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Kitabı oku: «Mathilde», sayfa 76

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«Dans cette lettre, adressée à la marquise de Rochegune, une pauvre femme demandait un secours pour son enfant naturel. Mon compagnon de voyage, qui est partout à la fois et qui connaît la pauvre femme, lui avait conseillé d'écrire ce jour-là, pensant qu'on fêterait toujours un peu la Sainte-Claire, et que cette demande de secours arrivant dans cette occurrence, et peut-être au milieu d'une très-bonne et très-nombreuse compagnie, n'en serait que mieux accueillie et ferait beaucoup plus d'effet à cause de la révélation qui la terminait; c'était une chance de plus.

«Mon compagnon demande encore si le curé de Maran n'assistait pas à la lecture de la lettre, qui, par négligence, n'aurait été remise qu'après dîner à la petite marquise de Rochegune?

«On vous fait ces questions, auxquelles on pourrait répondre aussi bien que vous, pour vous prouver qu'on est parfaitement instruit et qu'on a autant de suite dans les idées que d'opiniâtreté dans l'exécution de certains projets.

«Nous menons ici une vie de Sardanapale. Vous seule… vous nous manquez beaucoup; aussi je soupire ardemment après le jour où je vous reverrai belle, fraîche et bien portante. En attendant cet heureux moment, je tâche d'étourdir mes regrets.»

Ce que j'avais soupçonné était vrai. La découverte de la naissance d'Emma, cette prétendue demande de secours, était une nouvelle perfidie de M. Lugarto.

Il n'y avait pas à en douter, pour être aussi bien instruit qu'il l'était, cet homme avait une créature à lui, soit chez moi, soit chez madame de Richeville, soit chez M. de Rochegune.

Je passai l'hiver seule et bien tristement… recevant de temps à autre quelques lettres de madame de Richeville ou de M. de Rochegune. Ce dernier ne me cachait pas que la réaction du coup imprévu qui avait frappé Emma durait encore, qu'elle était souffrante, mais qu'à force de soin il espérait la rétablir complétement.

CHAPITRE XVI.
LE COFFRET

Le printemps de 1838 arriva…

J'étais restée environ six semaines sans recevoir de nouvelles de mes amis.

Je commençais à m'inquiéter sérieusement, lorsque M. de Rochegune m'écrivit ces mots:

«Emma est morte… Je suis son meurtrier. Voici ses dernières paroles… —Vous aimiez Mathilde; vous m'avez épousée par pitié… Pardonnez-moi… le bonheur que je vous ai dû…– Ce ne sont pas des regrets… qu'elle me laisse pour toute ma vie… ce sont des remords, d'affreux remords… Oui… je suis son meurtrier… oui, je n'aurai pas eu pour elle toute la tendresse qu'elle méritait; j'aurai, malgré moi, laissé pénétrer mes pensées… Un jour elle aura deviné l'amour que j'avais eu pour vous! la pauvre enfant aura cru que mon mariage avec elle ne me rendait pas heureux… Cette fatale erreur l'aura tuée… il n'y a pas à en douter. Le chagrin que lui avait causé la révélation de sa naissance était presque apaisé; je la voyais renaître, lorsqu'une rechute affreuse s'est déclarée… En un mois cet ange a été emporté!! J'ai la tête perdue… je suis fou de désespoir…»

On comprend ma poignante, mon horrible douleur en apprenant cette nouvelle.

Je ne pouvais m'expliquer comment Emma avait pu savoir l'amour de M. de Rochegune pour moi, comment elle avait pu supposer qu'il l'avait épousée par pitié, comment enfin lui… lui s'accusait de sa mort. Ce mystère devait m'être dévoilé un jour.

Je quittai Hyères. En arrivant à Paris, je courus chez madame de Richeville.

Je m'attendais à la trouver éplorée, gémissante: elle était ferme, résignée, pieusement résignée. Elle acceptait cette perte affreuse comme une punition méritée. Elle me dit avec un sang-froid plus effrayant que les convulsions de la douleur: «Dieu est juste; il me frappe dans mon enfant, la preuve vivante de mon crime.»

Madame de Richeville était d'une pâleur de marbre. Par un de ces phénomènes si peu rares dans les grandes douleurs, ses cheveux étaient devenus gris en un mois. Elle fit ses dernières dispositions pour se retirer au Sacré-Cœur et y vivre dans la pénitence jusqu'à la fin de ses jours. Elle ne voulait voir absolument que moi et la princesse d'Héricourt.

M. de Rochegune était parti peu de temps après la mort d'Emma; on ne savait pas où il était allé.

Madame de Richeville continuait d'attribuer la perte de sa fille à l'effroyable secousse que lui avait fait éprouver la découverte du secret de sa naissance. Depuis cette époque, elle avait changé beaucoup, – me dit-elle. – Sa santé, fortement ébranlée, s'était pourtant améliorée malgré un état de langueur, lorsque, environ un mois avant sa mort, elle avait été tout à coup saisie de convulsions violentes et d'un redoublement de tristesse qu'on ne savait à quelle cause attribuer. Depuis ce moment, sa vie n'avait plus été qu'une sorte de lente agonie, et elle s'était éteinte.

Pendant ce triste récit, madame de Richeville ne me dit pas un mot qui pût me faire soupçonner qu'Emma eût été instruite de l'amour de son mari pour moi ou qu'elle eut été persuadée qu'il ne l'avait épousée que par pitié.

Environ un mois après ce funeste événement, madame de Richeville se retira au Sacré-Cœur, après avoir employé en fondations charitables ce qu'il lui restait de fortune, à l'exception d'une modique pension viagère qu'elle payait aux dames du couvent.

Grâce à l'air du Midi, j'étais presque complétement rétablie; je ne voulais pas d'ailleurs quitter Paris et laisser madame de Richeville absolument seule pendant les premiers temps de l'austère retraite à laquelle elle s'était vouée.

Elle fut heureuse de la résolution que je pris de rester encore quelque temps auprès d'elle. Pour m'éviter l'embarras d'un établissement nouveau, elle me proposa d'habiter sa maison, dont elle avait encore, je crois, la jouissance pendant une année. Je dirai pourquoi j'entre dans ce détail.

J'acceptai cette offre. Ses gens d'affaires ne lui avaient pas suffi pour régler ses derniers arrangements de fortune; son neveu, M. Gaston de Senneville, avait avec elle quelques intérêts communs dans une succession vacante; il lui offrit très-obligeamment ses services pour certaines transactions, il devait la représenter dans plusieurs conseils de famille. Madame de Richeville, incapable de s'occuper d'affaires, accepta; ne voulant voir ni recevoir personne d'autre que moi et M. et madame d'Héricourt, elle me pria instamment d'être son intermédiaire lorsque M. de Senneville aurait quelques renseignements à prendre ou quelques signatures à donner.

Je reçus ainsi M. de Senneville quelquefois le matin.

Il conservait toujours le dépôt que je lui avais confié. Deux ou trois fois j'envoyai Blondeau chez lui pour ajouter quelques lettres à celles que renfermait la cassette dont je lui donnais chaque fois la clef; plus que jamais je redoutais les perfidies de M. Lugarto.

Vers le mois de décembre, M. de Rochegune m'écrivit qu'après avoir longtemps voyagé à l'aventure, pour s'étourdir, il était revenu à Paris, mais il ne se sentait pas même le courage de voir ni moi ni madame de Richeville; il avait loué une maison isolée au Marais sous un nom supposé, afin d'être absolument ignoré, et me donnait son adresse dans le cas où madame de Richeville ou moi nous aurions absolument besoin de lui.

Je respectai sa solitude et sa douleur. Je n'osai pas même lui répondre. J'appris par madame de Richeville qu'il avait obtenu la permission spéciale d'entrer la nuit au cimetière du Père-Lachaise, où étaient déposés les restes d'Emma dans le caveau mortuaire de la famille de Rochegune.

J'envoyai quelquefois Blondeau s'informer de la santé de M. de Rochegune auprès de Stolk, son homme de confiance. Son désespoir était toujours aussi profond; une seule fois il était sorti dans le jour pour accomplir un engagement pris autrefois avec les officiers qui avaient, comme lui, combattu pour l'indépendance de la Grèce, à la tête des troupes qu'ils avaient équipées. Il s'était, selon leurs conventions, rendu en uniforme à cette réunion solennelle; là, il avait dit qu'il arrivait de sa terre et qu'il allait y retourner à l'instant.

L'un des derniers jours de l'année, j'allai voir madame de Richeville: elle était plus triste que d'habitude.

– Je suis la cause involontaire d'une ignoble calomnie, – me dit-elle. – Mon neveu Gaston est un misérable que je ne reverrai de ma vie. Hier, la princesse d'Héricourt est venue me voir; elle a appris par hasard que M. de Senneville interprétait d'une manière odieuse les relations que vous aviez bien voulu avoir quelquefois avec lui pour mes affaires; il prétend que la vie retirée que vous menez lui est depuis longtemps consacrée tout entière, qu'il a été vous rejoindre dans le Midi. Il ose affirmer que madame Blondeau lui porte vos lettres et reçoit les siennes; il prétend qu'il l'a montrée à plusieurs de ses amis, qui l'ont vue maintes fois venir chez lui de votre part, et que c'est à cause de vous qu'il hésite à accepter un très-riche mariage qu'un de ses amis lui propose.

Je n'eus pas besoin d'affirmer à madame de Richeville que je n'avais pas entendu parler de M. de Senneville pendant mon séjour à Hyères; je lui expliquai une partie des raisons qui m'avaient autrefois obligée à confier un dépôt important à l'obligeance de M. de Senneville, et comment Blondeau avait quelquefois dû aller chez lui.

Comme moi, plus que moi encore, la duchesse s'indigna de cet ignoble abus de confiance.

Mon parti fut bientôt pris.

J'envoyai le lendemain matin Blondeau chez M. de Senneville avec l'ordre de me rapporter le coffret. Si M. de Senneville était absent, elle devait prier son valet de chambre de lui remettre ce dépôt. Cet homme, qui la connaissait, ne fit aucune difficulté, et le lui rendit.

Je montai en voiture avec Blondeau pour porter moi-même cette cassette chez M. de Rochegune, réfléchissant malheureusement trop tard que je n'avais plus à craindre que le hasard lui découvrît le contenu de ces lettres. En route je pensai que M. de Rochegune, voulant garder le secret de sa demeure, il serait plus prudent d'y aller en fiacre, de peur d'indiscrétion de mes gens, qui pourraient reconnaître Stolk. Je pris un fiacre et je renvoyai ma voiture. Nous arrivâmes au Marais.

Je me faisais un triste plaisir de voir au moins la maison qu'habitait M. de Rochegune. Nous laissâmes le fiacre près de la rue Saint-Louis, et je descendis avec Blondeau, qui alla remettre le coffret à Stolk.

Pendant qu'elle s'acquittait de cette commission, j'examinais avec angoisse les dehors de cette demeure; son aspect désert, désolé, me navra, je fus épouvantée en songeant aux heures de désespoir qui devaient si lentement s'écouler pour lui dans cette demeure abandonnée.

Blondeau remit le coffret à Stolk, me donna des nouvelles de M. de Rochegune, et nous revînmes chez moi.

J'allai faire mes adieux à madame de Richeville. Malgré le chagrin que lui causait notre séparation, elle m'avait engagée et j'étais décidée à partir le soir même pour Maran afin de faire cesser, par mon absence, les bruits odieux que la misérable fatuité de M. de Senneville avait fait naître....

Quelques jours après mon arrivée, madame de Richeville m'apprit un événement dont les suites auraient pu être bien douloureuses pour moi.

Voici le passage de cette lettre:

«… Mon neveu Gaston a été en si grand danger, que malgré mon indignation, je n'ai pu refuser d'aller le voir; car il avait, – me disait-il, – un aveu important à me faire. Je le trouvai très-gravement blessé d'un coup d'épée qu'il a reçu de M. de Rochegune, et dont il se ressentira peut-être toute sa vie. Il m'a avoué franchement, d'ailleurs, que, cédant à un odieux sentiment d'orgueil et de vanité, il avait indignement abusé de vos relations confidentielles pour vous compromettre, et que son séjour dans le Midi était une fable comme le reste. Il me suppliait, dans le cas où sa blessure serait mortelle, de vous demander grâce pour lui et de vous dire qu'il avait reconnu la lâcheté de ses mensonges; il a enfin tâché de faire valoir, comme un titre à votre indulgence, sa discrétion profonde au sujet de M. de Rochegune. Voici à peu près comment il m'a raconté cette scène, qui aurait pu avoir, hélas! des suites plus funestes encore:

«J'appris, – me dit Gaston, – en rentrant chez moi, que mon valet de chambre avait remis à madame Blondeau le dépôt que sa maîtresse m'avait confié. Je fus étonné, presque blessé de cette manière d'agir; je courus chez madame de Lancry, elle était sortie. Je revenais chez moi, lorsque je la vis par hasard descendre de sa voiture avec madame Blondeau et prendre un fiacre. Cette apparence de mystère piqua ma curiosité; j'allais la suivre, lorsque je rencontre M. de Baudricourt, un de mes amis, arrivé récemment des États-Unis, où il était resté fort longtemps. Comme beaucoup de personnes, il avait ajouté foi à mes calomnies sur madame de Lancry. Je lui déguisai une partie de la vérité, et il m'accompagna pour m'aider à retrouver les traces de madame de Lancry, que j'avais perdues. Plusieurs circonstances bizarres, qu'il est inutile de vous raconter, me donnèrent la certitude que le coffret avait été déposé rue Saint-Louis au Marais, chez un certain colonel Ulrik.

«Je vous l'avoue, aigri par la conscience de ma mauvaise action, vaguement jaloux de l'inconnu auquel madame de Lancry accordait la confiance qu'elle me retirait, craignant enfin de passer pour un homme faible aux yeux de M. de Baudricourt, qui me croyait des droits sur madame de Lancry, je me décidai à exiger du colonel Ulrik la restitution du coffret. J'obtins à grand'peine une entrevue avec lui; j'y vins accompagné de M. de Baudricourt.

«Jugez de ma surprise en reconnaissant M. de Rochegune dans le colonel Ulrik. Mon ami ne l'avait jamais vu. J'agis alors, je crois, en gentilhomme. M. de Rochegune savait parfaitement qui j'étais; il ne parut pas vouloir me reconnaître. Mon premier étonnement dissipé, j'agis de même à son égard. Il se donnait pour le colonel Ulrik, je crus de bon goût de l'accepter pour le colonel Ulrik. M. de Rochegune refusa de rendre les lettres. L'entretien finit par un rendez-vous à Vincennes.

«Voulant, autant que possible, ménager le mystère dont s'entourait M. de Rochegune, j'eus l'attention de prendre pour mon second témoin le général-major Hartman, tout récemment arrivé de Vienne. M. de Rochegune avait envoyé chercher deux soldats à une caserne pour lui servir de témoins. Ainsi, avant, pendant et après le duel, il resta donc aux yeux de tous le colonel Ulrik, et son secret fut respecté.»

«Voici ce que m'a raconté mon neveu, ma chère Mathilde, en me suppliant d'intercéder pour lui auprès de vous et de faire valoir sa profonde discrétion. Sous ce rapport, je suis obligée de convenir que mon neveu Gaston a agi en galant homme: rien de plus, rien de moins. Mais ceci n'atténue en rien l'indignité de sa conduite envers vous, et de ma vie je ne le reverrai. Je vous donne ces détails pour vous rassurer, dans le cas où par hasard vous entendriez parler de ce duel…»

Je viens de relire cette longue histoire depuis mon mariage jusqu'aujourd'hui 10 avril 1839.

Je suis maintenant indécise: enverrai-je ces pages si tristes à celui pour qui je les ai écrites? L'heure de ma réhabilitation auprès de lui est-elle enfin venue? Est-il temps de lui avouer combien je l'aimais… combien je l'aime encore? Cet aveu n'est-il pas une faute?

Une faute? Non. Qu'importe qu'il sache que je l'aime… que je n'ai jamais aimé que lui?.. Je suis sûre maintenant de n'être jamais indigne ni de moi, ni de lui…

Et puis je ne sais ce que l'avenir me réserve… Avant-hier j'ai reçu quelques lignes de M. de Lancry; il m'annonce son prochain retour… Il peut me forcer à le suivre… à quitter pour jamais la France… que sais-je! J'ai consulté plusieurs avocats; il ne me reste aucun moyen de me soustraire au pouvoir de M. de Lancry, s'il veut l'employer.

Si je suis réduite à cette extrémité, au moins l'homme que j'aime, que j'estime le plus au monde, connaîtra mes secrètes pensées. Il saura que je n'ai jamais démérité de lui… il saura que je me suis vaillamment sacrifiée au bonheur de ceux que j'aimais… Quel que soit le sort qui m'attende, au moins je serai sincèrement jugée par mes amis.

Sans les sinistres pressentiments que me cause la menace de l'arrivée de M. de Lancry, je me trouverais presque heureuse d'avoir eu la force d'achever ces pages.

Ce long coup d'œil sur le passé m'a calmée, m'a donné, sinon de l'orgueil, du moins de la confiance dans mon caractère et dans mon énergie.

Je me suis rendu compte de mes luttes, de mes souffrances; je ne me suis pas dissimulé ce que j'ai fait de mal, je ne me suis pas exagéré ce que j'ai fait de bien.

Cette analyse sévère, ce jugement impartial de ma vie ont réveillé en moi de bien navrants souvenirs, mais ils m'ont laissé une conscience d'une sérénité profonde. Ce sera ma seule consolation, ce sera mon unique refuge si de nouveaux malheurs viennent m'accabler.

Telle a été ma vie jusqu'ici.

On voit que les détestables prévisions de mademoiselle de Maran ne l'ont jamais trompée. Elle avait chargé Ursule et M. de Lancry de poursuivre son œuvre de vengeance… tous mes malheurs ont gravité autour de ces deux êtres.

En accordant ma main à M. de Rochegune qui la demandait, en suivant en cela les avis de M. de Mortagne… mademoiselle de Maran assurait le bonheur de ma vie… Ce mariage fut écarté… et ma tante me rendit complice involontaire de sa haine en m'amenant à épouser M. de Lancry.

FIN DES MÉMOIRES DE MATHILDE

ÉPILOGUE

CHAPITRE XVII.
LE CAFÉ LEBŒUF

Environ un mois s'était écoulé depuis que madame Blondeau avait apporté les mémoires de Mathilde au colonel Ulrik, auquel nous restituerons son véritable nom et que nous appellerons désormais M. de Rochegune.

Le café Lebœuf offrait toujours à l'admiration des rares passants de la rue Saint-Louis ses bocaux de cerises et ses bols d'argent plaqué, à travers ses vitres. L'hôtel d'Orbesson semblait toujours solitaire; son unique habitant, successivement surnommé Robin des bois et le Vampire par les frères Godet, n'avait pas encore passé le seuil de sa porte, du moins pendant le jour.

De temps à autre la figure rébarbative de Stolk apparaissait à la petite porte de service. Toutes les fenêtres de l'hôtel restaient continuellement fermées. Madame Lebœuf, les frères Godet et les autres habitués du café avaient fini par conclure une trêve avec ce qu'ils appelaient l'ennemi commun, c'est-à-dire, qu'ils avalent renoncé à leur système d'espionnage; sacrifice d'autant plus méritoire qu'aucun fait nouveau ne s'était passé depuis la visite de madame Blondeau à M. de Rochegune. Chaque matin, les frères Godet venaient ponctuellement prendre leur tasse de café et augmenter le respectable cercle qui entourait le comptoir d'acajou de madame Lebœuf. Le 13 mai 1839, par une assez belle matinée de printemps, les deux frères, contre leur coutume méthodique, arrivèrent au café Lebœuf deux heures plus tard qu'à l'ordinaire; ce grave dérangement dans leurs habitudes était causé par une gracieuse invitation de madame Lebœuf, qui, depuis quelques jours, les avait conviés à une sorte de déjeuner dînatoire que du temps à autre elle offrait politiquement à ses plus fidèles commensaux.

Préparés à cette solennité gastronomique par une longue promenade au Jardin-des-Plantes, les frères Godet arrivaient au café Lebœuf disposés à faire largement honneur à la réfection de leur hôtesse. A quelques pas de l'établissement, M. Godet l'aîné s'arrêta, mit son parapluie sous son bras, souleva son chapeau, essuya son front, et de sa puissante voix de basse-taille il dit à son frère d'un air sentencieux:

– Je ne vous le cacherai pas, Dieudonné, le grand air, cette promenade, ce beau temps, la vue de la nature des quatre parties du monde que nous venons de contempler au Jardin-des-Plantes, y compris leurs animaux depuis les volatiles jusqu'aux reptiles les plus venimeux… tout cela m'a donné une faim canine.

– Cela ne m'étonne pas, mon frère – dit timidement M. Godet cadet. – Nous nous sommes levés de bonne heure, et, comme dit la romance: Quand ou fut toujours vertueux on aime à voir lever l'aurore.

A cet instant, les deux frères passaient devant la grande porte de l'hôtel d'Orbesson. Godet l'aîné jeta de ce côté un regard sarcastique, et dit à son frère avec l'expression d'une sanglante ironie:

– Si les gens vertueux aiment à voir lever l'aurore… je suis bien sûr que celui qui habite cette maison ne l'a pas vue souvent lever, l'aurore!!!..

Le mot était dur. Dieudonné en comprit la portée, et il dit tout bas à son frère:

– Prends garde, Godet… quelquefois les murs ont des oreilles.

– Si les murs ont des oreilles, la France a des lois, – s'écria Godet l'aîné d'une voix tonnante en s'adressant fièrement à la grande porte de l'hôtel d'Orbesson et lui jetant un regard de défi courroucé. – Oui, – reprit-il, – la France a des lois, un gouvernement constitutionnel et une garde municipale qui protègent les citoyens paisibles, et qui veillent d'un œil ouvert et paternel sur les individus qui s'embusquent sournoisement dans les ténèbres pour machiner… je ne sais quoi; mais il machine!! je suis sûr qu'il machine…

– Godet… Godet… calme-toi, je t'en conjure, – dit Dieudonné effrayé de l'audace de son frère.

– Qu'il me fasse, s'il le veut, massacrer par ses sbires, – s'écria Godet l'aîné. – Mais il a beau faire le mort depuis quelque temps, je soutiens qu'il machine!!

Après cette énergique et courageuse protestation, les deux frères entrèrent dans le café de madame Lebœuf. Ici commença pour eux une série d'étonnements plus foudroyants les uns que les autres. D'abord, au lieu du candide Botard, qui pêchait si merveilleusement les araignées dans les carafes, ils virent un grand homme maigre à cheveux et à barbe noirs, d'une physionomie sinistre, qui leur demanda d'une voix brusque:

– Que faut-il vous servir?

Godet l'aîné regarda son frère avec surprise; puis, se ravisant, et pensant que Botard était nécessairement employé aux préparatifs du banquet, il répondit d'un ton protecteur:

– Mon bon ami, nous venons pour le déjeuner…

– Quel déjeuner?

Godet l'aîné, se sentant sur son terrain, au lieu de répondre à cet intrus lui dit:

– Où est la chère madame Lebœuf?

– Qui ça, madame Lebœuf?

– C'est un véritable sauvage, – dit tout bas Godet l'aîné à Dieudonné, et, sans répondre un mot de plus, il se dirigea vers l'arrière-boutique, où devait être servi le déjeuner.

Le substitut de Botard saisit rudement le paisible rentier par le bras et lui dit:

– Où allez-vous donc par là?.. on n'entre pas.

M. Godet l'aîné devint cramoisi; mais contenant sa colère, il dit d'un ton de majestueuse commisération:

– Mon bon ami… vous jouez gros jeu… fort gros jeu… au moins… mais vous êtes nouveau ici, vous avez droit à notre indulgence… vous ne savez pas que je n'ai qu'un mot à dire à madame Lebœuf pour…

– Eh! mille tonnerres! il n'y a pas de madame ni de Lebœuf qui tienne; asseyez-vous là, on vous servira ce qu'on aura, mais vous n'entrerez pas là-dedans.

M. Godet l'aîné eut encore la force de contenir son indignation, et d'une voix qu'il tâchait de rendre calme:

– Une dernière fois, je vous déclare que je suis un des membres du déjeuner qu'on prépare là-dedans; et je vous somme, oui, je vous somme hautement… d'aller tout de suite chercher votre maîtresse…

– Tenez, mon brave homme… si vous n'étiez pas un homme d'âge, ce serait à vous cribler de coups de pied dans le ventre, – dit le brutal personnage; et il tourna le dos à M. Godet l'aîné.

Celui-ci, malgré les supplications de son frère, ne put s'empêcher de s'écrier:

– Il m'en coûte, il me peine de descendre jusqu'à me commettre avec un mercenaire; mais je ne puis résister au besoin de vous déclarer que vous êtes un fier drôle!.. que vous devez être le roi des drôles!

Le garçon se retourna vivement et fit un geste si menaçant, que les deux Godet rompirent simultanément d'une semelle; mais ils gardèrent toutefois une attitude défensive, en présentant leur parapluie à leur adversaire comme on croise la baïonnette.

Malgré ce mouvement, le garçon s'avança d'un air menaçant:

– Vous voulez donc que je vous fasse une bosse au genou?.. – dit ce brutal en faisant une allusion offensante à la complète nudité du crâne de Godet l'aîné.

– Insolent malfaiteur! il n'y a donc rien de sacré pour toi? – s'écria M. Godet en rompant encore d'une semelle.

A ce bruit, un nouveau personnage survint: c'était un homme entre les deux âges, trapu, barbu, coloré, portant une veste ronde et une casquette de loutre.

– Hé bien, qu'est-ce qu'il y a donc, Jean? – dit-il au garçon.

– Monsieur Saunier, voilà deux particuliers qui s'acharnent à vouloir entrer à toute force là-dedans; ils disent qu'ils sont d'un déjeuner, et ils demandent madame Lebœuf. Il faut qu'ils soient bus.

– Il n'y a d'ivre ici que vous-même, grossier personnage, – dit Godet aîné, un peu rassuré par la présence de M. Saunier.

Mais M. Saunier dit d'un ton presque aussi bourru que celui de son garçon:

– Madame Lebœuf n'est plus ici; elle m'a vendu son fonds. Je ne donne pas à déjeuner.

On eût annoncé à M. Godet la résurrection positive de Napoléon, qu'il n'eût pas été plus pétrifié qu'il ne le fut à la nouvelle de la retraite subite de madame Lebœuf.

– Mais, monsieur, – s'écria-t-il, – ceci est inadmissible, ceci tombe dans la fable. J'aurai l'honneur de vous faire observer que madame Lebœuf, hier soir, à huit heures trois quarts, m'a encore réitéré l'invitation qu'elle m'avait faite pour…

– Je vous dis que madame Lebœuf m'a cédé son fonds, son mobilier, son bagage, tout enfin, excepté ses robes et ses bonnets, dont ni moi ni Jean nous n'aurions su que faire, et, hier soir, elle a filé à dix heures.

– Il n'en est pas moins fort extraordinaire, monsieur, que, venant très-disposés à déjeuner, on…

– Qu'est-ce qu'il faut vous servir?.. Je n'ai pas le temps de causer… Jean… sers ces messieurs.

Et M. Saunier rentra dans l'arrière-boutique, dont il ferma soigneusement la porte…

– Alors… servez-nous ce que vous voudrez… du lait… une bavaroise, que sais-je? – dit M. Godet l'aîné d'un air égaré en se laissant tomber sur une banquette et en levant les mains au ciel.

– Il n'y a pas de bavaroise, – dit Jean.

– Comment! pas de bavaroise?.. allons… eh bien alors donnez du café au lait, – dit Godet avec un profond soupir.

– Il n'y a pas de café au lait non plus.

– Comment!

– Il n'y a que du chocolat en morceaux, du café en grains, des cerises à l'eau-de-vie et de l'eau sucrée.

– Mais c'est épouvantable! on n'ouvre pas un café, monsieur, quand on ne peut offrir aux consommateurs que de tels comestibles! – s'écria Godet l'aîné.

– Eh! mille tonnerres! ne consommez pas. Qu'est-ce que ça nous fait donc, à nous, que vous consommiez?

Ces derniers mots parurent faire une vive impression sur Godet l'aîné; il jeta un regard d'intelligence à son frère et dit à Jean:

– Eh bien! donnez-nous une tablette du chocolat, un verre d'eau sucrée et du pain.

Évidemment Jean était absolument étranger aux premiers principes de sa profession; il apporta du sucre dans une tasse, une tablette de chocolat sur un vieux journal, et de l'eau dans une bouteille.

A la vue de ces énormités, les Godet échangèrent de nouveaux signes d'étonnement et presque d'effroi…

Quelques fidèles habitués, conviés comme les deux frères au déjeuner de madame Lebœuf, apprirent par eux la brusque disparition de l'hôtesse et quels étaient les sauvages, – ce fut l'expression dont se servit M. Godet l'aîné; – quels étaient les sauvages qui remplaçaient la digne veuve toujours si prévenante pour ses habitués, et son fidèle et inoffensif Botard.

MM. Godet et leurs amis, tout en grugeant leur tablette de chocolat, se livraient à des suppositions fabuleuses à l'endroit de la disparition de la veuve et de l'apparition de ses étranges successeurs; quelques uns penchaient pour un enlèvement tenté par un Anglais ou un Américain. Comme Dieudonné faisait assez sagement observer que l'âge et la figure de madame Lebœuf semblaient donner un flagrant démenti à cette supposition, un ex-clarinette de l'Ambigu, qui avait scruté profondément les mystères du cœur humain, se crut en droit d'affirmer que l'âge et la figure de madame Lebœuf n'étaient pas un obstacle à un enlèvement, vu que plusieurs milords richissimes portaient dans leurs goûts une épouvantable dépravation. Si peu flatteuse que fût cette conclusion pour madame Lebœuf, elle réunit une majorité assez imposante; mais les conjectures mêmes manquaient, lorsqu'on en vint à se demander quels étaient les gens qui succédaient à la digne veuve. Tout dans leur conduite semblait mystérieux. D'abord ils semblaient fort peu s'inquiéter des consommateurs. Pourquoi donc alors tenaient-ils un café?

Jean le brutal regardait constamment dans la rue et ne quittait pas des yeux les deux portes de l'hôtel du Vampire. Le vieux domestique Stolk ayant ouvert la petite porte de service au pourvoyeur, Jean quitta précipitamment la porte, alla chercher son maître, le ramena et lui dit en lui montrant Stolk:

– C'est pourtant toujours lui…

– Il faut qu'il ait l'âme chevillée dans le corps, – répondit Saunier.

La petite porte se referma, Stolk disparut.

Quelques heures après, un homme d'assez mauvaise mine entra précipitamment dans le café et dit à Jean:

– Attention! je ne la devance que de quelques minutes… Il avait bien dit qu'elle y viendrait.

– Je le crois bien, la souricière est fameuse, – dit Jean. – Simon est à la petite porte de la ruelle. On ne pouvait pas nous échapper.

– Ah! la voici, – reprit l'autre.

Les deux interlocuteurs et les habitués, qui n'avaient pas perdu une parole de cette conversation, regardèrent attentivement aux vitres.

– Dieudonné, Dieudonné! – s'écria Godet l'aîné, – vite… vite… c'est la même vieille femme qui, il y a quatre mois, a apporté le coffret chez le Vampire, et il y a un mois une lettre sans doute. Comme elle a l'air effaré!..

C'était en effet madame Blondeau… toute pâle et toute tremblante.

Elle sonna et fut reçue et introduite par le fidèle Stolk dans l'intérieur de l'hôtel d'Orbesson.

– Bon! – dit l'interlocuteur de Jean, – quelle heure?

Jean tira sa montre.

– Elle y est entrée à midi vingt minutes.

– Suffit, – dit l'homme; – je m'en retourne à l'hôtel Meurice, où ils sont descendus ce matin à dix heures. Et il sortit.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 eylül 2017
Hacim:
1340 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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