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Kitabı oku: «La fabrique de mariages, Vol. II», sayfa 4

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Le comte proposa aussitôt ses services.

Mais la marquise arrêta le zèle de son Garnier, qu'elle accusa de chasser la petite bête. Ce n'était pas trois cent mille francs qu'il lui fallait.

Quand elle apprit le départ précipité du comte, elle ne s'étonna point. Elle dit:

– Lâchons la ligne… nous le tenons.

Des mois se passèrent. Elle disait toujours:

– Il reviendra.

Il revint au bout de deux ans, et madame la marquise en faillit étouffer de rage.

Il revint marié à une femme de dix-huit ans, qui était plus belle que la première comtesse de Mersanz et que le comte Achille entourait d'une véritable adoration.

– Vous voyez bien, dit à ce sujet le sage Garnier de Clérambault, – que nous aurions bien fait de prendre toujours les cent mille écus.

La marquise dit:

– Tout n'est pas fini… Je déclare la guerre à celle-là: une guerre à mort.

– Le diable, pensait Clérambault ce soir-là en allant se coucher, – c'est que nous attaquons notre huitième lustre… Nous avons juste le double de l'âge de notre rivale, ou dix-huit ans contre trente-six!.. Je maintiens que nous aurions bien fait de prendre les cent mille écus.

XII
– Madame la marquise de Sainte-Croix. —

Six années avaient passé depuis le retour du comte Achille à Paris; c'était huit ans depuis la mort si étrange et si malheureuse de sa première femme.

Nous revenons à ce beau jour du mois de mai 1836, qui éclaira le début de ce récit dans l'avenue de Saxe, entre la pension Géran et la porte de ce chantier du Vrai Garde national, où travaillait Jean Lagard.

Quand j'étais lecteur avant d'être écrivain (et que c'est un bien meilleur métier!), j'aimais ces histoires où l'esprit, libre en son caprice, peut se porter en arrière aussi bien qu'en avant, trouvant partout les personnages du drame, ici tout jeunes, là vieillis déjà, toujours vivants.

Il me semblait que ces histoires étaient vraies.

Frédéric Soulié, le grand conteur qui n'est plus, me disait: «Les choses se passent-elles autrement dans le monde? Ne vit-on pas longtemps avec son voisin sans connaître le secret de son existence? L'ordre logique existe seulement dans les drames inventés à plaisir.»

J'écris une histoire vraie. Je la laisse aller comme les événements la firent. Je ne sais si je reviendrai encore sur mes pas, mais où serait le mal?

Il est huit heures du soir, et nous sommes au château de la Savate, chez Jean-François Vaterlot, dit Barbedor.

Cette femme que nous avons laissée toute seule, devant une bouteille d'eau-de-vie, dans la chambre donnant sur l'escalier de service, cette femme était bien la marquise de Sainte-Croix, la petite voyageuse du coche de Bordeaux, la lectrice de la première marquise de Sainte-Croix, morte on ne sait comment, l'amie du fournisseur Rodelet, dont le décès violent s'entoura de mystère, la rivale de la première comtesse de Mersanz, pauvre faible créature qui fut empoisonnée par un rêve; c'était bien Flavie, la fière, l'implacable, la belle Flavie.

Mais il vous eût fallu, en vérité, le deviner, car elle était bien misérablement changée.

Six années de réussites et de victoires pèsent lourdement sur un front de conquérant. Est-ce un poids double ou triple qui charge, durant le même espace de temps, le front désolé du vaincu?

Ces six années avaient été, pour madame la marquise, une période de revers et de décadence.

Elle vieillissait vite et beaucoup. Son crédit tombait.

Elle avait décidément dit adieu au monde, pour que le monde, prenant les devants, n'eût pas l'idée de lui donner congé.

Seulement, elle s'était retirée avec les honneurs de la guerre, et le peu de relations conservées par elle étaient éminemment respectables.

Elle pouvait encore se relever par un coup d'éclat. – Elle était ici à sa besogne.

Quand le garçon qui l'avait introduite eut apporté la bouteille d'eau-de-vie et le verre qu'on avait l'habitude de lui servir sans qu'elle le demandât, la marquise lui montra du doigt la porte.

