Kitabı oku: «Annette Laïs», sayfa 22
XXXII.
LES NOCES
Je ne crois pas à la Poule-Noire. L'oracle de la sorcière de Landevan s'appuyait sur deux faits également faux: Annette n'était plus une comédienne et les Laïs n'étaient pas des schismatiques. J'avais vu mourir le père, et je souhaite aux plus saints le calme de sa dernière heure. Annette avait la piété d'un ange. L'oracle ignorait le passé et le présent, comment aurait-il connu l'avenir?
Mais je crois à une chose terrible, c'est que le prophète qui prédit vaguement le malheur a grande chance de ne se point tromper.
Cela faisait déjà deux deuils qui me touchaient et dont l'un frappait directement ceux qui étaient menacés par l'oracle: M. Laïs et Gérard!
La mort entrait dans la maison de Kervigné. Son coup d'essai éclatait comme la foudre. Elle choisissait parmi nous tous le plus fort, le plus heureux. Gérard n'était plus, celui-là que tous les officiers de l'armée française admiraient et enviaient hier, Gérard, le favori de la fortune, l'éblouissant soldat, marqué pour le succès certain, le plus jeune des colonels, le mieux aimé, celui qui avait tout pour lui: le nom, la richesse et déjà la gloire, Gérard, si beau, si joyeux, si brave et si bon!
Je n'ai pas honte de l'avouer: l'idée que j'étais un porte-malheur naquit en moi en dépit de ma raison et m'écrasa.
Je ne suis pas superstitieux, mais quand le pauvre Joson Michais balbutia en pleurant: «Elle l'avait bien dit, la Poule-Noire!» ce fut comme un poignard qu'on» eût retourné dans mon cœur.
Comme la foudre aussi, la mort de Gérard chassa de Paris tous ceux qui étaient venus de Vannes. L'orgie du Palais-Royal n'eut pas de lendemain.
De nous tous, c'était Gérard que mon pauvre excellent père aimait le mieux. Les succès militaires de Gérard le flattaient outre mesure. Gérard était véritablement le lustre de sa maison.
Le départ de Paris fut bien différent de l'arrivée. On était venu armé pour la guerre et le plaisir. Au retour, la route se fit lugubre et désolée. On emportait les restes mortels du colonel vicomte de Kervigné, pour leur donner place dans la sépulture de famille, au cimetière de Carnac.
La guerre prenait fin en même temps que le plaisir. Je sus plus tard qu'au moment de la catastrophe, Laroche et les Bélébon étaient en pleine conspiration. Ce Laroche, comme presque tous les coquins, connaissait assez bien la loi. Il était le meneur et le conseil des Bélébon, qui ne connaissaient rien du tout. On comptait attaquer M. Laïs en justice pour captation et détournement de mineur.
Gérard nous eût défendus, vivant; mort, il nous protégea; car le coup de foudre dispersa momentanément nos ennemis.
De tous ceux qui étaient venus de Vannes, il ne resta que Joson Michais, et celui-là n'était pas contre nous.
Mais nous n'en avons pas fini avec la Poule-Noire. Le jeudi qui suivit le départ de ma famille, Joson reçut une lettre du pays qui lui annonçait le décès de ma bonne tante Renotte de Landevan. A l'article de la mort, elle m'avait déshérité comme étant la cause immédiate de tous les désastres qui allaient fondre sur la maison de Kervigné.
Le dimanche un billet d'Aurélie m'apprit la mort du petit Charles, mon neveu, et la maladie très dangereuse de ma petite nièce Mimi.
Le mardi de la même semaine, une lettre de ma pauvre bonne mère, largement encadrée de noir, arriva. La vue seule de l'enveloppe me terrifia. Je crus à la mort de mon père. Ce n'était pas mon père. J'étais fils unique. Ma sœur n'était plus, et Mimi râlait son agonie.
Je me mis au lit, frappé d'une congestion cérébrale. La lettre de ma mère me disait en propres termes que j'avais tué mon frère, ma sœur, les enfants, ma tante Renotte, tout le monde.
Elle était folle de douleur, la pauvre femme! Ma sœur et les deux petits étaient tout son cœur.
