Kitabı oku: «Monsieur de Camors — Complet», sayfa 18
Il ne voulait pas inquiéter sa jeune femme en appelant son attention sur cette espèce de spectre qu'il croyait sentir à leurs côtés; mais il ne pouvait cependant lui cacher une agitation dont chaque mouvement donnait lieu à des interprétations si fausses et si cruelles.
— Marie, lui dit-il, marchons un peu plus vite, je vous prie, j'ai froid.
Il hâta le pas, et résolut de regagner le château par le chemin public, qui était semé d'habitations. Quand ils approchèrent de la lisière du bois, quoiqu'il crût toujours entendre par intervalles les sons qui l'avaient alarmé, il se rassura, reprit quelque liberté d'esprit, et, un peu honteux même de sa panique, il fit arrêter la comtesse devant le site qui avait été le but de son excursion. C'était une muraille de roches qui dominait l'excavation profonde d'une marnière abandonnée depuis longtemps: les arbustes aux formes fantastiques qui couronnaient la cime de ce rocher, les lianes pendantes, les lierres sombres, qui en tapissaient les parois, les blancheurs de la pierre, les vagues reflets de l'étang qui croupissait au fond du gouffre, tout cela offrait sous cette nuit lumineuse un spectacle d'une beauté sauvage.
Il y avait tout autour de la marnière des accidents de terrain et des fourrés de broussailles épineuses qui obligeaient à un long détour ceux qui voulaient passer des bois sur la route voisine; mais on avait jeté sur la partie la plus resserrée de l'excavation deux troncs d'arbres accouplés et à demi aplanis qui permettaient le passage direct, tout en donnant à ceux qui s'y hasardaient l'aspect le plus complet et le plus pittoresque de ce site bizarre. Madame de Camors n'avait pas encore vu cette espèce de pont que son mari avait fait disposer tout récemment.
Après quelques minutes de contemplation, et comme il lui indiquait de la main les deux troncs d'arbres:
— Est-ce qu'il faut passer par là? lui dit-elle d'une voix très brève.
— Si vous n'avez pas peur, dit Camors; au reste, je serai là.
Il vit qu'elle hésitait, et, sous les rayons de la lune, sa pâleur lui sembla si étrange, qu'il ne put s'empêcher de lui dire:
— Je vous croyais plus brave!
Elle n'hésita plus, et mit le pied sur ce pont périlleux. — Malgré elle, tout en s'y avançant avec précaution, elle retournait à demi la tête derrière elle, et sa marche en était gênée. Tout à coup, elle chancela. M. de Camors s'élança pour la retenir, et, dans le trouble du moment, sa main s'abattit sur elle avec une sorte de violence. La malheureuse femme poussa un cri déchirant, fit un geste comme pour se débattre, le repoussa, et, courant follement sur le pont, alla se rejeter dans le bois. M. de Camors, interdit, effrayé, ne sachant ce qui se passait, la suivit à la hâte: il la trouva à deux pas du pont, adossé contre le premier arbre qu'elle avait rencontrée, tournée vers lui, épouvantée mais menaçante, et, dès qu'il approcha:
— Lâche! lui dit-elle.
Il la regardait avec un véritable égarement, quand il entendit un bruit de pas précipités: une ombre était sortie tout à coup de l'épaisseur du bois; il reconnut madame de Tècle. Elle accourut, haletante, en désordre, saisit la main de sa fille, et, dressée vers lui:
— Toutes deux ensemble au moins! dit-elle.
Il comprit enfin. Un cri s'étouffa dans sa gorge. Il saisit convulsivement son front dans ses deux mains; puis, laissant retomber ses bras désespérés:
— Ainsi, dit-il d'une voix sourde, vous me prenez pour un meurtrier! Eh bien, poursuivit-il en frappant la terre du pied avec une violence soudaine, que faites-vous là?.. Sauvez-vous!.. sauvez-vous donc!
Éperdues de terreur, elles lui obéirent. Elles se sauvèrent; la mère entraîna sa fille à grands pas, et il les vit disparaître dans la nuit.
