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Kitabı oku: «Les Mystères du Louvre», sayfa 21
DEUXIÈME PARTIE
I
LES SOUCIS DE LA POURPRE
Un siècle s'est passé depuis que François Ier, voulant recevoir avec splendeur son ancien ennemi Charles-Quint, détruisit la grosse tour féodale qui obstruait la cour carrée du Louvre. Henri II, son fils, François II, Charles IX, Henri III, ont successivement habité l'antique palais, en y apportant quelques appropriations destinées à le rendre plus logeable ou plus commode pour leur service, mais sans en modifier d'une manière sensible l'aspect principal.
Nous voici sous le règne de Louis XIII, nous allions écrire sous celui du cardinal de Richelieu.
Le roi qui affectionnait le séjour de Fontainebleau, avait dû momentanément quitter cette résidence, envahie par les charpentiers et les maçons. Suivant un désir du monarque, on élevait alors la façade du milieu du palais, vers la cour du Cheval-Blanc, et son architecte, Lemercier, construisait la rampe de doubles degrés connue sous le nom de fer-à-cheval.
La cour habitait le Louvre d'une manière plus sédentaire que d'habitude.
La reine mère en occupait une aile presque entière, par les mêmes motifs qui chassaient la cour de Fontainebleau, c'est-à-dire à cause des constructions considérables qui s'élevaient par ses ordres à sa résidence du Luxembourg, pour l'agrandir et la compléter.
Richelieu n'avait pu encore achever le Palais-Royal, qu'il se destinait, et qui devait suffire, après lui, au logement des rois. Il se contentait, pour le moment, d'un appartement au Louvre, où le roi avait souhaité l'avoir sous la main, et où il se trouvait au milieu des manœuvres de la cour, comme l'araignée au milieu de sa toile.
Ce matin-là, un beau matin de printemps, sur ma foi! il s'était levé fort maussade, ainsi qu'avait pu le constater son fidèle valet de chambre Desnoyers, l'unique serviteur en qui il eût à peu près confiance.
Dans ces jours nébuleux, le cardinal refusait de voir personne au moment de son lever; il descendait d'un air taciturne à la chapelle du Louvre, et se faisait servir la messe, sans témoin, par Desnoyers.
A la manière dont il prononçait le Dominus vobiscum et l'Ite missa est, Desnoyers savait à quoi s'en tenir sur le reste de la journée. Quand ces trois derniers mots: «Allez-vous-en, la messe est dite,» avaient été lancés d'un ton brusque, saccadé, – si le rusé laquais voyait apparaître dans l'antichambre quelque solliciteur auquel il voulût du bien, il se gardait de l'introduire.
Solliciter, en pareil cas, c'était courir au-devant d'un refus net sinon d'une belle et bonne disgrâce. La chose était si bien connue des familiers du château, que les plus intimes, en rencontrant Desnoyers, l'interrogaient du coin de l'œil, et se sauvaient sans insister, s'il leur répondait seulement ces trois mots cabalistiques:
– Ite missa est…
– Je me sauve, la messe est dite! répondaient les plus résolus, en accompagnant leur fuite d'un remerciement doré à l'adresser du serviteur intelligent.
Quel profond philosophe que celui qui a écrit: «Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre!»
Desnoyers connaissait son maître par cœur, et doué d'une sagacité remarquable, tout en lui demeurant sincèrement attaché, il savait fort bien discerner en lui le bon et le mauvais, le fort et le faible.
Les qualités, les capacités éminentes, les hautes conceptions, étaient incontestables en ce personnage que la nature avait créé homme de guerre et de lutte, et que les destinées avaient couvert d'une robe rouge.
Mais ces mérites avaient une terrible et funeste contre-partie, une ambition immense, un orgueil implacable, une ténacité féroce.
Comme ses vues n'étaient pas droites, ses moyens irréprochables, ses actes exempts d'arbitraire, il éprouvait le châtiment de sa mauvaise conscience. Une méfiance constante envers et contre tous l'accompagnait, attachée à lui comme son mauvais génie. Il faisait couler trop de larmes, – et trop de sang! pour ne pas se sentir entouré de haines, de rivalités et d'embûches.
