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Kitabı oku: «Annette Laïs», sayfa 11

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XVI.
LA CARTE DE PHILIPPE

S'il avait pu voir le flot de triomphante allégresse qui soulevait mon cœur! La porte du sanctuaire s'ouvrait; je l'entendais rouler sur ses gonds. Je n'avais plus besoin de l'inabordable M. Lais pour franchir le seuil de mon bonheur; Philippe était une clef; j'avais Philippe.

Je l'avais! Il m'appartenait. Je n'étais certes pas un bien profond observateur, mais, depuis trois semaines que j'habitais l'hôtel de Kervigné, j'avais acquis cette conviction que le premier venu aurait vidé la bourse de ma cousine en lui disant seulement que ses vingt huit ans restaient là, visibles à l'œil nu, quelque part à l'horizon. Je savais, en outre, que le marquis mon beau-frère lisait des romans traduits de l'allemand pour parler aux cœurs sensibles ex professo et conquérir ainsi les économies de ma tante Bel-Œil. Gérard mon frère, le chef d'escadron de cuirassiers, devenait gourmand avec ma tante Nougat, dès qu'il avait besoin de vingt louis, ce qui se présentait fréquemment. Je n'ignorais donc ni ce que c'est qu'un faible, ni la manière de l'exploiter.

Ce pauvre beau Philippe avait un faible; son faible était même si bien portant qu'on pouvait l'appeler fixe. Dans les ateliers, terre classique des partis-pris baroques et des systèmes fantastiques, on nomme cette maladie: une tocade. Mon pauvre Philippe, mon vrai beau-frère, était en puissance de tocade. Il suffisait de faire toc-toc à l'endroit précis où sa tocade lui toquait le cerveau pour avoir raison de lui.

Etant donné le plus élémentaire de tous les agents, la ligne nue; le plus ingrat, le plus naïf de tous les procédés: la silhouette; le plus offensant de tous les contrastes: l'opposition du blanc au noir; étant supprimé le gris, cette ouate que la gravure, la lithographie et même la photographie mettent entre les deux pôles contraires du jour et de la nuit, Philippe Laïs prétendait faire jaillir la couleur.

Il se consentait pas même, comme M. Ingres, à mêler les matières colorantes sur sa palette en doses homéopathiques. Son rêve se formulait ainsi: «Donnez moi un papier blanc à mettre sur un papier noir, et mes ciseaux qui sont un prisme, vont vous montrer toutes les dégradations du spectre solaire.»

Au moins, le docteur Josaphat jouait un peu au hasard de la chaîne électrique et ne savait pas bien au juste ce que c'était que la juxtasonnance. Le docteur Josaphat, un tiers de savant, un tiers de charlatan, un tiers d'original, n'était qu'un toqué imparfait. Mais Philippe, bonté du ciel! l'homme le plus pur, le plus érudit, le plus logique, le plus brave que j'aie rencontré en ma vie! Son idée fixe était grosse comme un marteau de forge! Il avait bâti autour de sa conviction des murs plus épais que ceux d'une forteresse. Ce qu'il professait, il le voyait, car nos sens peuvent devenir fous.

Ce soir-là, je les suivis tous trois de bien plus loin qu'à l'ordinaire. Désormais, j'avais quelque chose à perdre: on me connaissait; si j'avais été surpris, adieu mes châteaux en Espagne! Malgré son entêtement, Philippe Laïs n'aurait pu croire, en effet, que je suivais ses découpures.

«On se fait des monstres! me disais-je en regagnant à pied l'hôtel de Kervigné. Il ne s'agit que de voir les gens. Chacun est vulnérable par un côté. Ce fameux fossé qui me donnait la chair de poule, un enfant le sauterait.»

Le lendemain au déjeuner, petite maman avait sa migraine. Au dessert, elle me dit d'un air languissant:

»J'ai vu le docteur hier soir.

– Comment va la musique? demandai-je.

– C'est lui qui ma donné ma migraine.

– Le docteur!

– Il vous a rencontré deux fois, le soir, sur le boulevard Beaumarchais.»

