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Kitabı oku: «Monsieur de Camors — Complet», sayfa 3

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Il se demanda douloureusement s'il n'y avait pas de milieu entre la Terreur et l'Inquisition, et s'il fallait être en ce monde un fanatique ou rien. Il chercha quelque opinion intermédiaire constituée avec la force et la cohésion d'un parti, et il ne la put découvrir.

Il semblait alors que toute la vie se fût réfugiée dans les opinions extrêmes, et que tout ce qui n'était pas violent et excessif en fait de politique ou de religion fût indifférent et inerte, vivant au jour le jour, sans principe et sans foi. Tel lui parut être du moins le personnage que les tristes hasards de sa vie lui présentèrent comme le type des politiques tempérés.

Sa plus jeune tante, Louise-Élisabeth, que ses goûts portaient aux jouissances de la vie mondaine, avait jadis profité de la mort de son père pour se mésallier richement. Elle avait épousé le baron Tonnelier, dont le grand-père avait été meunier, mais dont le père, homme de mérite et d'honneur, avait rempli des fonctions élevées sous le premier Empire, le baron Tonnelier avait une grande fortune, qu'il accroissait encore chaque jour par des spéculations industrielles. Il avait été dans sa jeunesse beau cavalier, voltairien et libéral. Avec le temps, il était resté voltairien, mais il avait cessé d'être beau cavalier et surtout libéral. Tant qu'il fut simplement député, il eut encore çà et là quelques velléités démocratiques; mais, le jour où il fut investi de la pairie, il reconnut définitivement que le genre humain n'avait plus de progrès à accomplir. La Révolution française était close: elle avait atteint son but suprême. Personne ne devait plus ni marcher, ni parler, ni écrire, ni grandir: cela le dérangeait. S'il eût été sincère, il eût avoué qu'il ne concevait pas comment il pouvait y avoir encore quelquefois des orages et du tonnerre dans le ciel, et comment la nature n'était pas parfaitement heureuse et tranquille, quand lui-même l'était.

Lorsque son neveu put l'apprécier, le baron Tonnelier n'était plus pair de France; mais, étant de ceux qui ne se font pas de mal en tombant, qui même se font quelquefois du bien, il avait reconquis une position très élevée dans le monde officiel, et il s'efforçait consciencieusement de rendre au gouvernement nouveau les services qu'il avait rendus au règne précédent. Il parlait avec une aisance étrange de supprimer tel journal, tel orateur, tel professeur, tel livre, de supprimer tout, excepté lui. À l'entendre, la France avait fait fausse route depuis 1789, et il s'agissait de la ramener en deçà de cette date fatale. Toutefois, il ne parlait pas de retourner pour son compte au moulin de son grand-père, ce qui était contradictoire. Si ce vieillard eût rencontré la Liberté, sa mère, au coin d'un bois, il l'eût étranglée. Nous ajouterons à regret qu'il avait coutume de qualifier de bousingots ceux de MM. les ministres qui lui étaient suspects de dispositions libérales, et en particulier ceux qui prétendaient favoriser l'instruction populaire. Jamais, en un mot, conseiller plus funeste n'approcha d'un trône. Heureusement, s'il en était près par la dignité, il en était loin par la confiance.

C'était, du reste, un homme aimable, encore vert et galant, plus galant même qu'il n'était vert. Il en résultait qu'il avait d'assez mauvaises mœurs. Il hantait fort les coulisses. Il avait deux filles, récemment mariées, devant lesquelles il citait volontiers les plus piquantes plaisanteries de Voltaire et les historiettes les plus salées de Tallemant des Réaux; c'est pourquoi toutes deux promettaient de fournir à la chronique légère, comme leur mère avant elles, une série d'anecdotes intéressantes.

