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Kitabı oku: «Annette Laïs», sayfa 13
XIX.
LA MANIE DE PHILIPPE
Ma sortie eut lieu sur ce mot. Elle fut la plus malheureuse du monde. Je m'inclinai à deux ou trois reprises, sans trouver une syllabe à prononcer, et je m'enfuis comme un traître de mélodrame surpris au moment où son monologue explique au spectateur la profondeur de ses machinations.
J'étais furieux et j'étais attéré. J'avais vu, de mes yeux, vu, un rapide regard, échangé entre Philippe et son père à l'imprudente révélation d'Annette.
Imprudente n'est pas le mot; il faut dire extravagante, et c'est trop peu.
A quoi bon ce doigt mignon posé sur le sourire de ces lèvres roses, lors de ma première entrée? «C'est moi qui ai ouvert à M. René!» A quoi bon ce doux chuchotement?? «Nous avons causé!» Autant valait crier à tue-tête dans l'antichambre.
Et ce terrible aveu: «Je le connais depuis plus longtemps que toi!»
Quelle figure allais-je faire le lendemain?
– L'idée me venait qu'Annette s'était moquée de moi, tant je trouvais sa conduite folle ou cruelle!
Sans doute que vous devinez le plus mortel de mes embarras. J'étais percé à jour. Moi, je n'en eus pas conscience tout de suite. Cela me vint avec la sueur froide. A cette heure, que pouvait penser mon ami Philippe? Il savait le fin mot de ma passion subite pour les découpures. Il devait me regarder comme un de ces coquins qui prennent les vieux subterfuges de comédie pour entrer dans les familles. J'étais perdu, je songeai à me tuer.
Je ne rentrai pas à l'hôtel pour dîner. Je ne dînai pas. Comme les événements se croisent! quel jeu de cartes! quelle loterie! Tout à l'heure j'étais le plus heureux des hommes, et maintenant…
Qu'avait-elle dit après mon départ? Avait-elle tout avoué? Elle en était capable!
Ce n'étaient plus les paroles mêmes qu'elle avait prononcées qui bourdonnaient à mon oreille, c'en était la traduction, et voir la traduction que j'en faisais:
«Ne prends pas la peine de me présenter M. René. Nous sommes d'accord: nous nous aimons tous deux.
– Et qui le lui a dit?» m'écriai-je du fond de mon innocente colère.
– Oh! certes, qui le lui avait dit? Ce n'était pas moi, et j'avais raison de la trouver bien osée!
De quoi se mêlait-elle! N'avais-je pas fourni mes preuves d'habileté? ne pouvait-elle me laisser le soin de conduire notre chère intrigue?
Elle avait dû tout avouer. Moi parti, on l'avait sans doute interrogée. J'étais certain qu'elle avait tout avoué.
Avoué quoi, cependant? Qu'avait-elle pu dire, sinon que j'avais pris la même stalle six jours de suite pour assister au prologue de sa pièce? Il n'y a pas là de quoi pendre un homme.
Et, courant tout à coup d'un extrême à l'autre, je cherchais ce qu'il y avait décidément entre nous. Mes terreurs me semblaient alors burlesques; j'aurais voulu ravoir mes terreurs; elles valaient mieux que le désespoir où j'étais de ne trouver rien entre nous, rien, sinon je ne sais quel rêve qui m'appartenait en propre et dont elle n'était pas complice.
Elle m'avait adressé trois questions qui n'avaient pas le sens commun, en somme, trois questions qui trahissaient une véritable incohérence d'esprit ou un suprême enfantillage. Les voici, ces questions elliptiques, arrivant comme le résumé d'une explication qui n'avait pas eu lieu:
«Pourquoi n'êtes-vous jamais resté après le premier acte?
«Pourquoi revenez-vous?
«Pourquoi êtes-vous resté six jours sans revenir?»
Avant ces questions posées, il n'y avait eu d'elle à moi, ni de moi à elle, aucune communication, pas même de celles qui s'échangent par le regard. Nos yeux ne s'étaient point parlé.