Il sortit. Elle releva son voile.

C'était un visage osseux, pâli et ravagé. A quinze ans, elle était laide. Elle atteignait maintenant sa quarante-deuxième année. La laideur n'était pas revenue, mais il y avait quelque chose d'effrayant dans ces restes ruines de beauté. Elle avait négligé sa toilette, sachant d'avance l'emploi de sa soirée. Ses cheveux mal en ordre laissaient voir quelques poils blancs vers les tempes; les rides de son front se creusaient vivement. La maigreur avait rendu plus apparente la saillie un peu exagérée de son nez très-mince et aquilin; des plis profonds et amers arrêtaient les coins de sa bouche. Il n'y avait de vraiment beau que ses yeux aux rayons fauves et chauds qui semblaient brûler sous la ligne trop touffue de ses sourcils.

Ces yeux, grands, hardiment fendus, et qui concentraient en eux toute la vie de cette physionomie morne, éteignaient souvent leur flamme. – Alors, il y avait sur ce visage une expression indicible de cynisme et d'abrutissement.

En revanche, sa taille avait gardé toute sa noble richesse, et sa robe noire amplement drapée lui donnait, quand elle se redressait, un port de reine.

Elle avait des pieds de fée et d'admirables mains.

Elle consulta sa montre et se versa la valeur de quatre petits verres d'eau-de-vie, qu'elle but d'un trait, comme vous avaleriez une gorgée d'eau.

Un peu de sang remonta à ses joues; sa prunelle eut un éclair. Elle repoussa la bouteille et le verre.

Ce n'était pas tout à fait un vice; c'était le résultat d'un ensemble de vices. Épuisée et presque anéantie, cette femme buvait l'eau-de-vie en guise de potion. Cela la réchauffait pour quelques minutes. En dehors de la vie transitoire et factice qu'elle trouvait au fond du verre, elle n'éprouvait à boire ni dégoût ni plaisir. Elle ne cherchait pas l'ivresse, mais l'ivresse l'avait parfois surprise.

– Est-ce que le Garnier me ferait attendre! se dit-elle; – cœur de maraud!.. s'il me voit à terre, il lèvera le pied pour m'écraser.

Cette parole était bien injuste. Nous savons que Garnier était en bas, près de Barbedor, et qu'il travaillait pour elle.

– Quand donc aurai-je fini de combattre? poursuivit-elle; – les négociants achètent des châteaux, les procureurs vendent leur étude, toutes les rapines mènent au repos honorable et bouffi… il n'y a pas jusqu'aux soldats eux-mêmes, ces brebis enragées, qui n'aient une retraite sur leurs vieux jours… Moi, je tombe, je tombe, je tombe… et pourtant j'ai gagné assez d'argent pour enrichir et mettre en château dix négociants obèses, vingt procureurs crochus… pour retraiter toute une armée… J'étais habile; j'avais la veine… Est-ce qu'il y a une Providence… et prend-elle la peine de se moquer de moi?

Son regard fit le tour de la chambre. Elle croisa les mains sur ses genoux.

– Ignoble! ignoble! murmura-t-elle; – il faut la jeunesse que je n'ai plus pour affronter gaiement ces aventures… L'endroit est bon… il y a deux cents pas d'ici à la rue de Varennes… mais cela soulève le cœur.

Elle eut un sourire et répéta:

– Le cœur!

Son accent vous eût mis du froid dans les veines.

– Ma foi, oui, l'endroit est bon, reprit-elle; – on y peut jouer encore plus d'une partie.

Elle avança la main machinalement pour prendre la bouteille, mais son bras retomba avec fatigue.

– Je voudrais aimer cela, dit-elle; – j'ai entendu parler de femmes qui s'enferment pour s'enivrer toutes seules… ce doit être une vie de prestige et de fièvre… Si j'aimais cela, je m'y noierais… je deviendrais folle… Et qu'est-ce que la folie, sinon le repos?

Sa paupière alourdie se baissa. Elle pensait:

– C'est sans doute ce qui fait la supériorité des hommes. La nausée leur vient moins vite. Les femmes naissent avec le tort de leur faiblesse.

Puis, comme en un rêve:

– Soixante-quinze centimes de hausse sur la nouvelle de la défaite des christinos en Navarre… C'est fait pour moi… Deux fois… deux fois dans la même soirée, trouver brelan carré contre brelan d'as!..

On frappa à la porte. Elle ne s'éveilla point en sursaut. Elle était de celles qui ont de la peine à secouer l'engourdissement du corps et de l'esprit. Elle ouvrit seulement les yeux à moitié.

– Eh bien, fit M. Garnier de Clérambault en entrant, – quelles nouvelles?

En attendant la réponse, il referma soigneusement les deux portes derrière lui.

– Cela n'arriverait pas, dit la marquise au lieu de répondre, – si l'on pouvait jouer soi-même; – mais l'entrée de la bourse est interdite aux femmes, mais une femme ne peut pas mettre le pied à Frascati sans se perdre… et il n'y a que les petites folles ou les vieilles abandonnées pour oser prendre les cartes dans un salon à une table un peu sérieuse… J'ai ma tribune chez la Sauvel… mais on se mange le sang dans ces loges grillées… et mon joueur ne traduit pas toujours comme il faut les sons du timbre.

Ceci demande une courte explication.

Au temps où la ferme des jeux avait ses maisons ouvertes, et la clôture n'en eut lieu que deux ans après, en 1838, il y avait comme aujourd'hui des tripots particuliers. Bien que la police fût très-sévère pour sauvegarder les bénéfices de l'État, associé au monopole, on comptait à Paris deux ou trois établissements très-connus et montés sur une magnifique échelle. Madame veuve Sauvel de Bellefonds avait le sien rue Béthisy, dans un ancien hôtel où Gondez, cardinal de Retz, avait, dit-on, rassemblé bien souvent les mécontents à l'époque de la Fronde. C'était un vrai palais. Outre la roulette, le trente et quarante, etc., il y avait d'immenses salons où se jouaient toutes sortes de jeux. On était là merveilleusement à l'aise pour se ruiner. Les gens qui ne voulaient pas être connus avaient l'entrée particulière donnant sur la rue Tirechasse et les tribunes. Dans chaque salle, en effet, il y avait un rang de loges grillées; chaque loge avait un timbre. Les personnes discrètes qui voulaient tenter la fortune sans être vues avaient leur joueur assis à la table commune. La tribune dirigeait les évolutions de ce joueur à l'aide du timbre et de certains signaux télégraphiques.

Le lecteur doit comprendre maintenant de quoi se plaignait madame la marquise de Sainte-Croix. – Ces pauvres femmes sont, en vérité, bien malheureuses!

– Nous avons encore perdu! dit Clérambault avec mauvaise humeur.

– Pas à la loterie, repartit la marquise, – j'ai eu un terne: trente-huit mille six cents francs et une fraction… J'avais placé environ dix-huit mille francs dans les divers bureaux; ça fait une mise doublée… nous n'avons plus que trois tirages avant la suppression… Au moment où je commençais à gagner…

– Et chez la Sauvel?

– Vous ai-je dit pour mes deux brelans d'as… deux fois mon tout: un de six mille et l'autre de quinze mille!.. Au dernier tour, décavée de treize cent louis avec trente et un et as, moi première… j'avais la carre… A la roulette, le manque m'a passé neuf fois sur le corps: j'avais commencé au cinquième coup; cela fait quatorze coups… au quinzième, j'ai passé, le trente-six est venu!

– Et la bourse?

– Une hausse absurde!

– Vous étiez à la baisse?

– Je crois bien!.. Cabrera est entré à Pampelune… Vous aurez à payer demain un mandat de soixante-douze mille francs.

– Et où diable voulez-vous que je les prenne? s'écria Clérambault, dont les oreilles étaient rouges comme du sang.

– Où vous voudrez, répondit tranquillement la marquise.

Clérambault fit deux ou trois tours de chambre à grands pas.

– Voyons, Flavie, dit-il en s'arrêtant devant elle, – madame… vous savez bien que je suis à bout de ressources… Vous-même vous n'avez plus aucune valeur commerçable… Nous sommes sur le point de faire un coup de fortune: ne pouvez-vous demeurer en repos pendant quelques jours.

– Je gagnerai demain, répliqua Flavie; – j'en suis sûre.

Et, comme Garnier haussa les épaules, elle ajouta:

– Vous devenez insolent!

Autre injustice. L'habit bleu, que nous avons vu toujours et partout si impertinent, était auprès de madame la marquise d'une aménité parfaite.

Au lieu de se cabrer, il fit un souriant salut.

– Vous avez de l'humeur ce soir, madame, dit-il; – c'est sans doute parce que vous sentez aussi bien que moi l'impossibilité où je suis d'acquitter ce mandat.

– Ce mandat sera payé de manière ou d'autre, repartit la marquise; – vous vous saignerez aux quatre membres… n'en parlons plus.

Elle se renversa sur son siége et ferma les yeux avec lassitude.

– Demeurer en repos! répéta-t-elle, – cela veut dire ne plus jouer, n'est-ce pas? Ils sont comme cela! Ceux mêmes qui se prétendent les plus dévoués et les plus soumis! Ils disent à une femme: «Dépouillez votre vie comme un vêtement!.. Car il est certaines passions qui sont l'existence même… «Jetez de côté l'aimant qui vous attire, éloignez-vous de l'objet qui vous fait battre le cœur si vous êtes jeune, le pouls si le cœur fatigué ne bat plus… Pourquoi? Parce que vous êtes femme et qu'il est toujours quelqu'un qui pense vous tenir en tutelle…» Je suis trop vieille pour être votre pupille, monsieur Garnier, et je n'ai jamais été, que je sache, votre maîtresse entretenue… Si nous faisions notre compte, nous verrions bien lequel a coûté de l'argent à l'autre.

– Madame… voulut interrompre Garnier.

– Vous n'étiez qu'un sous-officier quand vous m'avez rencontrée dans la diligence de Bordeaux, reprit Flavie, qui s'animait; – combien, depuis ce temps-là, où vous vous seriez damné pour trois ou quatre écus de six livres, combien de mille livres vous ont passé par les mains?

– Passé, répéta Clérambault, – sous le nez!.. Si j'avais gardé mes parts de prises, je serais un gros bonnet, c'est vrai; mais vous avez toujours fini par manger ma part avec la vôtre… Nous travaillons pour la Sauvel, pour l'administration de la loterie et la respectable compagnie des agents de change… C'est bête, voilà mon opinion… Mais ne vous fâchez pas, ma souveraine; vous êtes plus forte que moi, je le sais bien… Le jour où vous cesserez de jeter votre gain dans un puits sans fond, vous serez riche comme le roi… et vous m'indemniserez… Demain, je payerai votre mandat… avec vos diamants, que j'engagerai.

Ils se mirent tous deux à rire. Garnier prit un cigare dans sa boîte.

– La fumée de tabac vous incommode-t-elle? dit-il; – c'est comme ça que je commençai la conversation, il y a tantôt vingt-six ans, dans le coche de Bordeaux.

Flavie cessa de rire.

– Qu'ai-je fait pendant ces longues années? murmura-t-elle; – j'ai souffert.

– Il y a bien eu un peu de bon temps, soyons juste!

– Je ne m'en souviens pas.

– Comment!.. la joie d'être marquise?..

– Cela dura quinze jours.

– Le premier héritage?..

– Huit jours.

– Et les beaux millions de Rodelet?..

Flavie passa la main sur son front.

– Est-ce que vous n'avez jamais eu envie de vous tuer, vous? demanda-t-elle.

– Pour ça, non, répondit Garnier.

– Moi, prononça lentement la marquise, – cette idée-là me vient souvent… Si je savais ce qu'il y a au delà de la mort…

– Ah çà! s'écria l'habit bleu, qui eût forfait à toutes les promesses de sa physionomie et de sa tournure s'il n'eût été un voltairien fini, – nous croyons donc tout de même en Dieu un petit peu?

La marquise répliqua:

– Il y a des nuits où je crois à l'enfer.

Elle se versa un grand verre d'eau-de-vie.

Elle parlait maintenant d'un ton bref et précis. Son œil avait de sombres lueurs. La fièvre sourde mettait deux taches rouges aux pommettes saillantes de ses joues.

– J'ai aimé le comte Achille, dit-elle; – voilà longtemps que je ne l'aime plus… mais je haïrai toujours cette Béatrice… Maxence est une admirable enfant qui comprend tout… Maxence est ambitieuse comme moi, plus hardie que moi… J'étais dix fois moins belle que Maxence… Si Maxence était ma vraie fille, je baiserais la terre pour obtenir de Dieu mon pardon et je deviendrais une sainte. – Ne souriez pas! tout à l'heure, je vais dire des choses qui seront à votre portée… Je n'aime pas Maxence, parce que je n'aime personne: je donnerais le reste de ma vie pour l'aimer… Il n'y a qu'une joie ici-bas, je le sais bien, c'est la folie des mères… Rien qu'à penser que j'aurais pu être mère, je sens un cœur dans le vide de ma poitrine… Ne prenez pas non plus cet air sérieux: c'est une illusion; je n'ai pas de cœur… Maxence nous secondera… Seulement, j'ai peur qu'elle ne l'aime.

– Bah! fit Garnier; – elle a seize ans.

– C'est une noble créature!.. Mais vous avez beau regarder ce livre. Il est écrit tout entier en une langue qui vous est inconnue… Le comte est amoureux fou de Maxence… fou, vous entendez bien… Le comte m'a dit, à moi… – Mais que ne disent pas ces malades d'amour! s'interrompit-elle.

– Les amours de M. le comte ne durent pas très-longtemps, objecta Clérambault.

– Jugez! s'écria Flavie, qui n'écoutait pas; jugez s'il aime avec aveuglement… avec extravagance!.. Il est venu à moi… à moi!.. me demander mon aide!.. Et il n'a pas même eu l'idée que je pourrais me venger!

– Il n'a pas parlé de mariage?

– Il a pleuré comme une femme…

– Il n'a pas parlé de mariage? répéta Garnier.

– Il s'est roulé à mes pieds…

– Nous allons savoir dans une heure s'il est ou non marié, dit Garnier.

Il raconta la mission qu'il avait donnée à Léon.

– Cette femme souffrira plus si on la chasse que si on la tue… murmura Flavie.

– Est-ce adroit, ce que j'ai fait? demanda Clérambault.

Flavie réfléchissait.

– Il faut que ce jeune homme nous serve encore à autre chose, dit-elle.

– Quand vous saurez son nom, répliqua Garnier à voix basse, – vous aurez peut-être de la répugnance à trop vous servir de lui.

– Comment donc s'appelle-t-il?

– Léon Rodelet.

Flavie eut un imperceptible tressaillement. Garnier l'examinait. L'émotion, si elle en eut, ne dura pas le temps que nous mettons à écrire cette ligne.

– C'est vrai, murmura-t-elle; – et c'est étonnant comme tous ces souvenirs sont en moi présents et précis… Cette pauvre Rodelet s'appelait Ernestine… je reconnaîtrais le grand nigaud de commis que nous lançâmes en Amérique… Le temps passe; il y a de cela vingt-trois ans: l'enfant d'Ernestine doit être un homme… on peut l'employer.

– Vous n'y répugneriez pas?.. commença l'habit bleu.

– Non, répondit Flavie.

– J'avoue, moi, dit Garnier, – que, si je n'avais pas eu vis-à-vis de moi-même une sorte de prétexte… car, en définitive, je l'ai empêché de se brûler la cervelle… j'avoue que je n'y allais pas de bon cœur.

La marquise répliqua froidement:

– Il y a des races de dupes.

– Et que voulez-vous faire de Léon Rodelet? demanda Garnier.

– Cette petite Césarine, répondit Flavie, – est l'épine la plus gênante que nous ayons au pied… Je veux que le comte Achille l'éloigne et la déshérite.

– Par exemple! s'écria Garnier, ne comptez pas là-dessus!

– Pourquoi, s'il vous plaît?

– Parce que le comte adore sa fille…

– Le comte est comme tous les hommes à femmes, il est aux trois quarts femme… Le comte est un honnête seigneur, très-élégant, très-spirituel, très-probe même quand il ne s'agit que d'argent… Mais avez-vous rencontré parfois de ces mères de trente-six ans qui sont belles encore et qui ont de grandes filles? Il y a un moment où ces mères, si bonnes que vous le puissiez supposer, détestent leurs filles: cela est positif… Eh bien, le comte Achille, amoureux d'une fillette de seize ans, est vieilli par sa fille, qui atteint sa dix-septième année… Sa fille lui déplaît auprès de Maxence; la vue de sa fille lui crie: «Tu pourrais être amplement et largement le père de ta maîtresse…» Un monsieur comme le comte Achille se tuerait s'il se voyait ridicule dans son miroir… le cuisinier Vatel n'est pas le plus grotesque des suicideurs… Et croyez-moi, je ne fais point ici de vaines théories, je parle d'affaire; je dis ce qui est… Si l'on donne un prétexte au comte Achille, – qui adore sa fille, – pour envoyer sa fille aux antipodes, le comte Achille se jettera sur le prétexte comme un enfant gourmand sur une pomme… Conclusion: Léon Rodelet enlèvera bel et bien mademoiselle Césarine de Mersanz.

Voilà pourquoi M. Garnier de Clérambault était l'esclave de cette femme. Elle avait de ces aperçus rapides et profonds qui gagnent les batailles. Elle coûtait cher, mais elle rapportait gros. Il fallait son malfaisant génie pour faire aboutir ces spéculations impossibles.

Ici, par exemple, le problème se posait ainsi: étant donné un homme jeune, marié à une jeune femme et père d'une fille en pleine santé, recueillir à courte échéance l'héritage de cet homme.

Nous disons marié, bien qu'il y eût des doutes à cet égard.

Le fait du mariage n'inquiétait pas autrement la marquise. C'était M. Garnier de Clérambault qui n'était pas à la hauteur et qui prêtait à ce détail une importance démesurée.

Il va sans dire que, dans l'énoncé du problème nous avons sous-entendu cette condition nécessaire: la razzia devait avoir lieu doucement, sans trop de bruit ni de scandale, avec toutes garanties de sécurité pour les membres de l'expédition.

L'emploi du fer, du feu, du poison et de toutes autres naïvetés scélérates était expressément prohibé comme dangereux.

Garnier ne fit qu'une objection.

– Maxence aime Césarine de tout son cœur, dit-il.

– Maxence aime le comte Achille, répondit Flavie. – Maintenant, aux détails!.. Le père de Béatrice est arrivé?

– Depuis longtemps.

– A-t-il commencé son rôle?

– En perfection… mais il fera mieux encore… Barbedor ira le voir demain.

– Demain, moi aussi, je travaillerai, reprit la marquise; – il faut que l'affaire marche!

– Mais, dit Garnier, – j'y songe… Si Maxence aime le comte comme vous le dites…

– On ne déteste bien que les gens qu'on a aimés, repartit Flavie; – quand nous en serons là, fiez-vous à moi!

Elle consulta sa montre.

– Dix heures, reprit-elle; – allez me chercher votre Léon Rodelet.

Garnier se leva.

– Voulez-vous que je vous envoie Barbedor? demanda-t-il.

– Non… à quoi bon?

En ce moment, un joyeux éclat de rire monta du rez-de-chaussée par la fenêtre entr'ouverte.

Clérambault, qui était déjà tout près de la porte, se retourna vivement.

– A propos, s'écria-t-il en se frappant le front, – vous ai-je dit quels gens nous avons en bas?.. On conspire contre nous… Ceux que vous entendez ne sont pas nos amis.

– Avons-nous des amis? dit Flavie avec son rire amer; – qui donc est en bas?

– Jean Lagard, le lieutenant Vital et maman Carabosse.

– Ah!.. fit la marquise d'un air d'indifférence.

Puis elle ajouta tranquillement:

– Allez en paix… nous ne mourrons qu'une fois.

Quand l'habit bleu fut parti, elle se leva et gagna la croisée, qu'elle ouvrit toute grande. La nuit commençait à être noire. Elle se pencha en dehors pour entendre ce qui se disait dans la chambre du rez-de-chaussée.

Mais il ne lui venait que des sons confus, entremêlés de rires.

– Quand même j'entendrais?.. murmura-t-elle; – ai-je besoin d'entendre pour savoir?

Elle resta un instant accoudée contre l'appui de la croisée.

C'était une belle soirée du mois de mai. Le ciel était sans lune, mais les astres pendaient plus brillants au firmament limpide. L'air était calme; une faible brise du nord apportait les murmures de la grande ville, qui ressemblent si bien aux voix lointaines de la mer. L'ombre, qui allait s'épaississant, donnait au paysage je ne sais quels aspects pittoresques et mystérieux. La nuit est une enchanteresse; elle sait draper son voile sur la platitude de nos réalités, et chaque objet que touche sa baguette magique revêt en se transformant les capricieuses beautés du rêve.

Nous l'avons dit: autour du château de la Savate, c'était un vilain marais au sol bas, uniforme et pourri, tout émaillé de cloches de verre, tout noirci par le fumier, où l'arrosoir, promené sans cesse, faisait pousser des choux aqueux et des artichauts lymphatiques.

En thèse générale, il n'y a rien de hideux comme un marais de Paris.

Mais la nuit peut changer un carré de choux en noble pelouse, la nuit jette son manteau sur un champ d'artichauts et même sur ces sillons alignés selon l'art où pousse la visqueuse laitue. Tout cela se fait plaine. Pour peu qu'il y ait çà et là quelques plants d'humbles cassis, vous avez des buissons; – la couche où fermente le melon prend un aspect de colline; – j'ai vu des pruniers rabougris grandir et se camper comme d'orgueilleux sycomores.

Nous n'exagérons point. Il n'est pas nécessaire d'aller dans le désert ni même aux terribles grèves du mont Saint-Michel pour connaître le phénomène du mirage. Toute nuit en plein air produit le mirage. On dirait que l'élément prosaïque se met au lit chaque soir en même temps que le soleil, dieu des vers alexandrins. Aussitôt que ce blond Phébus est couché, dès qu'il a rabattu son bonnet de coton sur ses oreilles frileuses, la poésie des rêveurs sort de son nid et plane dans l'atmosphère rafraîchie. Les fleurs épandent violemment leurs parfums, le rossignol chante et le firmament allume la splendeur infinie de ses girandoles.

Eh bien, oui, c'était une vaste plaine qui entourait Flavie. – Çà et là des fantômes blancs paraissaient dans le noir. – Au loin, les maisons de Grenelle tranchaient sur le clair-obscur du ciel, affectant de bizarres architectures.

Il n'y avait pas jusqu'aux tilleuls malades, plantés au revers de la rue de l'École, qui ne prissent une grandiose apparence.

Flavie n'essayait plus de saisir les quelques paroles qui venaient d'en bas jusqu'à elle. Sa tête se penchait sur sa main. Elle rêvait.

– Si j'avais eu une mère!.. murmura-t-elle.

Était-ce là l'expression indirecte d'un remords?

Elle resta longtemps sans parler, puis elle dit:

– Si j'avais une fille!..

Sa voix était douce et avait des caresses. – C'était bien l'expression d'un désir et d'un regret.

Elle frissonna bientôt au souffle de cette brise fraîche qui venait du dehors. Elle se retira vivement et ferma la fenêtre.

La lumière de la lampe éclaira le sarcasme de son sourire.

– Je n'ai pas eu de mère et je n'ai pas de fille, prononça-t-elle d'un cœur dégagé; – tant mieux!

Elle revint s'asseoir auprès de la table. Elle avait froid. Elle se versa une troisième rasade. – Elle dit en reposant son verre, vidé d'un trait:

– Si Maxence était ma fille, je me tuerais, parce que je serais sans armes contre les autres et contre ma conscience… mais je n'ai pas d'enfant… je suis libre, grâce au hasard… Maxence est une machine de guerre… Par elle, nous entrerons dans la place… Et je mourrai dans mon lit, avant d'avoir vu la fin des millions du comte Achille…

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
130 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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