Pendant que Louis de Camors apprenait par le contact et par l'exemple des membres collatéraux de sa famille à se défier également de tous les principes et de toutes les convictions, son terrible père l'achevait. Viveur à outrance, dépravé jusqu'aux moelles, égoïste effréné, passé maître dans l'art de la haute gouaillerie parisienne, se croyant supérieur à tout parce qu'il rabaissait tout, et se complaisant finalement à flétrir tous les devoirs dont il avait aimé toute sa vie à se dispenser, voilà son père. Avec cela, l'honneur de son cercle, une grande mine, et je ne sais quel charme imposant. Le père et le fils se voyaient peu. M. de Camors étant beaucoup trop fier pour mêler son fils à ses désordres personnels; mais la vie commune les rapprochait quelquefois aux heures des repas. Il écoutait alors avec sa manière froide et railleuse les récits enthousiastes ou découragés du jeune homme; il ne lui faisait jamais l'honneur d'une controverse sérieuse: il répondait par quelques paroles amères et hautaines, que son fils sentait tomber comme des gouttes glacées sur ce qui restait de flamme dans son cœur.

À mesure que le découragement l'envahissait, il perdait l'entrain du travail et s'abandonnait de plus en plus aux plaisirs faciles des oisifs de sa condition. En s'y abandonnant, il en prit le goût; il y porta les séductions de sa personne et la supériorité de ses facultés, mais en même temps une sorte de tristesse sombre et parfois violente. Ce qu'il y avait en lui d'âpre et de malfaisant ne l'empêcha nullement d'être aimé des femmes, et le fit redouter des hommes. On l'imita. Il contribua à fonder la charmante école de la jeunesse sans sourire. Ses airs d'ennui et de lassitude, qui avaient du moins chez lui l'excuse d'une cause sérieuse, furent copiés servilement par des adolescents qui n'avaient jamais connu d'autres souffrances que celles d'un estomac surmené, mais à qui il plaisait néanmoins de paraître fanés dans leur cœur et de mépriser l'humanité.

Nous avons retrouvé Camors dans cette phase de sa vie. Rien de plus artificiel, on l'a compris, que l'insouciant dédain dont ce jeune homme portait le masque. En tombant dans la fosse commune du doute, il avait sur la plupart de ses contemporains l'avantage de n'y pas faire son lit avec une lâche résignation. Il s'y soulevait et s'y débattait sans cesse par de violents sursauts. Les âmes fortes ne s'endorment pas aisément. L'indifférence leur pèse. Il leur faut un mobile, une raison de vivre, une raison d'agir, une foi. Louis de Camors allait enfin trouver la sienne.

III

Son père, dans son testament de mort, ne lui avait pas tout dit. Outre les moyens de parvenir, il lui en laissait la nécessité, car le comte de Camors était ruiné aux trois quarts. Le désordre de sa fortune datait de loin. C'était pour en réparer les brèches qu'il s'était marié; mais cette opération n'avait pas réussi. Un héritage considérable sur lequel il comptait pour sa femme, et qui avait déterminé son choix, était allé ailleurs. Un établissement de bienfaisance en avait profité. Le comte de Camors avait intenté un procès aux légataires devant le conseil d'État; puis il avait consenti à transiger moyennant une rente viagère d'une trentaine de mille francs, qui naturellement s'éteignait avec lui. Il jouissait encore de quelques grasses sinécures que son nom, ses relations de cercle et l'autorité de sa personne lui avaient fournies dans de grandes administrations financières. Ces ressources ne lui survivaient pas davantage. Il n'était que locataire de l'hôtel qu'il occupait, et le nouveau comte de Camors se trouvait réduit finalement à la simple dot de sa mère, qui, pour un homme de son rang et de ses goûts, était un pauvre viatique.