Cela était inouï, n'est-il pas vrai? Cela rappelait les temps ténébreux où la chambre ardente, siégeant nuit et jour, ne pouvait empêcher la mort de faucher des familles entières.
J'eus le délire pendant deux semaines. Je croyais à la Poule-Noire, ou plutôt une lugubre pensée m'était venue, je croyais au mauvais œil, à la sorcellerie, au poison. Il y avait là une influence physique ou surnaturelle. On tuait, chez moi, on tuait!
Vers le milieu de ma convalescence, je trouvai deux lettres qui étaient vieilles de date. La première annonçait deux décès, la seconde un: mes deux tantes de Kerfily et mon beau-frère le marquis.
C'était tout! Rien ne protégeait plus mon père et ma mère.
Il ne restait que les deux Bélébon!
Sans doute c'était ma fièvre, mais il me parut en ce moment plus clair que le jour que cette prodigieuse épidémie avait un nom et qu'elle s'appelait Bélébon.
Mais, alors, le monstre se mordait lui-même, car une dernière lettre m'apprit que l'oncle Bélébon venait de recevoir les derniers sacrements.
A dater de cette missive, qui était de l'abbé Raffroy, je ne reçus plus aucune nouvelle. Philippe avait désiré quitter une demeure qui lui rappelait trop de souvenirs. La maison était pleine de M. Laïs; nous le voyions partout, et Philippe, nature tendre à l'excès, malgré ses apparences de froideur, perdait le boire et le manger.
Deux mois se passèrent. Nous habitions une petite maison au revers des collines de Ménilmontant. Notre jardin, modeste et à peine large comme la façade exiguë de notre demeure, s'enlevait dans de magnifiques vergers.
Nous dominions Vincennes avec son donjon triste, entouré de riantes forêts et le cours sinueux de la Marne. J'étais homme à trouver dans cet humble paradis Capoue et ses délices; j'avais fait mes preuves à cet égard; de parti-pris je m'arrangeai pour oublier l'univers, engourdi que je comptais être bientôt dans mon paisible bonheur.
J'aimais tant, qu'il me semblait que je pouvais vivre toujours content de mon amour même. N'avais-je pas le sourire d'Annette, et que me fallait-il au delà?
Annette devint pâle. Il y eut entre nous tout à coup des malaises sans nom et d'étranges défiances. La présence de Philippe nous gênait; nous avions frayeur de son absence. L'amour tel que je l'éprouvais ne devine pas cet écueil qui est la nature même, et fatal comme tout ce qui est la nature. Cette souffrance inconnue étonnait Annette et m'épouvantait. Nous étions trop près l'un de l'autre et trop loin. Au matin, il me semblait parfois que les grands yeux d'Annette, plus grands dans sa pâleur amaigrie, avaient des traces de larmes.
Et nous nous disions cependant: Nous sommes heureux! nous sommes heureux!
Philippe avait l'air inquiet, parfois. Il souriait, d'autres fois, en nous regardant.
Joson Michais, qui remplissait chez nous l'office de factotum avec un zèle que le succès ne couronnait pas toujours, me dit un soir:
«Quoique çâ, monsié el' chevalier, avèz-vous les fièvres? Vous qu'étiez si cœuru, vous v'là comme un linge! Aussi vrai! faut pas mentir, çâ fait mal au cœur ed' vous voir changé ed' bout en bout! Est-ce que, par Pâris, nan ne vend point ed' lâ bonne médecine?»
Ce même soir, quand je voulus prendre Annette dans mes bras, comme à l'ordinaire, avant de lui souhaiter la bonne nuit, elle se retira de moi.
«Ah! m'écriai-je, il y a longtemps que je redoutais cela: vous ne m'aimez plus!»
Elle bondit. Je sentis un feu sur ma bouche. C'étaient ses lèvres. Mes doigts essayèrent de se nouer autour de sa taille. Elle était en fuite déjà.
Philippe entra.
«A ce jeu-là, gronda-t-il les sourcils froncés comme un homme en colère, on meurt ou l'on devient fou!»
Je le regardais ébahi; j'avais l'esprit tout chancelant. Il ajouta:
«Il faut vous marier.»
Annette se glissa dans la chambre. Il y avait de la honte et de l'égarement dans ses yeux.
«J'irai au couvent, murmura-t-elle, et, cette fois, je ne veux pas qu'on m'arrête en chemin!
– Au couvent!» balbutiai-je.
Et je répétais comme un malheureux insensé:
«Vous ne m'aimez plus! vous ne m'aimez plus!»
Philippe était grave. Il avait l'air d'un juge à l'audience ou mieux d'un docteur au lit du malade.
«Il faut vous marier!» prononça-t-il pour la seconde fois.
Mon frère Gérard avait dit, quelques heures avant de mourir: Je vous marie. Je vous marie! avait répété M. Laïs en mourant. C'étaient deux solennelles bénédictions. Nous étions mariés moralement et, dans la pensée de chacun de nous, le divorce restait impossible. Mais pour que ce mariage nous fît époux, il fallait l'église et la loi: l'une des deux à tout le moins. Et quel moyen prendre? La loi nous fermait la porte de son temple, l'église ne s'ouvre qu'avec la protection de la loi.
Cette nuit, je ne fermai pas l'œil. Annette couchait tout à l'autre bout de la maison et il me semblait que je ressentais les agitations de son insomnie. Le mot de Philippe était pour moi la lumière. Désormais, je savais donner un nom au dépérissement étrange et semblable qui s'opérait en nous deux. Notre pouls battait la même fièvre. Nous avions le mal d'amour, chanté ingénûment par les vieux poètes, mais dont on ne saurait plus parler, Seigneur Dieu! tant nos hypocrisies modernes montent haut leur collet. Désormais, nous entendons malice à tout. Le mot baiser commence à devenir un peu bien obscène. Nous mettons sur notre langage le voile derrière lequel brille bien plus sûrement et bien mieux la prunelle provocante du plaisir. Nos livres, tous vêtus de feuilles de figuier, ressemblent à ces trous, recouverts de ramée, piéges perfides où doit tomber le gibier imprudent.
L'art, et il s'en vante bien haut, consiste à tout dire sans rien parler. Le talent passe à l'état de pantomime, à moins qu'il ne préfère vaguer dans ce pays des précieuses métaphores dont Molière s'est tant amusé. On dirait que le grand problème consiste désormais à renfermer le vice dans des capsules sucrées, comme on fait pour certains médicaments trop amers.
Singulière pharmacie! «Habillez-moi cela!» disait un censeur du temps de Louis-Philippe; «l'attentat à la pudeur peut courir les rues s'il boutonne son paletot.»
«Messieurs, diront bientôt aux filous les passants et les sergents de ville complices, faites votre état, mais soyez décents. On n'entre plus dans la poche du prochain qu'en gants paille!»
Qui trompe-t-on, cependant, avec ces naïves hypocrisies?
Annette et moi nous avions le mal d'amour; nous vivions sous le même toit; aucune barrière n'était entre nous, sinon l'innocence d'Annette et mon respect. Philippe parlait vrai: à ce jeu, il faut mourir ou devenir fou.
Philippe avait bien trouvé le remède: le mariage; mais l'imagination a beau s'évertuer, on ne se marie pas malgré la loi, à moins d'aller faire emplette d'une de ces malodorantes bénédictions dont l'Ecosse puritaine tient boutique. Comme marieur, le forgeron de Gretna-Green me paraît de la même force que la Poule-Noire en tant qu'oracle; Philippe ne songea pas à cette banale excentricité.
Mais il nous aimait bien, et il avait peur de nous. Pour tout ce qui regardait ceux qu'il aimait, son esprit paresseux devenait actif et tenace. Quand il nous dit: il faut vous marier, c'est qu'il avait trouvé moyen de nous unir, non point selon la loi, mais de manière à contenter sa conscience et la nôtre.
Il y avait un prêtre d'origine grecque à la paroisse de Bagnolet, dont nous étions très voisins. C'était un jeune homme savant et doux qui avait nom l'abbé de Brienne. Philippe élevait très haut sa naissance, dont lui ne parlait jamais. L'abbé de Brienne vint à la maison; il nous entretint ensemble, puis séparément. Je n'ai aucunement l'intention de plaider la régularité de l'acte qu'il crut pouvoir oser et qui devait recevoir plus tard toutes les sanctions que la religion et la société exigent. Je dis que c'était un saint jeune homme, suivant de son mieux la trace miséricordieuse de son divin maître, un prêtre éloquent et hautement doué, une âme belle et modeste. Il nous confessa tous les deux. Le sacrifice de la messe fut célébré par lui dans une chapelle improvisée; il bénit notre union en présence de deux témoins, Philippe et Joson Michais, sous promesse que nous lui fîmes tous les quatre d'accomplir, aussitôt que les circonstances le permettraient, les rites et formalités imposés par l'Eglise.
Il y eut fête. Nous allâmes au tombeau de M. Laïs, qui était notre voisin aussi, car il reposait en un petit coin de cette énorme ville des morts: le cimetière du Père-Lachaise.
En chemin, Joson Michais nous quitta. Il avait son idée. Nous le retrouvâmes à la maison, qui chantait à tue-tête les interminables antiennes celtiques du mariage morbihannais. Il était ivre, mais là, solidement. D'ordinaire, il ne se dérangeait jamais. Il avait agi de parti-pris et par dévouement tout pur.
Dès qu'il nous aperçut, il se mit à danser.
«Oui mais! s'écria-t-il joyeusement, oui mais! sûr et vrai, monsié el chevâlier, faut pas mentir! y aura eu tant seulement un quelqu'un de cyaud-de-boire à vos noces!»
Le contraire porte malheur. Joson Michais avait rempli un devoir sacré.
XXXIII.
JOSON MICHAIS
Nous vécûmes cinq mois à Ménilmontant. La santé était revenue, le calme aussi; je ne ferai pas le tableau de ce souriant bonheur: il est convenu que le bonheur raconté fatigue. Nous avions eu autrefois ce rêve d'être heureux au bord de la mer; souvent, cette idée nous revenait à tous deux, à moi par le souvenir, à elle par les peintures que je lui traçais de ces merveilles inconnues, mais il ne fallait pas songer à quitter Paris. Philippe était attaché à Paris par son malheur. C'était un de ces hommes au cœur obstiné qui entretiennent patiemment leur propre souffrance.
Chaque soir il sortait seul. Je savais où il allait. Il avait besoin de cette promenade solitaire et triste qui toujours le menait au même endroit, là-bas, le long du quai, de l'autre côté du Jardin des Plantes, devant cette fenêtre éclairée sur laquelle passait de temps en temps l'ombre du bonheur, perdu pour jamais.
Philippe rentra une fois tout soucieux. Il était allé à la maison de la rue Saint-Sabin.
«Il faudrait faire une visite à l'hôtel de Kervigné, mon frère, me dit-il. J'ai idée qu'il se trame quelque chose contre vous.»
Ce fut comme si l'on m'eût parlé d'un autre monde. L'hôtel de Kervigné! il y avait des siècles entre ces souvenirs et moi! Ma vie ne sortait pas de notre intérieur, qui vivait animé par une seule âme: Annette. Je fus comme effrayé à l'idée de ces distances qui me séparaient du passé. J'interrogeai pourtant Philippe. On était venu me demander rue Saint-Sabin: des personnes inconnues qui n'avaient pas voulu dire leur nom. La voisine qui donnait ces détails avait ajouté: «Ils avaient l'air de gens de justice.»
Je répondis: «Je verrai.» Mais cela ne me frappa point.
J'allai m'asseoir ou plutôt me coucher sur le tapis, aux pieds d'Annette, qui était au piano et qui chantait:
Ma lon la
Les enfants sont là,
La vache est rentrée à l'étable;
Ma lon la
Ave Maria,
L'Angelus les endormira.
Ce refrain me montrait toujours la mer, la petite mer, avec son troupeau d'îles moutonnantes, au delà desquelles bleuit l'immense horizon de l'Océan. Je l'entendais autrefois, l'Océan, les soirs d'été, du mouillage où le flot berçait ma baleinière, parmi les mugissements joyeux des bestiaux revenant au bercail et les échos murmurants du village. La cloche tintait au lointain, la cloche qui appelle la prière et qui secoue le sommeil au-dessus des berceaux.
Ah! qu'elle était belle et jolie! et comme je l'aimais! C'était le soir aussi. Le soleil couchant tremblait au travers des jeunes feuillées du printemps. Les vergers fleuris nous envoyaient la douceur de leurs parfums. Mille fois mieux que les parfums, sa voix pénétrait tout mon être.
Il y avait un merle. Que voulez-vous, l'amour est enfant! Il y avait un beau merle, fier et noir comme un petit corbeau. Le merle est un artiste campagnard qui vient volontiers faire un tour à Paris. Je ne sais pas d'oiseau mieux fait ni plus noble sous son plumage sévère. Et quel chanteur!
Ce merle me parlait de la Bretagne presque aussi éloquemment que la chanson d'Annette. Les merles ne gazouillent pas, ils chantent. Le rossignol ressemble à ces virtuoses, favoris du succès, dont tout le monde parle. C'est un beau talent, et Dieu me garde de médire du rossignol! Mais le merle a ce chant triomphal où éclate l'orgueil de la nature.
Oh! qu'elle était belle! comme tout s'embellissait autour d'elle! Quel paradis charmant elle faisait de cette humble demeure!
A mon réveil, le lendemain matin, Joson Michais m'apporta solennellement mes bottes cirées et mon habit de ville que je n'avais pas mis depuis des mois.
«Tout de même, me dit-il, monsié Philippe veut qu'ous alliez à c't'hôtel.»
Pour la première fois, je sautai hors de mon lit sans sourire. Décidément, il fallait aller à cet hôtel. Je m'habillai. Toutes ces choses ne m'étaient plus familières. Annette m'embrassa comme pour un long voyage et je partis.
C'était un long voyage, en effet. De ce jour-là, je n'ai jamais revu notre ermitage de Ménilmontant.
Paris me sembla tumultueux, troublé, insupportable. Je ne savais plus Paris. Je ne comprenais plus comment chaque roue de voiture n'écrasait pas un passant. Le bruit m'étourdissait; je ne voyais rien.
Comme j'arrivais au boulevard, je m'entendis appeler par mon nom.
Une tête s'allongea hors de la portière d'un coupé, tout près de moi, et me dit:
«Parbleu! voilà un miracle! D'où sortez-vous? J'ai mis votre nom parmi ceux qui peuvent témoigner en faveur de ma chaîne. Cela vous contrarie-t-il? Je lorgne l'Académie. Mais ils abominent les idées. Vous savez que Meyerbeer a dit que la juxtasonnance était une absurdité. Toute l'harmonie de la valse infernale de Robert est fondée là-dessus. J'ai répondu dans le Ménestrel. Il a trois pieds et demi de nez! Berlioz me soutient en dessous. Ah! coquin! vous nous avez volé cet amour d'Annette Laïs… Dites donc! c'est prodigieux, ces décès, chez vous là-bas! Aurélie m'a conté pour la Poule-Noire. Je trouve le cas étonnant. J'ai par devers moi des observations congénères. Avec la chaîne, on eût réglé tout cela. Voulez-vous que je vous mène?
J'étais si bien noyé, qu'il me fallut le mot juxtasonnance pour reconnaître le docteur Josaphat. Comme je refusais son offre obligeante, il me prit par le bouton de ma redingote et ajouta tout bas:
«Vous aurez peut-être entendu parler du bain galvanique? C'est une grosse affaire. Ah! ah! s'ils croient que je vais m'arrêter à des badauderies comme les cigarettes Raspail. J'entrevois le criterium, c'est clair! Il faut renouveler de fond en comble: cela dérange leur petit train-train de clinique. J'ai remplacé le forceps, l'autre jour, par la chaîne, dans un accouchement désespéré: trois jumeaux, mes enfants! Je peux le dire, car sans moi ils arrivaient morts! Ils ont vécu soixante-seize heures. Hein! Ma chaîne arrachera les dents quand je voudrai. A propos! ai-je rêvé qu'on parlait de vous interdire?»
Un embarras de voitures eut lieu. Il me salua de la main en criant:
«On n'en meurt pas. Venez me voir! Je vous montrerai mon piano juxtasonnant, à compteur, pour savoir le nombre exact des vibrations. C'est nécessaire. L'oreille ne vaut rien pour la musique. Il faut un compas. Mille choses aimables à notre Annette.»
M'interdire! Pourquoi pas me délivrer une lettre de cachet? Avions-nous rétrogradé de soixante-dix ans? L'oncle Bélébon était-il parvenu à faire réédifier la Bastille!
«Bon! ce n'est que toi! s'écria Aurélie en m'apercevant. J'attendais M. de Sauvagel.»
Elle était en deuil.
«Ah! malheureux enfant! s'interrompit-elle. C'est un massacre, là-bas! On dirait le choléra! Moi qui suis une Parisienne, maintenant, je n'ai pas peur de la Poule-Noire. Mais, en Bretagne, on est si reculé! M. de Sauvagel fait un ouvrage sur les superstitions bretonnes; en connais-tu de curieuses? C'est un jeune homme qui percera, désormais. Le docteur et lui ont beaucoup discuté à propos de la Poule-Noire. M. de Sauvagel prend la chose de haut et rattache le fait à l'ancien culte des druides, d'autant qu'il y a des dolmens à Landevan. La Poule-Noire, pour lui, est le même être que la Vénus-Noire de Locminé. Il est d'accord avec le Dictionnaire d'Ogée, et pense que ce doit être une divinité éthiopienne. Il parle de tout cela dans son livre, qui sera couronné par l'Académie française; nous avons des promesses. Le docteur, lui, prétend que Sauvagel n'a pas inventé la poudre; mais c'est jalousie. Il ajoute qu'une idée biscornue comme cela peut tuer tout un pays. C'est du magnétisme, à ce qu'il dit. Et le fait est que j'ai été bien malade, une fois que je croyais avoir bu du laudanum. Mais que vas-tu devenir, malheureux enfant, que vas-tu devenir?
– J'ignore ce dont je suis menacé, répondis-je, mais, au moins, d'après vos paroles, je vois que le malheur n'a atteint ni mon père ni ma mère.
– Qu'entends-tu par le malheur? La mort? Ils sont en vie, c'est vrai; mais c'est tout. Ils ont été tous les deux très malades et ta mère est restée comme folle de la perte de ses deux petits-enfants. Te figures-tu la maison vide et deux pauvres vieillards abandonnés… Qu'est-ce qu'on me veut?»
Une grande jeune fille, pensionnaire des pieds à la tête, entra et vint gauchement l'embrasser. Elle avait l'air sournois de celles à qui l'on défend de naître femmes, mais on voyait bien que, malgré tout, la beauté, la grâce et le charme allaient faire explosion en elle au premier jour.
«C'est Marguerite! me dit Aurélie avec mauvaise humeur; notre aînée: une perche pour la taille; deux fois trop grande pour son âge! Edouard est mieux quoiqu'il essaye de faire l'homme. Ces bambins! ils sont venus pour les vacances de Pâques. Ah! nous avons passé vingt-huit ans!»
Ma cousine Marguerite baissa les yeux. Elle n'avait garde de rire.
«Va, biche, reprit Aurélie. C'est le pauvre petit cousin de Bretagne. Dis à Julienne de jouer avec toi au corbillon.
«Cela ne veut plus de poupée!» s'interrompit-elle en s'adressant à moi.
Edouard vint aussi: un beau gars dont la barbe se permettait de pousser! Aurélie faisait pitié. Elle aurait tant voulu me les montrer au biberon. Elle m'avoua qu'elle avait envoyé Sauvagel en Bretagne pendant les vacances de Pâques. Dans l'escalier, elle avait pris mon pas pour celui de Sauvagel, et telle était la cause de sa mauvaise humeur.
«Et vous êtes ensemble? me demanda-t-elle brusquement, dès que nous fûmes seuls. Tu as le cou cassé tout net… Maintenant, voilà l'histoire; j'ai cru d'abord que mon mari en était, par rancune contre la petite; mais c'est un homme comme il faut, en définitive, et il reste bien au-dessus de tout cela. D'ailleurs, l'âge vient, la goutte le mord, il laisse de côté ses habitudes et se réfugie dans le travail. Il grandit, au palais. Sais-tu que je serais encore bien jeune pour être la femme d'un garde des sceaux! Voilà donc l'histoire: c'est Laroche. Il nous a quittés et fait des affaires. Un fin matois! Bel homme et capable d'entrer chez le roi sans se faire annoncer! Ton pauvre père et ta pauvre mère sont réduits à rien, tu sais. Les Bélébon taillent en plein drap…
– Comment, les Bélébon! m'écriai-je.
– Tu n'en comptais plus qu'un? Erreur. Ça vit cent ans, pas une heure de moins! Le bonhomme a été administré deux fois, et il court comme un chat maigre. Laroche fait des voyages en Bretagne. On parle d'adoption pour Vincent. Ce doit être une idée de Laroche, qui est un Normand et demi. Quant à toi, tu vas être coffré bel et bien, mon mignon!
– Mais de quel droit?
– J'ai causé de cela avec le président. Il est assez de ton côté, parce qu'il connaît le Bélébon… et surtout Laroche. Mais il ne fera rien; il est en hausse et a besoin plus que jamais des gens de là-bas pour la députation. La députation peut le mener loin. Le premier président s'en va. Le moment est d'or! Il dit que, dans ton affaire, tout est possible. Tu as donné prise. Il y a de gros mots à prononcer, et il suffit d'un seul, comédienne…
– Le docteur Josaphat m'a parlé d'interdiction…
– Ah! tu as vu ce fou! il n'y entend rien. A quoi bon t'interdire! Tous les mineurs sont interdits d'avance. Lis ton Code au titre De la puissance paternelle. Moi, je l'ai parcouru pour toi. L'interdiction viendra plus tard. Maintenant, je te le répète, on va te coffrer purement et simplement. Déjeunes-tu avec nous?»
Pour la première fois, l'idée que je pourrais être séparé d'Annette naquit en moi. Mon cœur cessa de battre et je chancelai sur ma chaise.
«Bah! bah! me dit Aurélie, on te tiendra huit jours, tu feras ta soumission et tout sera fini. Les Bélébon veulent te marier.»
Ma tête tomba sur ma poitrine.
«Ah ça! s'écria ma cousine, voilà pourtant six ou sept mois que cet amour dure. Il faut un terme à tout!
– Savent-ils où me trouver? balbutiai-je.
– Ah! pauvre minet! La police de Paris! Et Laroche derrière!»
Je me levai tout tremblant.
«Voyons! voyons! vas-tu faire comme elle et te trouver mal! dit ma cousine avec inquiétude. Je m'en souviendrai longtemps de l'affaire de Saint-Cyr! on est toujours dupe de son obligeance. Ecoute, si tu étais tout seul, je t'offrirais bien une retraite ici. Et encore que penserait M. de Sauvagel!.. Mais ta Danaé, il ne faut pas y songer. Vous vivez aux crochets du frère, à ce qu'on dit?»
Je ne répliquai point. Elle poursuivit:
«Qu'est-ce qu'il fait donc, celui-là? Des découpures. Est-ce vrai? Là dedans, vois-tu, tout a une odeur de saltimbanquerie. Des découpures! Moi, j'ai cru que tu allais te mettre au théâtre. Si tu as besoin d'un peu d'argent, tu sais, c'est de bon cœur.»
Je saluai ma cousine et je sortis, bien qu'elle essayât de me retenir.
J'avais la tête en feu. Ma poitrine était serrée comme dans un étau. J'essayais en vain de faire le jour parmi le trouble de mes pensées.
Au moment où je mettais le pied dans la rue, je vis Joson Michais qui se promenait de long en large sur le trottoir et qui semblait me guetter. Il accourut à moi.
«M. Philippe m'a envoyé, me dit-il. Y â du tâbâc, aussi vrai!»
Je le regardai d'un air absorbé. Les paroles ne me venaient point pour l'interroger.
«Faut pas vous faire trop de chagrin, quoique çà, poursuivit-il. Je ne mens point, y â du tâbâc! Mais on nâvigue au plus près, un aviron sous le vent, et on attend le flot… Ils sont venus pour vous pincer, quoi!
– Qui donc est venu?
– Mines d'argousins, pour vrai! C'est pas des contre-amiraux, préfets maritimes! Çà vous a l'œil de commissaires ou riz-pain-sel et soldats-marins, de gendarmes en permission. L'ancien domestique ed' mâme la présidente rôde dans les vergers. Quand c'est qu'on aura l'occasion de lui glisser deux mots à l'oreille, à celui-là, c'est avec plaisir… comme quoi, monsié Philippe m'a coulé: rue du Regard! Nâge!
– Je ne peux pas rentrer à la maison?
– Pas mêche!
– Que faire? mon Dieu! que faire?
Il n'y a pas beaucoup de passants dans la rue du Regard. Néanmoins, je commençais à faire spectacle, criant et me tordant les mains sur le trottoir.
«Viens!» ordonnai-je à Joson Michais.
Et je pris ma course vers le jardin du Luxembourg.
La première idée qui me vint fut de fuir en Angleterre avec Annette.
Mais de l'argent!
Je parlais tout haut. Joson m'entendait.
«Pour quant à çâ, me dit-il, j'ai un petit saint-frusquin, là-bas, par Plouharnel: une vingtaine d'écus, pas moins… mais le manger coûte cher en Angleterre.»
On travaillait à transformer en jardin anglais la pépinière du Luxembourg. Je m'arrêtai au milieu d'un massif et l'idée ne me vint même pas de remercier ce pauvre bon garçon.
«Va me chercher Annette, m'écriai-je, tout de suite.
– C'est que, monsié el chevâlier…
– Répliques-tu?
– Non, monsié el chevalier… Mais…»
Il prit sa course, je le rappelai.
«Que vas-tu lui dire? Ecoute: qu'elle prenne mes habits, ses hardes. Nous partons.
– Pour quel endroit?
– Je n'en sais rien… Va!
– Oui, monsié el chevâlier.»
Je le rappelai encore pour lui ordonner de revenir avec Annette. Cette fois, il se fâcha et me répondit la tête haute:
«Faut pas mentir! Si monsié el chevâlier a cru que je le laisserais partir seul…
– Va, et ne sois pas longtemps.
– Nâge partout!»
Il s'enfuit comme un cerf qui serait chaussé de gros souliers ferrés.
Moi j'eus peur dès que je fus seul. Il me sembla que ces bosquets étaient pleins d'agents de police occupés à me poursuivre. Je me sentais positivement traqué. Les promeneurs, les gardiens, les terrassiers, tous me regardaient d'un mauvais œil.
La puissance paternelle! J'aurais voulu avoir le Code et lire ces terribles articles qui me condamnaient. Etait-il possible que j'eusse négligé d'apprendre ce que j'avais tant besoin de savoir.
Ce n'était pas la prison elle-même qui m'épouvantait, c'était la perte d'Annette. La seule idée que je pouvais être séparé d'Annette me laissait écrasé, sans force et sans courage.
Il y a loin du Luxembourg à Ménilmontant. J'attendis environ deux heures. C'était peu. Je ne puis exprimer ce que cet espace de temps me dura. J'essayais de trouver un expédient; je cherchais de me tracer une ligne de conduite. Impossible. Le chaos était dans mon cerveau; chaque fois qu'une idée y voulait naître, elle était aussitôt étouffée. Je ne pouvais penser qu'à Annette. Je me représentais notre pauvre maison entourée d'une espèce d'armée. Je me reprochais d'avoir parlé de hardes et de paquets: comment traverser avec des paquets ces lignes de circonvallation formidables? Ces paquets allaient trahir Annette; on allait faire main-basse sur elle, l'arrêter peut-être; non, mieux que cela, la suivre! J'avais éventé ma propre piste; j'avais mis l'ennemi sur mes traces!
Tout cela me paraissait tellement certain que je me couchai, découragé, sur l'herbe. La résistance était impossible. J'en étais à me dire que j'allais me laisser prendre et emmener par les sbires, quand la voix de Joson Michais m'éveilla.
«Là v'lâ, monsieur el chevâlier,» me dit-il en essuyant son front baigné de sueur.
Il avait un lourd paquet sur les épaules. Annette elle-même était chargée.
Je sautai sur mes pieds, et je me jetai à son cou. Il y avait des mois que je ne l'avais vue.
«Annette! ma petite femme chérie! m'écriai-je, tu me suivras partout, n'est-ce pas? Il n'est pas en leur pouvoir de nous séparer!»
Elle passa son bras sous le mien.
«Philippe est resté, me dit-elle pour ne pas donner de soupçons. Il voulait que je prisse tout son argent. J'ai arrêté nos places à la diligence pour Vannes.