Kitabı oku: «Pot-Bouille», sayfa 22
– Monsieur, vous violez mon domicile… C'est indigne, on se conduit en galant homme.
Et il faillit le battre. Pendant leur courte lutte, Berthe s'était enfuie en chemise par la porte restée grande ouverte; elle voyait, au poing sanglant de son mari, luire un couteau de cuisine, et elle avait le froid de ce couteau entre les épaules. Comme elle galopait dans le noir du corridor, elle crut entendre un bruit de gifles, sans pouvoir comprendre qui les avait données ni qui les avait reçues. Des voix, qu'elle ne reconnaissait même plus, disaient:
– A vos ordres. Quand il vous plaira.
– C'est bien, vous aurez de mes nouvelles.
D'un bond, elle gagna l'escalier de service. Mais, lorsqu'elle eut descendu les deux étages, comme poursuivie par les flammes d'un incendie, elle se trouva devant la porte de sa cuisine, fermée, et dont elle avait laissé la clef là-haut, dans la poche de son peignoir. D'ailleurs, pas de lampe, pas un filet de lumière sous cette porte: c'était la bonne évidemment qui les avait vendus. Sans reprendre haleine, elle remonta en courant, passa de nouveau devant le corridor d'Octave, où les voix des deux hommes continuaient, violemment.
Ils se secouaient encore, elle aurait le temps peut-être. Et elle descendit rapidement le grand escalier, avec l'espoir que son mari avait laissé la porte de l'appartement ouverte. Elle se verrouillerait dans sa chambre, elle n'ouvrirait à personne. Mais là, pour la seconde fois, elle se heurta contre une porte fermée. Alors, chassée de chez elle, sans vêtement, elle perdit la tête, elle battit les étages, pareille à une bête traquée, qui ne sait où aller se terrer. Jamais elle n'oserait frapper chez ses parents. Un moment, elle voulut se réfugier chez les concierges; mais la honte la fit remonter. Elle écoutait, levait la tête, se penchait sur la rampe, les oreilles assourdies par les battements de son coeur, dans le grand silence, les yeux aveuglés de lueurs, qui lui semblaient jaillir de l'obscurité profonde. Et c'était toujours le couteau, le couteau au poing saignant d'Auguste, dont la pointe glacée allait l'atteindre. Brusquement, il y eut un bruit, elle s'imagina qu'il arrivait, elle en éprouva un frisson mortel, jusqu'aux os; et, comme elle se trouvait devant la porte des Campardon, elle sonna, éperdument, furieusement, à casser le timbre.
– Mon Dieu! est-ce qu'il y a le feu? dit à l'intérieur une voix troublée.
La porte s'ouvrit tout de suite. C'était Lisa qui sortait seulement de chez mademoiselle, en étouffant ses pas, un bougeoir à la main. La sonnerie enragée du timbre l'avait fait sauter, au moment où elle traversait l'antichambre. Quand elle aperçut Berthe en chemise, elle resta stupéfaite.
– Quoi donc? dit-elle.
La jeune femme était entrée, en repoussant violemment la porte; et, haletante, adossée, elle bégayait:
– Chut! taisez-vous!.. Il veut me tuer.
Lisa ne pouvait en tirer une explication raisonnable, lorsque Campardon parut, très inquiet. Ce vacarme incompréhensible venait de les déranger, Gasparine et lui, dans leur lit étroit. Il avait simplement passé un caleçon, sa grosse face bouffie et en sueur, sa barbe jaune aplatie, toute pleine du duvet blanc de l'oreiller. Essoufflé, il tâchait de reprendre son aplomb de mari qui couche seul.
– Est-ce vous, Lisa? cria-t-il du salon. C'est stupide! comment êtes-vous dans l'appartement?
– J'ai eu peur de n'avoir pas bien fermé la porte, monsieur; ça m'empêchait de dormir, et je suis redescendue m'assurer… Mais c'est madame…
L'architecte, en voyant Berthe en chemise, contre le mur de son antichambre, resta pétrifié à son tour. Il eut, pour lui, un mouvement de pudeur, qui lui fit tâter de la main si son caleçon était bien boutonné. Berthe oubliait qu'elle était nue. Elle répéta:
– Oh! monsieur, gardez-moi chez vous… Il veut me tuer.
– Qui donc? demanda-t-il.
– Mon mari.
Mais, derrière l'architecte, la cousine arrivait. Elle avait pris le temps de mettre une robe; et, dépeignée, pleine de duvet elle aussi, la gorge plate et flottante, les os perçant l'étoffe, elle apportait la rancune de son plaisir troublé. La vue de la jeune femme, de sa nudité grasse et délicate, acheva de la jeter hors d'elle. Elle demanda:
– Que lui avez-vous donc fait, à votre mari?
Alors, devant cette simple question, une grande honte bouleversa Berthe. Elle se vit nue, un flot de sang l'empourpra de la tête aux pieds. Dans ce long frémissement de pudeur, comme pour échapper aux regards, elle croisa les bras sur sa gorge. Et elle balbutiait:
– Il m'a trouvée… il m'a surprise…
Les deux autres comprirent, échangèrent un coup d'oeil révolté. Lisa, dont le bougeoir éclairait la scène, partageait l'indignation de ses maîtres. D'ailleurs, l'explication dut être interrompue, Angèle accourait de son côté; et elle feignait de se réveiller, elle frottait ses yeux gros de sommeil. La dame en chemise l'immobilisa, dans une secousse, dans un frisson de tout son corps grêle de fillette précoce.
– Oh! dit-elle simplement.
– Ce n'est rien, va te coucher! cria son père.
Puis, comprenant qu'il fallait une histoire, il conta la première venue; mais elle était vraiment trop bête.
– C'est madame qui s'est foulé le pied en descendant. Alors, elle entre chez nous pour qu'on l'aide… Va donc te coucher, tu prendras froid!
Lisa retint un rire, en rencontrant les yeux écarquillés d'Angèle, qui se décidait à retourner dans son lit, toute rose et toute contente d'avoir vu ça. Depuis un instant, madame Campardon appelait du fond de sa chambre. Elle n'avait pas éteint, tellement Dickens l'intéressait, et elle voulait savoir. Que se passait-il? qui était là? pourquoi ne la rassurait-on pas?
– Venez, madame, dit l'architecte, en emmenant Berthe. Vous, Lisa, attendez un instant.
Dans la chambre, Rose s'élargissait encore, au milieu du grand lit. Elle y trônait, avec son luxe de reine, sa tranquille sérénité d'idole. Et elle était très attendrie par sa lecture, elle avait posé sur elle Dickens, que sa poitrine soulevait d'un tiède battement. Lorsque la cousine l'eut mise au courant d'un mot, elle aussi parut scandalisée. Comment pouvait-on aller avec un autre homme que son mari? et un dégoût lui venait pour la chose dont elle s'était déshabituée. Mais l'architecte, maintenant, coulait des regards troublés sur la gorge de la jeune femme; ce qui acheva de faire rougir Gasparine.
– C'est impossible, à la fin! cria-t-elle. Couvrez-vous, madame, car c'est impossible, vraiment!.. Couvrez-vous donc!
Elle lui jeta elle-même, sur les épaules, un châle de Rose, un grand fichu de laine tricotée, qui traînait. Le fichu descendait à peine aux cuisses; et l'architecte, malgré lui, regardait les jambes.
Berthe tremblait toujours. Elle avait beau être à l'abri, elle se tournait vers la porte, avec des tressaillements. Ses yeux s'étaient emplis de larmes, elle implora cette dame couchée, qui semblait si calme, si à l'aise.
– Oh! madame, gardez-moi, sauvez-moi… Il veut me tuer.
Il y eut un silence. Tous trois se consultaient du coin de l'oeil, sans cacher leur désapprobation pour une conduite à ce point coupable. Puis, vraiment, on ne tombait pas en chemise chez les gens, passé minuit, au risque de les gêner. Non, cela ne se faisait pas; c'était manquer de tact, c'était les mettre dans une situation trop embarrassante.
– Nous avons ici une jeune fille, dit enfin Gasparine. Pensez à notre responsabilité, madame.
– Vous seriez mieux chez vos parents, insinua l'architecte, et si vous me permettiez de vous y conduire…
Berthe fut reprise de terreur.
– Non, non, il est dans l'escalier, il me tuerait.
Et elle suppliait: une chaise lui suffirait pour attendre le jour; le lendemain, elle s'en irait bien doucement. L'architecte et sa femme auraient cédé, lui gagné à des charmes si douillets, elle intéressée par le drame de cette surprise en pleine nuit. Mais Gasparine restait implacable. Elle avait une curiosité pourtant, elle finit par demander:
– Où donc étiez-vous?
– Là-haut, dans la chambre, au fond du couloir, vous savez.
Campardon, du coup, leva les bras, en criant:
– Comment! c'est avec Octave, pas possible!
Avec Octave, avec ce gringalet, une jolie femme si grasse! Il restait vexé. Rose, également, éprouvait un dépit, qui maintenant la rendait sévère. Quant à Gasparine, elle était hors d'elle, mordue au coeur par sa haine instinctive contre le jeune homme. Encore lui! elle le savait bien, qu'il les avait toutes; mais, certes, elle ne pousserait pas la bêtise jusqu'à les lui tenir au chaud, dans son appartement.
– Mettez-vous à notre place, reprit-elle avec dureté. Je vous répète que nous avons ici une jeune fille.
– Puis, dit à son tour Campardon, il y a la maison, il y a votre mari, avec lequel j'ai toujours eu les meilleurs rapports… Il serait en droit de s'étonner. Nous ne pouvons avoir l'air d'approuver publiquement votre conduite, madame, oh! une conduite que je ne me permets pas de juger, mais qui est assez, comment dirai-je? assez légère, n'est-ce pas?
– Bien sûr, nous ne vous jetons pas la pierre, continua Rose. Seulement, le monde est si mauvais! On raconterait que vous donniez vos rendez-vous ici… Et, vous savez, mon mari travaille pour des gens très difficiles. A la moindre tache sur sa moralité, il perdrait tout… Mais, permettez-moi de vous le demander, madame: comment n'avez-vous pas été retenue par la religion? L'abbé Mauduit nous parlait encore de vous, avant-hier, avec une affection paternelle.
Berthe, entre les trois, tournait la tête, regardait celui qui parlait, d'un air d'hébètement. Dans son épouvante, elle commençait à comprendre, elle s'étonnait d'être là. Pourquoi avait-elle sonné, que faisait-elle au milieu de ces gens qu'elle dérangeait? Elle les voyait maintenant, la femme tenant la largeur du lit, le mari en caleçon et la cousine en jupe mince, tous les deux blancs des plumes du même oreiller. Ils avaient raison, on ne tombait pas de la sorte chez le monde. Et, comme l'architecte la poussait doucement vers l'antichambre, elle partit, sans même répondre aux regrets religieux de Rose.
– Voulez-vous que je vous accompagne jusqu'à la porte de vos parents? demanda Campardon. Votre place est chez eux.
Elle refusa d'un geste terrifié.
– Alors, attendez, je vais jeter un coup d'oeil dans l'escalier, car je serais au désespoir, s'il vous arrivait la moindre chose.
Lisa était demeurée au milieu de l'antichambre, avec son bougeoir. Il le prit, sortit sur le palier, rentra tout de suite.
– Je vous jure qu'il n'y a personne… Filez vite.
Alors, Berthe, qui n'avait plus ouvert les lèvres, ôta brutalement le fichu de laine, qu'elle jeta par terre, en disant:
– Tenez! c'est à vous… Il va me tuer, à quoi bon?
Et elle s'en alla dans l'obscurité, en chemise, ainsi qu'elle était venue.
Campardon ferma la porte à double tour, furieux, murmurant:
– Eh! va te faire caramboler ailleurs!
Puis, comme Lisa, derrière lui, éclatait de rire:
– C'est vrai, on en aurait toutes les nuits, si on les recevait… Chacun pour soi. Je lui aurais donné cent francs, mais ma réputation, non, par exemple!
Dans la chambre, Rose et Gasparine se remettaient. Avait-on jamais vu une éhontée de cette espèce! se promener toute nue dans l'escalier! Vrai! il y avait des femmes qui ne respectaient plus rien, quand ça les démangeait! Mais il était près de deux heures, il fallait dormir à la fin. Et l'on s'embrassa encore: bonsoir mon chéri, bonsoir ma cocotte. Hein? était-ce bon de s'aimer, de s'entendre toujours, lorsqu'on voyait, dans les autres ménages, des catastrophes pareilles? Rose reprit Dickens, qui avait glissé sur son ventre; il lui suffisait, elle en lirait encore quelques pages, puis s'endormirait, en le laissant couler dans le lit, comme tous les soirs, lasse d'émotion. Campardon suivit Gasparine, la fit se recoucher la première, s'allongea ensuite. Tous deux grognaient: les draps avaient refroidi, on était mal, il faudrait encore une demi-heure pour avoir chaud.
Et, Lisa qui, avant de monter, était rentrée dans la chambre d'Angèle, lui disait:
– La dame a une entorse… Montrez un peu comment elle a pris son entorse.
– Tiens! comme ça! répondait l'enfant, en se jetant au cou de la bonne, et en la baisant sur les lèvres.
Dans l'escalier, Berthe grelotta. Il y faisait froid, on n'allumait le calorifère que le premier novembre. Cependant, sa peur se calmait. Elle était descendue, avait écouté à la porte de son appartement: rien, pas un bruit. Elle était montée, n'osant s'avancer jusqu'à la chambre d'Octave, prêtant l'oreille de loin: un silence de mort, plus un murmure. Alors, elle s'accroupit sur le paillasson de ses parents, où elle comptait vaguement attendre Adèle; car l'idée de tout avouer à sa mère la bouleversait, comme si elle était encore petite fille. Mais, peu à peu, la solennité de l'escalier l'emplit d'une nouvelle angoisse. Il était noir, il était sévère. Personne ne la voyait, et une confusion la prenait pourtant, à être ainsi en chemise, dans l'honnêteté des zincs dorés et des faux marbres. Derrière les hautes portes d'acajou, la dignité conjugale des alcôves exhalait un reproche. Jamais la maison n'avait respiré d'une haleine si vertueuse. Puis, un rayon de lune glissa par les fenêtres des paliers, et l'on eût dit une église: un recueillement montait du vestibule aux chambres de bonne, toutes les vertus bourgeoises des étages fumaient dans l'ombre; tandis que, sous la pâle clarté, sa nudité blanchissait. Elle se sentit un scandale pour les murs, elle ramena sa chemise, cacha ses pieds, avec la terreur de voir paraître le spectre de M. Gourd, en calotte et en pantoufles.
Brusquement, un bruit la faisait se lever, affolée, sur le point de frapper des deux poings dans la porte de sa mère, lorsqu'un appel l'arrêta.
C'était une voix légère comme un souffle.
– Madame… madame…
Elle regardait en bas, elle ne voyait rien.
– Madame… madame… C'est moi.
Et Marie se montra, en chemise elle aussi. Elle avait entendu la scène, elle s'était échappée de son lit, laissant dormir Jules, écoutant de sa petite salle à manger, où elle se trouvait sans lumière.
– Entrez… Vous êtes trop dans la peine. Je suis une amie.
Doucement, elle la rassurait, lui racontait les choses. Les hommes ne s'étaient pas fait de mal: lui, avec des jurons, avait poussé sa commode contre sa porte, pour s'enfermer; tandis que l'autre descendait, un paquet à la main, les affaires laissées par elle, ses souliers et ses bas, qu'il devait avoir roulés dans son peignoir, machinalement, en les voyant traîner. Enfin, c'était fini. Le lendemain, on les empêcherait bien de se battre.
Mais Berthe restait sur le seuil, avec un reste de peur et la honte de pénétrer ainsi chez une dame qu'elle ne fréquentait pas d'habitude. Il fallut que Marie la prît par la main.
– Vous coucherez là, sur ce canapé. Je vous prêterai un châle, j'irai voir votre mère… Mon Dieu! quel malheur! Quand on s'aime, on ne se méfie pas.
– Ah! pour le plaisir que nous prenions! dit Berthe, dans un soupir où crevait tout le vide bête et cruel de sa nuit. Il a raison de jurer. Si c'est comme moi, il doit en avoir par-dessus la tête!
Elles allaient parler d'Octave. Elles se turent, et tout d'un coup, à tâtons, elles tombèrent aux bras l'une de l'autre, en sanglotant. Leurs membres nus s'étreignaient avec une passion convulsive; leurs gorges, chaudes de pleurs, s'écrasaient sous leurs chemises arrachées. C'était une lassitude dernière, une tristesse immense, la fin de tout. Elles ne disaient plus un mot, leurs larmes ruisselaient, ruisselaient sans fin dans les ténèbres, au milieu du profond sommeil de la maison, plein de décence.
XV
Ce matin-là, le réveil de la maison fut d'une grande dignité bourgeoise. Rien, dans l'escalier, ne gardait la trace des scandales de la nuit, ni les faux marbres qui avaient reflété ce galop d'une femme en chemise, ni la moquette d'où s'était évaporée l'odeur de sa nudité. Seul, M. Gourd, lorsqu'il monta vers sept heures, donner son coup d'oeil, flaira les murs; mais ce qui ne le regardait pas, ne le regardait pas; et comme, en redescendant, il aperçut dans la cour deux bonnes, Lisa et Julie, qui causaient à coup sûr de la catastrophe, tant elles semblaient allumées, il les dévisagea d'un oeil si ferme, qu'elles se séparèrent. Ensuite, il sortit s'assurer de la tranquillité de la rue. Elle était calme. Déjà, pourtant, les bonnes avaient dû parler, car des voisines s'arrêtaient, des boutiquiers sortaient sur leur porte, les yeux en l'air, cherchant et fouillant les étages, de l'air béant dont on contemple les maisons où il s'est passé un crime. Devant la façade riche, d'ailleurs, le monde se taisait et s'en allait poliment.
A sept heures et demie, madame Juzeur parut en peignoir, pour surveiller Louise, disait-elle. Ses yeux luisaient, une fièvre brûlait ses mains. Elle arrêta Marie, qui remontait avec son lait, et voulut la faire causer; mais elle n'en tira rien, elle ne put même savoir comment la mère avait accueilli la fille coupable. Alors, sous le prétexte d'attendre un instant le facteur, elle entra chez les Gourd, elle finit par demander pourquoi monsieur Octave ne descendait pas: peut-être bien qu'il était malade. Le concierge répondit qu'il l'ignorait; du reste, monsieur Octave ne descendait jamais avant huit heures dix minutes. A ce moment, l'autre madame Campardon passa devant la loge, blême et rigide; tous la saluèrent. Et madame Juzeur, forcée de remonter, eut enfin la chance de rencontrer sur son palier l'architecte, qui partait en mettant ses gants. D'abord, tous deux se contemplèrent d'un air accablé; puis, il haussa les épaules.
– Pauvres gens! murmura-t-elle.
– Non, non, c'est bien fait! dit-il avec férocité. Il faut un exemple… Un gaillard que j'introduis dans une maison honnête, en le suppliant de ne pas y amener de femme, et qui, pour se ficher de moi, couche avec la belle-soeur du propriétaire!.. J'ai l'air d'un serin, là dedans!
Ce fut tout. Madame Juzeur était rentrée chez elle. Campardon continuait de descendre, si furieux, qu'il en avait déchiré l'un de ses gants.
Comme huit heures sonnaient, Auguste, le visage défait, les traits tirés par une atroce migraine, traversa la cour pour se rendre à son magasin. Il avait pris l'escalier de service, plein de honte, redoutant d'être rencontré. Cependant, il ne pouvait lâcher les affaires. En bas, au milieu des comptoirs, devant la caisse où Berthe s'asseyait d'habitude, une émotion lui serra la gorge. Le garçon ôtait les volets, et Auguste donnait des ordres pour la journée, lorsque l'apparition brusque de Saturnin, qui sortait du sous-sol, l'effraya. Le fou avait ses yeux flambants, ses dents blanches de loup affamé. Il vint droit au mari, serrant les poings.
– Où est-elle?.. Si tu la touches, je te saigne comme un cochon!
Auguste recula, exaspéré.
– A celui-ci, maintenant!
– Tais-toi, ou je te saigne! répéta Saturnin, qui voulut se jeter sur lui.
Alors, le mari préféra lui céder la place. Il avait une horreur des fous; on ne pouvait raisonner, avec ces gens-là. Mais, comme il sortait sous la voûte, en criant au garçon de l'enfermer dans le sous-sol, il se trouva face à face avec Valérie et Théophile. Ce dernier, très enrhumé, enveloppé d'un cache-nez rouge, toussait en geignant. Tous deux devaient savoir, car ils s'arrêtèrent devant Auguste d'un air de condoléance. Depuis la querelle de la succession, les ménages ne se parlaient plus, brouillés à mort.
– Tu as toujours un frère, dit Théophile, qui lui serra la main, quand il eut fini de tousser. Je veux que tu t'en souviennes, dans le malheur.
– Oui, ajouta Valérie, cela devrait me venger, car elle m'en a dit de propres, n'est-ce pas? mais nous vous plaignons tout de même, parce que nous avons du coeur, nous autres.
Auguste, très touché de leur gentillesse, les conduisit au fond du magasin, en surveillant du coin de l'oeil Saturnin qui rôdait. Et, là, il y eut une réconciliation complète. On ne nomma pas Berthe; seulement, Valérie laissa entendre que toute la zizanie venait de cette femme, car il n'y avait jamais eu un mot désagréable dans la famille, avant qu'elle y fut entrée pour la déshonorer. Auguste, les yeux baissés, écoutait, approuvait de la tête. Et une gaieté perçait sous la commisération de Théophile, enchanté de n'être plus le seul, regardant son frère pour voir la figure qu'on faisait.
– Maintenant, qu'as-tu résolu? lui demanda-t-il.
– Mais de me battre! répondit le mari fermement.
La joie de Théophile fut gâtée. Sa femme et lui devinrent froids, devant le courage d'Auguste. Ce dernier leur racontait la scène affreuse de la nuit, comment ayant eu le tort de reculer devant l'achat d'un pistolet, il s'était forcément contenté de gifler le monsieur; là-dessus, à la vérité, le monsieur lui avait rendu sa gifle; mais ça ne l'empêchait pas d'en avoir empoché une, et fameuse! Un misérable qui se moquait de lui depuis six mois, en feignant de lui donner raison contre sa femme, et qui poussait l'aplomb jusqu'à faire des rapports sur elle, les jours où elle se dérangeait! Quant à cette créature, puisqu'elle s'était réfugiée chez ses parents, elle pouvait y rester, jamais il ne la reprendrait.
– Croiriez-vous que, le mois dernier, je lui ai accordé trois cents francs pour sa toilette! cria-t-il. Moi, si bon, si tolérant, qui étais décidé à tout accepter, plutôt que de me rendre malade!.. Mais on ne peut pas accepter ça, non! non! on ne peut pas!
Théophile songeait à la mort. Il eut un petit tremblement de fièvre, il s'étrangla, en disant:
– C'est bête, tu vas te faire embrocher. Moi, je ne me battrais pas.
Et, comme Valérie le regardait, il ajouta, gêné:
– Si ça m'arrivait.
– Ah! la malheureuse! murmura alors la jeune femme, quand on pense que deux hommes vont se massacrer pour elle! A sa place, je n'en dormirais plus.
Auguste restait inébranlable. Il se battrait. D'ailleurs, ses dispositions étaient arrêtées. Comme il voulait absolument Duveyrier pour témoin, il allait monter le mettre au courant et l'envoyer tout de suite auprès d'Octave. Théophile serait son autre témoin, s'il y consentait. Celui-ci dut accepter; mais son rhume parut s'aggraver subitement, il prenait son air rageur d'enfant malade, qui a besoin qu'on le plaigne. Pourtant, il proposa à son frère de l'accompagner chez les Duveyrier; ces gens-là avaient beau être des voleurs, on oubliait tout dans de certaines circonstances; et le désir d'une réconciliation générale perçait chez lui et chez sa femme, tous deux ayant sans doute réfléchi que leur intérêt n'était pas de bouder davantage. Valérie, très obligeante, finit par offrir à Auguste de se tenir à la caisse, pour lui donner le temps de trouver une demoiselle convenable.
– Seulement, ajouta-t-elle, je dois mener Camille aux Tuileries, vers deux heures.
– Oh! pour une fois! dit son mari. Il pleut justement.
– Non, non, l'enfant a besoin d'air… Il faut que je sorte.
Enfin, les deux frères montèrent chez les Duveyrier. Mais une quinte de toux abominable arrêta Théophile, dès la première marche. Il se tint à la rampe, et quand il put parler, la gorge encore gênée d'un râle, il bégaya:
– Tu sais, moi, très heureux maintenant, tout à fait sûr d'elle… Non, pas ça à lui reprocher, et elle m'a donné des preuves.
Auguste, sans comprendre, le regardait, si jaune, si crevé, avec les poils rares de sa barbe qui se séchaient dans sa chair molle. Ce regard acheva de vexer Théophile, que la bravoure de son frère embarrassait. Il reprit:
– Je te parle de ma femme… Ah! mon pauvre vieux, je te plains de tout mon coeur! Tu te rappelles ma bêtise, le jour de tes noces. Mais toi, il n'y a pas à douter, puisque tu les as vus.
– Bah! dit Auguste pour faire le brave, je vais lui casser une patte… Parole d'honneur! je me ficherais du reste, si je n'avais pas mal à la tête!
Au moment de sonner chez les Duveyrier, Théophile songea tout d'un coup que le conseiller pouvait ne pas y être, car depuis le jour où il avait retrouvé Clarisse, il se lâchait complètement, il finissait par découcher. Hippolyte, qui leur ouvrit, évita en effet de répondre au sujet de monsieur; mais il dit que ces messieurs allaient trouver madame en train de faire ses gammes. Ils entrèrent. Clotilde, sanglée dans un corset dès son lever, était à son piano, montant et descendant le clavier, d'un mouvement régulier et continu des mains; et, comme elle se livrait à cet exercice pendant deux heures chaque jour, pour ne pas perdre la légèreté de son jeu, elle occupait ailleurs son intelligence, elle lisait la Revue des deux mondes, ouverte sur le pupitre, sans que la mécanique de ses doigts en éprouvât le moindre ralentissement.
– Tiens! c'est vous! dit-elle, lorsque ses frères l'eurent tirée de l'averse battante des notes, qui l'isolait et la criblait, comme sous un nuage de grêle.
Et elle ne montra même pas son étonnement, lorsqu'elle aperçut Théophile. D'ailleurs, celui-ci demeurait très raide, en homme qui venait pour un autre. Auguste tenait une histoire prête, repris de honte à l'idée d'instruire sa soeur de son infortune, craignant de l'épouvanter avec son duel. Mais elle ne lui laissa pas le temps de mentir, elle le questionna, de son air tranquille, après l'avoir regardé.
– Que comptes-tu faire maintenant?
Il tressaillit, rougissant. Tout le monde le savait donc? Et il répondit du ton brave dont il avait déjà fermé la bouche à Théophile:
– Me battre, parbleu!
– Ah! dit-elle, pleine de surprise cette fois.
Pourtant, elle ne le désapprouva pas. Cela allait encore augmenter le scandale, mais l'honneur avait des exigences. Elle se contenta de rappeler qu'elle s'était d'abord opposée à son mariage. On ne devait rien attendre d'une jeune fille qui semblait ignorer tous les devoirs de la femme. Puis, comme Auguste lui demandait où était son mari:
– Il voyage, répondit-elle sans hésitation.
Alors, il se désola, car il ne voulait pas agir avant d'avoir consulté Duveyrier. Elle l'écoutait, sans lâcher la nouvelle adresse, refusant de mettre sa famille dans la désunion de son ménage. Enfin, elle trouva un expédient, elle lui conseilla d'aller trouver M. Bachelard, rue d'Enghien; peut-être aurait-il là un renseignement utile. Et elle se retourna vers son piano.
– C'est Auguste qui m'a prié de monter, crut devoir déclarer Théophile, muet jusque-là. Veux-tu que je t'embrasse, Clotilde?.. Nous sommes tous dans la peine.
Elle lui tendit sa joue froide, en disant:
– Mon pauvre garçon, il n'y a dans la peine que ceux qui s'y mettent. Moi, je pardonne à tout le monde… Et soigne-toi, tu m'as l'air très enrhumé.
Puis, rappelant Auguste:
– Si ça ne s'arrange pas, préviens-moi, car je serais alors bien inquiète.
L'averse battante des notes recommença, l'enveloppa, la noya; et, au milieu, tandis que la mécanique de ses doigts tapait les gammes en tous les tons, elle s'était remise à lire gravement la Revue des deux mondes.
En bas, Auguste discuta un instant s'il devait se rendre chez Bachelard. Comment lui dire: «Votre nièce m'a trompé?» Enfin, il résolut d'obtenir de l'oncle l'adresse de Duveyrier, sans le mettre au courant de l'histoire. Tout fut réglé: Valérie garderait le magasin, pendant que Théophile surveillerait la maison, jusqu'au retour de son frère. Celui-ci avait envoyé chercher un fiacre, et il partait, quand Saturnin, disparu depuis un moment, remonta du sous-sol, avec un grand couteau de cuisine, qu'il brandissait, en criant:
– Je le saignerai!.. je le saignerai!
Ce fut une nouvelle alerte. Auguste, très pâle, sauta précipitamment dans le fiacre, tira la portière. Et il disait:
– Il a encore un couteau! Où les trouve-t-il donc, tous ces couteaux!.. Je t'en prie, Théophile, renvoie-le, tâche qu'il ne soit plus là, quand je reviendrai… Comme si ce n'était pas déjà assez malheureux pour moi, ce qui m'arrive!
Le garçon de magasin maintenait le fou par les épaules. Valérie avait donné l'adresse au cocher. Mais ce cocher, un gros homme très sale, le visage sang de boeuf, ivre de la veille, ne se pressait pas, s'installait, ramassait les guides.
– A la course, bourgeois? demanda-t-il d'une voix enrouée.
– Non, à l'heure, et rondement. Il y aura un bon pourboire.
Le fiacre s'ébranla. C'était un vieux landau, immense et malpropre, qui avait un balancement inquiétant, sur ses ressorts fatigués. Le cheval, une grande carcasse blanche, marchait au pas avec une dépense de force extraordinaire, le cou branlant, les jambes hautes. Auguste regarda sa montre: il était neuf heures. A onze heures, le duel pouvait être décidé. La lenteur du fiacre l'irrita d'abord. Puis, une somnolence l'engourdit peu à peu; il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit, et cette voiture lamentable l'attristait. Quand il se trouva seul, bercé là dedans, assourdi par un tapage de glaces fêlées, la fièvre qui le soutenait devant sa famille depuis le matin, se calma. Quelle aventure stupide tout de même! Et sa face devint grise, il prit entre les mains sa tête, qui le faisait beaucoup souffrir.
Rue d'Enghien, ce fut un nouvel ennui. D'abord, la porte du commissionnaire en marchandises était tellement encombrée de camions, qu'il manqua se faire écraser; ensuite, il tomba, au milieu de la cour vitrée, sur une bande d'emballeurs clouant violemment des caisses, et dont pas un ne put dire où était Bachelard. Les coups de marteau lui fendaient le crâne, il allait pourtant se résoudre à attendre l'oncle, lorsqu'un apprenti, apitoyé par son air de souffrance, vint couler à son oreille une adresse: mademoiselle Fifi, rue Saint-Marc, au troisième étage. Le père Bachelard devait y être.
– Vous dites? demanda le cocher qui s'était endormi.
– Rue Saint-Marc, et un peu plus vite, si c'est possible.
Le fiacre reprit son train d'enterrement. Sur le boulevard, il se fit accrocher par un omnibus. Les panneaux craquaient, les ressorts jetaient des cris plaintifs, une mélancolie noire envahissait de plus en plus le mari en quête de son témoin. On arriva pourtant rue Saint-Marc.
Au troisième, une petite vieille, blanche et grasse, ouvrit la porte. Elle semblait très émotionnée, elle fit entrer Auguste tout de suite, quand il eut demandé M. Bachelard.