Son père lui avait, d'ailleurs, laissé entendre plus d'une fois qu'il n'aurait rien de plus à espérer après lui. Le jeune homme s'était donc dès longtemps habitué à cette perspective, et, quand elle se réalisa, il ne fut ni aussi surpris ni aussi frappé qu'il aurait dû l'être de l'imprévoyant égoïsme dont il était victime. Son culte pour son père n'en fut pas altéré, et il n'en lut pas avec moins de respect et de confiance le testament singulier qui figure en tête de ce récit. Les théories morales que ce document lui recommandait n'étaient pas nouvelles pour lui; elles étaient dans l'air, il les avait bien des fois agitées dans son cerveau fiévreux; mais jamais elles ne lui étaient apparues avec la force condensée d'un dogme, avec la netteté précise d'un système pratique, ni surtout avec l'autorité d'une telle voix et d'un tel exemple.

Un incident vint appuyer puissamment dans son esprit l'impression de ces pages suprêmes. Huit jours après la mort de son père, il était à demi couché sur le divan de son fumoir, le visage sombre comme la nuit et comme les pensées qui l'occupaient lorsqu'un domestique entra et lui remit une carte. Il la prit, et lut: Lescande, architecte. Deux points rouges tachèrent soudain ses joues pâles.

— Je ne reçois pas, dit-il.

— C'est ce que j'ai dit, répliqua le domestique; mais ce monsieur insiste si extraordinairement...

— Si extraordinairement?

— Oui, monsieur, comme s'il avait à parler à monsieur de choses très sérieuses.

— Très sérieuses? répéta de nouveau Camors en regardant le valet dans les yeux. — Faites monter.

Camors se leva et marcha dans la chambre. Un sourire d'une amertume douloureuse plissa ses lèvres, et il murmura:

— Est-ce qu'il va falloir le tuer maintenant?

Lescande fut introduit, et son premier geste démentit les appréhensions que ces paroles révélaient. Il se précipita et saisit les deux mains du jeune comte. Camors remarqua pourtant que ses traits étaient décomposés et que ses lèvres tremblaient.

— Assieds-toi, lui dit-il, et remets-toi.

— Mon ami, dit Lescande après un moment, je viens te voir bien tard... Je te demande pardon... mais j'ai été moi-même si malheureux!.. Tu vois, je suis en deuil...

Camors sentit un frisson traverser ses os.

— En deuil! dit-il, comment?

— Juliette est morte, dit Lescande.

Et il cacha ses yeux sous sa large main.

— Mon Dieu! dit Camors d'une voix sourde.

Il écouta un moment Lescande qui sanglotait. Il fit un mouvement pour lui prendre la main, et n'osa pas.

— Est-ce possible! reprit-il.

— Cela est arrivé si vite, dit Lescande, que cela me paraît un rêve... un rêve affreux... Tu sais, la dernière fois que tu es venu, elle souffrait... je te l'avais dit, je m'en souviens... Elle avait pleuré toute la journée... pauvre enfant! Le lendemain, quand je suis revenu, elle a été prise... Une congestion aux poumons... à la tête aussi... est-ce que je sais? enfin, elle est morte... que veux-tu!.. et si bonne, si aimante jusqu'au dernier instant, mon ami!.. Une demi-heure avant, elle m'a appelé... elle m'a dit: «Oh! je t'aimais tant! je t'aimais tant! je n'aimais que toi... vraiment que toi! Pardonne-moi!.. pardonne-moi!..» Lui pardonner... quoi, mon Dieu? De mourir probablement!.. car jamais elle ne m'avait fait un autre chagrin au monde... avant celui-là! Ô Dieu de bonté!

— Je t'en prie, mon ami...

— Oui, oui! j'ai tort, pardon! Tu as aussi tes douleurs, toi... mais on est égoïste, tu sais... Ce n'est pas de cela que je suis venu te parler, mon ami... Dis-moi... je ne sais ce qu'il y a de vrai dans un bruit qui s'est répandu... Tu m'excuseras si je me trompe... Je suis bien loin de songer à t'offenser, tu peux croire, mais enfin on dit que tu restes dans une situation de fortune difficile... Si cela était, mon ami...

— Cela n'est pas.