Avait-elle la tête bien saine, cette ravissante fille?
Voilà le symptôme le plus assuré de folie. Tâtez-vous, chaque fois que vous vous demandez si quelqu'un de votre connaissance a perdu la raison.
Ces questions, qui composaient tout mon avoir amoureux, ne signifiaient rien: c'était donc un fait bien acquis.
Vous croyez cela? pour qui me prenez-vous! Rien! ces trois questions qui étaient le plus candide, le plus formel, le plus adorable aveu. Rien! ces trois questions que je n'aurais pas données pour tout l'or de l'univers. Il faut s'entendre. L'évidence est l'évidence! Avait-elle eu le temps de me dire: Je vous aime! Et cela se dit-il entre deux portes, quand on se voit pour la première fois, à deux pas d'un tiers, dans un entretien de deux secondes?
Je préférais mes trois questions à ce «je vous aime» impossible. Je ne me représentais pas Annette me disant: «Je vous aime.» Il n'y avait pas lieu. Elle avait fait assez, elle avait fait trop: un fat aurait dit en pensée qu'elle s'était jetée à sa tête.
Annette! Tout mon cœur s'élançait vers elle; j'aurais voulu la remercier à genoux. Jamais je ne l'avais si bien adorée.
Elle avait trop fait, disais-je. Hélas! hélas! elle avait défait aussi. A réfléchir sérieusement, sa dernière démarche biffait ses premières paroles. Deux fois, elle avait agi comme un enfant, et c'était tout. Accorder une importance quelconque aux allées et venues de cet esprit fantasque, c'était tomber soi-même en enfance.
La nuit me prit dans ces parages déserts où j'avais l'habitude de rôder. J'avais plaidé déjà tant de fois le pour et le contre depuis quelques heures que mon misérable cerveau se creusait et devenait vide. Je travaillais encore pourtant, car ces fièvres sont implacables. Je tournais comme un écureuil à la peine dans le cercle vicieux de mes raisonnements. Je souffrais, j'étais heureux, j'espérais, je pleurais, j'aimais. Oh! j'aimais!
«Holà! mon élève, me dit la voix franche et sonore de Philippe, qui marchait à mon insu auprès de moi, vous êtes donc amoureux, vous aussi?»
Je faillis tomber à la renverse, et il fut obligé de me soutenir.
Nous restâmes un instant silencieux. Il me pressa contre sa poitrine.
A l'heure où j'écris, je suis prêt à donner le meilleur de ma vie pour Philippe Laïs, mon frère, qui est une part de moi, tout comme ma femme et mes enfants. A l'heure dont je parle, ma tendresse fit explosion, comme un délire; je baignai son visage de larmes en le couvrant de baisers.
Il m'était impossible de parler. Je voyais un sourire triste qui jouait autour de ses lèvres.
«Je connais cela, je connais cela…» murmurait-il, sans avoir conscience peut-être des paroles qu'il prononçait.
Nous étions au coin de la rue Saint-Bernard et du quai.
«Vous aimez!» m'écriai-je.
Il tressaillit dans mes bras, et, m'enlevant en quelque sorte, – car, à de certains moments, il avait la vigueur d'un Hercule, – il me fit faire quelques pas en avant. Ce mouvement démasqua pour nous une maison haute et d'aspect plus élégant que celles de ce quartier. Elle était blanche et toute neuve. Le premier étage avait six fenêtres, dont deux étaient éclairées: une à l'extrémité de droite, l'autre à l'extrémité de gauche.
«C'est un peintre aussi, me dit-il. Le bonheur lui a donné du talent. Il travaille comme doit le faire un honnête homme qui a de la famille: rudement et sans relâche. Il est là, cette lampe l'éclaire. Je l'ai guetté longtemps pour voir s'il rendait sa femme heureuse. Il la rend heureuse. Tant mieux. Je souffre tout seul. Si je pouvais quelque chose pour lui, je le servirais de bon cœur.»
Je ne comprenais pas bien encore, mais cette mâle résignation me tenait l'âme en suspens.