En disant cela, elle me regardait attentivement. Je répondis avec un sang-froid qui m'étonna moi-même:

«Cela n'est pas impossible.

– Aucune de ces dames ne demeure de ce côté, murmura-t-elle.

– Excepté la comtesse, place Royale.

– Très bien!» fit-elle avec un demi-sourire.

Puis elle ajouta négligemment:

«Chevalier, n'auriez-vous point pris, vous aussi, quelques actions du théâtre?

– Quelle folie!»

Elle menaça du doigt.

«Si vous m'aviez trompé, René, prononça-t-elle d'un accent dramatique, vous auriez agi en malhonnête homme!»

Dieu m'est témoin que je ne l'avais point trompée. Dans nos entretiens, elle faisait assez généralement les demandes et les réponses. Pour tromper, il faut promettre; je n'avais pas eu la peine de promettre: c'était elle qui arrangeait nos petites affaires à elle toute seule.

«Il faut t'aimer comme tu es, René, murmura-t-elle. J'ai fait une folie, la punition commence. Mais quand je souffrirais un peu plus, qu'importe, si tu es heureux.»

Ceux de mon âge sont touchés aisément.

Je baisai sa main de tout mon cœur. Elle me fit asseoir près d'elle, essuya ses yeux où il n'y avait plus de larmes, et murmura dans son mouchoir qu'elle avait mis entre ses dents:

«Dis-moi qui tu aimes, j'aurai la force d'entendre cela!»

Mais moi, je ne l'entendais pas ainsi le moins du monde. Beaucoup de gens sont heureux de s'épancher, je le sais bien; je ne suis pas d'entre eux. J'avais vécu solitaire. Mon amour se suffisait à lui-même et je n'avais pas besoin de confident.

«Je n'aime pas,» répondis-je.

Il se répandit une telle expression de joie sur son visage que j'eus regret d'avoir ainsi parlé.

«Tu as bon cœur et tu es incapable de mentir!» murmura-t-elle.

Puis elle s'écria:

«Je suis guérie! Je te prends ta journée… tout entière, entends-tu? et ta soirée! si tu refuses, je verrai bien que tu n'as pas dit la vérité.»

Je ne refusai pas.

«Sais-tu ce que nous allons faire ce soir! me demanda-t-elle gaiement. Mon mari a monté en grade; il protége le drame, nous irons voir Mlle Léa Mouton, jeune premier rôle de l'Ambigu-Comique.»

Nous allâmes voir Mlle Léa Mouton, qui était une belle brune, allaitée au théâtre Chantereine, prononçant les rrrrr à la façon de la bonne école, et disant: Merci, mon Dieu! comme un séraphin. Le regard de celle-là promettait qu'elle ne refuserait jamais aucun mobilier. C'était ici comme là-bas, exactement. Laroche, en habit noir, trônait aux stalles d'orchestre, et le président se cachait dans une baignoire d'avant-scène. On lança des fleurs à Mlle Léa Mouton; quand on la rappela, selon le rite, Laroche se leva pour l'applaudir galamment.

Nous sortîmes après le troisième acte: ma cousine était de mauvaise humeur tout à fait. Elle me dit que Léa Mouton était marquée de la petite vérole.

«Baïoque est à Paris! nous dit le docteur Josaphat sous le péristyle, comme on annonce l'apparition d'une comète à l'horizon. Il étudie la juxtasonnance. Comment trouvez-vous notre brebis? Eh! eh! chevalier, avez-vous fini, là-bas, du côté de la Bastille? Vous savez que ma chaîne a réduit en deux jours une pleuro-pneumonie double avec ictère? C'est joli. J'invente un bracelet. Plus de phthisie! L'académie est aux champs. Voici l'adresse de la pleuro-pneumonie:» Mlle Quillebœuf, manicure, passage Tivoli, 9, chez M. Audrié.» Nous marchons. Sentez le président: cette Léa fume comme un amour. Je vais chez Baïoque.»

Je reconduisis fidèlement ma cousine à l'hôtel. En chemin, elle me dit de lui acheter des cigarettes. On lui eût fait avaler des sabres!