— Enfin, si cela était... je ne vais pas garder ma petite maison là-bas, tu comprends... à quoi bon maintenant?.. Quant à mon fils, il peut attendre, je travaillerai pour lui... Eh bien, ma maison vendue, j'aurai deux cent mille francs, j'en mets la moitié à ta disposition... tu me les rendras, si tu peux.

— Merci, mon ami, dit Camors... Véritablement je n'ai besoin de rien... Il y a bien ici quelque désordre... mais je reste encore plus riche que toi.

— Oui, mais avec tes goûts...

— De grâce!

— Enfin tu sauras toujours où me trouver... et je compte sur toi, n'est-ce pas?

— Oui.

— Adieu, mon ami... Je te fais du mal... je m'en vais... au revoir... Tu me plains, dis?

— Oui, au revoir.

Lescande sortit.

Le jeune comte était demeuré debout, immobile, les yeux fixés dans le vide. De légères convulsions passaient sur ses traits. Cette minute fut décisive dans sa vie. Il y a des moments où le besoin du néant se fait si violemment sentir, qu'on y croit et qu'on s'y jette. En présence de ce malheureux homme si indignement trahi, si brisé, si confiant, Camors, s'il y avait quelque chose de vrai dans la vieille morale spiritualiste, devait se reconnaître coupable d'une action atroce qui le condamnait à un remords presque insoutenable; mais, s'il était vrai que le troupeau humain fût le résultat purement matériel des forces de la nature, produisant au hasard des êtres forts et des êtres faibles, des agneaux et des lions, — il n'avait fait que son métier de lion en égorgeant son camarade. Il se dit, le testament de son père sous les yeux, qu'il en était ainsi, et se calma.

Plus il réfléchit ce jour-là et les jours qui suivirent, dans la retraite profonde où il s'ensevelit, plus il se persuada que cette doctrine était la vérité même qu'il avait tant cherchée, et que son père lui avait légué la vraie formule de la vie. Son âme épuisée de dégoûts et d'inertie, son âme vide et froide, s'ouvrit avec une sorte de volupté à cette lumière qui la remplit et l'échauffa. Il avait dès ce moment une foi, un principe d'action, un plan d'existence, tout ce qui lui manquait, et il n'avait plus ce qui l'oppressait, ses doutes, ses agitations, ses remords. Cette doctrine, d'ailleurs, était haute ou du moins hautaine: elle satisfaisait son orgueil et justifiait ses mépris. Pour conserver sa propre estime, il lui suffirait de rester fidèle à l'honneur, de ne faire rien de bas, comme le disait son père, et il était bien décidé à ne rien faire en effet qui eût à ses yeux ce caractère. Au surplus, il y avait des hommes — n'en avait-il pas rencontré? — profondément imbus du dogme matérialiste, et qui comptaient parmi les plus honnêtes gens de leur temps. Peut-être eût-il pu se demander si ce fait incontestable ne devait pas être attribué aux individus et non à la doctrine, et s'il n'y avait pas dans le mal comme dans le bien des hommes qui croient et qui ne pratiquent pas. Quoi qu'il en soit, à dater de cette crise, Louis de Camors fit du testament de son père le programme de sa vie.

Développer à toute leur puissance les dons physiques et intellectuels qu'il tenait du hasard, faire de lui-même le type accompli d'un civilisé de son temps, charmer les femmes et dominer les hommes, se donner toutes les joies de l'esprit, des sens et du pouvoir, dompter tous les sentiments naturels comme des instincts de servage, dédaigner toutes les croyances vulgaires comme des chimères ou des hypocrisies, ne rien aimer, ne rien craindre et ne rien respecter que l'honneur, tels furent en résumé les devoirs qu'il se reconnut et les droits qu'il s'arrogea.