Ce sentiment de méfiance était toujours celui qui se peignait avant tout autre dans son regard lorsqu'il voyait quelqu'un pour la première fois. C'était là un des traits de sa politiques et de sa philosophie, tant il croyait difficilement au bien.
Puis, l'homme qu'il avait considéré de la sorte était-il devenu son obligé, il se gardait bien encore de s'ouvrir à lui sur-le-champ, ni de l'investir de missions de confiance, – il avait lui-même si largement professé l'ingratitude pour ceux qui l'avaient porté au faîte du pouvoir, qu'il ne craignait rien tant que les ingrats.
Desnoyers, grâce à l'assiduité de son dévouement, était donc parvenu, par une faveur exceptionnelle, à obtenir une part dans cette confiance, qu'un seul homme pouvait se flatter de posséder entière, – et encore…
Ce personnage était le père Joseph, la doublure du cardinal, et que son attachement pour celui-ci faisait nommer l'Éminence grise.
Le père Joseph est demeuré pour les historiens et les auteurs de mémoires les plus profonds et les plus indiscrets, à l'état d'énigme. Nous ne chercherons pas à montrer plus de sagacité qu'eux, nous bornant à tirer quelques-unes des conséquences des incidents formant notre récit.
Ce matin donc où le cardinal avait si brusquement récité les versets de l'office, le père Joseph, qui savait d'ailleurs entrer chez lui par plus d'une porte, se présenta tout simplement par celle de l'antichambre ordinaire, où il avisa Desnoyers en train de tambouriner en chantonnant d'un air moqueur la diane sur les vitres d'une croisée.
Il y avait là, sur des banquettes de cuir à clous dorés, un cercle de solliciteurs attendant qu'il plût au maître de leur accorder audience. C'étaient de ces gens peu considérables ou peu sympathiques, auxquels le valet de chambre ne se souciait pas de donner un bon conseil, et auxquels s'adressait probablement la goguenardise de ses allures.
Le franciscain vit tout cela d'un coup d'œil. Il promena sa prunelle cauteleuse sur cette assistance, et n'y distinguant aucun visage bien intéressant, il joignit mons. Desnoyers dans son embrasure.
– Eh bien, Son Éminence?.. demanda-t-il.
Le valet secoua la tête d'une façon significative.
– Il ne s'est pas même déridé, hier soir, pour aller au jeu du roi.
– Comme avant-hier, comme les jours précédents… et cela depuis des semaines!..
Pour toute réponse, Desnoyers se contenta d'un regard soucieux et d'un soupir.
Le père Joseph demeura pensif un instant; puis, de ce coup d'œil inquisitorial qu'il savait employer pour tirer aux gens le fond de leurs pensées:
– Rien de madame de Chevreuse? fit-il.
Ceci était un détail intime. Richelieu s'était laissé prendre d'une grande passion pour cette dame, qui se montrait fort éloignée d'y répondre.
– Rien, répondit Desnoyers; monseigneur paraît avoir oublié la duchesse.
Un vague et silencieux sourire du capucin fit comprendre qu'il ne croyait pas à ce prétendu oubli; aussi le valet, qui n'y croyait pas davantage, se hâta d'ajouter:
– Du moins n'en a-t-il pas parlé tous ces derniers temps.
– Et tu n'as aucun indice sur les causes de cette humeur noire? recommença le père Joseph en scrutant toujours sa pensée.
– Pas le moindre, je m'y perds; mais pour sûr, si cela continue, il en fera une maladie.
– Aide-moi, seconde-moi, il faudra bien que nous réussissions à le distraire. Ah! si cette damnée coquette de duchesse voulait y mettre un peu du sien!..
– Oui, mais elle est intraitable.
– Il faudra pourtant qu'elle s'humanise! murmura entre ses dents le franciscain, dont les sourcils se contractèrent quasi à l'instar de son maître.
– Espérons-le, fit benoîtement le valet.
– Çà, reprit le père Joseph en désignant le cercle de solliciteurs rangés à l'autre bout de la vaste pièce, et qui n'osaient même souffler, tant son froc leur causait de respect, tu ne vas pas rebattre les oreilles de Son Éminence des noms et des requêtes de tous ces gens-là. Congédie-les, et lestement.
Sur ce, il se dirigea vers la porte accédant au cabinet du ministre, et comme il l'ouvrait sans façon, il entendit Desnoyers signifier aux solliciteurs qu'il tenait depuis deux heures et plus cloués sur leur banc d'angoisses, cet arrêt souverain et sans appel:
– Messieurs, Son Éminence ne recevra pas aujourd'hui.
Ce fut comme un coup de tam-tam. Ils se levèrent avec stupeur, et les plus opiniâtres ne s'éloignèrent qu'après avoir tenté d'intéresser ou d'attendrir l'inflexible cerbère.
Le cardinal n'était pas dans le cabinet, ou plutôt dans le salon de travail voisin de l'antichambre, et où il donnait ses audiences ordinaires.
L'abbé Desroches, qui possédait le titre de secrétaire intime, mais qui en fait de secrets et d'intimité en savait beaucoup moins que le franciscain et le valet de chambre, était assis à un bureau, répondant à une masse de lettres et de suppliques.
Il quitta sa place dès qu'il aperçut le confident par excellence, et vint le saluer avec une déférence empressée.
– De grâce, mon cher abbé, fit celui-ci, qui affectait en toute occasion une humilité monacale, ne prenez pas garde à moi; demeurez au travail, vous n'en manquez pas, d'ailleurs, si j'en juge par cette montagne d'épîtres décachetées.
– Ne m'en parlez pas, mon père, on croirait que la race des solliciteurs pullule en France, comme les grains de sable; chaque matin c'est une averse de placets plus volumineuse que la veille. Il y en a en vers, en prose, en latin, et jusqu'en grec et en hébreu.
– Et vous répondez en bon français?..
– Vous connaissez la formule habituelle.
– Eau bénite de cour.
– Sauf quelques exceptions fort rares. Comme Son Éminence entend avoir grosso modo l'indication de toutes ces requêtes, je lui signale particulièrement les plus bizarres pour l'égayer, ou les plus agréables…
– Pour la flatter.
– Et dans un cas ou dans l'autre, les originaux et les poètes se ressentent de sa générosité.
– Le moyen ne manque pas d'adresse; je vous en fais compliment, mon cher abbé, car Son Éminence a besoin de distractions, et si j'en crois mes renseignements, vous aurez eu de la peine à la faire sourire ce matin.
– Je n'ai pas même essayé, Révérence. Monseigneur a un gros nuage sur le front; les plaisantins seraient mal venus aujourd'hui, se nommassent-ils Boisrobert, Beautru ou Raconis. Je ne conseillerais pas à tout autre qu'à Votre Révérence de s'y frotter.
– C'est bien, j'ai fait congédier tous les demandeurs d'audience: veillez à ce que personne ne nous dérange. J'ai des affaires sérieuses à traiter avec Son Éminence!
– Je m'installe à demeure ici, pour arrêter les plus entreprenants.
– Oh! de l'humeur dont on sait le premier ministre, les plus entreprenants n'auront garde d'insister. Au revoir, mon cher abbé.
Le père Joseph disparut sous la tenture et pénétra dans la pièce voisine, le sanctuaire du maître.
Les portières en étaient rouges, les rideaux rouges, les tapis du parquet et des tables rouges, les meubles rouges.
C'était le cabinet cardinal par excellence.
L'ameublement était somptueux. Le marbre le plus rare, l'ébène sculpté avec profusion, l'ivoire, le bronze, l'or s'y rencontraient sous les formes les plus élégantes, jusque dans les objets les moins en évidence. Le chiffre de Richelieu se détachait en filigranes dorés sur toutes les étoffes, et son chapeau à torsades, cimier de ses armoiries, se reproduisait dans la sculpture des dossiers des fauteuils et des lambris. Il y avait encore deux objets de rigueur et de pur luxe: un portrait du roi dans un cadre splendide, sur le plus beau panneau, et un prie-Dieu monumental, au pied d'un christ d'ivoire, de Germain Pilon.
Un grand bureau à incrustations merveilleuses occupait le centre de ce cabinet, qui laissait bien loin, sous son faste et son confort, celui du roi.
Mais ce faste, ce n'était pas le bonheur.
Le ministre absolu, plus roi que le roi, auquel il ne restait pas de désir à former, avec qui les souverains traitaient de puissance à puissance; l'homme qui se considérait comme la France et ne craignait pas de dire, un jour d'épanchement et de conviction: «La royauté, c'est moi!» était là, affaissé sur lui-même, dans les coussins de son fauteuil couronné, pareil à un trône, l'œil fixe et morne, les traits ravagés, si pâle et si défait, que les reflets des draperies empourprées, au lieu de rehausser son teint, lui donnaient un aspect plus livide.
A quoi pensait-il? D'où venaient ses soucis? des affaires de l'État ou des siennes propres? Sa clairvoyance de lynx avait-elle surpris dans l'air quelque trame destinée à jeter de nouveaux obstacles sur sa voie, si énergiquement déblayée naguère? Voyait-il poindre à l'horizon des orages politiques et religieux? Les menées de Monsieur, frère du roi, les rancunes de la reine mère menaçaient-elles de se rallumer?
Les cachots du Louvre, de Bagneux, de Rueil, le donjon de Vincennes, les cellules de la Bastille contenaient-ils encore quelque prisonnier de conséquence dont il fallut ajouter le sang déjà versé entre leurs discrètes et sinistres murailles?
Desnoyers avait assuré que la duchesse de Chevreuse n'était pour rien dans ce marasme, ce n'était donc pas l'amour qu'il fallait interroger; mais de ces autres causes, laquelle était la vraie?
Le franciscain se le demandait, et se répondait sans hésitation: aucune!
Ces accès n'étaient pas nouveaux pour son maître. Ils se présentaient en quelque sorte périodiquement, et de tous ses secrets, c'était peut-être le seul qu'il ne connut pas.
Le père Joseph, dans quelque disposition que fût le cardinal, était toujours le bienvenu. On disait à la cour que c'était son âme damnée, et le mot n'avait rien d'exagéré. Pour le mal comme le bien, dans les mesures les plus violentes, à travers les crises les plus scabreuses, les péripéties les plus critiques, le franciscain était là, imperturbable dans son dévouement, et ce fut souvent lui qui, plus fort que Richelieu, releva son moral abattu et remit à flot sa barque chavirée.
Il avait d'ailleurs une manière de procéder dans leurs entretiens et leurs conseils, qui séduisait l'Éminence. Sous ses formes humbles et admiratives, il ne l'abordait pas par interrogations, mais par affirmations. Doué d'une perspicacité et d'un tact prodigieux, il ne demandait pas: Cela est-il? il ne disait même pas dubitablement: Si cela était? Il arrivait sûr de lui, et entrant du premier mot au vif de la question: Cela est, disait-il.
Et Richelieu, auquel cette forme évitait les circonlocutions, les ambages, les confidences gênantes, le prenait également pour intermédiaire de ses affaires de galanterie, et pour agent de sa politique.
Comment se faisait-il donc qu'il ignorât le sujet de sa tristesse présente?
Le cardinal, placé vis-à-vis d'une grande glace de Venise, cadeau ducal du doge de la république, le vit entrer, humble et modeste comme il était dans ses allures.
A cette vue, il poussa un soupir de soulagement, et pour se ranimer:
– Enfin, c'est toi, fit-il en le tutoyant amicalement, comme il se plaisait à le faire dans l'intimité.
– Avec une annonce satisfaisante, monseigneur.
– Satisfaisante?.. répéta-t-il avec un air de doute et de découragement.
– Je la crois telle, du moins, Éminence, car l'homme que vous avez souhaité voir est là.
– Personne ne l'a aperçu? demanda-t-il vivement.
– Personne.
– Personne ne sait son arrivée à Paris?
– Personne. A sa descente du coche, une voiture sans armoiries, l'a pris et amené jusqu'au poteau du midi, où je l'ai reçu et d'où je l'ai conduit à mon oratoire.
– S'il allait s'aviser d'en sortir?
– Voici la clef; il est sous double tour.
– Et quel homme est-ce?
– Vous allez le voir vous-même. Boisenval, qui l'a été quérir et a fait le voyage avec lui, sans le perdre de vue une seconde, dit que c'est un fou ou un profond intriguant.
– Pourquoi Boisenval?.. demanda Richelieu, revenant sur ce nom.
– Comme l'un de nos serviteurs les plus éprouvés. Une mission ne pouvant être abandonnée au premier venu.
– Sans doute; mais souviens-toi que pour ce motif même il faut ménager nos rapports avec lui. C'est un affidé précieux; il vaut mieux qu'il nous serve sous le manteau qu'au grand jour.
– C'était assez clairement dire qu'il fallait réserver le sieur de Boisenval pour le rôle d'espion ou d'agent provocateur. Le franciscain n'eut garde de blâmer cette honnête tactique, et promit au contraire de s'y conformer avec zèle.
– Plus qu'un mot: cet homme sait-il où il est et pourquoi on le mande?
– Boisenval s'est présenté, muni de la lettre que j'écrivais confidentiellement au supérieur de la communauté, à Amiens, pour le prier de m'envoyer ce jeune frère. Le supérieur, avec une déférence dont nous lui tiendrons compte, et sans élever une objection, l'a fait venir et lui a donné l'ordre de suivre ce gentilhomme partout où il lui plairait de le conduire. Il s'est incliné, a demandé la bénédiction de son chef, et s'est remis à la discrétion de notre messager avec une docilité évangélique.
– C'est étrange… murmura Richelieu, qui semblait se consulter lui-même.
Puis ayant vaincu une mystérieuse réticence:
– Allons, conduis-moi! dit-il en indiquant la petite porte d'un escalier dérobé, qui plongeait jusqu'aux souterrains du Louvre à travers tous les étages.
II
LE VISIONNAIRE
Le cardinal et le franciscain descendirent jusqu'aux salles basses du palais. C'étaient des locaux qui, dans l'origine, formaient le rez-de-chaussée. Les remblais et l'exhaussement successif du sol de la cour carrée et des jardins intérieurs, d'une part, la construction de quais et de défenses contre les débordements de la rivière, de l'autre, les avaient réduits à l'état de souterrains.
Au-dessous, cependant, régnaient encore les anciens caveaux, grottes obscures, disposés en compartiments sinistres, à la suite de la destruction de la Grosse-Tour, pour en remplacer les cachots et les fosses.
C'était donc dans cet espèce de sous-sol, désigné sous le nom de salles basses, et en partie consacré au service du palais, cuisines, offices, celliers, que le père Joseph, fidèle à son rôle d'humilité, s'était choisi, au fond de la galerie la moins fréquentée, une cellule et un oratoire.
Ces deux petites pièces donnaient l'une dans l'autre. A moitié enfouies sous terre, comme on vient de l'expliquer, elles recevaient chacune le jour par une croisée carrée, soupirail garni de barres de fer, et plus pareil à des huis de prison qu'aux fenêtres d'un hôtel libre.
Ces croisées se trouvaient presque au niveau du sol du côté de la cour; mais en dedans, elles joignaient le plafond, et l'on ne pouvait y mettre l'œil qu'en montant sur une chaise.
La cellule ne possédait qu'une couchette de cénobite: un matelas sur des planches, deux ou trois sièges de bois, une petite table munie des objets nécessaires pour écrire, et, dans un casier, une demi-douzaine de bouquins mystiques.
L'oratoire était plus pauvre encore: un prie-Dieu sans coussins, sous une grande croix de bois noir; un livre de prières, un bénitier de grès et un bouquet d'anciens rameaux.
C'est là que se retirait le père Joseph, lorsque les intérêts ou les travaux de son patron ne lui permettaient pas de se recueillir dans la chère cellule de son couvent de la rue Saint-Honoré, son asile de prédilection.
Le père Joseph avait alors une cinquantaine d'années; de ses passions, qui avaient été brûlantes, une seule semblait survivre, celle de l'intrigue, et, à ce titre, il ne pouvait trouver un meilleur chef de file que le cardinal.
Il était de grande naissance; son père, Jean Leclerc, seigneur du Tremblay, avait été président des requêtes du palais. Sous le nom de Mastèce, le jeune du Tremblay avait abordé avec gloire la carrière des armes; puis tout à coup, au moment où ses talents donnaient le plus d'espérances, il avait quitté le monde, l'armée et jusqu'à son nom, pour revêtir le froc de capucin, sous lequel son mérite ne tarda point cependant à percer encore. Il atteignit rapidement aux premières fonctions de son ordre.
Ce fut alors que Richelieu le distingua, le manda près de lui, et que s'établit cette alliance pareille à un pacte, qui, de part et d'autre, se perpétua si longtemps.
Lorsqu'ils arrivèrent à la cellule, le franciscain fit tourner la clef dans la serrure, fermée à double tour, ainsi qu'il l'avait dit, et invita silencieusement le cardinal à entrer.
La porte de l'oratoire était ouverte; sur le prie-Dieu, qui faisait face, ils aperçurent celui qu'ils cherchaient, agenouillé, le coup tendu vers la croix de bois, immobile, dans l'attitude de l'extase.
Il ne les avait pas entendus venir.
Richelieu observait d'un air pensif, sans remarquer que son compagnon attendait ses ordres pour agir ou parler.
Évidemment, chose étrange et sans exemple peut-être, il éprouvait certains scrupules, certaine hésitation, une sorte de respect humain probablement dans la démarche à laquelle il se livrait.
Mais il n'était pas homme à balancer longtemps.
– Holà! commanda-t-il de son ton sec et impérieux, monsieur, on souhaite vous entretenir un instant.
L'inconnu ne donna aucun signe d'attention.
Richelieu laissa poindre un geste d'impatience, que le père Joseph réprima d'un autre signe respectueux, mais imposant à la fois.
S'approchant à petits pas de ce singulier personnage:
– Frère Jean, lui dit-il, vous reprendrez votre méditation tantôt; pour l'heure, on a besoin de vous.
Celui auquel il s'adressait quitta enfin la croix du regard, exécuta les mouvements d'un homme qui sort du sommeil, se leva lentement, et se tournant vers ses visiteurs, les salua d'une inclination profonde.
Richelieu se souvint du mot de Boisenval: «C'est un fou ou un intriguant.»
Il avait sa façon d'étudier la physionomie des gens, non pas, comme le père Joseph, d'un regard mêlé d'astuce et de méfiance, mais d'un véritable coup d'œil d'aigle. Ce premier jugement était d'ailleurs sûr et irrévocable.
Il considéra donc l'inconnu de cet air calme et froid qui lui était propre, et sous lequel les plus forts rentraient en eux-mêmes intimidés.
– Mais cette fois, celui qu'il observait demeura impassible, et l'étonna lui-même par l'expression singulière de sa prunelle d'un azur pareil à l'outremer, claire et profonde à la fois.
C'était un tout jeune homme, que son absence de barbe rajeunissait encore. Il était mince et élancé, d'une pâleur étrange, presque transparente, sous laquelle on sentait une organisation nerveuse d'une mobilité et d'une expression extrêmes. Ses cheveux blonds et soyeux tombaient sans art jusque sur ses épaules.
Son costume était d'une grande simplicité et noir dans toutes ses parties.
– Frère Jean, lui dit le père Joseph, savez-vous devant qui vous êtes?
– Devant de puissants personnages, sans doute, mais moins grands que Dieu, devant qui j'étais tout à l'heure.
Richelieu observait toujours; le maintien de ce jeune homme, son organe clair et pénétrant n'étaient pas ceux d'un insensé; la simplicité et l'accent convaincu de sa réponse n'indiquaient pas non plus un intriguant ni un ambitieux; et le cardinal formula son opinion par ces mots adressés au franciscain, qui seul pouvait les comprendre:
– Boisenval est un sot.
– C'est bien possible, répondit par un geste silencieux le père Joseph; mais alors, sembla-t-il ajouter, que faut-il croire?
– Monsieur, dit le cardinal au jeune homme, vous vous nommez Labadie?
– Frère Jean, répondit-il.
– Soit! frère Jean, puisque tel est le nom que vous avez voulu adopter en entrant aux Jésuites de Bordeaux, que vous quittâtes pour ceux d'Amiens. Votre père était un des archers de la citadelle de Bourg en Guienne. Vous n'avez encore reçu que les premiers ordres, et vous vous disposez à faire profession, votre âge s'étant opposé à ce que vous prononciez vos vœux plus tôt.
– Tout est exact, monseigneur, et vous êtes aussi bien renseigné sur mon compte que je le suis moi-même. Daignerez-vous me dire à quoi je suis redevable de cet honneur?
– Il faut d'abord que vous sachiez qui nous sommes: le père Joseph, supérieur des capucins de l'ordre de Saint-François, et…
– Et monseigneur le cardinal de Richelieu, acheva le jeune homme, devinant le titre de son interlocuteur et le saluant de nouveau.
Mais cet acte de respect vis-à-vis d'un prince de l'Église était accompli sans servilité et sans hypocrisie.
– Que Votre Éminence parle, j'obéirai.
– Je suis ennemi des novateurs, monsieur, mais je le suis tout autant des superstitions.
– C'est le propre de la vraie religion de se tenir dans un sage milieu.
– Or, poursuivit le cardinal sans relever cette réflexion, je tiens pour superstitieuses toutes pratiques tendant à violer l'ordre naturel et logique des choses constituées par le Créateur, et à amener des résultats contraires à ses lois.
– Votre Éminence a raison de proscrire les pratiques de nécromancie et d'astrologie, qui sont pactes démoniaques; mais elle appartient à l'Église, dont la foi repose sur des miracles, et elle ne nie pas les miracles, qui sont manifestations divines, mais surnaturelles aussi.
Richelieu échangea un regard singulier avec le père Joseph, en présence de cette logique embarrassante.
– Je m'incline devant les miracles, répondit-il, mais je suis homme à faire brûler les faux prophètes.
Cette terrible parole devait se réaliser un peu plus tard, par le supplice d'Urbain Grandier.
– Tout imposteur mérite châtiment, prononça sans s'émouvoir le jeune homme.
– Je suis charmé de vous trouver de cet avis. Conservez la même franchise, dites-moi pourquoi les Pères de la compagnie de Jésus d'Amiens vous appellent le Visionnaire.
– En raison, monseigneur, de l'influence et des pratiques qui m'ont été révélées par des voix inconnues.
– Et si ces voix émanaient de l'esprit des ténèbres?
– Elles émanent du ciel, monseigneur, car elles ne m'ont jamais conseillé que le bien. Elles m'ont enseigné que je posséderais la vertu de dominer certaines intelligences, et d'en obtenir, une fois soumises à ma volonté, des révélations surhumaines.
Le cardinal éprouva comme un frémissement involontaire et ne répondit pas de suite.
Ce jeune homme se trompait peut-être, mais à coup sûr il avait la foi. La réputation qui l'avait précédé et indiqué à Richelieu était étrange et fort accréditée. On lui attribuait des prodiges, et des témoins respectables s'en portaient garants.
Il ne procédait pas par les moyens ténébreux des nécromans; il prétendait tirer toute sa puissance de l'effet de son simple regard et de sa persistance de volonté. Une émanation était en lui, disait-il, qui domptait les résistances et provoquait l'extase et la révélation.
Aujourd'hui que cette influence a pris un nom et s'est constituée en école sous le nom de mesmérisme, nous nous rendons un compte plus exact des courants magnétiques. Sous Louis XIII, on ne connaissait encore que les sorciers.
On avait même perdu, à cette époque, la notion de certains cas fort éclatants de magnétisme, tels que ceux de l'infortuné curé des Accoules, de Marseille, Gaufridy, brûlé pour avoir retrouvé une science oubliée depuis les temps païens, qui la connaissaient et la pratiquaient comme chose divine.
Richelieu, en dépit de la profession de foi qu'il venait de faire à Labadie, était enclin à croire aux œuvres surnaturelles. Autrement, eût-il condamné à l'autodafé Urbain Grandier, dont nous parlions tout à l'heure, coupable absolument du même crime de magnétisme que frère Jean, mandé par le cardinal avec tant de précautions du fond de la communauté d'Amiens?
Labadie n'est donc point un personnage imaginaire; c'est l'histoire qui nous transmet les détails de son existence, et qui ne permet aucun doute sur l'intérêt et l'attention que lui porta le tout-puissant ministre de Louis XIII.
Ce jeune homme mena, dès qu'il eut l'âge de raison, une vie singulière, exceptionnelle, insubstantielle en quelque façon. Il ne mangea jamais de viande ni d'aliments condimentés, les fruits et les herbes composaient toute sa subsistance, et il est permis de croire que ce régime contribua aux phénomènes qui lui valurent son nom de Visionnaire et qui l'assimilèrent aux Pères du désert, sur les traces desquels il prétendait marcher.
Mais sans devancer les événements, nous le voyons ici au début de sa carrière, et c'est là que nous devons provisoirement nous arrêter.
Richelieu, en proie à ces accès de misanthropie que nous avons signalés, poursuivi par une idée fixe pleine d'amertume, avait voulu le consulter.
L'interrogatoire préalable qu'il lui imposait avait pour but de s'assurer qu'il n'allait pas au-devant d'une mystification, et que la réputation de frère Jean reposait sur des circonstances au moins plausibles.
– Ainsi, monsieur, reprit-il, vous prétendez, grâce à une seconde vue, renouer le fil des événements passés, évoquer les mystères les plus ignorés, saisir la trame de ceux qui s'agitent, tenir en un mot, en votre main, la clef du passé, du présent et de l'avenir?
– Pardonnez-moi, monseigneur, vous exagérez ma puissance. L'avenir n'appartient qu'à Dieu. Mais il accorde, en effet, à certains hommes, et j'en suis un, le pouvoir de descendre au fond des ténèbres du passé et de l'actuel.
Soit que cet accent eût gagné Richelieu, soit que, comme tous les humains, il crût volontiers à ce qu'il souhaitait, son œil jeta une flamme soudaine.
– Maître du présent!.. murmura-t-il, ce serait assez…
Il pensait à la force qu'il aurait, si un agent sûr lui dévoilait, à mesure qu'elles surgiraient, les trames de ses ennemis.
Le franciscain, habitué à lire dans sa pensée, se pencha vers lui.
– Ce serait trop beau!.. lui dit-il.
Mais son imagination était lancée.
– C'est le présent que je veux connaître… Parlez, et pour peu que votre art s'exerce avec le moindre bonheur, frère Jean, vous n'aurez qu'à souhaiter; formés par vous, tous les désirs qu'un roi pourrait satisfaire seront satisfaits.
– Ma vie est d'humilité et d'abnégation, répondit le jeune homme; ma cellule pour prier, une chaire pour faire entendre la parole de Dieu, voilà mon ambition. Mais je me suis mis à votre discrétion, monseigneur, et je veux vous obéir.
– Nous vous écoutons.
– Oh! fit le visionnaire, je ne saurais procéder ainsi et avec mes seules ressources!
– Que vous faut-il donc?
– Une personne autant que possible en âge d'adolescence, une jeune fille préférablement, avec laquelle j'entre en communication, par la seule force de la pensée, que je réduise à mon gré en état d'extase, et de qui j'obtienne, par la seconde vue, la révélation souhaitée.