Quant à lui, il demeura là, dans ce lieu sauvage, les heures s'écoulant sans qu'il en sût le nombre. Tantôt il allait et venait dans l'étroit espace qui le séparait du pont et de l'abîme; tantôt, s'arrêtant brusquement, les yeux baissés et fixes, il semblait aussi immobile, aussi inerte que le tronc d'arbre contre lequel il s'appuyait. S'il y a, comme nous l'espérons, une main divine qui pèse dans de justes balances nos douleurs en regard de nos fautes, ce moment dut être compté à cet homme.
VIII
Le lendemain dans la matinée, la marquise de Campvallon se promenait sur les bords d'une vaste pièce d'eau de forme circulaire qui ornait la partie basse de son parc, et dont on entrevoyait de loin à travers les arbres les reflets métalliques. Elle en faisait le tour à pas lents, le front penché, traînant sur le sable sa longue robe de deuil, et comme escortée par deux grands cygnes éblouissants de blancheur qui, semblant attendre de sa main quelque pâture, nageaient assidûment contre la rive à ses côtés. Tout à coup M. de Camors parut devant elle. Elle avait cru ne jamais le revoir; elle dressa la tête et porta vivement une main sur son cœur.
— Oui, c'est moi, lui dit-il. Donnez-moi votre main.
Elle la lui donna.
— Vous aviez raison, Charlotte, reprit-il; on ne rompt pas des liens comme les nôtres... J'en ai eu la pensée... C'était une lâcheté que je me reproche et dont j'ai été, d'ailleurs, assez puni. Cependant, je vous prie de me la pardonner.
Elle l'attira doucement à quelques pas sous l'ombre des grands platanes qui enveloppaient la pièce d'eau, elle s'agenouilla avec sa grâce théâtrale, et, attachant sur lui des yeux humides, elle couvrit ses mains de baisers. Il la releva, et, la serrant contre sa poitrine:
— N'est-ce pas pourtant, dit-il à voix basse, que vous ne vouliez pas ce crime?
Comme elle secouait la tête avec une sorte d'indécision triste:
— Au reste, reprit-il amèrement, nous n'en serions que plus dignes l'un de l'autre, car, moi, on m'en a cru capable!
Il lui prit le bras, et, tout en marchant, il lui conta brièvement les scènes de la nuit. Il lui dit qu'il n'était pas rentré dans sa maison, et qu'il était résolu à n'y rentrer jamais.
Tel avait été, en effet, le résultat de ses douloureuses méditations. Essayer d'une explication auprès de celles qui l'avaient si mortellement outragé, leur ouvrir le fond de son cœur, leur dire que cette pensée criminelle, dont elles l'accusaient, il l'avait repoussée la veille avec horreur quand une autre la proposait, — il avait songé à tout cela; mais cette humiliation, quand il eût pu s'y abaisser, eût été inutile. Comment espérer vaincre par des paroles une défiance capable de se porter à de tels soupçons? Il en devinait confusément l'origine, et il comprenait que cette défiance, envenimée par les souvenirs du passé, était incurable. Le sentiment de l'irréparable, l'orgueil révolté, l'indignation même de l'injustice ne lui avaient montré qu'un refuge possible, c'était celui où il venait se jeter.
La comtesse de Camors et madame de Tècle n'apprirent que par leurs gens et par le public l'installation du comte dans une maison de campagne qu'il avait louée à peu de distance du château de Campvallon. Après avoir écrit dix lettres qu'il avait toutes déchirées il s'était décidé à un silence absolu. Elles tremblèrent quelque temps qu'il ne leur prît son fils. Il y pensa; mais c'était une sorte de vengeance qu'il dédaigna.
Cette installation, qui affichait hautement les relations de M. de Camors avec madame de Campvallon, fit sensation dans le monde parisien, où elle ne tarda pas à être connue; elle y souleva de nouveau, on peut s'en souvenir, d'étranges rumeurs. M. de Camors ne les ignora pas, et les méprisa. Sa fierté, qui était alors exaspérée par une irritation farouche, se plut à défier l'opinion, se promettant, d'ailleurs, d'en triompher aisément. M. de Camors savait qu'il n'est pas de situation qu'on ne puisse imposer au monde avec de l'audace et de l'argent.
À dater de cette époque, il reprit énergiquement la suite de sa vie, ses habitudes, ses travaux, ses pensées d'avenir. Madame de Campvallon, initiée à tous ses projets, y ajoutait les siens, et tous deux s'occupèrent d'organiser à l'avance leurs deux existences désormais confondues pour toujours. La fortune personnelle de Camors unie à celle de la marquise ne laissait aucune limite aux fantaisies qui pouvaient tenter leur imagination. Ils convinrent d'habiter séparément à Paris; mais le salon de la marquise leur serait commun: leurs deux prestiges y rayonneraient à la fois, et en feraient un centre social d'une influence souveraine. La marquise y régnerait avec la splendeur de sa personne sur le monde des lettres, des arts et de la politique; Camors y trouverait des moyens d'action qui ne pouvaient manquer d'accélérer les hautes destinées auxquelles ses talents et son ambition l'appelaient. C'était enfin la vie qui leur était apparue, à l'origine de leur liaison, comme une sorte d'idéal du bonheur humain, celle de deux êtres supérieurs se partageant fièrement au-dessus de la foule toutes les voluptés de la terre, les ivresses de la passion et les jouissances de l'esprit, les satisfactions de l'orgueil et les émotions de la puissance. L'éclat d'une telle vie serait la vengeance de Camors, et forcerait à d'amers regrets celles qui avaient osé le méconnaître.
Le deuil encore si récent de la marquise leur commandait cependant d'ajourner la réalisation de ce rêve, s'ils ne voulaient pas heurter trop violemment la conscience publique. Ils le sentirent, et résolurent de voyager pendant quelques mois avant de rentrer à Paris. Le temps qui se passa dans leurs combinaisons d'avenir et dans les préparatifs de ce voyage fut pour madame de Campvallon le moment le plus doux de sa vie. Elle goûtait enfin dans sa plénitude une intimité si longtemps troublée, et dont le charme, à la vérité, était grand, car son amant, comme pour lui faire oublier un instant d'abandon, y prodiguait avec les grâces infinies de son esprit les effusions d'une tendresse exaltée. Il apportait en même temps à ses études particulières, comme à leurs projets communs, une ardeur, un feu qui éclatait sur son front, dans ses yeux, et qui semblait rehausser encore sa virile beauté.
Il lui arrivait souvent, après avoir quitté la marquise dans la soirée, de travailler fort tard chez lui, et quelquefois jusqu'au matin. Une nuit, peu de temps avant le jour qu'ils avaient fixé pour leur départ, le domestique particulier du comte, qui couchait au-dessous de la chambre de son maître, entendit un bruit qui l'alarma. Il monta à la hâte et trouva M. de Camors étendu sans mouvement sur le parquet au pied de sa table de travail. Ce domestique, nommé Daniel, avait toute la confiance de Camors, et il l'aimait de cette affection singulière que les natures fortes inspirent souvent à leurs inférieurs. Il envoya chercher madame de Campvallon. Elle accourut bientôt après. M. de Camors, revenu de son évanouissement, mais fort pâle, marchait à travers sa chambre quand elle entra. Il parut contrarié de la voir, et gronda assez vivement son domestique pour son zèle malavisé. Il avait eu simplement, dit-il, un de ces vertiges auquel il était sujet. Madame de Campvallon se retira presque aussitôt, après l'avoir supplié de ne plus se livrer à ces excès de travail.
Quand il vint chez elle le lendemain, elle ne put être surprise de l'abattement dont sa physionomie était empreinte, et qu'elle attribuait à la secousse qu'il avait éprouvée dans la nuit; mais, lorsqu'elle lui parla de leur prochain départ, elle fut étonnée et même alarmée de sa réponse:
— Différons un peu, je vous prie, lui dit-il; je ne me sens pas en état de voyager.
Les jours se passèrent. Il ne fit plus aucune allusion à ce voyage. Il était sombre, silencieux, glacial. L'ardeur active et comme fiévreuse qui avait animé jusque-là sa vie, son langage, ses yeux, était brusquement tombée. Un symptôme qui inquiéta la marquise entre tous, ce fut le désœuvrement absolu auquel il s'abandonna. Il la quittait le soir de bonne heure. Daniel dit à la marquise que le comte ne travaillait pas et qu'il l'entendait marcher une partie de la nuit. En même temps, sa santé s'altérait visiblement.
La marquise se décida un jour à l'interroger. Comme ils se promenaient tous deux dans le parc:
— Vous me cachez quelque chose, lui dit-elle. Vous souffrez, mon ami... qu'avez-vous?
— Je n'ai rien.
— Je vous en prie.
— Je n'ai rien, répéta-t-il avec plus de force.
— Est-ce votre fils que vous regrettez?
— Je ne regrette rien.
Après quelques pas faits en silence:
— Quand je pense, reprit-il subitement, qu'il y a quelqu'un au monde qui m'a traité de lâche... car j'entends toujours ce mot-là à mon oreille!.. qui m'a traité de lâche... et qui le croit comme il l'a dit... et qui le croira toujours!.. Si c'était un homme, cela irait tout seul! mais c'est une femme!
Après cette explosion soudaine, il se tut.
— Eh bien, que voulez-vous, que demandez-vous? dit la marquise avec une sorte d'emportement. Voulez-vous que j'aille lui dire la vérité?.. lui dire que vous étiez prêt à la défendre contre moi?.. que vous l'aimez et que vous me haïssez? Si c'est là ce que vous voulez, dites-le!.. Je crois que j'en serais capable, tant cette vie devient impossible!
— Ne m'outragez pas à votre tour, dit-il vivement. Congédiez-moi, si cela vous plaît, mais je n'aime que vous... Ma fierté saigne, voilà tout!.. Et je vous donne ma parole que, si jamais vous me faisiez l'affront d'aller me justifier, je ne reverrais de ma vie ni vous ni elle!.. Embrasse-moi.
Il la pressa contre son cœur, et elle se calma pour quelques heures.
Cependant la maison qu'il avait louée allait cesser d'être libre, le propriétaire revenant l'habiter. Le milieu de décembre approchait alors, et c'était le moment où la marquise avait l'usage de retourner à Paris. Elle proposa à M. de Camors de le loger au château pendant le peu de jours qu'ils devaient encore passer à la campagne. Il accepta; mais, quand elle lui parla de Paris:
— Pourquoi si tôt? lui dit-il; ne sommes-nous pas bien là?
Un peu plus tard, elle lui rappela que la session de la Chambre allait s'ouvrir. Il prétexta sa santé, qu'il sentait atteinte, disait-il, et voulut envoyer sa démission de député. Elle obtint à force de prières qu'il se contentât de demander un congé.
— Mais vous, ma chère, lui dit-il, je vous condamne là à une triste existence.
— Avec vous, répondit-elle, je suis heureuse partout et de tout.
Il n'était pas vrai qu'elle fût heureuse; mais il était vrai qu'elle l'aimait et qu'elle lui était dévouée. Il n'y avait pas de souffrances auxquelles elle ne fût résignée, pas de sacrifices auxquels elle ne fût prête, si c'était pour lui. Dès ce moment, la perspective de cette existence radieuse, de cette souveraineté mondaine qu'elle avait tant rêvée, qu'elle avait cru toucher de la main, lui échappait. Elle commençait à pressentir un sombre avenir de solitude, de renoncement, de larmes secrètes; mais près de lui la douleur même était une fête.
On sait avec quelle rapidité passe la vie pour ceux qui s'ensevelissent sans distraction dans quelque chagrin profond; les jours sont longs, mais la suite en est brève et comme insensible. Ce fut ainsi que les mois, puis les saisons, se succédèrent pour la marquise et pour Camors avec une monotonie qui ne laissait presque aucune trace dans leur pensée. Leurs relations quotidiennes étaient marquées d'un caractère invariable: c'était de la part du comte une courtoisie froide et le plus souvent silencieuse, de la part de la marquise une tendresse attentive et une douleur contenue. Chaque jour, ils sortaient à cheval dans la campagne, tous deux vêtus de noir, sympathiques par leur beauté et leur tristesse, et entourés dans le pays d'un respect mêlé d'effroi.
Vers le commencement de l'hiver suivant, madame de Campvallon éprouva de sérieuses inquiétudes. Bien que M. de Camors ne se plaignît jamais, il était évident que sa santé s'altérait de plus en plus. Une teinte bistrée, presque argileuse, couvrait ses joues amaigries et s'étendait jusque sur l'émail de ses yeux. La marquise manda, sans l'en prévenir, son médecin de Paris. M. de Camors montra quelque humeur en l'apercevant, et se prêta pourtant à la consultation avec sa politesse ordinaire. Le médecin reconnut les symptômes d'une hépatite chronique; il ne vit pas de danger, mais il recommanda une saison à Vichy, quelques précautions hygiéniques et le repos absolu de l'esprit. Quand la marquise essaya de proposer à Camors ce voyage à Vichy, il haussa les épaules sans répondre.
Peu de jours après, madame de Campvallon, entrant un matin dans les écuries, vit Medjé, la jument favorite de Camors, blanche d'écume, haletante et à demi fourbue. Le palefrenier expliqua avec embarras l'état de cette bête par une promenade que le comte avait faite dans la matinée. La marquise eut recours à Daniel, qui était devenu pour elle un confident. Elle le pressa de questions, et il finit par lui avouer que son maître, depuis quelque temps, était sorti plusieurs fois le soir à cheval pour ne rentrer que le matin. Daniel était désespéré de ces courses nocturnes, qui, disait-il, fatiguaient beaucoup M. de Camors. Il finit par confesser à madame de Campvallon que Reuilly était le but de ses excursions.
La comtesse de Camors, cédant à des considérations dont le détail serait sans intérêt, avait continué de résider à Reuilly depuis que son mari l'avait abandonnée. Reuilly était à une dizaine de lieues de Campvallon, bien qu'on pût abréger un peu la route en prenant quelques traverses. M. de Camors n'hésitait pas à franchir deux fois cette distance dans la nuit pour se donner l'émotion de respirer pendant quelques minutes le même air que sa femme et son enfant. Daniel l'avait accompagné une ou deux fois; mais le comte allait seul le plus souvent. Il laissait le cheval dans le bois, s'approchait de la maison autant qu'il le pouvait sans courir le risque d'être découvert, et, se dérobant comme un malfaiteur derrière l'ombre des arbres, il épiait les fenêtres, les lumières, les bruits, les moindres signes des chères existences dont un abîme éternel le séparait.
La marquise, à demi irritée, à demi effrayée d'une bizarrerie qui lui sembla toucher à la démence, feignit de l'ignorer; mais ces deux esprits étaient trop habitués à se pénétrer l'un l'autre, jour par jour, pour pouvoir se rien cacher. Il comprit qu'elle était instruite de sa faiblesse et ne parut plus se soucier de lui en faire un mystère.
Un soir du mois de juillet, il partit à cheval dans l'après-midi et ne rentra point pour dîner. Il arriva dans les bois de Reuilly à la chute du jour, comme il l'avait prémédité. Il entra dans le jardin avec ses précautions accoutumées, et, grâce à la connaissance qu'il avait des usages de la maison, il put approcher sans être aperçu du pavillon où était la chambre de la comtesse, qui était en même temps celle de son fils. Cette chambre, par la disposition particulière du logis, était élevée du côté de la cour à la hauteur d'un entre-sol; mais elle donnait de plain-pied sur le jardin. Une des fenêtres était ouverte à cause de la chaleur de la soirée, M. de Camors, se masquant derrière un des volets de la persienne qui était à demi fermé, plongea son regard dans l'intérieur de la chambre. Il n'avait revu depuis près de deux ans ni sa femme, ni son fils, ni madame de Tècle: il les revit là tous les trois. Madame de Tècle travaillait près de la cheminée: son visage n'avait pas changé, il avait toujours le même air de jeunesse; mais ses cheveux étaient uniformément d'une blancheur de neige. Madame de Camors, assise sur une causeuse, presque en face de la fenêtre, déshabillait son fils en échangeant gaiement avec lui des questions, des réponses et des baisers.
L'enfant, sur un signe, s'agenouilla aux pieds de sa mère dans sa légère toilette de nuit, et, pendant qu'elle lui tenait les mains jointes dans les siennes, il commença à voix haute sa prière de chaque soir. Elle lui soufflait de temps à autre un mot qui lui échappait. Cette prière, composée d'un petit nombre de phrases à la portée de ce jeune esprit, se terminait par ces mots: «Mon Dieu! soyez bon et miséricordieux pour ma mère, pour ma grand'mère, pour tous les miens, et surtout, mon Dieu! pour mon père infortuné!» Il avait prononcé ces paroles avec un peu de précipitation enfantine; sur un regard sérieux de sa mère, il reprit aussitôt avec une insistance émue, comme un enfant qui répète une inflexion de voix qu'on lui a apprise: «Et surtout, mon Dieu! pour mon père infortuné!»
M. de Camors se détourna soudain, s'éloigna sans bruit, et sortit du jardin par l'issue la plus proche. Il passa la nuit dans le bois. Une idée fixe le tourmentait: il voulait voir son fils, lui parler, l'embrasser, le presser sur son cœur. Ensuite peu lui importait. Il s'était souvenu qu'on avait coutume autrefois de mener l'enfant chaque matin à la ferme la plus rapprochée pour lui faire boire une tasse de lait. Il espérait qu'on avait conservé cette habitude.
La matinée arriva, et bientôt l'heure qu'il attendait. Il s'était embusqué dans le sentier qui conduisait à la ferme. Il entendit un bruit de pas, des rires, des cris joyeux, et son fils se montra tout à coup, courant en avant. C'était alors un élégant petit garçon de cinq à six ans, d'une mine gracieuse et fière. Quand il aperçut M. de Camors au milieu du sentier, il s'arrêta: il hésitait devant ce visage inconnu ou à demi oublié; mais le sourire tendre, presque suppliant de Camors le rassura.
— Monsieur! dit-il avec incertitude.
Camors ouvrit ses bras, et, se penchant comme s'il était près de s'agenouiller:
— Venez m'embrasser, je vous en prie! murmura-t-il.
L'enfant s'avançait déjà en souriant, quand la femme qui le suivait, et qui était son ancienne nourrice, parut soudain.
Elle fit un geste d'effroi.
— Votre père! dit-elle d'une voix étouffée.
À ce mot, l'enfant poussa un cri de terreur, se rejeta violemment en arrière et se pressa contre cette femme en attachant sur son père des yeux épouvantés. La nourrice le prit par le bras et l'emmena à la hâte.
M. de Camors ne pleura pas. Une contraction affreuse rida les coins de sa bouche et fit saillir la maigreur de ses joues. Il eut deux ou trois secousses pareilles à des frissons de fièvre. Il passa lentement la main sur son front, soupira longuement, et partit.
Madame de Campvallon ne connut point cette triste scène; mais elle en vit les suites, et elle les sentit elle-même amèrement. Le caractère de M. de Camors, déjà si profondément bouleversé, devint méconnaissable. Il n'eut même plus pour elle la politesse froide qu'il avait gardée jusque-là. Il lui témoignait une antipathie étrange. Il la fuyait. Elle s'aperçut qu'il évitait de lui toucher la main. Ils ne se virent plus que rarement, la santé de Camors ne lui permettant plus de repas réguliers.
Ces deux existences désolées offraient alors, au milieu de l'appareil presque royal qui les entourait, un spectacle digne de pitié. Dans ce parc magnifique, à travers les riches parterres et les grands vases de marbre, sous les longues arcades de verdure peuplées de statues blanches, on les voyait tous deux errer séparément comme deux ombres mornes, se rencontrant quelquefois, ne se parlant jamais.
Un jour, vers la fin de septembre, M. de Camors ne descendit pas de son appartement. Daniel dit à la marquise qu'il avait donné l'ordre de n'y laisser pénétrer personne.
— Pas même moi? dit-elle.
Il secoua la tête douloureusement. Elle insista.
— Madame, dit-il, je serais chassé.
Le comte persistant dans cette manie de réclusion absolue, elle en fut réduite dès ce moment aux nouvelles que ce domestique lui donnait chaque jour. M. de Camors n'était point alité. Il passait sa vie dans une rêverie sombre, couché sur son divan. Il se levait par intervalles, écrivait quelques lignes, et se recouchait. Sa faiblesse paraissait grande, quoiqu'il ne se plaignît d'aucune souffrance. Après deux ou trois semaines, la marquise, lisant sur les traits de Daniel une inquiétude plus vive que de coutume, le supplia d'introduire chez son maître le médecin du pays, qu'elle fit appeler. Il s'y décida. La malheureuse femme, quand le médecin fut entré dans l'appartement du comte, se tint contre la porte, écoutant avec angoisse. Elle crut entendre la voix de Camors s'élevant avec violence, puis ce bruit s'apaisa. Le médecin en sortant lui dit simplement:
— Madame, son état me paraît grave, mais non désespéré... Je n'ai pas voulu le presser aujourd'hui... il m'a permis de revenir demain.
Dans la nuit qui suivit, vers deux heures, madame de Campvallon entendit qu'on l'appelait: elle reconnut la voix de Daniel. Elle se leva aussitôt, jeta une manie sur elle, et le fit entrer:
— Madame, dit-il, M. le comte vous demande.
Et il fondit en larmes.
— Mon Dieu, qu'y a-t-il?
— Venez, madame, il faut vous hâter.
Elle l'accompagna aussitôt.
Dès qu'elle eut mis le pied dans la chambre, elle ne put s'y tromper. La mort était là. Épuisée par la douleur, cette existence si pleine, si fière, si puissante, allait finir. La tête de Camors, renversée sur les oreillers, semblait avoir déjà une immobilité funèbre. Ses beaux traits, accentués par la souffrance, prenaient le relief rigide de la sculpture. Son œil seul vivait encore, et la regardait. Elle s'approcha à la hâte, et voulut saisir la main qui flottait sur le drap. Il la retira. Elle eut un gémissement désespéré. Il la regardait toujours fixement. Elle crut voir qu'il essayait de parler et qu'il ne le pouvait plus; mais ses yeux parlaient. Ils lui adressaient quelque recommandation à la fois impérieuse et suppliante qu'elle comprit sans doute, car elle dit tout haut, avec un accent plein de douleur et de tendresse:
— Je vous le promets!
Il parut faire un effort douloureux, et son regard désigna une grande lettre cachetée qui était posée sur le lit; elle la prit, et lut sur l'enveloppe: «Pour mon fils.»
— Je vous le promets! dit-elle encore en tombant sur ses genoux et en inondant le drap de ses larmes.
Il souleva alors sa main vers elle.
— Merci! lui dit-elle.
Et, ses pleurs redoublant, elle posa ses lèvres sur cette main déjà froide. Quand elle redressa la tête, elle vit dans la même minute les yeux de M. de Camors se mouiller faiblement, rouler tout à coup comme égarés, puis s'éteindre. Elle poussa un cri, se jeta sur le lit, et baisa follement ces yeux encore ouverts, mais qui ne la voyaient plus.
Ainsi mourut cet homme qui fut sans doute un grand coupable, mais qui pourtant fut un homme.