C'était avec ces armes redoutables, maniées par une intelligence d'élite et par une volonté vigoureuse, qu'il devait rentrer dans le monde, le front calme et grave, l'œil caressant et implacable, le sourire aux lèvres, comme on l'a connu. Dès cet instant, il n'y eut plus un nuage ni dans sa pensée, ni sur ses traits, qui semblèrent même ne plus vieillir.

Il résolut avant tout de ne point déchoir et de conserver, malgré l'exiguïté présente de ses ressources, ses habitudes d'élégance et de luxe, dût-il vivre pendant quelques années sur son capital. La fierté et la politique lui en donnaient également le conseil. Il n'ignorait pas que le monde est aussi dur aux besoigneux qu'il est secourable à ceux qui ne manquent de rien. S'il l'eût ignoré, l'attitude première de sa famille après la mort de son père l'eût suffisamment édifié à cet égard. Sa tante de la Roche-Jugan et son oncle Tonnelier lui avaient, en effet, témoigné en cette circonstance la froide circonspection de gens qui peuvent soupçonner qu'ils ont affaire à un malheureux. Ils avaient même, pour plus de sûreté, quitté Paris, en négligeant de dire au jeune comte quelle retraite ils avaient choisie pour y cacher leur douleur. Il devait, au reste, l'apprendre bientôt. Pendant qu'il achevait de liquider la succession de son père et qu'il organisait ses projets de fortune et d'ambition, il éprouva par une belle matinée du mois d'août une assez vive surprise.

Il comptait parmi ses parents un des plus riches propriétaires fonciers de France, le général marquis de Campvallon d'Arminges, célèbre au Corps législatif par ses interruptions effrayantes. Il avait une voix de tonnerre, et, quand il disait de cette voix de tonnerre: «Bah!.. Allons donc!.. Assez!.. Ordre du jour!» l'hémicycle tremblait dans ses profondeurs, et MM. les commissaires du gouvernement bondissaient sur leurs sièges. C'était, d'ailleurs, le meilleur homme du monde, quoiqu'il eût tué en duel deux de ses semblables; mais il avait eu ses raisons. — Camors le connaissait peu; il lui rendait strictement les devoirs que la parenté et la politesse exigeaient, le rencontrait au cercle, faisait quelquefois son whist, et c'était tout. Il y avait deux ans que le général avait perdu un neveu qui était l'héritier direct de son nom et de ses biens, et il était assiégé en conséquence d'une foule de cousins et de collatéraux empressés, parmi lesquels madame de la Roche-Jugan et la baronne Tonnelier concouraient au premier rang. Camors était d'une humeur différente, et il avait depuis ce temps apporté dans ses relations avec le général une réserve particulière.

Il ne reçut donc pas sans étonnement le billet que voici:

«Mon cher parent,

»Vos deux tantes et leur famille sont chez moi, à la campagne. S'il vous était agréable de les rejoindre, je serai toujours heureux d'offrir une cordiale hospitalité au fils d'un vieil ami et d'un compagnon d'armes. Je me suis présenté chez vous avant de quitter Paris; mais vous étiez invisible. J'ai compris votre douleur. Vous avez fait une perte irréparable: j'y ai pris une vive part.

»Recevez, mon cher parent, mes meilleurs sentiments.

»Général marquis DE CAMPVALLON D'ARMINGES.

Château de Campvallon, voie de l'Ouest.

»Post-scriptum. — Il est possible, mon jeune cousin, que j'aie à vous entretenir d'un objet intéressant!»

Cette phrase finale et le point d'exclamation qui la suivait ne laissèrent pas de troubler un peu le calme impassible dont M. de Camors faisait en ce moment l'apprentissage. Il ne put s'empêcher de voir miroiter sous les voiles de ce mystérieux post-scriptum les sept cent mille livres de revenu foncier qui formaient le superbe apanage du général. Il se souvint que son père, qui avait servi quelque temps en Afrique, avait été attaché à la personne de M. de Campvallon en qualité d'aide de camp, et qu'il lui avait même rendu un service assez sérieux dans une circonstance difficile. Il sentit, d'ailleurs, parfaitement le ridicule de ces rêveries, et, voulant toutefois en avoir le cœur net, il partit le surlendemain pour Campvallon.