«On ne m'a pas trahi, reprit-il, faisant effort pour affermir sa voix qui tremblait. On ne m'a jamais aimé. Moi, j'aimais bien: je n'aimerai qu'une fois. Elle était le génie que j'aurais eu. Je ne parviendrai pas.»
«Je lui serrai les mains en silence.
«Oui, oui, murmura-t-il, vous avez bon cœur. Nous avons dit cela, le père et moi. Le père s'y connaît, moi aussi. Nous allons reparler de vous… Elle était ma volonté, ma force et mon avenir. Un jour j'ai espéré; ce jour-là j'ai rêvé un tableau; je l'ai vu dans ma pensée éblouie. Je l'ai peint depuis, c'est le seul; il était beau, quoique je n'eusse plus d'espoir. Je l'ai brûlé. Personne ne l'a vu. Maintenant, je découpe mon deuil: du noir sur du blanc, comme les tentures funèbres qui sont noires. A quoi me servirait la gloire?
– La gloire remplace l'amour, voulus-je dire.
– Non, c'est une erreur: la gloire n'est bonne que dans l'amour. C'est pour l'idole qu'on veut la parure et la couronne. Rien ne vaut que par le bonheur. Tout se flétrit quand l'espoir s'en va. Je ne veux plus peindre.»
«Il me montra du doigt la seconde fenêtre éclairée:
«C'est là qu'elle est, reprit-il, avec ses enfants. Elle a vingt ans, elle est belle et bonne comme Annette. Elle a pleuré de ne pas pouvoir m'aimer. Il y a deux ans que je ne l'ai vue, mais je viens tous les soirs. Je connais ses petits enfants. J'ai été des mois avant de pouvoir les aimer. Maintenant je les aime.»
Il se tut. Un mouvement se fit dans la chambre éclairée. Sur les rideaux, une silhouette s'accusa. Je sentis que Philippe frémissait entre mes bras.
«Noir sur blanc! murmura-t-il. C'est l'ombre du bonheur. Toute la création est là pour moi, et je ne vois plus d'autre vérité.»
Il tourna le dos à la maison neuve, et nous remontâmes le quai, bras dessus, bras dessous, pour gagner le pont d'Austerlitz. Je m'étais oublié moi-même pour ne songer qu'à lui.
«Eh bien! René, me dit-il presque gaiement, voulez-vous toujours prendre de mes leçons?
– Toujours, répondis-je.
– Le père prétend que vous vous êtes moqué de moi…
– M. Laïs? interrompis-je.
– Il a été bien souvent trompé, m'interrompit-il à son tour. Il se vante d'être défiant et fait de son mieux pour ne plus croire. Mais, au fond, il est incorrigible, allez! C'est un homme des temps passés. Je n'ai qu'à le regarder pour voir nos aïeux des siècles héroïques. Je lui ai dit: Je connais René, je l'ai vu trois fois. Il est trop intelligent pour n'avoir pas compris le sérieux de ma pensée; il est trop honnête pour railler une pensée sérieuse. Ma sœur, alors, s'est approchée… Mais d'abord, René, comment l'aimez-vous?»
Il s'était arrêté tout d'un coup et me regardait en face sous un réverbère qui m'éclairait d'aplomb.
«Comme vous aimiez celle qui eût été votre inspiration et votre force,» répondis-je.
Il se reprit à marcher d'un pas plus rapide.
«Bien, René, bien, me dit-il. Quand je ne vous parle pas d'elle, ne me faites point souvenir. Mais, puisque nous y sommes, allons. Comprenez-moi: comme j'ai guetté celui qu'elle aime, je surveillerai celui que ma sœur aimera. Il me faut ces deux bonheurs complets pour payer ma misère.
«Si je pouvais vous ouvrir mon cœur! m'écriai-je.
– Je crois en vous, m'interrompit-il encore, parce que vous êtes tout jeune. Le père a frayeur de vous, parce que vous êtes trop jeune. Voilà déjà plusieurs semaines qu'il avait parlé mariage. Il dit qu'il se sent mourir.»