Dix heures et demie sonnant, j'étais à mon poste, assis devant une carafe d'eau glacée à la seconde table du café qui fait le coin du boulevard et de la place de la Bastille, Philippe arriva presque aussitôt après en fredonnant son air favori. Je le saluai comme il s'asseyait.

«Ah! me dit-il, vous êtes du quartier? C'est le diable. Je n'ai pas pu enlever l'aile gauche de mon cygne.»

Puis il demanda un journal, parce qu'il y avait des nouvelles d'Orient.

J'aurais voulu l'Orient au fin fond de l'enfer.

«Peut-on voir?.. demandai-je après une mortelle demi-heure et au moment où il rejetait son journal.

– Ma Léda. Je l'ai guillotinée, j'en perds beaucoup par impatience. En cherchant bien, on devrait tout faire, car le propre d'un groupe est de ne renfermer que des lignes continues. Tout se tient dans un tableau, à tout le moins par le sol qui supporte les personnages. Mais le beau mérite que de rendre la vie par la vie. Délayez une vessie de rouge et vous aurez un vrai sang. Est-ce que vous avez entendu parfois des gens parler en vers? C'est la difficulté qui est l'art. Tout ce qui éloigne l'art de la nature dans le sens de la difficulté est un progrès. Voyez si les sculpteurs peinturlurent leurs statues. Je vous ferai une statue en papier qui aura le relief que vous voudrez. J'ai dessiné un bras tendu, en plein raccourci, avec le doigt roide comme une épée. C'est l'a b c. La couleur! voilà le grand problème.

Les portes de ce misérable théâtre s'ouvraient.

Dès que les portes du théâtre s'ouvraient Philippe Laïs allait à son devoir. Celui-là devait bien aimer sa sœur, et pour cela je l'aimais deux fois.

Mais quelle devait être cette famille? L'intérieur de cette maison m'apparaissait souvent comme un calme et noble sourire. Ma pensée en était toute éclairée. Ce n'étaient pas des gens comme les autres; du moins je ne les voyais point sous le même aspect que les autres. Ils étaient plus beaux et ils étaient autrement beaux. Ils posaient devant moi, purs comme un groupe de marbre. Cela venait-il de ce que je connaissais leur origine? Peut-être, mais cela venait aussi de ce qu'ils étaient, en réalité, modelés selon la ligne antique. J'avais peu de littérature, je le répète, je ne pensais point, selon l'habitude d'un grand nombre, à l'aide de poétiques réminiscences.

Avouerai-je davantage? Avant de connaître cette famille hellène, je respectais les souvenirs de la Grèce classique beaucoup plus que je ne les aimais.

Ce qui m'avait séduit, c'était l'harmonie vivante de cette trinité groupée si naïvement: la fille, le trésor, gardée par le vieillard et par le jeune homme; ce qui m'avait séduit aussi, c'était la concordance idéale, la symétrie douce et tendre de leurs beautés. Il eût été pour moi impossible de rêver à cette enfant adorée un autre père. Son père l'ornait. Elle était la parure de son père, doublement heureux, car il avait un autre orgueil: il avait Philippe, le plus beau des trois, sans doute, le type le plus élevé de la beauté humaine qui ait jamais frappé mes regards.

Quatre fois de suite je revins m'asseoir auprès de Philippe avant d'obtenir un résultat. Comme presque toutes les natures douces, il s'attachait par l'habitude et il prenait confiance à l'usé, sans qu'il y eût pour cela aucune valable raison. Ce n'est pas que je fusse sans faire tous mes efforts pour captiver son affection; mais ces efforts que je faisais, se bornaient nécessairement à bien peu de chose. J'écoutais plus que je ne parlais, et à peine, d'ailleurs, la conversation devenait-elle intéressante, que cet odieux théâtre vomissait sa foule et nous séparait.

Paris est au monde la ville où se nouent le plus de relations de ce genre. Il est à Paris des milliers d'amis de café, de restaurant, d'omnibus et de promenade qui n'ont jamais songé à échanger leurs noms. Ils sont réunis par une communauté d'habitude; hors du cercle de l'habitude, peut-être n'auraient-ils plus de plaisir à se voir. On sait l'anecdote de ces deux habitués du Théâtre-Italien qui, partageant depuis vingt ans les mêmes enthousiasmes et les même rancunes musicales, se trouvèrent une fois face à face hors de leurs stalles. Le hasard avait rapproché leurs enfants à leur insu et ils devenaient frères en apprenant mutuellement comme ils s'appelaient. Ce fut une grande joie; mais ils changèrent de stalles.

Ce fut du reste l'impatience produite par cette interruption périodique de nos courtes entrevues qui mit fin à mon purgatoire. Philippe mettait à développer ses théories une inconcevable passion. Rien n'entraîne comme la démonstration de l'impossible. Les deux dernières fois, en me quittant, il s'était écrié: On ne peut causer ici!

Cela m'avait donné l'espérance. Le quatrième soir, je m'arrangeai de façon à le pousser par quelques objections faciles à résoudre. Il prit feu comme un paquet d'amadou, et quand les bourdonnements de la foule annoncèrent la fin du spectacle, il frappa la table d'un maître coup de poing.

«J'ai chez moi, me dit-il, des copies de Raphaël et des copies de Rubens. C'est seulement en voyant les unes auprès des autres qu'on peut voir ce que j'entends par la couleur.

– Des copies de Raphaël et de Rubens en découpures! m'écriai-je.

– Comment vous nommez-vous? me demanda-t-il, au lieu de répondre.

– René, répliquai-je.

– Tout court?

– Tout court.

– Et que faites-vous? Je vous demande pardon: je suis chez mon père et j'ai ma sœur.

– Je suis attaché au ministère de la justice.»

Il hésita, puis il reprit:

«Voulez-vous me venir voir?

– De tout mon cœur.

– A quelle heure êtes-vous libre?

– L'après-midi.

– Eh bien! demain je vous attendrai à trois heures.»

Il me tendit la main, pendant que je lui disais:

«C'est convenu.»

J'étais si transporté que je ne songeai point à lui demander son nom ni son adresse. Je savais tout cela du reste, mais, vis-à-vis de lui, je ne devais point le savoir. Heureusement, il eut la même idée que moi, car, cinq minutes après, un garçon du théâtre vint me remettre une carte portant: Philippe Laïs, rue Saint-Sabin no 19.

Il y avait maintenant six jours que je n'avais mis les pieds au théâtre, car ma cousine avait pris, vis-à-vis de moi, le rôle de victime et j'étais obligé de lui tenir compagnie après le dîner. C'est moi qui étais véritablement victime, et je commençais à me regarder comme un opprimé. J'allais au ministère tous les 32 du mois; le concierge de l'Ecole de droit ne connaissait pas encore mon visage. Ma cousine avait besoin de moi dès le matin, pour prendre son café; elle avait encore besoin de moi à midi pour me parler de ses vingt-huit ans en dévorant le second déjeuner; de midi à cinq heures, c'étaient les emplettes, ses visites à elle et le bois, où il lui fallait bien quelqu'un, en conscience. Le ministère n'est pas un lieu de plaisir, l'Ecole de droit ne peut rivaliser avec le jardin d'Armide, mais croyez que je regrettais bien souvent l'Ecole de droit et le ministère, occupé que j'étais pendant quatre mortelles heures à entendre vanter le sort de celles qui n'ont plus rien à ménager, ou bien encore à compter les mois de nourrice de toutes celles qui chancelaient au sommet de leurs vingt-huit ans. Age terrible! âge odieux! chiffre féroce qui frappait sans cesse mon oreille comme une baguette bat le tambour.

Ma cousine avait une demi-douzaine d'amies qu'elle nommait spécialement: «ces dames», qui étaient comme elle un peu déclassées, un peu ravagées, et que sa nouvelle suzeraineté sur moi rendait jalouses. Cela l'enchantait. Elle courait après ces dames quand elle m'avait et m'eût volontiers juché au bout d'une hampe comme un drapeau.

