Kitabı oku: «Christine», sayfa 3
IV
Christine ne revint point à Stockholm de tout l'hiver. Je n'affirmerai point que le chevalier eut raison tout d'abord, et que, par cela seul qu'elle était absente, Georges l'adora; mais du moins il y pense très-souvent.
Le comte de Simiane était jeune: il n'avait pas encore trente ans. Mais il y en avait déjà sept ou huit qu'il vivait de la vie du monde. Il avait connu la meilleure compagnie de l'Europe et passé quelques hivers dans des capitales plus renommées pour leur élégance que pour leur moralité. Beau, distingué, spirituel et discret, il n'avait pas rencontré beaucoup plus de cruelles qu'un surintendant de l'ancien régime.
La facilité du plaisir est un de ces malheurs heureux dont on ne songe point à se plaindre, mais qui donne souvent à nos relations une légèreté fâcheuse et à nos sentiments une inconstance coupable. Georges faisait la cour à une femme comme un autre lui aurait dit bonjour. Il appelait cela être poli, et il était trop bien élevé pour ne pas être poli avec tout le monde. Mais ces intrigues, nouées par la fantaisie, dénouées par le caprice, ne lui rapportaient pas plus qu'elles ne lui coûtaient: le plaisir n'est pas même la petite monnaie du bonheur. Des millions de centimes ne font pas toujours une pièce d'or; il y a manière de compter. Si Christine fût restée à Stockholm, sans doute il eût été pour elle un poursuivant plus redoutable que les autres. Il eût apporté à son attaque cette furie française, qui peut conquérir autre chose que des provinces. Ou Christine eût été vaincue, et Georges, après les premiers enivrements, n'eût pas senti tout le prix de sa victoire; ou, par sa résistance, la noble femme eût fait vibrer en lui la fibre irascible et maladive de la vanité, et la tendresse serait morte, en naissant, des blessures de l'orgueil.
L'absence arrangeait mieux les choses. Elle paraît d'une grâce nouvelle Mme de Rudden, si séduisante déjà; elle lui donnait la seule chose qui pût lui manquer: le prestige de l'éloignement et le mérite de l'impossible. Les femmes qu'elle laissait après elle n'avaient ni sa beauté ni son charme, et son souvenir, trop vif encore, en détournait Georges. Il lui dut ainsi les premières heures de solitude que sa jeunesse eût connues. La solitude, qui est mortelle aux petites passions, est favorable aux grandes. Elle leur donne cette conscience de soi, sans laquelle on n'est pas: elle les fortifie en les épurant. Il y a, dit-on, des arbres qui ne puisent leur séve et leur vie que dans les couches les plus reculées de l'humus profond; il y a des amours qui ne s'épanouissent en fleurs et en parfums que si leur racine a pénétré dans les cœurs jusqu'à la source sacrée des larmes. Georges avait échangé avec Christine un regard, quelques paroles, à peine un serrement de mains dans l'émotion sympathique d'une valse. Au bout d'une semaine, il avait pour elle un culte idéal; au bout d'un mois, il l'aimait.
Et Christine? Christine ne fit de confidences à personne, et l'on ne sait jamais ce qui se passe dans le cœur des femmes, – même quand elles le disent! Quelques amis pourtant reçurent de ses lettres. Depuis longtemps, à chacune de ses absences, elle écrivait au baron de Vendel. Ainsi fit-elle cette fois comme toujours. On le savait; on lui demanda des nouvelles de la comtesse, et l'on apprit par lui qu'elle avait été appelée en toute hâte près d'un oncle malade dangereusement. Au bout d'un mois, Axel lui-même reçut une lettre. C'était la première fois que Mme de Rudden lui écrivait. Axel était l'ami de Georges.
Le chevalier courut chez M. de Simiane. Il entra dans son cabinet, la lettre à la main, et toute ouverte.
«Si vous croyez que je m'y trompe! lui dit-il; à d'autres, mon cher!.. On ne m'adresse à moi que l'enveloppe! Mais ce n'est pas à mon mérite que je dois cette aimable lettre; je crois donc remplir les intentions de l'auteur…
– Est-ce qu'elle parle de moi? dit Georges en prenant le billet.
– Vous êtes plus amoureux que je ne pensais! Et les convenances? Sachez donc que vous n'êtes pas même nommé, et qu'il n'y a point de post-scriptum!»
Georges dévorait la lettre des yeux.
«Elle a d'autres correspondants que moi, reprit Axel; mais elle sait que je suis votre ami, et elle veut que vous la lisiez.
– Je vous préviens que je n'en crois rien, répondit le comte tout en lisant.
– Français et modeste!» reprit Axel en riant.
La lettre était courte et simple. La comtesse annonçait la mort de son oncle, et disait qu'elle resterait quelques semaines encore près de la veuve et des enfants: elle ajoutait qu'elle regrettait Stockholm; elle chargeait le chevalier de lui envoyer des livres. C'était à peu près tout. Du reste, pas un mot de Georges. Mme de Rudden ne faisait point une seule allusion qui se pût rapporter à lui dans sa lettre; mais on découvrait dans son ensemble une nuance de rêverie tendre et des expressions à demi voilées de souvenirs et d'amitié, dont la gracieuse comtesse n'avait jamais encore senti le besoin vis-à-vis d'Axel.
«Vous remarquerez, dit le chevalier, qu'elle a écrit en français.
– C'est la langue de la cour, et vous vous en servez volontiers dans le monde.
– Oui, mais jamais entre nous, à moins que… enfin ne m'en faites pas dire davantage.»
Valborg sortit en oubliant la lettre.
Georges passa la journée à la lire et à la relire. Il en creusa les phrases, et il en pesa les expressions, s'efforçant de découvrir le mot pensé sous le mot écrit. Mais elle était d'une convenance et d'une mesure parfaites. Ce sont les qualités qui distinguent les femmes du vrai monde. Georges put soupçonner une intention générale, si le chevalier disait vrai; mais rien de particulier dont il dût tirer avantage. Sans doute, c'était peu pour lui; mais pour elle, n'était-ce point déjà beaucoup? Il obtint du chevalier la permission de faire lui-même la réponse que celui-ci devait envoyer à la comtesse. Le premier jet ne lui réussit pas: il s'aperçut à la lecture que cette lettre d'un ami était celle d'un amoureux, qu'il mettait une déclaration dans la bouche du chevalier, et que sa passion brûlante courait sous la plume froide d'Axel. «Cela est trop, se dit-il, et puis, si la comtesse s'y trompait, si elle attribuait au chevalier qu'il ne lui dit que pour moi! il y a là un danger et la chose est délicate.» Il jeta son brouillon au feu, recommença et fut plus content de la seconde épreuve. C'était à peu près possible. Il parlait d'amitié, de souvenir… des vifs souvenirs que la comtesse laissait partout, des regrets qui l'avaient suivie, des espérances qui l'attendaient… Si réservée que l'expression fût toujours, on devinait comme un trouble secret… Après une phrase assez émue, Georges glissa son nom assez habilement, en disant qu'il avait plus d'une fois demandé des nouvelles de la comtesse: rien de plus. Axel relut, approuva la rédaction, en se félicitant lui-même des progrès qu'il avait faits dans la langue française. «Ce n'est plus du français de Stockholm, c'est du français de Paris, disait-il, et je ne jurerais pas que l'on ne s'en apercevra point quelque part… mais je ne crois pas que l'on s'en fâche,» ajouta-il. Il recopia la lettre et l'envoya.
Au bout de trois semaines, Axel reçut un second billet plus court que l'autre. Il le porta sur-le-champ à son ami. Georges y trouva comme un souffle de printemps: l'espérance y battait des ailes; la vie courait et frémissait dans ces lignes écrites à la hâte pour demander les drames de Schiller et la Saga de Frithiof. La comtesse y parlait avec une émotion visible de l'heureux retour et du cher revoir, dont elle ne fixait point encore l'époque.
V
Cependant les premières brises de mai passent tièdes sur les montagnes; la sève court dans les branches flétries qui se relèvent, les bourgeons roses s'entr'ouvrent, et les feuilles se déplient, vertes au bout des rameaux noirs encore et déjà gonflés; la mousse refleurit avec la bruyère sur les rochers de granit, et les cataractes, secouant leurs chaînes de glace, sonnent et retentissent dans les bois.
Le Mélar était libre, comme le lac Clara, son voisin; les steamers reprenaient chaque matin leur route vers le Nord. L'aristocratie, que ne retenaient point à Stockholm les affaires de la diète ou des charges à la cour, en attendant la saison des bains ou des voyages, retournait à ses villégiatures dans les châteaux.
Georges voulut faire quelques visites aux familles dans lesquelles il avait été reçu l'hiver. Rien de plus facile autour de Stockholm. Le bateau vous emporte le matin et vous rapporte le soir, après avoir parcouru les détours du lac, sondant ses golfes, effleurant ses îles, visitant ses villages, prenant et débarquant partout ses passagers.
La première excursion de M. de Simiane le conduisit au château de Skokloster, sur la rive occidentale du lac Clara. La famille illustre qui habite ce splendide domaine marche à la tête de la noblesse du royaume, et elle accueille le visiteur avec cette simplicité, cette courtoisie et cette grâce à la fois familière et digne, qui tient des réceptions princières et de l'hospitalité patriarcale.
Georges ne trouva au château que la vieille comtesse douairière de Brahé. La famille, qui se composait de sa bru, veuve comme elle, et de deux jeunes enfants était allée battre les buissons dans le parc avec une amie en visite. Georges fut retenu à dîner. Le château est curieux pour un étranger, tout plein de souvenirs d'héroïsme et d'amour. Mme de Brahé racontait avec le charme infini de ces grandes dames d'autrefois, qui ont tout vu et qui savent tout dire; les heures s'écoulèrent donc assez vite, et la noble hôtesse en était encore à la seconde édition de cette élégie sentimentale de la belle Ebba Brahé, qui fut la Bérénice et la Marie Mancini de Gustave-Adolphe, quand Georges, jetant un œil distrait par la fenêtre ouverte, aperçut deux jeunes enfants, le frère et la sœur, qui s'en venaient courant dans la grande allée du parc. Deux femmes les suivaient: l'une était la comtesse de Brahé, avec laquelle Georges avait dansé une fois ou deux pendant les dernières fêtes de l'hiver; l'autre… elle se retournait en ce moment vers la grande avenue de tilleuls et d'ormes qui traverse le parc dans toute sa longueur, et l'on ne pouvait point apercevoir son visage; mais à l'élégance de sa tournure et à la désinvolture superbe de son mouvement, M. de Simiane ne pouvait hésiter une seconde. En faut-il tant pour reconnaître la femme aimée? Un des enfants, revenant vers elle, la tira par sa robe pour lui donner une fleur: Georges revit le cher et doux visage. La surprise fut grande, et non moins grande l'émotion. Tout son sang reflua au cœur: il retomba, plutôt qu'il ne s'assit dans son fauteuil, et, pour se donner une contenance, il prit sur la cheminée un album de dessins, et se mit à étudier les costumes pittoresques de la Dalécarlie.
Bientôt la porte s'ouvrit à deux battants, et les marmots, courant à leur grand'mère, répandirent sur ses genoux leurs mains pleines de fleurs.
«Mes petits-enfants! dit à Georges la vieille comtesse en promenant des caresses sur les deux têtes blondes.
– Charmants!» murmura Georges, déjà revenu de sa trop soudaine émotion.
Les deux femmes entraient au même instant.
«Quel joli tableau! dit, en regardant la grand'mère et les deux enfants, la comtesse de Rudden, qui n'apercevait point Georges, à demi caché par le dossier de chêne d'un fauteuil gothique; et moi aussi, grand'mère, je vous apporte des fleurs, continua-t-elle en se mettant à genoux à côté des enfants, aux pieds de la vieille comtesse.
– Christine! Christine! que fais-tu?» dit en riant l'autre jeune femme, qui venait de saluer Georges.
Christine se retourna, toujours à genoux, et aperçut M. de Simiane. Elle resta une ou deux secondes sans se relever, le regardant avec un ravissement muet.
«Monsieur de Simiane! ma chère comtesse, dit la vieille dame en manière de présentation.
– J'ai déjà vu monsieur,» dit Christine. Et elle rougit jusque dans ses cheveux.
«Quel beau groupe vous faites tous ainsi!» s'écria la jeune veuve en se rapprochant d'eux.
Plus d'un peintre, en effet, eût voulu reproduire sur sa toile cette belle scène pleine de grâce. La vieille grand'mère, avec son visage blanc sans rides, toute couverte de violettes, de primevères et d'anémones, souriait à ses deux petits-enfants, qui se pressaient contre elle à demi effrayés; Christine, encore à genoux, tournée vers Georges, le sein palpitant, avait l'expression de surprise effarouchée de la biche inquiète au fond des bois. L'air de la campagne avait bruni son teint; son œil nageait dans une sereine lumière; le vent, qui s'était joué dans ses cheveux, avait enlevé aux larges ailes du chapeau une de ses tresses, dont les anneaux dorés retombaient sur sa poitrine. Elle tenait à la main une branche d'aubépine fleurie, renversée sur son épaule, comme les palmes des vierges et des saints qui s'inclinent autour des madones dans les tableaux du Pérugin.
Georges, immobile et charmé, gravait ces belles images dans son âme.
Mais il y a des situations qu'il ne faut point prolonger. Il fit deux pas vers Christine, et lui tendit sa main pour la relever. Peut-être garda-t-il une seconde de trop celle qu'on lui donna; mais personne ne s'en aperçut. Christine tenait toujours la branche d'aubépine en fleur, qui se dressait entre eux, ombrageant les deux têtes et secouant sur elles ses grappes blanches et parfumées.
«Ainsi la présentation est toute faite! dit Mme de Brahé. Vous vous connaissiez? Je vous en félicite l'un et l'autre, et je n'en suis que plus heureuse de vous réunir. Comte, j'aime Mme de Rudden comme ma fille, et c'est vraiment en famille que vous passerez la journée.»
Cette journée-là fut courte pour Georges. C'était une de celles que, dans nos souvenirs, nous marquons d'une pierre blanche: le jeune homme éprouvait un immense bonheur à retrouver Christine. Jamais il ne l'avait si bien vue: elle lui parut cent fois plus belle qu'au bal; peut-être parce qu'il était seul, dans cette intimité toute cordiale, à goûter le charme qui était en elle. La comtesse était tout en noir; il trouva que le noir était la toilette distinguée par excellence, et la seule qui convint à une femme un peu grande. Les rubans violets, qui crevaient de quelques nœuds les longs crêpes du deuil, relevaient ce que cette couleur seule eût eu de trop sévère peut-être. Lui, de son côté, fut plein d'esprit, d'entrain et de gaieté. Il avait plus de fleurs épanouies dans l'âme que les enfants n'en avaient cueilli sur les gazons du parc, et si Christine eût pu écouter son cœur, elle eût entendu chanter tous les rossignols dû printemps de l'amour. Elle aussi était heureuse; mais son bonheur était mêlé d'un trouble secret, et tout voisin de la crainte.
Le bateau d'Upsala devait reprendre le comte dans l'après-midi et le ramener à Stockholm. Christine demeurait de l'autre côté du lac, qui n'est pas très large. A quelque distance du bord, on pouvait, des fenêtres du château, apercevoir sa voiture qui venait l'attendre à un petit débarcadère, construit pour l'usage des deux châteaux amis. La barque de Skokloster ne partait de son rivage qu'après avoir vu les chevaux sur l'autre.
Il fut convenu que Georges reconduirait Christine jusqu'à sa voiture, et que la barque attendrait le steamer: celui-ci n'attendait jamais; il stoppait un instant pour échanger ses lettres, et repartait aussitôt. L'arrangement proposé était chose toute naturelle, et personne ne fit d'objection. Mais la vieille comtesse, qui avait manqué le passage du bateau une fois dans sa vie, craignait toujours que ses visiteurs n'éprouvassent la même mésaventure. Aussi quand le moment approchait, elle songeait beaucoup plus à les hâter qu'à les retenir. C'est de quoi Georges n'eut garde de se plaindre. Quant à Mme de Rudden, elle avoua depuis qu'en ce moment elle n'avait pas trop de volonté. Elle suivait l'impulsion donnée, sans avoir même l'idée de la résistance; les autres voulaient pour elle. Elle noua ses rubans avec un mouvement fébrile; quand elle embrassa la petite-fille de son amie:
«Vous me faites mal! dit l'enfant, étonnée de sa brusquerie soudaine.
– Enveloppez-vous bien, ma toute belle,» dit la grand'mère, croyant que c'était de froid qu'elle tremblait.
Georges, le chapeau à la main, paraissait d'un calme superbe; mais l'impatience le dévorait: il trouva qu'on prolongeait singulièrement les adieux, et que ces mille tendresses sentimentales, que les femmes échangent en se quittant, font perdre aux hommes un temps bien précieux.
Enfin Christine prit la main qu'il lui tendait et entra dans la barque.
«Adieu! – au revoir! – à bientôt! – écrivez-nous!»
Toutes ces exclamations retentirent à la fois; puis les deux châtelaines rentrèrent avec les enfants, et trois coups d'aviron mirent les voyageurs en pleine eau.
Quand Georges et Christine se virent seuls dans cette barque, avec un rameur, Suédois pur sang, qui n'entendait pas un mot de français, l'étrangeté de leur position les frappa tout d'abord: ils se regardèrent en souriant, et se dirent que ce n'était pas ainsi qu'ils auraient cru se retrouver… «Car nous devions nous retrouver! dit Georges.
– Je le désirais,» répondit Christine avec cette simplicité et cette franchise que tous ses amis louaient si fort en elle.
Ils étaient assis l'un près de l'autre sur une planchette étroite, à l'arrière du batelet. Le lac Clara, qui succède au Mélar, n'est pas très-large en face de Skokloster; mais ses rives assez basses ont des ondulations charmantes. Çà et là des roches de granit et de porphyre, couronnées d'une aigrette de sapins tremblants, se dressent comme des géants pétrifiés; deux ou trois petites îles, jetées au milieu du lac irrégulièrement, rompent la monotonie des lignes et varient le tableau, auquel la grande masse carrée des constructions de Skokloster, bâti avec l'imposante lourdeur des premières années du dix-septième siècle, servait de fond magnifique. La soirée était splendide; de petits nuages roses couraient dans le ciel, ce beau ciel du Nord, si délicatement bleu; des vapeurs blanches, argentées, chassées par un vent frais, roulaient sur le lac vert et transparent, troué de mille fossettes, comme la joue d'un enfant qui rit.
Les circonstances extérieures exercent sur nous plus d'influence qu'on ne le croirait tout d'abord, et l'on ne doit point reprocher au romancier de les décrire, parce qu'elles modifient souvent les sentiments chez ses personnages. En tête-à-tête, sous le ciel et au sein de la belle et libre nature, on ne parle point à une femme comme on ferait dans un salon, au coin du feu ou au bord d'un piano. C'est le privilège de notre âme de s'exalter et de s'agrandir avec les spectacles qui l'entourent.
M. de Simiane et Mme de Rudden éprouvèrent d'abord un instant de contrainte, et cet embarras, qui n'est point sans charmes, d'un homme et d'une femme qui se trouvent seuls ensemble, pour la première fois, sous l'empire d'une émotion vraie et profonde. Pour avoir trop à se dire, ils ne se parlaient pas. Georges jouissait de son trouble même, et plus encore de celui de Christine. Il regardait à la dérobée sa belle compagne, qui laissait tremper dans l'eau le bout de son rameau fleuri. Elle fit un mouvement pour ramener son châle sur sa poitrine, et, comme le cachemire rebelle volait au vent sur ses épaules, Georges prit les deux bouts et les croisa sur elle, avec la douce câlinerie d'une jeune mère. Christine frissonnait. Sans le vouloir, sans le chercher du moins, Georges effleura sa main.
«Comme vous avez froid!» lui dit-il. Il mit dans sa voix je ne sais quelle inflexion tendre et quelle douceur caressante.
«Oui, reprit Christine sans relever les yeux; il faisait très chaud chez la comtesse; l'air est vif, j'ai été saisie. Ce ne sera rien; le trajet est si court!»
Georges, sans répondre, jeta aux pieds de Christine son vêtement de dessus, avec une sorte de bonhomie brusque qui éloignait toute idée de galanterie ou de fadeur de salon, et, comme elle fit un geste pour l'engager à le reprendre, il se mit à genoux, et, malgré elle, il enveloppa ses petits pieds captifs.
«Comment êtes-vous, maintenant?
– Mieux, tout à fait bien! Et vous!
– Oh! moi!..»
Il prononça ces deux mots d'une voix où son âme émue vibrait tout entière. Il ne s'était point relevé, et il la regardait à genoux. C'est peut-être ainsi qu'il faut regarder les femmes; elles paraissent cent fois plus belles… quand elles sont belles. On a l'air de les adorer avant de les aimer, et leur regard à elles nous arrive plus doux, en glissant à travers les cils, sous leurs longues paupières. Elles ont alors, tout en nous voyant, cette expression d'œil fermé si ravissante, que Raphaël donne toujours à ses plus belles madones. Une tendresse ineffable, profonde et sereine brillait sur le visage de Georges. Il avait éteint le feu de la passion dans ses yeux, qui n'avaient plus que l'humide éclat des larmes prêtes à couler. Ces yeux noirs, Christine les fixa malgré elle, attirée, retenue et comme fascinée par un charme magnétique. Elle était redevenue pâle. Sa poitrine ne battait pas, mais sa bouche frémissait, et l'ombre de ses cils abaissés palpitait sur sa joue comme une aile d'oiseau.
«Relevez-vous!» dit-elle à Georges si bas, qu'à peine il entendit; et comme il restait toujours à genoux: «Je vous en prie! continua-t-elle en lui tendant la main.
– J'étais si bien!» répondit-il. Cependant il se rassit près d'elle en gardant sa main.
Ils se turent. Quels mots auraient valu ce silence?
«Voulez-vous bien parler! dit Christine avec un enjouement feint; on dirait que vous avez peur de réveiller les poissons du lac.
– Non, reprit-il, je me taisais pour ne point effaroucher mes rêves.
– Attendez, pour rêver, que vous soyez seul.»
Il ne répondit pas.
«Que ce vieux manoir est beau!» dit Christine, comme effrayée de ce silence. Et elle montra de la main les tourelles du château de Brahé tout inondées des feux du soir.
«Oui, fit Georges en regardant sans voir, d'autant plus beau pour moi qu'il est lié maintenant à mes plus chers souvenirs.»
Un pli léger fronça le beau front de Christine; elle parut contrariée de l'insistance avec laquelle il ramenait la conversation sur eux-mêmes.
Il s'en aperçut.
«Pardonnez-moi, lui dit-il; mais je sens que ce moment sera peut-être unique dans ma vie… Qui sait si jamais je retrouverai ainsi l'occasion favorable et l'heure propice… qui sait si je vous reverrai jamais?..»
Christine eut un geste de naïf effroi.
«Si je vous reverrai jamais seule, continua-t-il, et, comme aujourd'hui, l'âme douce et clémente!»
Elle le regarda sans rien dire, comme heureuse de l'entendre parler, et parler ainsi.
«Depuis que je vous ai vue, reprit Georges… oh! si peu! et pour sitôt vous perdre!.. j'ai un secret là… dans le cœur.
– De grâce, ne me le dites pas!»
Un nuage passa sur les yeux de Georges; ses émotions étaient soudaines et brusques, Christine craignit de l'avoir blessé.
«Pas maintenant! fit-elle.
– Ah! reprit Georges, vous le savez donc, puisqu'il vous déplaît de l'entendre?
– Déplaire! dit Christine, vous ne le croyez pas.
– Oh! merci! reprit-il à son tour, merci du fond de l'âme. Les autres savent combien vous êtes belle… moi seul, à présent, je devine combien vous êtes bonne.
– Ne m'en faites donc jamais repentir!» dit Christine avec un sourire pâle, en lui abandonnant sa main.
Georges la regarda: son visage était comme transfiguré, sa joue s'animait d'une vive rougeur, comme si elle eût reflété la pourpre posée de ces aurores boréales qui se lèvent sur la neige de son pays; son œil était limpide comme l'eau du beau lac qu'ils traversaient; la vie respirait sur sa bouche, et l'on voyait que son âme s'épanouissait dans le bonheur, comme une fleur sous le soleil.
Georges éprouva une folle envie de se jeter à ses pieds, de la serrer dans ses bras et de jurer sur ses lèvres tous les serments de l'amour.
Elle vit son trouble profond, et, pour l'apaiser, elle mit sa main sur la bouche du jeune homme, et lui montra le batelier qui frappait le lac en cadence et chantait un lied amoureux. Il leur tournait le dos; mais il n'avait qu'un mouvement à faire pour les voir.
Georges baisa mille fois la petite main qui d'elle-même s'était pressée sur ses lèvres, et qui semblait lui rendre involontairement ses baisers. Alors, d'une voix si basse, qu'elle paraissait calme, il dit à Christine combien elle avait été la préoccupation de sa pensée; il lui avoua que la première fois qu'il l'avait rencontrée sur le Mélar il l'avait jugée hautaine et fière, et qu'il avait cru ne l'aimer jamais, mais qu'au bal du lendemain, où tous étaient comme éblouis de sa beauté, lui s'était senti pénétré de sa grâce; il avait compris qu'une destinée peut tenir dans un moment, et que sa vie désormais, ce serait elle! Aussi, depuis son départ, il l'avait cherchée partout. Il n'avait eu qu'une sensation heureuse: c'était un jour, dans une rue de Stockholm, en respirant par hasard ce parfum de mimosa qu'elle avait porté.
«Que je porte toujours,» reprit Christine en tirant son mouchoir.
Il le saisit vivement, et, avec une folle ardeur, il s'enivra de ces senteurs exquises. Les parfums, subtils esprits des choses, émanations pures; haleine céleste, charme pénétrant, donnent l'éternité aux reliques humaines, et flottant dans l'air, rapprochent les âmes et les retiennent comme d'invisibles liens.
«Enfin, continua Georges, depuis ce jour je vous ai aimée… car je vous aime, Christine! Je vous aime avec la pureté des premières passions de la jeunesse, avec toutes les ardeurs qui s'allument dans une âme virile! Oh! j'ai bien souffert, allez! sans avoir un cœur ami pour épancher mon cœur, obligé de garder en mon sein un secret brûlant, sans pouvoir le répandre!
– Et moi! dit-elle, comme entraînée par sa violence, croyez-vous donc que j'aie parlé?»
Elle ne lui fit jamais d'autre aveu.
«Je ne sais, ce que fait le Prince-Karl, murmura le batelier en se retournant vers Christine.
– Il viendra, Piers! répondit la comtesse; soyez tranquille!»
On était arrivé au milieu du lac; Piers souleva ses rames; les petites vagues berçaient le batelet, qui s'en allait à la dérive, doucement. L'homme avait repris à demi son lied, dont la mélodie lente et plaintive, mais infiniment tendre, s'accordait bien avec les paroles d'un chant populaire de la Dalécarlie, familier aux bateliers du lac Mélar, et dont la première strophe débute ainsi:
Perdus tous deux dans la steppe infinie!
De temps en temps Georges et Christine en écoutaient un vers, puis leur pensée revenait à eux-mêmes.
«J'en étais arrivé, continua Georges, à ne plus même oser parler de vous. Sur une femme, toute question est indiscrète, et quelle femme est jamais entourée de plus de respect que la femme vraiment aimée?»
Christine le remercia du regard.
«Et puis, dit-il, si vous saviez mes inquiétudes! vous si belle, vous devez être adorée; vous si tendre; – car vous êtes tendres, Christine, – vous devez aimer…
– Mon Dieu! non, fit-elle avec un mouvement de tête doux et triste, je n'ai jamais pu!
– Cela veut-il dire que vous ne pourrez jamais?
– Voilà le Prince-Karl!» dit le rameur en sautant sur les avirons.
Une colonne de fumée épaisse envoyait une spirale noire derrière les sapins et les mélèzes d'une petite île qui cachait encore le bateau. Christine tendit une main dégantée au jeune homme.
«Est-ce votre réponse? demanda Georges.
– Que vous êtes exigeant!.. déjà!
– Eh bien, non! reprit-il, ne répondez pas. Je ne demande plus rien… Ce que vous voudrez! ici comme toujours! Sachez seulement que je laisse ma vie à vos pieds, mon bonheur dans vos mains.»
Le Prince-Karl avait tourné l'île, et, jaloux sans doute de regagner le temps perdu, il arrivait à toute vapeur. Le remous des ondes battues par ses aubes puissantes fit danser la barque à la pointe des vagues. Christine, qui s'était levée, chancela. Georges étendit les bras pour la soutenir: elle frémit sous sa rapide étreinte…
«Christine, Christine! lui dit-il à voix basse, je vous aime de toute mon âme!»
Elle ferma les yeux et se laissa retomber sur la banquette de l'arrière. On avait accosté.
«Adieu, madame,» dit Georges en la saluant et le pied déjà sur la première marche.
Le bateau fila vers Stockholm; la barque se dirigea vers la rive orientale du lac. Christine envoya de la main un dernier adieu. Georges, debout près du pilote, agita son mouchoir. L'air ému lui apporta le parfum du mimosa; il regarda et vit sur la fine batiste un C et la couronne de perles qui cercle le front des comtesses… C'était le mouchoir de Christine, qu'involontairement il avait gardé. Il cacha dans sa poitrine cette première relique de l'amour, si chère et si douce.