Le ton de Philippe me parut froid, vis-à-vis d'une pareille pensée.
«M. Laïs ne m'a pas semblé malade, objectai-je, et la manière dont vous parlez me prouve que vous ne partagez point ses craintes.
– J'ai appris à parler de tout courageusement, René. Le père ne craint rien. A la maison, il y a plus d'un genre de souffrance. Tout ce que dit le père est vrai. Il a soixante-sept ans. L'automne dernier, une de ses blessures s'est rouverte pour ne plus se refermer. Il va souvent à la tombe de ma mère. Il fait bien de songer à sa fille.
– Vous lui resterez, du moins, vous, Philippe.»
Il tourna la tête et répondit tout bas:
«Quand un homme cherche la couleur dans le blanc et le noir, il est permis, même à son père, de n'avoir pas confiance dans la solidité de sa raison. Pour que le père s'en aille tranquille et content, il faut qu'Annette soit mariée.
– Dieu veuille qu'elle accepte ma recherche!
– Etes-vous riche, René?
– Je ne suis pas pauvre.
– Etes-vous libre?
– Mon père et ma mère sont d'honnêtes gens qui m'aiment et qui ne voudraient pas faire mon malheur.
– Avez-vous aimé d'autre femme que ma sœur!
– Jamais!
– Feriez-vous serment de cela?
– Je vous le jure sur mon honneur.»
Il reprit mon bras qu'il avait quitté et poursuivit:
«Je ne suis point chargé de vous demander tout cela, mais j'ai voix au chapitre, malgré le noir et le blanc… Ma sœur s'est donc approchée, comme je vous le disais. C'est de l'adoration que le père a pour elle: d'ailleurs, nous avons eu toujours le droit de tout dire. Elle s'est assise sur les genoux du père et j'ai entendu qu'elle murmurait: Veux-tu encore me marier! Il a fait signe qu'il le voulait. Annette a repris: Alors, c'est celui-ci que je choisis pour mari.
– Et M. Laïs? demandai-je.
– Ah! ah! M. Laïs a un peu froncé le sourcil. M. Laïs a voulu savoir où et comment vous vous étiez parlé.
– Nous ne nous sommes jamais parlé! m'écriai-je!
– Voilà ce qu'a répondu Annette. Mais alors, lui a dit le père, il faudra donc que j'aille solliciter la main de ce garçon pour toi? Elle a souri en répliquant: Il est fou de moi!»
Philippe s'interrompit.
«Jusqu'à présent, murmura-t-il, Annette était pour moi la raison enfantine et naïve, c'est-à-dire la vraie raison, la seule raison; mais il paraît que nous avons tous quelque chose dans la famille. C'est aussi drôle que mon noir et mon blanc, au moins. Je vous parle comme cela, René, pour qu'il n'y ait pas de surprise. Annette a dit: il est fou de moi!
– S'il y avait un mot plus fort!.. m'écriai-je.
– Bien, bien! Elle a deviné, alors, voilà tout. Vous ferez bien de dire au père qu'elle a deviné, et, s'il se peut, comment elle a fait pour deviner.
– Elle a fait comme moi!
– Très bien, René. Je suis un pauvre maniaque, et, certes, vous êtes tous des gens sages. Mais je ne sais pas railler, voyez-vous. Il y a deux voix qui parlent en moi, à cette heure où je sens votre cœur qui bat contre mon bras. L'une me dit: Leur folie s'appelle le bonheur; l'autre me dit de prendre garde. Prendre garde à quoi? Au bonheur? A qui? A vous, René, qui n'avez ni l'expérience ni la volonté du mal? C'est la première voix qui est la bonne. Je donne mon consentement à votre mariage avec ma sœur.»
Je le serrai sur ma poitrine d'un mouvement si passionné que je l'enlevai de terre, bien qu'il fût beaucoup plus grand et plus robuste que moi.
Je raconte ces choses exactement; je fais un procès-verbal plutôt qu'un livre, jetant sur le papier, sans artifice ni précaution, le fond même de mes souvenirs. Je sais bien que ces mœurs ne sont pas de notre temps non plus que de notre pays. Cela ressemble à l'Inde de Bernardin de Saint-Pierre. Nous étions pourtant à Paris, en 1842.
Il y a des peuples primitifs, des races vantées. On peut prêter beaucoup, en fait de bergeries, aux Bretons, aux Ecossais, aux Allemands même, à cause des livres qu'ils font pour les cœurs sensibles.
Mais ces Laïs étaient des Grecs. Je n'ai jamais ouï vanter la naïveté angélique des Grecs modernes. J'ai lu des œuvres charmantes, romans, pamphlets, comédies, qui malmenaient rudement les fils de Socrate et d'Alcibiade. La sagesse des nations a fait de leur nom une injure; vous le voyez toujours pris en mauvaise part, comme le mot Français à Londres, comme le mot Anglais à Paris, comme en toutes contrées les noms de Normand, d'Arabe, de Cosaque ou de Juif.
Je n'ai pas vu les Grecs en Grèce, et je n'ai pas d'ailleurs la science d'écrire qu'il faudrait pour les défendre contre leurs éloquents accusateurs. Je n'ai vu que mes bons amis, M. Laïs, Philippe, le frère de mon cœur, et Annette, la fleur de ma vie. Tous les trois eussent été peut-être des fous en Grèce comme en France.
Je raconte. Au moment où Philippe me parlait ainsi, m'engageant sa foi qui était solide comme un roc, il ne m'avait pas encore adressé une seule question sur ma famille ni sur moi-même. On eût dit qu'il appliquait à ce grand acte, l'introduction d'un étranger au cœur de la maison, les délicatesses exagérées de l'hospitalité antique.
Que je n'eusse pas l'idée de faire une enquête, moi, c'était la nature même: j'étais amoureux, j'avais dix-neuf ans, je restais un peu au-dessous du niveau de mon âge; mon rôle était d'aller tête baissée en avant, toujours en avant. Mais Philippe avait l'âge d'homme.
Mais M. Laïs était un vieillard. Philippe venait de me le dire: M. Laïs avait été trompé bien souvent; il se vantait d'être défiant.
Vous savez, c'est la fanfaronnade de ces pauvres bons cœurs. Ils ne veulent plus croire.
Malgré ma complète inexpérience, le consentement solennel de Philippe Laïs m'étonna d'autant plus que je ne l'avais pas même sollicité. Une fois le premier enthousiasme passé, une crainte essaya de naître en moi. Je l'étouffai, je fis bien; ce n'est pas ainsi que s'y prennent ceux qui veulent tromper.
«Vous n'avez jamais vu les coulisses d'un théâtre?» me demanda-t-il tout à coup.
Et sans attendre ma réponse, il ajouta:
«Allons faire une petite visite à ma sœur.»
L'idée me vint que M. Laïs serait là. Malgré tout, il me faisait peur. Je cherchai un biais pour dissimuler ma couardise.
«J'aime mieux la voir partout ailleurs que là, répliquai-je.
– Quand elle sera votre femme, vous ne la laisserez donc pas au théâtre? m'interrogea Philippe en s'arrêtant.
– Non, assurément, s'il dépend de moi de l'en éloigner.»
Il frappa ses mains l'une contre l'autre.
«Elle a dit cela! s'écria-t-il Notre Annette est une fée! ou bien c'est une sorcellerie que l'amour? Répétez-moi encore une fois que vous ne vous êtes jamais parlé.
– Jamais, je l'affirme.
– Le père a fait pour le mieux, reprit Philippe d'un ton de dignité où il y avait bien de la tristesse. Mon avis n'était pas le sien. On l'avait induit en erreur. Ce fut en discutant cette question du théâtre qu'il me parla pour la première fois de ses idées de mort prochaine. Il voulait faire à notre Annette une situation indépendante. Maintenant qu'il est désabusé, il cherche à rompre l'engagement. Mais le succès d'Annette est un obstacle.»
Il allait toujours, malgré mon demi-refus. Nous arrivâmes à la porte du théâtre; il la franchit, sans me consulter de nouveau. Je n'avais pas à choisir: il me fallut bien le suivre.
