiles et glacés. Une voix sourde disait:
– Ouvrez, je vous entends bien faire vos saletés… Ouvrez ou j'enfonce tout!
C'était la voix du mari. Les amants ne bougeaient toujours pas, la tête emplie d'un tel bourdonnement, qu'ils n'avaient plus une idée; et ils se sentaient très froids l'un contre l'autre, comme morts. Berthe enfin sauta du lit, dans le besoin instinctif de fuir son amant, pendant que, derrière la porte, Auguste répétait:
– Ouvrez!.. ouvrez donc!
Alors, il y eut une terrible confusion, une angoisse inexprimable. Berthe tournait dans la chambre, éperdue, cherchant une issue, avec une peur de la mort qui la blêmissait. Octave, dont le coeur sautait à chaque coup de poing, était allé s'appuyer contre la porte, machinalement, comme pour la consolider. Cela devenait intolérable, cet imbécile réveillerait toute la maison, il fallait ouvrir. Mais, quand elle comprit sa résolution, elle se pendit à ses bras, en le suppliant de ses yeux terrifiés: non, non, grâce! l'autre tomberait sur eux avec un pistolet ou un couteau. Lui, aussi pâle qu'elle, gagné par son épouvante, avait enfilé un pantalon, en la suppliant à demi-voix de s'habiller. Elle n'en faisait rien, elle restait nue, sans pouvoir même trouver ses bas. Et, pendant ce temps, le mari s'acharnait.
– Vous ne voulez pas, vous ne répondez pas… C'est bien, vous allez voir.
Depuis le dernier terme, Octave demandait au propriétaire une petite réparation, deux vis neuves pour la gâche de sa serrure, qui branlait dans le bois. Tout d'un coup, la porte eut un craquement, la gâche sauta, et Auguste, emporté par son élan, vint rouler au milieu de la chambre.
– Nom de Dieu! jura-t-il.
Il tenait simplement une clef, et son poing saignait, meurtri dans sa chute. Quand il se releva, livide, pris de honte et de rage à l'idée de cette entrée ridicule, il battit l'air de ses bras, il voulut s'élancer sur Octave. Mais celui-ci, malgré sa gêne de se trouver ainsi en pantalon boutonné de travers, pieds nus, lui avait saisi les poignets et le maintenait, plus vigoureux que lui, criant: