Kitabı oku: «Christine», sayfa 2
Depuis qu'il s'était engagé avec elle dans le cercle mouvant, il n'avait point adressé la parole à Christine. Il voulut rompre ce silence, qui devenait embarrassant pour tous deux, et il regarda son visage. L'animation de la danse l'avait en quelque sorte transfigurée. Un demi-sourire errait sur ses lèvres, légèrement, comme un oiseau qui voltige sans se poser; sa joue, naturellement pâle, se teintait d'un carmin délicat, comme si la rose de la jeunesse s'était épanouie en elle tout à coup. Elle sentit le regard qui s'arrêtait sur elle, et, relevant ses paupières brunes, elle tourna vers Georges ses grands yeux, qui semblaient nager dans la joie divine de l'extase. Elle était vraiment au-dessus de toute banalité plus ou moins élégamment tournée: un compliment vulgaire devait sonner comme une fausse note à son oreille. Georges le comprit, et il se tut.
Comme il la reconduisait:
«Weber est un grand et noble génie, lui dit-il, et nul, à mon gré, n'a mieux interprété les sentiments du cœur. Sa musique est comme le soupir de l'âme.
– C'est pour cela que vous ne parlez point quand on la joue?
– Oui, dit-il à son tour, c'est précisément parce qu'elle exprime si bien ce que je sens que je me garde de l'interrompre.»
Christine se rassit.
«On assure, fit-elle en lui jetant un coup d'œil rapide, que les Français parlent un peu légèrement des choses sérieuses.
– Je ne sais pas, répondit-il; il y a fort longtemps que je vis à l'étranger.»
Quelques amis de Christine s'étaient rapprochés d'elle. Georges la salua profondément et rentra dans le salon où l'on dansait.
«En vérité, comtesse, dit un homme d'une quarantaine d'années qui venait de prendre la main de Mme de Rudden à l'instant même où M. de Simiane s'éloignait d'elle, je ne vous ai jamais vue comme ce soir. Vous devenez d'une beauté inquiétante.
– Pour qui?
– Pour moi!
– Il y a si longtemps que vous êtes inquiet!
– Hélas!
– Et sans raison… Je ne suis pas coquette, vous le savez bien…
– Par malheur.
– Pourquoi?
– Parce qu'alors vous auriez un défaut.
– Monsieur le baron, vous devenez bien… français.
– Est-ce un compliment ou une épigramme?
– Je ne fais pas d'épigrammes et je n'aime pas les compliments.
– Je ne vous en faisais point en vous disant que jamais vous n'avez été plus belle.
– Eh bien! tant mieux! dit-elle en riant, je veux l'être…
– Ah! comtesse, il ne fait que d'arriver!
– Fou! dit Christine en cachant derrière son éventail une rougeur furtive.
– Ma pauvre amie, reprit le causeur avec une nuance de mélancolie, vous ne savez pas encore mentir.
– Cela viendra peut-être, dit-elle en riant, mais sans le regarder. En attendant, soyez assez bon pour faire demander mon traîneau.
– Savez-vous, mon cher, disait de son côté le chevalier de Valborg en passant son bras sous celui du jeune homme, que vous faites rapidement vos conquêtes?
– Je ne comprends pas…
– Dissimulé!
– Étourdi!
– Enfin, mon cher, il y a trois ans qu'elle n'avait valsé…
– Voilà une preuve!
– Évidente!
– Si elle ne danse point, c'est que vous ne l'invitiez pas…
– Elle nous refuse!
– C'est votre faute.
– Et une demi-heure de tête-à-tête!
– En plein bal!
– La faveur n'en était que plus précieuse.
– Que n'en preniez-vous votre part?
– Et l'hospitalité! je m'en serais bien gardé: la comtesse, d'ailleurs, ne me l'aurait jamais pardonné, ni vous non plus… Mais, vrai, comment la trouvez-vous?
– Charmante!
– Adorable, mon cher, un diamant sans tache!
– Non: une perle; elle en a les douces lueurs.
– Soit! mais dites-le plus bas, car la voici.»
La comtesse, en effet, traversait le salon au bras de l'homme qui venait de demander son traîneau.
«Qui donc est avec elle? fit Georges au chevalier.
– C'est le major baron de Vendel: cinquante ans, mais le cœur jeune; un peu gros, mais parfaitement distingué; l'ami de la maison.
– Ah?
– Non pas comme vous l'entendez.
– Un cousin?
– Point. Un soupirant, mais pour le bon motif, comme vous dites en France; du reste, un vrai héros de roman… une âme délicate et chevaleresque. Il se jetterait au feu ou à l'eau pour la comtesse. En attendant, il vient de faire la campagne des Duchés, où il a gagné de la gloire, deux blessures et une décoration, en se battant comme volontaire pour le Danemark.»
La comtesse en ce moment passait devant les deux jeunes gens, qui causaient dans l'embrasure d'une fenêtre. Ils s'inclinèrent devant elle. Le major salua, non sans hauteur; Georges se redressa vivement sous son regard. Mais les yeux de Christine s'arrêtèrent sur les siens, et il ne vit plus qu'elle. Elle sourit doucement au chevalier de Valborg.
«Voilà, dit Axel, un sourire qui a eu soin de se tromper d'adresse. Tout va bien; décidément, vous êtes né sous une heureuse étoile.
– Je n'en sais rien, dit Georges; mais je ne fais jamais de sentiment après minuit… Est-ce qu'on soupe à Stockholm? Je voudrais boire une bouteille de vin de France à la santé des Suédois…
– Et des Suédoises!
– Bien entendu!
– Rien de plus facile. Nous avons ici notre Café de Paris, ainsi nommé parce qu'il est tenu par un Allemand et fréquenté par des Anglais. Il est dans la rue de la Reine, non loin du palais de la belle; car nous avons un palais, mon cher comte!
– Eh bien! chevalier, je vous invite à souper.
– J'accepte.
– A la seule condition que nous ne parlerons pas d'elle.
– J'aurai soin de vous désobéir.
– Andiamo!»
Les deux jeunes gens descendirent gaiement l'escalier d'honneur, garni d'un tapis rouge et planté de petits sapins auxquels on avait mis des fleurs de serre dans les branches, pour leur donner une apparence de végétation exotique.
«Enveloppez-vous, dit Axel au moment où son groom ouvrait la porte du vestibule; il est une heure après minuit, nous allons passer les ponts, il fait trente degrés de froid à l'ombre, et mon traîneau est découvert!
– Andiamo!» répéta Georges en modulant la délicieuse phrase que Mozart a mise dans la bouche de Zerline et de Mazetto. Et il se jeta au fond de la petite voiture basse, découverte comme le chevalier l'avait dit.
Les chevaux, sans bruit, comme des fantômes, emportèrent le traîneau rapide, qui glissait sur la neige durcie. De chaque côté, les maisons noires semblaient courir; la lune riait dans le ciel, toute blanche, entre les nuages gris. Un coup de vent froid avertit les voyageurs qu'ils franchissaient la petite rivière de Norrstrom et les bains de Rosen. Ils entrèrent bientôt dans la longue rue de Drottninggatan (la rue de la Reine). Au bout de cinq minutes, les chevaux fumants s'arrêtaient devant la taverne de Hans-Bamberg, éclairée a giorno. Hans-Bamberg est honoré de la confiance de toute la jeunesse élégante, et il ne ferme jamais son café les nuits de bal. Les deux jeunes gens traversèrent, entre deux rangées de torches résineuses fixées au mur dans des anneaux ne fer, un petit vestibule garni d'arbres aux verts rameaux, et franchissant les vingt marches d'un escalier de bois, ils se trouvèrent à la porte de la salle commune.
«Norra! un cabinet, dit Axel en prenant par le menton une grande et belle fille qui était venue à sa rencontre: c'est possible, j'espère? ajouta-t-il en lui tapant familièrement sur la joue.
– Tout est possible à monsieur le chevalier.
– Même de t'empêcher d'avoir des amoureux?
– Cela plus que tout le reste! dit Norra en faisant une belle révérence.
– Je te préviens, friponne, que je n'en crois pas un mot!.. Mais n'importe… c'est ton affaire; à souper!
– Que veut monsieur le chevalier?
– Ce que tu as… des huîtres.
– Monsieur le chevalier veut rire… Il y a trois mois qu'elles sont gelées au fond de la mer.
– C'est juste! Eh bien! ce que tu voudras, et du champagne Cliquot! Vous verrez, mon cher comte, qu'il faut venir en Suède pour boire des vins de France.
– Il n'est pas encore frappé, monsieur le chevalier.
– Eh bien! ma belle, ouvre la fenêtre, et ce sera fait tout de suite.»
Norra descendit pour aller commander le souper.
«Savez-vous, mon cher Axel, dit Georges en s'asseyant, que je vous trouve assez Sybarites de vous faire servir à table par de jolies filles?
– Que voulez-vous, mon cher comte? nous aimons mieux cela que des garçons, comme chez vous; rien ne nous déplaît comme le service des hommes; celui des femmes est meilleur: leur main est plus légère; elles ont tout à la fois plus de prévenance, plus de douceur et plus de délicatesse. Je suis toujours tenté de rire de vos valets de pied, robustes gaillards qui portent à bras tendus… une assiette de porcelaine ou un verre mousseline. Et puis j'avoue que j'aime assez, comme coup d'œil, voir passer et repasser devant moi ces jolies créatures en jupon court, en corset de couleur, le petit bonnet sur l'oreille, – un rien ce bonnet, un morceau de velours, et un bout de dentelle chiffonné sur le chignon, – et l'œil éveillé! Oui, j'aime mieux cela que vos laquais solennels, empesés dans leur cravate.»
Axel eût peut-être continué longtemps sur ce ton, mais il fut interrompu par deux petits coups frappés à la porte.
C'était Norra qui revenait accompagnée d'une seconde piga (c'est le nom qu'on donne à ces jeunes filles1), portant les flacons et les plateaux. On eût dit deux jolis lutins échappés à cette fraîche province du Bléking, où le sang rose coule sous la peau satinée. En deux minutes le souper fut servi.
«Plaise à Votre Honneur, si quelque chose manque, deux coups sur le verre… et bon appétit!..»
Les deux pigas sortirent en faisant force révérences.
Axel découpa lestement un jerper, sorte de gibier de la taille d'un fort pigeon, à la chair blanche et savoureuse, dont le fumet délicat excite l'appétit et donne soif. Georges fit sauter le bouchon cerclé de fer d'une bouteille à fine encolure.
«Et maintenant, dit le chevalier en choquant les verres, à la santé de vos amours.
– Attendez donc!
– Quoi!
– La seconde bouteille!
– Alors, dépêchons de boire la première.»
Le souper fût très-gai, plein de verve: les deux jeunes gens étaient de joyeux compagnons. Cependant Georges versait plus qu'il ne buvait, en homme qui veut se taire et écouter. Axel ne demandait qu'à parler: il n'attendit pas le troisième verre pour commencer ses confidences.
«Pardieu! dit-il, vous croyez que je ne vous vois pas venir? Vous n'osez pas m'interroger et vous brûlez d'envie de m'en tendre… Ne soyez donc pas boutonné comme cela jusqu'au menton: vous apportez partout un air de chancellerie; nous ne sommes pas ici dans un congrès.
– Je n'interroge jamais! dit Georges.
– Mais vous écoutez toujours.
– C'est un peu mon métier.
– Vous vous arrangez de façon à cumuler le bénéfice du silence et de l'indiscrétion.
– Et vous, comptez-vous donc pour rien le plaisir de parler?
– Au fait, que voulez-vous savoir?
– Tout ce qu'il vous plaira de m'apprendre.
– Eh bien, sachez donc que la comtesse – car c'est de la comtesse qu'il s'agit, j'imagine!..
– Eh oui, bourreau! pourquoi me retournez-vous ainsi sur les charbons?
– Enfin, voilà un cri du cœur, et il vous comptera plus auprès de moi que deux bouteilles de Cliquot. Sachez donc que la comtesse est un ange.
– Prenez garde, chevalier, vous allez tomber dans le lieu commun.
– La comtesse est un ange que l'on accoupla jadis à un démon.
– Son mari! Je connais cela, toutes les histoires commencent ainsi.
– Alors, j'abrège; donc, M. le comte de Rudden était un assez piètre sire, pour ne pas dure plus, et il mérita… tous les malheurs qu'il n'a pas eus. Enfin, après cinq ou six ans de cet enfer anticipé qu'on appelle un mariage mal assorti, le comte mourut. Ce fut la première politesse qu'il eût jamais faite à sa femme. Il la laissait jeune, riche et belle, et avec un passé de malheur que beaucoup d'hommes auraient bien voulu lui faire oublier.
«La comtesse est la franchise même. Elle ne feignit donc point une douleur à laquelle d'ailleurs personne n'aurait crû. Mais elle porta sévèrement son deuil, et, avec ce sentiment des convenances qui ne l'abandonne jamais, elle quitta Stockholm, passa dix-huit mois dans ses terres, puis revint ici, et ouvrit ses salons, qui furent bientôt les plus agréables de la ville. M. de Rudden eût été assez étonné de la métamorphose; mais il eut le bon esprit de ne pas revenir. Cependant sa veuve fut demandée en mariage par tous ceux qui avaient quelque raison de se mettre sur les rangs, et même par d'autres. Celui-ci convoitait sa fortune; cet autre, sa beauté; un troisième, l'appui naturel qu'il trouverait dans ses alliances, car elle est des Oxen-Stjerna, et tient à tout ce qu'il y a de grand dans ce pays. Christine n'accepta personne: elle n'aimait point. Mais les amants repoussés devinrent pour elle les plus dévoués des amis. Que ceci soit dit à leur louange et à la sienne.
– Et vous chevalier?
– Moi, mon cher comte, sans doute j'aurais fait comme les autres; mais j'étais en France quand Mme de Rudden revint à Stockholm, et, à mon retour, je la trouvai si fortement retranchée dans sa position de veuve inexpugnable, que je résolus de commencer comme les autres avaient fini.
– Et de finir comme ils avaient commencé?
– Point, mais de me résigner tout d'abord à l'amitié sans passer par l'amour.
– C'est pourtant le chemin le plus court et le plus sûr, à ce qu'on prétend. La belle veuve ne vous aura pas su gré de votre discrétion rare… croyez-en ma vieille expérience.
– Quel âge avez-vous, mon cher Georges?
– Vingt-six ans, mon cher Axel.»
Axel se mit à rire.
«Mais les années de campagne comptent double! reprit le comte. Oui, continua-t-il, les femmes qui se défendent le mieux aiment cependant à être attaquées, ne fût-ce que pour se défendre! Elles veulent se refuser, mais elles ne veulent pas qu'on ne les demande point.
– Ceci peut être vrai à Paris; mais c'est un manège de coquette, et nous ne comprenons guère toutes ces subtilités. Soyez certain que vous jugez mal Mme de Rudden. Elle est exempte d'artifice. Je vous l'ai déjà dit: c'est la simplicité même. Elle est trop bonne pour se complaire au spectacle du mal qu'elle aurait fait, et elle est trop étrangère à tout calcul de vanité pour traîner après elle un cortège de cœurs captifs. Je vous le répète: vous ne la connaissez point. Ce n'est pas une nature tout à fait comme une autre. Le jour où elle aimera, elle est femme à le dire la première et à mettre loyalement sa main dans la main de l'homme qu'elle aura choisi. Oh! celui-là sera un homme heureux, et je bois à sa santé!» continua le chevalier en choquant son verre contre celui du comte.
Georges était devenu très-sérieux. Il trinqua sans boire.
«Et ce major, ce baron de Vendel, reprit-il au bout d'un instant, qu'est-ce donc?
– C'est le meilleur ami de la comtesse; il a pour elle, depuis tantôt dix ans, une amitié passionnée; ou plutôt il a de l'amour. – Allons! ne vous emportez pas: vous avez des yeux qui flambent! Cependant le choix d'un homme comme le major ne peut que vous flatter; il justifie vos préférences. Le baron ne cache pas ses sentiments; il s'en vanterait presque, et le monde les respecte, tant il les croit sincères. Christine est sa dame, comme disaient nos pères, et nos pères disaient bien. Il a pour elle le culte chevaleresque des preux du moyen âge; il irait se faire tuer, avec ses couleurs sur la poitrine, sa pensée au cœur et son nom sur les lèvres. Saluez, mon cher comte! on ne rencontre pas des amours comme celui-là tous les soirs! Christine le sait et s'en montre profondément reconnaissante. Mais il a cinquante ans et relâche tous les six mois un cran de son ceinturon. Ce n'est ni l'âge ni la taille qu'il faut pour aller chanter: Je suis Lindor! sous les fenêtres de Rosine. Du reste, le baron ne s'en fait point accroire, et il n'a aucun des ridicules d'un prétendant suranné. Il désire assez, n'espère pas beaucoup, et ne demande rien. «Aujourd'hui, lui dit-il parfois, vous êtes plus jeune que moi… mais, dans dix ans, nous serons à peu près du même âge.» Ce brave major calcule à sa manière. «Je n'ai pas le droit d'être impatient; je n'aurais pas d'excuse. J'attendrai tant que vous voudrez, – toujours! si vous ne voulez jamais. Enfin, me voilà! vous savez où je suis… j'y reste; vous n'avez qu'à me faire un signe, et même c'est inutile, je crois que je devinerai sans cela!
– En attendant, soyons amis! répond Christine, car je ne fais cas de personne plus que de vous.»
«Et ainsi vivent-ils dans ce clair de lune de l'amitié qu'aucun nuage n'a jamais obscurci. On assure que Christine lui a promis de ne pas se remarier ou de n'épouser que lui. Ce n'est pas le major qui l'a dit; mais on l'a répété devant lui, et il s'est contenté de répondre par un gros soupir. Voici, monsieur l'ambassadeur, à quel point nous en sommes, et il est fort possible que tout ceci vous donne à penser.
– Je pense que la comtesse est une femme ravissante et que le major sera quelque jour le plus heureux des maris.
– Et moi je crois que vous ne croyez que la moitié de ce que vous dites; mais c'est déjà beaucoup, et le temps nous apprendra la fin de l'histoire. Il est quatre heures; je n'entends plus de bruit nulle part: tous les soupeurs ont disparu; peut-être serez-vous bien aise de rêver tout seul: partons!»
Norra, dormant debout, vint apporter la note avec un geste de somnambule: les deux jeunes gens quittèrent les derniers le bel établissement de Hans-Bamberg; Axel conduisit Georges jusqu'à sa porte, sur la grande place du Stortorget, la plus belle de Stockholm, et, après lui avoir souhaité des songes d'or, il reprit le chemin des quais en fredonnant un air d'opéra.
III
Le vin de Champagne, après un bal, n'a pas les vertus narcotiques de l'opium ou du hatchisch. Georges dormit peu, et, s'il fit des rêves, ce furent des rêves à demi éveillés. Ses yeux mal fermés revoyaient toujours la belle image de Christine, passant et repassant devant lui; il entendait encore les préludes de la valse de Weber; il pressait contre sa poitrine une taille fine, souple, frémissante; il respirait ce doux parfum de mimosa qui s'exhalait, quelques heures auparavant, de l'éventail et du mouchoir de la comtesse: son front brûlait. Puis, tout à coup, il éprouvait comme une sensation de froid: il se retrouvait sur le Mélar, la neige étendait devant lui sa nappe blanche sans fin. Les poneys noirs passaient comme le vent, emportant Christine, qui lui tendait les bras. Il s'élançait vers elle, et, au moment où il allait l'atteindre, les épaulettes du major lui barraient le chemin.
Le réveil prolongea ces agitations de la nuit: le valet de chambre allait et venait dans l'appartement, faisant le feu, apportant le sucre, préparant le thé, attendant des ordres qu'il ne recevait pas. Le soleil était paresseux comme Georges; il oubliait de se lever: à midi, il ne faisait jour nulle part; Stockholm demeura enseveli dans un brouillard sombre. M. de Simiane passa le reste de sa journée à ranger ses papiers et à s'installer un peu: il ne sortit pas.
Le lendemain, la matinée était souriante, le ciel bleu: Georges fit atteler deux beaux chevaux dalécarliens que le chevalier de Valborg lui avait cédés, et il fit une promenade sur la route de Haga; Haga est comme le Saint-Cloud de la Suède, et l'on y va par des routes charmantes, que fréquentent assez les gens du bel air. Comme il rentrait en ville, à la nuit tombante, sa voiture se croisa avec un traîneau fermé, qui en sortait. Il était lancé au grand trot. Le givre brodait d'arabesques la vitre obscurcie; c'est à peine si Georges put distinguer une forme à demi couchée sur les coussins. Il vit cependant que c'était une femme, mais il ne vit pas autre chose.
Arrivé à la hauteur de la petite église de Sainte-Clara, située vers le milieu de la rue de la Reine, Georges donna l'adresse de la comtesse à son cocher, qui le mena chez elle et sonna.
«Madame n'y est pas!» répondit le concierge, honnête Danois dont on avait fait un suisse, et que l'on affublait, dans les grandes occasions, d'une hallebarde et d'un baudrier.
Georges descendit et se nomma.
«Quand Mme la comtesse y est pour quelqu'un, elle y est pour tout le monde, fit avec une majestueuse solennité l'incorruptible gardien.
– Au château!» dit le jeune homme assez brusquement.
Les chevaux repartirent, et, franchissant au galop la place de Gustave-Adolphe et le pont du Nord, s'arrêtèrent tout en sueur au pied de la Montée des Lions, rampe gigantesque dont les lions de Charles XII semblent défendre l'accès. La sentinelle et le cocher échangèrent quelques mots; puis la voiture, entrant dans l'intérieur du palais, traversa deux cours et alla gagner la petite terrasse des Lynx, disposée en parterre et garnie de bouquets d'arbres. Le baron de Vendel s'y promenait avec le fils du ministre de la guerre. Le major avait l'air assez soucieux; Georges l'évita et fit demander le chevalier de Valborg. On lui répondit au bout d'un instant que le service retenait le chevalier dans les appartements. Georges écrivit au crayon sur sa carte: «J'ai besoin de vous: venez! On dit que vous serez libre à huit heures; je vous attendrai depuis sept.»
Il alla ensuite lire les journaux dans un cercle, trouva les nouvelles diverses insignifiantes, la politique absurde, les feuilletons ennuyeux, et, en fin de compte, ne sachant plus que faire, dîna pour tuer le temps et rentra chez lui.
A huit heures dix minutes il entendit un coup de sonnette brusque qui le fit bondir.
C'était le chevalier.
«Axel, je vous remercie, dit Georges en lui tendant les mains; vraiment, j'avais besoin de vous voir.
– Je m'en doutais: aussi me voilà!
– Merci encore! Eh bien?
– Est-ce que vous savez déjà…
– Rien! Qu'y a-t-il?
– Avez-vous vu la comtesse?
– Non.
– Êtes-vous allé chez elle?
– Oui, sans être reçu… Je suis d'assez méchante humeur…
– A quelle heure y êtes-vous allé?
– A quatre heures.
– Elle était partie.
– Partie!.. Ah! et pourtant le major est toujours ici!
– Comte, ce n'est pas bien ce que vous dites là. C'est une injure gratuite et que personne ne se permettrait chez nous. Un jour vous vous repentirez de vos paroles.
– Soit! je m'en repens déjà; mais, de grâce, ou est-elle?
– Près d'Upsala, chez son oncle, qui est très-mal. La nouvelle est arrivée à deux heures; la comtesse est partie à trois!..
– Et… quand revient-elle?
– On ne sait.
– Upsala… c'est loin d'ici?
– Trente ou quarante lieues.
– J'y peux aller?
– Oui, si vous voulez la perdre!
– Axel, mon ami, je crois que je vais l'aimer.
– Il est évident que vous l'adorerez… surtout si elle ne revient pas.
– Mon cher Valborg, vous avez trop d'esprit pour moi.
– Allons, ne vous fâchez pas! je vous donnerai de ses nouvelles.»