La comparaison de la sirène peut s'appliquer à tous les théâtres. Il ne faut point les regarder à l'envers. Je ne parle pas seulement de cette pauvre petite salle destinée aux délassements populaires. Les directeurs les plus opulents de Paris ne peuvent entrer chez eux qu'en traversant des ténèbres extérieures dont la peinture serait nauséabonde. Il paraît que c'est nécessaire. A toutes les splendeurs qu'on présente au public, il faut une compensation cachée. Toutes ces clartés, toute cette beauté, tout cet or, tout ce velours, toutes ces séductions dont le raffinement grandit sans cesse ne pourraient exister sans la fange qui les double. Je parle, bien entendu, sans figure; le lieu commun n'a pas d'attrait pour moi; il ne s'agit que d'une constatation matérielle.
On a fait remarquer parfois que c'était là un lamentable miroir de la vie de théâtre. Il se peut, je n'en sais rien; je n'en ai jamais rien voulu savoir.
J'admire seulement l'intrépidité dont font preuve nos étoiles en traversant chaque soir de pareilles horreurs et de pareilles odeurs. Marguerite de Bourgogne, encore passe; c'est une reine apocryphe et tannée comme un vieux cuir, mais la Dame aux Camélias, cette sensitive énervée par nos parfums, cet ange de notre débauche, cette pure émanation de nos vices, doit-on lui rappeler sans cesse la route qu'elle suivit une première fois pour monter jusqu'à son boudoir?
Ils disent pourtant que le chemin de l'enfer est tout jonché de roses! Allez-y voir, et prenez seulement par derrière le théâtre du Vaudeville, que l'esprit de Doche illumine encore et fleurit, ou ce splendide théâtre de la Porte-Saint-Martin, dont le cher directeur fait envie à tous les directeurs de l'Europe.
Je serai généreux et je vous épargnerai toute espèce de description, bien qu'il y eût çà et là dans les coulisses quelques profils appartenant à la jeunesse de chrysocale qui, certes, vaudraient la peine d'être esquissés.
La première personne que je vis fut M. Laïs, sérieux et doux, feuilletant un elzévir sous un quinquet. C'était sa place accoutumée; la loge d'Annette s'ouvrait à quelques pas de là. M. Laïs passait en ce lieu ses soirées; il s'était résigné à entendre les mauvaises plaisanteries de ces dames, mais ces messieurs ne l'avaient jamais raillé qu'une fois.
Il connaissait le pas de Philippe, à notre approche, il quitta sa lecture. Son regard clair et franc, comme le reflet d'une conscience d'honnête homme, se fixa sur moi attentivement.
«Nous avons à causer, mon jeune ami, me dit-il avec un bon sourire. Hier, je ne vous connaissais pas. Aujourd'hui, vous êtes pour moi le plus important personnage qui soit en France. On peut causer ici aussi bien qu'ailleurs, et je vais vous apprendre qui nous sommes.
Je restai muet. Je m'attendais à être questionné; j'avais rassemblé mon courage pour répondre. Il me sembla que la façon d'agir de M. Laïs ajoutait une solennité singulière à l'interrogatoire qui sans doute allait suivre. Contre toutes les règles de notre jurisprudence mondaine, c'était ici le défendeur qui plaidait sa cause le premier. Le maître du logis ne se bornait point à ne rien demander à l'hôte, il lui ouvrait les pages de son livre de famille.
Quand on donne autant que cela, on gagne le droit d'exiger beaucoup.
Annette quitta sa loge pour faire son entrée. En passant, elle m'adressa un signe de tête souriant et familier. Vivaient-ils donc des mois en une journée? Le signe d'Annette et son sourire avaient l'aplomb d'une vieille amitié.
Eh bien! oui, j'eus défiance. Ma sauvagerie n'était pas leur candeur. Je sentis que j'aimais jusqu'à mourir, mais j'eus défiance. Mon cœur se serra et l'angoisse fit percer la sueur froide sous mes cheveux.