Après avoir subi pendant sept ou huit heures tous les agréments et tout le confortable que la ligne de l'Ouest a la réputation de réserver aux voyageurs, M. de Camors arriva le soir à la gare de ***, où une voiture du général l'attendait. La masse seigneuriale du château de Campvallon lui apparut bientôt sur une hauteur dont les pentes étaient couvertes de bois magnifiques qui descendaient avec majesté jusqu'à la plaine et s'y étendaient largement.

C'était l'heure du dîner; le jeune homme mit un peu d'ordre dans sa toilette, et gagna presque aussitôt le salon, où sa présence parut jeter un certain froid dans le sein de la famille. Le général, en revanche, lui fit un accueil chaleureux; seulement, comme il avait l'imagination courte, il ne trouva rien de mieux que de lui répéter, en lui secouant la main à la briser, les propres expressions de sa lettre: «Le fils d'un vieil ami! d'un compagnon d'armes!» Il accentua, d'ailleurs, ces mots de sa voix grasse et sonore, avec une telle énergie, qu'il en fut lui-même impressionné; car on pouvait remarquer que le général était toujours étonné et comme saisi des paroles qui sortaient de sa bouche, et qui semblaient lui révéler tout à coup à lui-même l'étendue de ses idées et la profondeur de ses sentiments. Pour achever son portrait, c'était un homme de taille médiocre, mais carré et corpulent, soufflant quand il montait les escaliers, et même en plaine; une face large comme celle d'un mascaron, et rappelant les Chimères qui jettent du feu par les narines; une épaisse moustache blanche en herse, et des petits yeux gris, toujours fixes comme ceux d'un enfant, mais terribles. Il marchait de loin sur vous, lentement, posément, l'œil direct et fascinateur, comme dans un duel à mort, et, en définitive, il vous demandait l'heure qu'il était.

Camors connaissait cette innocente manie de son hôte, et cependant il en fut dupe un instant dans le cours de la soirée. On sortait de dîner, et il se tenait mélancoliquement, une tasse de café à la main, dans l'embrasure d'une fenêtre, quand il vit le général s'avancer vers lui de l'extrémité opposée du salon avec une mine sévère et confidentielle qui paraissait annoncer une communication de la dernière importance. Le post-scriptum lui revint à la mémoire, et il crut pouvoir en attendre l'explication immédiate. Le général, arrivé à bout portant, le saisit par un de ses boutons, le fit reculer jusqu'au fin fond de l'embrasure, et, le regardant dans les yeux comme s'il eût voulu le pétrifier:

— Que prenez-vous le matin, jeune homme? lui dit-il.

— Du thé, général.

— Parfait! vous donnerez vos ordres à Pierre... comme chez vous!

Et, tournant sur ses talons avec une précision militaire, il alla rejoindre les dames, laissant Camors digérer comme il le put sa petite déception.

Huit jours s'écoulèrent. Deux fois encore le général prit son hôte pour objectif de ses marches formidables: la première fois, après l'avoir accosté et dévisagé, il se contenta de lui dire: «Eh bien, jeune homme?» et il s'en alla. La seconde fois, il ne lui dit rien, et s'en alla de même. Évidemment le général ne se souvenait pas qu'il eût jamais écrit le moindre post-scriptum. M. de Camors en prit son parti, mais il se demanda ce qu'il était venu faire à Campvallon, entre sa famille qu'il n'aimait guère, et la campagne qu'il exécrait. Heureusement, il y avait dans le château une bibliothèque fort riche et traités de jurisprudence, d'économie politique, de droit administratif et de droit international. Il en profita pour renouer le fil des sérieux travaux qu'il avait interrompus dans sa phase de découragement, et, plongé dans ces sévères études qui plaisaient à son intelligence active et à son ambition éveillée, il attendit assez paisiblement que la convenance lui permît de planter là le vieil ami et compagnon d'armes de son père.

Il montait à cheval le matin, donnait une leçon d'escrime à son cousin Sigismond, fils unique de madame de la Roche-Jugan, s'enfermait tout le jour dans la bibliothèque, et faisait le soir le bésigue du général, en observant d'un œil philosophique la lutte des convoitises qui s'agitaient autour de cette riche proie.

Madame de la Roche-Jugan avait imaginé une singulière façon de faire sa cour au général, c'était de lui persuader qu'il avait une maladie de cœur. Elle lui touchait le pouls à tout instant de sa main potelée, et tantôt le rassurait, tantôt lui inspirait une terreur salutaire, bien qu'il s'en défendît.

— Que diable! ma chère comtesse, disait-il, laissez-moi donc en repos! Je sais bien que je suis mortel comme tout le monde, pardieu! Eh bien, après?.. Ah! mon Dieu! je vous vois venir; allez, ma chère! je vous vois venir parfaitement! vous voulez me convertir!.. Ta ta ta!

Elle ne voulait pas seulement le convertir, elle voulait l'épouser et l'enterrer. Ses espérances à cet égard se fondaient principalement sur son fils Sigismond. On savait que le général regrettait vivement de n'avoir point d'héritier de son nom. Il n'avait, pour se délivrer de ce souci, qu'à épouser madame de la Roche-Jugan et à adopter son fils. Sans jamais se permettre aucune allusion directe à cette combinaison, la comtesse s'efforçait d'y amener l'esprit du général avec toute la ruse tenace d'une femme, toute l'ardeur avide d'une mère et toute la politique onctueuse d'une dévote.

Sa sœur Tonnelier sentait amèrement son désavantage. Elle n'était point veuve, et elle n'avait pas de fils; mais elle avait deux filles, toutes deux gracieuses, plus qu'élégantes, et vives comme la poudre. L'une, madame Bacquière, était la femme d'un agent de change; l'autre, madame Van Cuyp, d'un jeune Hollandais établi à Paris. Toutes deux entendaient gaiement la vie et le mariage, affolées d'un bout de l'année à l'autre, dansant, chevauchant, chassant, canotant, coquetant et chantant lestement les chansons gaillardes des petits théâtres. Camors, dans son temps de sombre humeur, avait pris formellement en grippe ces aimables petits modèles de dissipation mondaine et de frivolité femelle. Depuis que son point de vue avait changé, il leur rendait plus de justice.

— Ce sont, disait-il tranquillement, des animaux jolis qui suivent leur instinct.

Madame Bacquière et madame Van Cuyp, conseillées par leur digne mère, s'appliquaient à faire sentir au général tout ce qu'il y a de doux et de sacré dans les joies de la famille et du foyer domestique. Elles animaient extraordinairement son intérieur, éreintaient ses chevaux, tuaient son gibier et démolissaient son piano. Il leur semblait que le général, une fois habitué à ces douceurs et à cette animation, ne pourrait plus s'en passer, et que les délices de l'intimité lui deviendraient indispensables. Elles joignaient à ces adroites manœuvres des attentions délicates et familières propres à subjuguer un vieillard. Elles sautaient sur ses genoux comme des enfants, lui tiraient doucement les moustaches, et lui accommodaient à la dernière mode le nœud militaire de sa cravate.

Madame de la Roche-Jugan déplorait confidentiellement avec le général la mauvaise éducation de ses nièces, et la baronne Tonnelier, de son côté, ne négligeait aucune occasion de mettre en plein relief la nullité impertinente et sournoise du jeune comte Sigismond.