Je savais, grâce à Dieu, les aventures de ces dames, par le menu. C'était un recueil de tempêtes, quelque chose comme les Beautés de l'histoire des naufrages. Au contraire de ma cousine, qui avait passé au travers des plus horribles tourmentes sans jamais sombrer, ces dames chaviraient à la moindre bourrasque; l'Océan parisien roulait çà et là leurs débris. Je m'étais engagé à ne pas faire la cour à ces dames, et sur ma foi de chrétien, je fais serment de n'avoir jamais eu la moindre envie d'être parjure.

Chaque fois que j'ai voulu parler des soirées de ma cousine, la peur m'a pris. Je redoutais ces soirées comme le choléra-morbus. Ces dames en étaient l'honneur. Elles avaient toutes des positions, quoique ces positions fussent toutes plus ou moins ébréchées. Leurs titres sonnaient bien, elles formaient un sénat, présidé par ma cousine, et dont la mission était d'écraser le casuel.

Le casuel, autrement dit tiers-état, se composait de visiteuses officielles qui venaient chez ma cousine à cause de la dignité de son mari; bonnes vieilles conseillères, avocates générales et même petites substitutes pointues, charmantes ailleurs peut-être, mais ici en défiance légitime et cuirassées comme des plongeurs.

Ma cousine aurait voulu qu'on lui demandât sans cesse aide et protection; son rêve était de passer debout entre deux haies agenouillées. Elle n'avait, au demeurant, nulle méchanceté dans le cœur, mais je ne sais pas ce qu'elle eût fait de son mari et de la femme du ministre, si ce double escamotage avait dû la conduire au portefeuille.

On s'ennuyait chez elle d'une façon si navrante que le cœur défaillait. M. Kervigné avait coutume de faire un tour de salon vers les onze heures. S'il se trouvait là quelque magistrat important, il restait; mais s'il n'y avait que du fretin, selon l'habitude, il disparaissait dans un nuage. Josaphat appelait cela la bénédiction. A partir de ce moment solennel, le casuel n'avait plus qu'une préoccupation: la fuite. On glissait à bas bruit vers la porte; onze heures et demie sonnant trouvaient la dernière substitute bâillant dans l'antichambre, et ces dames, réunies en petit comité avec ces «messieurs,» prenaient le thé au sucre de la médisance.

Qui étaient ces messieurs? Hélas! qui l'on pouvait: d'anciens beaux fruits, des aigles empaillés où la mite s'était mise, quelques vicomtes de Landerneau en passant, un monsignor obèse qui jouait la contre-partie de Tartuffe, le docteur Josaphat… Mais Josaphat était ici comme le soleil. Toutes ces dames regrettaient ses rayons et aspiraient à se replonger dans sa gloire.

Quel heureux perroquet j'aurais fait, si j'avais eu la moindre vocation pour l'état de Vert-Vert!

XVII.
COMME NOUS NOUS PARLAMES

En regardant la rue du Regard, j'avais la carte de Philippe Laïs sur mon cœur, mon trophée, ma conquête. C'était comme une émanation d'Annette. J'avais enfin le talisman! Mon sang me brûlait, ma tête tournait, ma joie me donnait le vertige.

Oh! comme j'aimais! Et quel trésor d'adorables bonheurs recèle l'amour enfant! Je sais bien que je ne ferai pleurer personne mais j'ai les larmes aux yeux en écrivant ces lignes, qui ne parlent qu'à moi-même. Je me vois ivre et fou; pendant mon chemin dans ce dédale des rues tortueuses qui entouraient alors l'hôtel de ville; je m'entends causer tout seul et dire en vain ces chères extravagances que la plume ne saurait point fixer. Le quai me parut une ville inconnue. Avais-je jamais passé ce pont? Le ciel n'avait que des étoiles, et la rivière, toute basse, chantait comme un ruisseau au fond de son lit.

Oh! que tout me semblait beau, et comme je remerciais Dieu!

Cette fois, malgré la bonne habitude que j'avais de dormir sur mes émotions, je ne pus fermer l'œil. Le grand jour me surprit rêvant. Cette fois, je crois que je fus poète. Je vis des rubans d'argent qui serpentaient dans un vallon vert, et sous une ombre épaisse, je vis deux enfants heureux s'adorer.

Annette! Mon cœur! mon cœur!

Et certes vous avez bien le droit de vous étonner, car je ne parle pas des craintes qui accompagnent tout amour, je passe sous silence les inquiétudes inséparables de la passion, même déclarée, même acceptée. Que ne devais-je pas craindre, moi qui n'avais rien dit encore à celle que j'aimais, rien, ni par les lèvres, ni par le regard; moi qui étais un étranger pour elle, moi dont elle ne connaissait point le visage, moi qui portais un nom qu'elle devait détester?

Si je faisais un roman, je m'occuperais de cela. La fiction a besoin de vraisemblance, ce qui revient à dire qu'il faut de l'habileté pour être menteur.

Pourquoi font-ils des romans? Pourquoi ne rapportent-ils pas purement et simplement ce qu'ils ont vu de leur propre cœur? Que leur importerait alors le petit code idiot édicté par cette plate tyrannie: la vraisemblance? La vérité s'affirme elle-même comme la lumière; elle met son pied nu sur les caprices pédantesques de la règle; dès qu'elle paraît, ce fétiche des paralytiques de la pensée, la vraisemblance s'enfuit comme une chouette devant le jour.

Je n'avais ni crainte ni inquiétude. Je ne sais pas pourquoi je n'avais ni inquiétude ni crainte. Cela est ainsi. J'interroge mes souvenirs, plus vifs, plus lumineux à mesure qu'ils s'éloignent, et je n'y vois que certitude. Tout était gagné pour moi: j'allais voir Annette!

Non, en toute conscience, l'idée ne me vint point qu'Annette pourrait ne pas m'aimer.

Ces idées-là viennent, le plus souvent, par le canal des gens sages à qui l'on se confie. Je n'avais pas de confident.

Au déjeuner, ma cousine me regarda avec défiance; sûrement, je portai mon bonheur écrit en grosses lettres quelque part. Elle avait déjà disposé de ma journée, lorsque le président vint s'asseoir à table. J'avais de la veine. M. de Kervigné, pour la première fois de sa vie, me fit des reproches et se plaignit de mon inexactitude au bureau.

Je confesse que le mot inexactitude était le comble de la clémence. Saisissant la balle au bond, je promis d'aller au ministère le jour même.

J'ai dit que ma cousine était une bonne femme; je le prouve en ajoutant qu'elle prit franchement mes absences à son compte. M. de Kervigné, toujours galant, répliqua:

«Madame, si j'étais le chef de notre jeune cousin, vos explications suffiraient pour le présent et pour l'avenir; mais si vous avez tout pouvoir sur moi, il n'en est pas de même pour le fonctionnaire de qui dépend le chevalier de Kervigné. Nous ne devons pas entraver sa carrière.

– Vous avez vu, répliqua Aurélie en soupirant, vous avez vu que le pauvre enfant animait un peu ma solitude… René, je ne vous retiens plus. Je dois vivre seule et murer la porte de ma cellule.»

Le président ne fut pas long à déjeuner.

Peut-être, dans beaucoup de cas, M. de Kervigné fait Aurélie, mais, neuf fois sur dix, Aurélie fait M. de Kervigné. Moi, j'aime mieux le ménage du cordonnier où, après s'être cogné, l'on s'embrasse.

J'étais libre, puisque j'allais au ministère. Je montai chez moi tout de suite. Ma cousine était très curieuse de ma toilette, qui faisait en quelque sorte partie de la sienne, puisque j'étais son cavalier. J'avais ce qu'il fallait à profusion. Je choisis un costume du matin fort élégant et propre éminemment à me faire prendre en grippe par n'importe quel chef de bureau; je l'endossai, et ma glace me dit que j'étais en tenue convenable pour remplir mes fonctions. Il était une heure à peine. Quand je redescendis, Aurélie était encore à table. Laroche lui servait le café.

«Il y a M. Sauvagel, murmurait le drôle au moment où j'entrais.

La cousine me regarda tendrement.

«A-t-il cette tournure-là? répliqua-t-elle.

– Idéal de coiffeur!» grommela Laroche.

Ce n'était pas de M. de Sauvagel qu'il parlait.

«Enfin, reprit Aurélie en me donnant une poignée de main; pour une fois… Roro, tu vas aller dire à M. Sauvagel que nous ferons une promenade au bois.»

Elle soupira. Ce Sauvagel n'était même pas vicomte! il vendait des sardines à Concarneau et disait: Quoique çà, comme Joson Michais. Il avait cinquante mille francs de rentes; il apprenait la vie de Paris pour pratiquer à Concarneau.

Je ne fus pas jaloux. Je pris d'un pas leste et heureux le chemin du ministère, qui, en dépit de tous les plans gravés, me conduisit juste à la place de la Bastille.

Comme j'apercevais la colonne de Juillet une voix s'éleva en moi qui posa inopinément cette question:

«Si par hasard tu la voyais, que lui dirais-tu?»

Je m'arrêtai court. Je vivais dans l'espérance d'un pareil bonheur, et, cependant, il m'éblouit. Je m'exprime mal: la pensée de ce bonheur m'embarrassa et m'effraya. Ma nature simple et sans prétentions m'avait jusqu'alors évité les petites misères de la timidité. Mais quelle prétention peut se comparer à l'amour? Je me sentis devenir timide, mais timide jusqu'à l'écrasement.

Et la nécessité de me préparer me sauta aux yeux. Que lui dire, en effet? C'était sa maison; elle pouvait être là.

Que lui dire! J'avais le temps: il n'était pas encore deux heures. Au lieu de traverser la place, je pris le boulevard Bourbon, témoin de mon premier rêve, et j'allai demander une inspiration à ses ombrages poudreux.

Je revis mon banc et je souris: cela me remit dans la bonne voie et je fus sur le point de trouver le mot de ma charade, car ces propres paroles me vinrent à l'esprit: «Je ferai comme je pourrai.»

C'est là le mieux, toujours le mieux. Il n'y a point au monde d'habileté qui vaille cet expédient: faire comme on peut, être soi-même, parler si le cœur vous dicte des mots, se taire si le cœur conseille la silencieuse éloquence.

Mais la timidité est une bête inquiète qui démange, qui tourmente et qui mord. Je ne la connaissais pas: je n'en étais que mieux en butte à ses puériles tracasseries. La timidité revint à la charge, demandant sans trève ni relâche: «Que lui dirais-tu? que lui dirais-tu?»

Et posant ce corollaire obligé:

«Il ne faut pourtant pas passer pour un sot!»

Mon Dieu! non, il ne faut pas passer pour un sot. On est sûr de ne point passer pour un sot, à moins qu'on ne le soit réellement, dès qu'on ne cherche pas à préparer des phrases. Je préparais des phrases; j'avais déjà trouvé des phrases; j'allais me noyer.

Je m'assis sur mon banc pour bien mettre mes phrases dans ma tête. Ce banc était fée. Mes phrases s'envolèrent.

Je n'étais pas bien persuadé, pourtant, de l'inutilité de mes phrases, car leur perte m'alarma. Je m'accablai d'injures. L'heure venait; je me jetai à corps perdu entre les bras d'un faux-fuyant.

«Bah! me dis-je, je ne la verrai pas! Pourquoi la verrais-je? Ils la gardent comme une almée. N'allais-je pas penser qu'ils l'enverraient m'ouvrir la porte?»

J'eus un bon éclat de rire à cette burlesque supposition.

Remarquez ceci. Ce que je désirais le plus au monde, c'était de voir Annette, et la pensée que je ne verrais pas Annette me procurait un véritable soulagement.

Uniquement parce que je n'avais pas la phrase qu'il fallait pour l'aborder.

Dans deux ou trois jours, dans une semaine, il en devait être autrement. J'aurais eu le temps de rédiger ma phrase à tête reposée, dans le silence du cabinet.

Je me levai, j'avais tout mon courage. J'entrai au № 19 de la rue Saint-Sabin, où une vieille voisine m'indiqua la porte du fond, au rez-de-chaussée; je frappai résolument, et ce fut Annette qui vint m'ouvrir.

Phrase! traîtresse de phrase, pourquoi avais-tu pris ta volée?

Faites donc des raisonnements selon les plus rigoureuses de la plus saine logique, et Annette viendra vous ouvrir! Elle était en déshabillé du matin, mais cela ne ressemblait point au déshabillé de la présidente, qui avait toujours l'air d'un gros bolide entourée de nuées. Annette avait un petit peignoir de percale blanche avec un fichu de mousseline, et c'était tout.

Il n'y avait rien pour cacher ses magnifiques cheveux, rien pour égarer l'œil qui cherchait les jeunes perfections de sa taille. J'ai vu des femmes belles et des femmes jolies; on peut être belle sans être la beauté, on peut être jolie sans présenter le type même, accompli et parfait, de la grâce; Annette était la grâce et la beauté.

Faut-il le dire? Elle tenait un plumeau à la main: elle faisait le ménage.

Je la vis un instant, blanche comme je la connaissais, avec ses tons de marbre de Paros qui la faisaient ressembler à une exquise statue. Ce ne fut qu'un instant. La seconde qui suivit, elle était toute rose: son front, ses joues, son cou et aussi ce que voilait le fichu de mousseline.

Qu'eussent fait ici mes phrases, Dieu du ciel!

Je sentis que mon visage était du feu; puis, ce fut une sensation de froid glacial. Mes jambes tremblèrent. Elle sourit, me montrant toutes les perles de sa bouche.

J'ignore ce que je balbutiai, peut-être le nom de son frère.

Elle me fit entrer et ferma la porte sur moi.

Puis, touchant de son doigt sa lèvre souriante et mutine, elle me fit signe que quelqu'un pouvait nous entendre.

Pourquoi? mon Dieu, pourquoi? Toute la candeur des anges était dans cette limpide prunelle.

Elle fit un pas vers la porte de la chambre voisine, mais elle n'en toucha pas le bouton, au-dessus duquel sa main de fée resta suspendue. Elle se ravisa et revint à moi. Ne me demandez point ce que je faisais. Je sais que je la regardais et que je l'aimais.

Cela est bien, croyez-le. Malheur à qui cherche mieux!

Elle hésitait. Son hésitation se traduisit en une pantomime à peine sensible et d'un gracieux qui ne peut se dire. Mon étonnement avait cessé. Je trouvais tout simple de l'avoir pour complice. J'entrai en quelque sorte dans une magique atmosphère où tout s'expliquait par la magie même de la situation. Nous nous aimions. Ne le savais-je pas? tout à l'heure je parlais de certitude. Mon bonheur m'étouffait, mais je n'avais point de surprise.

Elle me dit, gardant son doigt mignon sur sa lèvre, qui légèrement frémissait:

«Pourquoi n'êtes-vous jamais resté après le premier acte?

– Parce que je n'ai jamais pu,» balbutiai-je d'une voix défaillante.

Elle m'avait vu! elle m'avait vu chaque fois sans doute. Mon amour l'avait attirée, comme un appel, vers moi qui étais resté toujours immobile et muet.

J'ai pensé cela depuis. Alors je ne pensais pas. Je me mourais en une délicieuse extase.

«Pourquoi reveniez-vous? demanda-t-elle encore.

– Parce qu'il m'eût été impossible de ne pas revenir.

– Et pourtant, vous avez été six jours sans revenir!»

Elle avait compté. Sa bouche charmante eut une petite moue qui était un reproche.

On marcha dans la chambre voisine.

«C'est monsieur René, dit-elle tout haut en tournant le bouton de la porte.

– Qu'il entre! qu'il entre!» dit la belle voix de Philippe.

Je baissai la tête et j'entrai.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
470 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain