Kitabı oku: «La coucaratcha. III», sayfa 3
Enfin Hasth’y, vêtu d’un costume de même façon que le nôtre, mais de couleur noire, maniait avec une habileté rare un petit cheval pie, qui m’avait bien l’air de venir de Tunis.
Ce fut donc par un beau clair de lune, par le temps le plus délicieux du monde, au bout de la mer qui mourait sur la grève, que nous sortîmes de Cadix, Tintilla, son père et moi, bien montés, bien armés, bien enveloppés dans nos manteaux et fumant nos cigarritos (car Tintilla fumait aussi son petit papelito, la vraie Bohême qu’elle était!). Nos cigarritos, dont l’odeur suave se mariait merveilleusement à la senteur forte et aromatique que les bruyères espagnoles exhalent pendant ces belles nuits, si douces et calmes. Nous avions pour toute suite un vieux nègre, perché sur une grande mule blanche, qui faisait fièrement sonner ses sonnettes.
Nous devions marcher toute la nuit pour éviter la grande chaleur du jour, et nous arrêter seulement à Xérès, où Hasth’y avait, disait-il, une visite à faire.
CHAPITRE II
En arrivant à Xérès, nous allâmes loger chez le seigneur Juan Dulce, l’hôte que Hasth’y y avait à visiter.
Juan Dulce demeurait tout au bout de la ville, près de la Chartreuse; sa maison, isolée, paraissait vaste et commode.
Il vint à notre rencontre, et je n’oublierai jamais sa belle et respectable figure. Comme sa haute taille était un peu voûtée par l’âge, il s’appuyait sur un des bâtons à crosse appelés cachiporra; ses grands cheveux blancs et brillants comme de l’argent, s’échappaient d’une résille noire qui couvrait sa tête, et jamais gentilhomme espagnol n’avait été plus noblement drapé sous les longs plis d’un vaste manteau brun.
Sans même s’informer de mon nom, le bon vieillard m’accueillit avec une cordialité expansive qui m’aurait touché jusqu’aux larmes, s’il ne m’avait pas paru un peu ivre. Quoiqu’il en eût, il nous prévint que le dîner nous attendait, un simple puchero, dit-il avec une feinte et orgueilleuse modestie.
Tintilla disparut et revint bientôt vêtue de ses habits de femme.
Le dîner fut parfait. L'olla podrida, épicée à vous brûler le palais; le guspacho, frais à vous donner le frisson; le vin de Xérès, je n’en dis rien; quant au vin de Catalogne, il sentait la peau de bouc à ce point de vous faire croire qu’on aspirait la vapeur d’une chévrerie; en un mot, tout était délicieux.
Au dessert un nègre apporta un flacon de muscatelle, des cigares, un brazero, et se retira. Alors Juan Dulce dit à mon ami Hasth’y: «Ah ça, maintenant que nous sommes seuls, compère, parlons de notre affaire.»
A ces mots, Hasth’y fit un signe à Tintilla, qui, sans plus de cérémonie, se leva de table, alluma un cigare, qu’elle passa de ses lèvres aux miennes, prit un cigarrito pour elle, et me dit: «Querido, viens-tu te promener? – Pourquoi s’en vont-ils? dit le bon vieillard en vidant d’un air capable son grand verre rempli de muscatelle. Corps de Christ, pourquoi s’en vont-ils, mon compère? est-ce que ta fille et son amant ne sont pas de l’escorte?
Avant que j’aie pu entendre la réponse du père de Tintilla, elle m’avait entraîné, sans aucune résistance de ma part, je l’avoue, dans un grand jardin tout couvert de berceaux de vigne qui avaient pour supports des palmiers et des orangers. Sous ces berceaux épars et presque impénétrables aux rayons du soleil, s’étendait un gazon touffu, sur lequel le prévoyant et sensuel Juan Dulce avait disposé plusieurs bons carreaux bien moelleux et bon nombre de nattes de Lima, afin qu’on pût s’asseoir à l’ombre sans craindre la fraîcheur qui pouvait résulter du voisinage d’un grand bassin à cascades dont l’eau filtrait quelque peu sous les hautes herbes si touffues.
C'était, pardieu, un séjour charmant que la retraite de Juan Dulce, et ces sombres voûtes de verdure me paraissaient surtout faites exprès pour passer mon après-dînée, couché mollement sur le dos, en fumant mon cigare et en entendant chanter ma maîtresse. Aussi dis-je à Tintilla: «Chante-moi quelque chose; mais avant, explique-moi donc de quelle diable d’escorte veut parler ce vieux bonhomme qui a de si bon vin, et qui se le prouve à lui-même avec tant de complaisance?
– «Une escorte! Querido mio… que je sois damnée si je sais ce que tu veux dire.
– Pardieu! je le sais moi, car j’ai bien entendu Juan Dulce demander à Hasth’y: Est-ce que ta fille et son amant ne sont pas de l’escorte? Or, la fille d'Hasth’y, c’est toi, et ton amant, c’est à peu près moi, je suppose.
– Tu es fou, cœur de diable, dit Tintilla en riant et en m’embrassant comme une folle. Tiens, Querido, laisse-moi t’arranger ce carreau sous ta tête, cet autre sous tes épaules, celui-ci sous ton bras, allons, étendez-vous bien, mon sultan, et pendant que vous fumerez, moi je vous chanterai, pour vous endormir, les Trois Baisers de la Bohémienne, tu sais, Querido? Justement voici la guitare du vieux bonhomme.
– Non, non, par le diable!.. ne chante pas cela si tu veux m’endormir, entends-tu, Tintilla? m’écriai-je en me levant à demi.
Mais la damnée fille pinçait déjà les cordes de la guitare et préludait par des cadences perlées, qu’elle laissait tomber d’une voix suave et argentine qui faisait tout vibrer en moi.
– Encore une fois, pas cela, Tintilla! m’écriai-je d’un air suppliant.
– Tu m’entendras, me dit l’entêtée; et, se penchant sur moi, elle me donna un long baiser qui me rendit incapable de la contredire, et je retombai résigné sur les carreaux de Juan Dulce.
Sur ma foi, je vivrais mille ans que je me souviendrais toujours de la figure et de la pose de Tintilla pendant qu’elle chantait, que je n’oublierais ni les accents, ni les modulations de sa voix, ni la senteur balsamique des palmiers, ni la façon bizarre et coquette dont la Bohême était éclairée; le soleil, à son déclin, jetait ses chauds et derniers rayons sur le berceau de vigne qui nous abritait; et, par un admirable caprice de la lumière, un de ces rayons passant à travers quelques feuilles moins serrées, tombait d’aplomb sur la figure pâle et jaune de Tintilla, qu’il couvrait d’une clarté vermeille.
Oh! qui la peindrait ainsi ferait un ravissant tableau! Assise à la mauresque sur un carreau, une jambe pliée sous elle et l’autre étendue, et cette autre, chaussée d’un bas écarlate à coins noirs, relevant un peu son jupon jaune bien drapé qui se découpait sur son corsage rouge tout broché d’or.
Mais qui pourrait peindre ses doigts fins et longs voltigeant sur la guitare, ses cheveux noirs tressés de rubans incarnats? Qui peindrait cette figure si mobile et si animée, brusquement éclairée par un rayon qui semblait la dorer, et la faisait resplendir sur le fond noir et sombre du feuillage?
Et tout au bout du jardin, cette cascade transparente que le soleil faisait reluire comme un globe de cristal lumineux! et cette chaleur énervante qui rend la mollesse si voluptueuse!.. qui peindrait cela?.. Et ce silence… interrompu seulement par les chants de Tintilla! et le murmure de la cascade qui voilait légèrement la voix de la Bohémienne, et lui donnait un charme indicible et comparable à celui que prête la vapeur à un paysage! Encore une fois, qui rendrait dignement ce tableau?
Et moi, je voyais cela, vrai, réel, avec une imagination de feu; je voyais cela, j’entendais cela à demi-couché, ayant encore la tête exaltée par la chaleur et la fumée. Je me disais: j’ai seize ans, je suis jeune, libre, riche et fort… Cette femme est à moi… Rien au monde ne peut empêcher qu’elle soit à moi! – Oh! alors j’éprouvai une de ces plénitudes de bonheur et de bien-être, une de ces dilatations de cœur qui, plus tard, font prendre en grande pitié ces creuses rêveries de gloire et de renommée; car il me semble que la gloire ne peut et ne doit jamais donner une sensation plus profondément délicieuse que celle que j’éprouvais alors.
Pour m’achever, c’est le boléro suivant que j’entendais chanter avec une expression d’amour et de volupté irritante impossible à rendre, et qui empruntait un nouveau charme du lieu, de la solitude, du soleil couchant, que sais-je, moi? et puis cela chanté en andalous avec la prononciation gutturale et sonore des Arabes; encore une fois, c’est impossible à peindre.
Voici le boléro:
LES TROIS BAISERS DE LA BOHÉMIENNE
«Shispa’y a vingt ans, et à vingt ans Shispa’y n’a pas d’amant; si Shispa’y était laide, je vous dirais: Plaignez Shispa’y. Mais Shispa’y n’est pas laide; au contraire, Shispa’y est belle, et si belle, que lorsqu’elle se baigne dans l'Irmack avec ses compagnes, toutes la regardent d’un air de haine et d’envie. Mais à quoi te sert ta beauté, Shispa’y? Le Juif a aussi de beaux sequins luisants qu’il cache, qui ne servent à personne, et dont lui-même ignore la valeur, puisqu’il s’est refusé tous les plaisirs qu’on se procure avec la richesse.
«Le Juif est bien riche, Shispa’y, et pourtant un pauvre esclave haletant, manquant de tout, viendrait à genoux, les mains jointes, lui dire: Seigneur, donnez-moi une piastre, que le Juif lui donnera plutôt un coup de kanghiar qu’une piastre; tu fais comme le Juif, Shispa’y, qui peut tout avoir et se prive de tout parce qu’il ne connaît rien. Mais sais-tu ce qui lui est arrivé au Juif? – Je vais te le dire, Shispa’y.
«Une nuit, des klephtes, qui lui voulaient plus de bien que de mal, sont entrés dans sa maison pendant qu’il dormait, et l’ont doucement garrotté avec leurs belles ceintures de soie ouvragée.
«Et puis ils ont commencé à prendre les sequins du Juif, non pour les voler par Mahom, mais pour lui acheter du bon vin de Chiraz et du bon miel d'Eschil, et des torches de gomme d’olivier qui sentent si bon; et ils ont apporté tout cela dans la maison du juif; entends-tu, Shispa’y?
«Et les klephtes lui ont dit avec de grandes menaces: – Toi qui n’as jamais bu que de l’eau froide et insipide de l'Irmack, bois ce vin de Chiraz;
«Toi qui n’as jamais senti que l’odeur mauvaise de tes vieux murs, sens les parfums de cette gomme embaumée;
«Toi qui n’as jamais mis sous ta dent que du maïs cuit sous la cendre, goûte ce miel mêlé d’ambre et de raisin de Corinthe.
«Et quand le Juif a eu goûté de tout cela, les bons klephtes se sont en allés sans emporter seulement un talek, Shispa’y.
«De sorte que le Juif trouvant le chiraz meilleur que l’eau, le miel meilleur que le maïs, et la senteur de la gomme d’olive meilleure que l’odeur de sa masure, employa désormais ses sequins à acheter du chiraz, du miel et de la gomme d’olivier, et devint aussi prodigue qu’il avait été avare.
«Voilà ce qui arriva au Juif, Shispa’y. Maintenant écoute ce qui t’arrivera à toi, Shispa’y, écoute, car je sais l’avenir; je suis Bohême. – Et la Bohême prit la main de Shispa’y et lui dit…»
Mais voilà que mes souvenirs m’entraînent un peu trop loin; car il faut laisser ignorer la fin de ce boléro, qui est en vérité d’une naïveté un peu crue et tant soit peu biblique.
Tintilla, qui n’avait pas à garder avec moi les mêmes ménagements, la chanta jusqu’au bout; non pas tout à fait, car je l’interrompis avant la fin du jour… pour lui demander, je crois, si les petits pois fleurissaient en avril.
Après cette sotte et intempestive question, je m’endormis d’un profond sommeil.
Quand je m’éveillai, il était nuit close, et je pouvais voir les étoiles scintiller à travers les feuilles de vigne qui se balançaient sur ma tête; j’allongeai les bras, et je m’aperçus qu’une main charitable m’avait soigneusement couvert de mon manteau.
A ce moment, j’entendis marcher près de moi. – Qui va là? – C'est moi, Querido, répondit Tintilla. Allons, vite à cheval! il est tard; mon père est déjà parti. Nous le rejoindrons.
– Pourquoi diable ne nous a-t-il pas attendus? lui dis-je avec étonnement.
– Parce qu’il a de l’argent à remettre à un escribano de la rue Ancha, et qu’il ne veut pas te faire attendre à la porte de cet âne en robe.
La raison n’étant pas absolument mauvaise, je m’en contentai; et nous allâmes avec Tintilla, qui avait repris ses habits d’homme, chercher nos chevaux que le vieux nègre tenait par la bride.
– Ah! ça, dis-je à Tintilla, où sont les gens de Juan Dulce, que je leur donne ma bienvenue?
– Ils sont couchés… partons, partons, reprit-elle avec vivacité.
– Et leur maître?..
– Aussi couché… Mais à cheval! à cheval!..
Ceci me paraissait assez bizarre; pourtant je sautai en selle, avec l’abnégation insouciante qui alors surtout me caractérisait.
Il fallait que Tintilla fût alors bien pressée de sortir de la maison du respectable Juan Dulce, car, au lieu d’ordonner au nègre d’ouvrir une espèce de claire-voie de quatre pieds de haut qui servait de porte au jardin, elle fit intrépidement franchir cette barre à son cheval. Je la suivis, car Frasco sautait comme un cerf; et la grande mule blanche, encouragée par cet exemple, nous imita, malgré les cris et les injonctions contraires du vieux nègre, qui jetait des cris de paon.
Nous prîmes une ruelle qui nous conduisit sur la route où nous devions retrouver Hasth’y. Tintilla ne me disait mot; et, comme nos chevaux étaient lancés à fond de train, nous n’entendions que le branle sonore et régulier du galop qui retentissait sur ce sol ferme et battu et au loin derrière nous, les sonnettes de la grande mule blanche.
Pour la première fois, ce qui paraîtra bizarre peut-être, je me demandais où diable j’allais ainsi. Je commençai à trouver la conduite d'Hasth’y assez mystérieuse, et la demande de Juan Dulce à propos de l’escorte me vint à la pensée.
Après tout, me dis-je, je suis bien armé, bien monté; y compris le diable, je ne crains à peu près rien; voyons donc jusqu’au bout.
– Pardieu! dis-je à Tintilla, ton père n’avait pas, je le vois, dix mille piastres à compter à l’escribano, car il a pris une furieuse avance sur nous. – Je suis sûre qu’il nous attend à la Tienda, qui est au bas de la montagne, dit Tintilla; nous y voici bientôt.
En effet, deux minutes après, nous aperçûmes, car la nuit était claire et la lune pleine, nous aperçûmes les murs blancs d’une hôtellerie. Tintilla mit son cheval au pas, et je ralentis aussi l’allure de Frasco.
– Ecoute… écoute, Querido, me dit tout à coup la Bohême en arrêtant son cheval et prenant la rêne du mien pour l’arrêter aussi, écoute.
Nous écoutâmes, et nous entendîmes le bruit assez éloigné des clochettes de plusieurs mulets et le roulement sourd d’une voiture.
Ce sont eux, dit vivement Tintilla en partant comme un trait. – Ah ça! mille tonnerres, à la fin, qui, eux? criai-je avec colère à Tintilla, en la suivant de près.
Mais elle ne m’entendit pas, ou ne voulut pas m’entendre, et j’allais arrêter son cheval de force, lorsqu’à vingt pas, à un détour que faisait la route, nous vîmes devant nous une voiture attelée de quatre mules; à l’une des portières se tenait Hasth’y, qui se dandinait sur son cheval en sifflant un air de fandango; à l’autre portière était l’homme au manteau que j’avais rencontré chez Hasth’y le jour où il m’apprit son départ. Je le reconnus bien.
Le cocher qui conduisait la voiture chantait aussi un de ces airs monotones particuliers aux muletiers d'Andalousie; la voiture, dont les stores étaient baissés, allait au pas, car la côte était longue et rapide.
Fort étonné de tout ceci, et voulant savoir à quoi m’en tenir, je poussai mon cheval près de celui d'Hasth’y, et je lui dis d’un air assez sec:
– Ah ça, mon cher, voilà donc l’escorte dont ce vieil ivrogne de Juan Dulce vous parlait tantôt, je veux savoir, et à l’instant, ce que cela signifie, ou je m’en retourne…
– Chacun son goût, me répondit Hasth’y d’un air froid et railleur que je ne lui connaissais pas encore. L'âge m’a calmé, mais j’étais alors d’une violence épouvantable. Cette réponse me mit hors de moi, et, lui saisissant le bras avec force:
– Ce n’est pas répondre, Monsieur… m’écriai-je. Pardieu je saurai à quoi m’en tenir sur le rôle qu’on me fait jouer ici, ou vous n’avancerez pas; et je mis mon cheval en travers du sien.
Aux premiers mots de notre dispute, l’autre homme à manteau avait dit tranquillement à Hasth’y, entre deux bouffées de tabac: Maître, quand il faudra debarigare el mosu (ce qui peut à peu près se traduire par ces mots: éventrer le jeune homme), je suis là.
Tintilla vint mêler sa voix glapissante aux nôtres, et gourmanda son père, dont le calme et le sang-froid me faisaient bouillir le sang; car au lieu de tourner bride et de regagner Xérès comme j’aurais dû le faire, je m’emportais, je criais avec une fureur telle que je réveillai sans doute les gens qui étaient dans la voiture, puisque j’entendis une voix de femme pousser un cri d’effroi, en disant en français: Ces brigands se disputent entre eux… il vont nous assassiner…
Vous êtes une folle, avait répondu dans la même langue une voix d’oncle ou de mari. A ce cri de femme, moi et Tintilla restâmes stupéfaits.
Par les mille plaies du Christ, il y a donc une femme là-dedans, cria la Bohémienne avec une expression indéfinissable de colère, de crainte et de jalousie… Pourquoi ne me l’avoir pas dit.
Et elle regardait son père et moi d’un air presque féroce.
– Parce que je n’en savais rien moi-même, dit Hasth’y; mais ne me rompez pas la tête davantage de ceci. Il y a un moyen bien simple de terminer tout cela; que ce gentilhomme s’en retourne à Xérès, demain au soir il sera à Cadix, et, sur mon âme, il fera mieux que de nous suivre, et qu’il me croie, car c’est un ami qui lui donne ce conseil.
– Et moi je lui défends de partir, reprit Tintilla d’un air arrogant.
– Et moi je reste, ajoutai-je en pensant aux dangers que pouvait courir cette pauvre Française qui était si mal entourée.
Tintilla, voyant dans ma résolution un acquiescement à sa volonté, voulut me prendre la main pour m’en remercier; je la repoussai: je ne sais pourquoi dès ce moment elle me dégoûta et me devint insupportable.
Le calme se rétablit peu à peu, et je me mis à marcher seul derrière la voiture, et l’examinai d’un œil curieux. C'était une grande berline; sur un des panneaux il y avait une couronne de comte que surmontait un chiffre. Ce qui me paraissait singulier, c’était de ne voir aucun domestique sur les siéges qui paraissaient disposés pourtant pour recevoir les gens; j’étais occupé de ces pensées, lorsque l’homme au manteau partit au grand trot et disparut derrière le versant de la montagne.
Fort alarmé de ce manége, j’armai silencieusement ma carabine, qui reposait dans un porte-crosse, comme un fusil à la chasse, et j’attendis. Dix minutes après, il revint tranquillement dire à Hasth’y: Les ladrones (les voleurs).
Je suis dans un coupe-gorge, pensai-je; mais je vendrai cher ma vie et celle de cette femme qui est là-dedans, mais ma première balle sera pour Tintilla, qui m’a conduit ici.
En effet, une vingtaine d’hommes, dont quelques-uns étaient à cheval, parurent sortir comme par enchantement de toutes les crevasses des rochers qui bordaient la route, mais sans cris, sans désordre; tous étaient fort calmes et fort posés. Le cocher arrêta ses mules de lui-même, et l’homme qui paraissait commander la bande s’approcha d'Hasth’y.
Celui qui s’était avancé à sa rencontre lui montra je ne sais en vérité quel talisman; car à l’instant qu’il l’eut vu, le chef donna son indigne main à Hasth’y, et lui dit: Allez avec Dieu, mon compère.
Que les saints vous protègent, messeigneurs! dit à son tour Hasth’y.
Et la voiture reprenant le trot, nous laissâmes derrière nous cette mauvaise compagnie, dont nous venions d'être délivrés d’une si miraculeuse façon.
CHAPITRE III
J'avais été si fort étonné de la singulière et tranquille retraite des voleurs, qu’au bout d’un quart-d’heure seulement, je m’approchai de Tintilla afin de savoir le mot de cette énigme.
La Bohémienne paraissait rêveuse et absorbée, et je fus forcé de la secouer assez rudement par le bras pour en obtenir une réponse.
Tintilla, lui dis-je, que signifie tout cela? quels sont ces hommes, et de quelle diabolique influence peut user votre père pour les obliger à nous laisser causer ainsi librement?
– Ce que cela signifie, reprit la Bohémienne avec exaltation… ce que cela signifie? C'est que tout à l’heure je te disais de rester, et que maintenant je veux que tu partes, entends-tu… je le veux.
Et sa main me serrait le poignet d’une assez vigoureuse façon.
– Quant à cela, lui répondis-je, ça ne sera pas, car je reste… Oui je reste… Ainsi ôte ta main de dessus mon bras, car tu t’abîmes les ongles, et voilà tout.
– Et moi je te dis que tu partiras, reprit la bohémienne; et pour t’y décider, s’il le faut, je partirai avec toi cette nuit-même: nous retournerons à Cadix; mon père nous joindra plus tard… Je suis sûre de son consentement.
– Merci, ma chère, de votre offre; mais encore une fois je resterai, lui dis-je d’un ton ferme qui annonçait une volonté qu’elle savait bien être inébranlable.
– Mais par Mahomet, tu ignores donc qui je suis, quel est mon père, quel est son métier?
– Je m’en doute, et c’est pour cela que je reste.
– Ah! tu le sais, corps de Christ, tu sais que mon père est un des chefs de la bande de los ladrones de Contrato1, des voleurs à l’amiable qui rançonnent les voyageurs, et leur fait payer quelquefois cher, par Mahomet, les sauf-conduits qu’elle accorde! Sais-tu aussi que si les gardes de ronde nous surprenaient, nous serions tués sur la place… le sais-tu… et par la bande de mon père? Il serait beau de voir un officier du roi de France pendu comme complice d’une bande de voleurs et d’assassins bohémiens. Maintenant tu sais tout… méprise-moi, chasse-moi comme une voleuse, je le souffrirai, mais va-t’en; emmène-moi comme esclave, je te suivrai… ordonne-moi de rester ici, je resterai; mais, par Mahomet, va-t’en… par pitié, va-t’en… Et la bohémienne, quittant les rênes de son cheval, me prenant le bras de ses deux mains, me suppliait avec les plus vives instances.
Je compris parfaitement. Ce peu de mots m’expliqua le paisible far-niente d'Hasth’y, et le mystère de l’escorte du vénérable Juan Dulce, qui était probablement le digne chef de la compagnie d’assurance de Xérès. On conçoit que la nature de ces révélations augmenta encore la résolution où j’étais de ne pas abandonner ma compatriote à la merci de mes amis intimes, car je n’avais pas la moindre foi, je l’avoue, et j’avais tort, dans la promesse jurée de leur aide et protection aux voyageurs qui s’abandonnent à eux. Je répondis donc à Tintilla, qui, sans doute, comptait beaucoup sur l’effet de cette déclaration:
J'ai là deux balles dans ma carabine que tu mériterais bien de recevoir dans la tête, ma bien-aimée, pour t’apprendre à ne plus entraîner un jeune homme confiant dans un piège aussi abominable. Mais tu as été franche, et je te pardonne; seulement aie bien soin de ne pas m’adresser la parole d’ici à Séville, où toi et ton digne père quitterez sans doute cette voiture… car ce sera peine perdue…
– Mais tu restes donc, fils de louve?
– Tu le vois bien.
– Ah! j’en suis bien sûre maintenant… c’est pour faire la cour à cette femme qui est là dedans que tu restes, dit Tintilla d’une voix tremblante et étouffée par la colère, en montrant la voiture… Eh bien, par ma mère, si tu as seulement le malheur de la regarder entre les yeux, je vous tue tous les deux. Tu m’entends, et tu sais si la fille de mon père a peur du sang.
– Et moi, je vous assure que vous ne tuerez personne des voyageurs, fille de mon âme, car je réponds sous caution de leur vie ou de leur argent au seigneur Juan Dulce, dit une voix. C'était Hasth’y, qui nous suivait, et s’était approché de nous sans être entendu, grâce au ton animé de la conversation que j’entretenais avec sa fille.
– Je vous dis, moi, que je le tuerai s’il regarde cette femme, reprit Tintilla d’un air féroce.
– Vous me comprenez mal, fille chérie de mon cœur, reprit Hasth’y avec un sang-froid imperturbable; j’ai garanti à ces voyageurs leur vie, leur argent, et on ne touchera ni à un de leurs cheveux, ni à un de leurs réaux, tant que moi et le compère au manteau noir nous pourrons tenir un poignard ou une escopette; quant à tuer le seigneur Arthur, vous aurez tort, fille de mon sang, car il m’a sauvé la vie; je lui ai déjà offert de s’en aller, il n’en a rien fait… tant pis pour lui; j’ai sa parole d’officier de ne rien divulguer de ce qu’il aura vu pendant notre voyage; si les gardes de ronde nous surprennent, tant pis pour lui. Quant à ce qui est de regarder ou non la femme qui est là-dedans, c’est une dispute d’amoureux à laquelle ma gravité de père me permet de prendre peu de part, ajouta Hasth’y, de cet air froid et railleur qui avait la faculté de me mettre hors de moi.
– Eh bien donc, toi qui n’es pas assuré, tu paieras pour elle! s’écria Tintilla avec un accent d’horrible méchanceté, en donnant une si furieuse saccade au mors de mon cheval, qu’il se câbra violemment et se renversa avec moi dans un profond ravin que je côtoyais depuis un quart d’heure sans y faire attention.
Tout ce que je me rappelle de cet infernal accident, c’est que, lorsque mon cheval pointa, j’étais penché en avant, de sorte que la boucle de têtière de la bride me donna un coup si violent au front qu’il m’étourdit et me fit heureusement tomber avant le cheval, car je me sentis tourner deux fois sur moi-même, et un coup sourd et retentissant qui ébranla tout en moi, jusqu’aux fibres les plus déliées, me fit perdre tout-à-fait connaissance.
Quand je revins à moi il était grand jour, et j’étais assis sur le devant d’une voiture qui marchait au pas; les stores étaient baissés.
Je me sentais la tête horriblement pesante; j’y portai la main, et je la trouvai enveloppée d’un bandeau encore imbibé d’eau de Cologne.
Nous étions quatre dans cette berline. En face de moi dormait un homme de cinquante ans; il avait une figure sèche et maigre, des cheveux gris, assez rares, et une grande distinction dans tous les traits; il portait un ruban de plusieurs ordres noué à la boutonnière d’une grande redingote de voyage. A côté de moi était un grand et beau jeune homme de trente ans au plus, d’une figure pleine de noblesse et de charmes, et vêtu avec autant de soin et de fraîcheur que s’il n’eût pas passé la nuit en voiture; il ne s’était pas aperçu du mouvement que j’avais fait en m’éveillant, car il attachait un regard fixe et amoureux sur une jeune femme endormie, placée en face de lui, à côté de l’homme aux cheveux gris.
J'avoue qu’à la vue de cette merveilleuse créature j’oubliai et la blessure que je me sentais à la tête et les contusions dont j’étais moulu.
Le soleil, déjà fort élevé, frappait sur les stores de soie cramoisie, et jetait dans l’intérieur de la voiture une teinte pourprée qui répandait autour de nous un délicieux reflet.
Cette femme endormie paraissait avoir au plus vingt ans, et son joli visage était d’une incarnation si délicate et si transparente, qu’on voyait de petits réseaux de veines azurées courir sur son menton, sous ses longues paupières fermées et sur les côtés de son front blanc et poli comme du marbre, que de longues boucles de cheveux châtains laissaient voir par moment.
Un nez digne d’une statue grecque, et deux sourcils bien arqués, et plus foncés que la chevelure, donnaient un charmant caractère à cette délicieuse physionomie.
Un tout petit chapeau de moire bleue à l’anglaise, garni en dedans d’une ruche de dentelle, je crois, encadrait cette ravissante figure.
Quoique cette femme fût vêtue d’une longue et large blouse de couleur sombre, comme elle était penchée sur un des côtés de la voiture, on devinait la taille la plus gracieuse et la plus svelte.
Une de ses mains était gantée d’un gant de peau de Suède; et l’autre, d’une blancheur, d’une délicatesse et d’une beauté merveilleuse, était nue et aussi toute veinée de bleu.
Mon voisin tenait cette main si mignonne et si potelée dans les siennes; sans doute que cette jolie femme l’avait oubliée en s’endormant, car ce jeune homme la tenait avec amour et respect; sans oser changer sa position, qui devait être horriblement gênante, car il avait le bras presque tendu, mais il avait peur sans doute d’éveiller la belle dormeuse par le plus léger mouvement.
Je ne saurais dire l’atroce sensation de jalousie et d’envie qui vint me serrer le cœur à la vue de ces deux jeunes gens si beaux et si distingués. Par instant je leur devinais un amour si délicat, si gracieux, si plein de charme et de poésie! Je compris tout-à-coup, avec une facilité désespérante, qu’il y avait un autre amour que l’amour brutal et emporté que j’avais éprouvé pour Tintilla.
Expliquer comment la vue de cette femme fit sur mon âme et sur mon corps une impression aussi rapide et aussi profonde, c’est ce que je puis à peine comprendre, aujourd’hui que j’ai l’expérience de l’âge; mais jamais passion plus profonde et plus subite n’a éclaté dans le cœur d’un homme ardent.
Les yeux fixes, j’attendais avec une anxiété dévorante que cette jeune femme ouvrît les siens, car j’éprouvais le besoin de me dissimuler une vérité devinée malgré moi. Je cherchais à me persuader que ce jeune homme était le frère ou le mari de cette femme, ce qui m’eût bien consolé et donné quelque espoir.
Enfin, un léger cahot de la voiture fit un peu dévier le bras de mon voisin, et ce mouvement éveilla sans doute la jolie dormeuse, car elle retira d’abord sa main, puis la posa sur son front, et ouvrit languissamment les deux plus grands yeux que j’aie vus de ma vie.
Je m’étais brusquement rejeté dans mon coin, et, grâce au capuchon de mon manteau que j’avais rabaissé sur mon front, en feignant de dormir, je pouvais tout voir sans être vu. Je crois encore ressentir l’angoisse cruelle que j’éprouvai quand j’aperçus le regard long et passionné que cette femme jeta sur son amant, car on ne peut regarder ainsi que son amant.
Qu’il était doux, ce charmant, ce délicieux regard du réveil, qui allait aussitôt, et comme par instinct, chercher le regard d’un ami.
Puis la jolie femme entr’ouvrit sa petite bouche, garnie de dents admirables, et, par un léger et gracieux pincement de ses lèvres, elle parut envoyer des baisers sans nombre à son amant. Il fallait voir aussi comme à chaque tressaillement de ses lèvres ses beaux yeux se fermaient à demi, et tout ce qu’ils révélaient de bonne et tendre passion!
Enfer!.. enfer!.. chacun de ces coups d'œil, de ces baisers feints, m’arrivèrent au cœur aigus et acérés; j’eus en vérité un épouvantable mouvement de rage et de jalousie; j’en vins à regretter que Tintilla n’eût pas tué cette femme.