Au milieu de ces honorables conflits, une personne qui n'y prenait aucune part attirait à un haut degré l'intérêt de M. de Camors, d'abord par sa beauté et ensuite par son attitude. C'était une orpheline d'un grand nom, mais fort pauvre, dont madame de la Roche-Jugan et madame Tonnelier, ses cousines, avaient dû accepter la charge, qu'elles se partageaient. Mademoiselle Charlotte de Luc d'Estrelles passait chaque année six mois chez la comtesse et six mois chez la baronne. Elle avait alors vingt-cinq ans. Elle était grande, blonde, avec des yeux profonds, un peu à l'ombre sous l'arc proéminent de ses sourcils presque noirs. La masse épaisse de ses cheveux encadrait un front triste et superbe. Elle était mal mise ou plutôt pauvrement, n'ayant jamais voulu se vêtir des restes de ses parentes; mais ses robes de laine, faites de sa main, la drapaient comme un marbre antique. Ses cousines Tonnelier l'appelaient la déesse. Elles la détestaient, et elle les méprisait. Le nom qu'elles lui donnaient ironiquement lui convenait, d'ailleurs, à merveille. Quand elle se mettait en marche, on eût dit qu'elle descendait d'un piédestal. Sa tête paraissait un peu petite, comme celles des statues grecques; ses narines délicates et mobiles semblaient fouillées par un ciseau exquis dans un ivoire transparent. Elle avait l'air étrange et un peu sauvage qu'on suppose aux nymphes chasseresses. Sa voix était magnifique, et elle s'en servait avec goût. Elle avait, d'ailleurs, autant qu'on pouvait le savoir, un vif sentiment des arts; mais c'était une personne silencieuse dont on était forcé de deviner les pensées. Bien des fois avant cette époque, Camors s'était demandé avec curiosité ce qui se passait dans cette âme concentrée. Inspiré par sa générosité naturelle et aussi par son admiration secrète, il s'était toujours piqué de rendre à cette cousine pauvre les hommages qu'il eût rendus à une reine; mais elle avait toujours paru aussi indifférente aux attentions de son jeune parent qu'aux procédés tout opposés de ses bienfaitrices involontaires.

Son attitude au château de Campvallon était bizarre. Plus taciturne que jamais, distraite, étrangère, comme si elle eût médité quelque dessein profond, elle s'éveillait tout à coup, soulevait ses longs cils, promenait çà et là son regard bleu, et le posait soudain sur Camors, qui se sentait frissonner.

Une après-midi, comme il était dans la bibliothèque, on frappa doucement à la porte, et mademoiselle de Luc d'Estrelles entra. Elle était pâle. Il se leva un peu étonné et la salua.

— J'ai à vous parler, mon cousin, dit-elle de son accent pur et grave, légèrement précipité par une émotion évidente.

Il la regarda, lui montra un divan, et s'assit sur une chaise devant elle.

— Mon cousin, reprit-elle, vous ne me connaissez guère; mais je suis franche et brave: je viens tout droit à ce qui m'amène. Est-il vrai que vous soyez ruiné?

— Pourquoi, mademoiselle?

— Vous avez toujours été bon pour moi, et vous êtes le seul. Je vous en suis reconnaissante, et même je...

Elle s'arrêta, et une teinte rosée se répandit sur ses joues; puis elle secoua la tête en souriant, comme quelqu'un qui reprend difficilement son courage.

— Enfin, poursuivit-elle, je suis prête à vous donner ma vie. Vous me jugerez bien romanesque... mais je me fais de nos deux pauvretés réunies une image très douce... Je crois... je suis sûre que je serais une excellente femme pour un mari que j'aimerais... Si vous devez quitter la France, comme on me l'a dit, je vous suivrai... Je serai partout et toujours votre compagne fidèle et vaillante... Pardon! encore un mot, monsieur de Camors... ma démarche serait honteuse, si elle cachait une arrière-pensée... elle n'en cache aucune... Je suis pauvre... j'ai quinze cents francs de rente... Si vous êtes plus riche que moi, je n'ai rien dit, et rien au monde ne me ferait vous épouser.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
330 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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