Kitabı oku: «La fabrique de mariages, Vol. II», sayfa 5
XIII
– Repas de corps. —
M. Garnier de Clérambault s'était trompé en plaçant maman Carabosse au nombre des convives du rez-de-chaussée. La petite bonne femme manquait à l'appel. Il n'y avait là que le beau lieutenant Vital, Jean Lagard et le père Barbedor, qui s'était grisé tout doucement à force de couper sa bière par des gouttes d'eau-de-vie, en lisant le fameux article du Journal des Débats sur la barrière des Paillassons.
Le bruit et les rires venaient de l'office, où marmitons et garçons festoyaient, grâce aux largesses du neveu Lagard, qui faisait ainsi danser les finances de l'habit bleu.
Ce jour-là, vers midi, Vital avait reçu une lettre ainsi conçue:
«Les officiers du 3e léger sont convoqués à un repas de corps qui aura lieu à Grenelle, château de la Savate, ruelle Saint-Fiacre, derrière la barrière des Paillassons. – Six heures et demie.»
Vital ne connaissait rien de tout cela. Un repas de corps ne fait pas événement. Il avait vaqué à ses occupations ordinaires, et, à l'heure dite, il s'était dirigé vers l'établissement indiqué.
Nous avons vu son étonnement à l'aspect du lieu choisi par ses collègues.
Jean Lagard vint au-devant de lui dans le vestibule.
– Bonjour, lieutenant, dit-il, – c'est moi qui suis les officiers du 3e léger, pour le moment.
Et comme Vital ne comprenait pas, Lagard ajouta:
– C'est une petite surprise qu'on a voulu vous faire, mon lieutenant, histoire de rire et de badiner.
– Et qui me fait ainsi des surprises? demanda Vital, qui n'était pas véhémentement attiré par l'extérieur du bon Jean.
– C'est moi, répondit Lagard en touchant son chapeau, – qu'ai l'avantage d'être votre cousin par droit de naissance… et qu'avais envie depuis pas mal de temps d'en casser un avec vous.
– Vous vous nommez?
– Jean Lagard, neveu et filleul de ma marraine, qui est votre bonne et respectable mère.
Le lieutenant devint très-pâle. – Jean Lagard fronça le sourcil.
– Vous n'avez pas honte de ma marraine, pas vrai? demanda-t-il en baissant la voix.
Le sang remonta vivement aux joues du lieutenant, qui eut un franc sourire et tendit la main à Lagard. Celui-ci la serra de bon cœur entre les siennes.
– C'est que, voyez vous, cousin, dit-il, – je me méfie des beaux, et vous êtes fièrement beau, sans vous faire de compliments… n'y en a pas beaucoup dans l'armée qui soient tapés comme vous… Ah! mais non!.. La première fois que ma marraine vous montra à moi dans les rangs, je dis: «Excusez, maman, vous avez fameusement réussi ce garçon là!..» Qu'elle me répondit: «Un peu, mon neveu,» car elle n'a pas la réplique dans son pays, – comme moi mes papiers, chaque fois que je suis pour me marier…
Il se mit à rire.
– Cousin, dit le lieutenant, – je ne sais pas où sont vos papiers; mais on ne peut pas vous accuser d'avoir la langue dans votre poche.
– Vous me trouvez bavasse?.. c'est rapport au contentement de la rencontre… Prenez-vous l'absinthe?
– Avec plaisir!
Lagard démolit une table d'un coup de poing. Les garçons accoururent tous à la fois, escortés de Barbedor.
– Vous, l'oncle, dit Lagard, – allez un petit peu voir à Montparnasse si j'y suis… vous mangez de la chèvre et du chou, ça ne me va pas… Les autres, amenez de la vieille-vieille qu'est à la cave, sous le cognac, là-bas, juste en face de la porte… à moins que vous n'ayez tout bu, papa?
Barbedor lui faisait des signes et l'appelait en lui montrant de loin le Journal des Débats. Lagard tourna le dos.
– N'y a pas longtemps que je sais les affaires de ma marraine, dit-il tout bas au lieutenant; – et encore, les affaires… je n'en sais qu'un tout petit bout… Elle a tourné plus d'un mois autour du pot avant de me dire: «Ce beau garçon-là est mon petit…» Écoutez donc, lui fallait bien quelqu'un, à c'te femme, pour parler de vous!
– Ce n'est pas moi qui m'éloigne d'elle… commença Vital.
– Je sais… je sais! interrompit Jean Lagard; – si j'ai pris cette couleur pour vous faire arriver ici, c'est histoire de plaisanter entre cousins, pas vrai?.. La maman dit comme ça que vous avez le cœur plus beau encore que le visage…
– Pauvre digne et sainte femme! murmura Vital avec émotion.
– Vous l'aimez bien?
– Est-ce qu'on peut jamais l'aimer assez?
– Touchez là! s'écria Jean Lagard; ça me fait plus de plaisir d'entendre ça que si l'on me nommait à une place du gouvernement où il y aurait bonne paye et pas beaucoup d'ouvrage.
Il tressaillit. Une main venait de se poser sur son épaule par derrière. Barbedor était auprès de lui, tenant le Journal des Débats ouvert.
– Lis ça, neveu! dit-il en mettant le doigt sur son cher article; – lis ça et dis-moi ton avis.
Lagard parcourut les premières lignes.
– Qu'est-ce que c'est que c'te charge-là? fit-il.
– Une charge!.. une chose imprimée!.. On va l'ouvrir: c'est comme qui dirait officiel!
Lagard avait lu. Il réfléchissait.
– Qué scélérate de diablerie veulent-ils lui faire faire? grommela-t-il à part lui.
– On va l'ouvrir, reprit Barbedor de cet air mystérieusement ému qui est un des premiers symptômes de l'ivresse; – ce n'est pas des gens du commun qui m'auraient obtenu ça au ministère… On plantera une allée d'acacias depuis la barrière des Paillassons jusque chez moi.
Jamais amant ne mit plus de douceur à prononcer le joli nom de sa maîtresse. Certes, ces mots: barrière des Paillassons, n'ont rien en eux de particulièrement poétique. Eh bien, dans la bouche de Jean-François Vaterlot, ils prenaient une euphonie comparable aux plus sonores hémistiches de Lamartine.
– Et vous avez avalé le poisson, papa? dit Jean Lagard.
Barbedor ferma ses deux poings.
– Tu m'hérisses à la fin! s'écria-t-il; – poisson toi même!.. Si tu es du parti des deux coquines, c'est bon!
L'idée lui venait que son neveu Jean Lagard était peut-être soudoyé par la barrière de Sèvres et par la barrière des Écoles.
Il replia son Journal des Débats et le remit dans sa poche.
– Si c'est comme ça, grommela-t-il, – tu peux leur dire, aux deux coquines, qu'on ne les craint pas, entends-tu bien?.. Et, quand l'allée d'acacias sera plantée, tu viendras me demander à travailler dans ma salle… trois francs les premières, deux francs les secondes, vingt sous les pourtours et dix francs pour entrée dans la loge des artistes… C'est chez moi que se feront toutes les réputations… Il y aura ici plus de gants jaunes qu'au grand Opéra… Est-ce que tu crois que je me passerai d'orchestre? J'aurai l'orchestre de Souflard: trente instruments à vent pour vingt-cinq francs… ça me ruinera-t-il?.. Et le dimanche soir, on dansera: un bal comme il faut, tous bonnes et militaires… dix sous d'entrée pour les cavaliers, en consommation, les dames à l'œil; vingt centimes contredanses, valses et polkas… Et je ne veux plus de ce nom de château de la Savate… j'en ai honte!.. Je vais faire peindre un grand tableau des dieux de la Fable, pas cher, avec un cadre… Mon enseigne sera: Aux travaux d'Hercule et à la ceinture de Vénus… les travaux d'Hercule pour la force et l'adresse, jeux olympiques et autres; la ceinture de Vénus pour la chose de la danse et des intrigues entre les deux sexes…
Il fit un pied de nez à son neveu et courut chercher une choppe, car sa gorge le brûlait. Il avait la fièvre du bonheur.
– Dans quel diable de taudis m'avez-vous amené ici, cousin? demanda le lieutenant Vital.
– Ce n'est pas moi qui peux répondre à cela, cousin, répliqua l'ancien fort-et-adroit, – et je trouve que maman Marguerite commence à se faire diantrement attendre!
– Ohé! Casseur! cria-t-il en se tournant vers la maison; servez toujours le potage pour deux, sans vous commander… Vous en tiendrez une bonne assiette chaude.
Et, quand ils furent attablés:
– N'empêche, reprit Lagard, – que je ne suis pas fâché de me trouver un petit instant seul avec vous… Voilà, je ne vous ressemble guère, cousin, comme quoi vous avez gagné tous vos grades par la bonne conduite et la tenue… Le potage n'est pas piqué, pas vrai? quoique ça soit ici un taudis, comme vous dites, chez mon vénérable oncle… Et ça nous donne un fameux exemple de la fragilité humaine, de voir un homme qu'est pas né méchant natif, et qui tourne au sauvage par rapport à une fixité qu'il a d'humilier censé les barrières de droite et de gauche… C'est comme ça une mélomanie qu'on dit, je crois, quand la jugeotte n'y est plus… J'ai ouï parler d'un juif riche à milliasses, qui voulait prendre la lune parce qu'il avait dans la tête que c'était un louis composé de tout l'or du monde… et ça y prête un tantinet quand la lune est dans son plein… Mon oncle se fiche de la lune, mais il veut faire un trou dans le mur d'enceinte pour qu'y ait une barrière des Paillassons… Je disais donc que vous étiez, comme ça, le vrai modèle des bons sujets, par la sagesse en tout… Prenez-vous un coup de blanc par-dessus la soupe?
Vital tendit son verre. Jean Lagard continua:
– Moi, différemment, j'ai pris des habitudes avec les forts-et-adroits, dont j'étais un des plus universels… Par quoi, ma marraine ne me dit pas tout, s'en faut!.. Mangez-moi ça pendant que ça fume, cousin… J'ai roulé, voyez-vous, de-ci de-là, sans amasser de mousse… La marraine m'a empêché de faire pas mal de bêtises, mais j'en ai fait pas mal aussi, malgré elle… Voilà donc la chose: c'est un cœur d'or, et n'y a pas sa pareille au monde. Je l'aime, la, ce qui s'appelle à fond. Je me battrais pour elle avec n'importe quoi!.. En plus, à cause d'elle qui vous adore, je vous aime aussi, cousin, et je vous le dis à la bonne franquette… Portez-vous bien!
Il choqua son verre contre celui de Vital et le replaça bruyamment sur la table.
– En sorte que, reprit-il sans transition, pendant que ses yeux hardis et rieurs se fixaient sur le jeune lieutenant, – nous faisons comme ça la cour à une comtesse?
Vital tressaillit violemment et fut sur le point de laisser tomber son verre.
– On dit ça, reprit Jean Lagard, qui le considérait toujours; – moi, je n'en sais pas plus long, vous sentez bien.
– Qui est-ce qui dit cela? demanda le lieutenant.
– Les uns… les autres… répondit Lagard… Tenez, s'interrompit-il, – ce gros bonhomme que vous venez de voir vous connaît… Il y a ici un autre personnage dont nous parlerons tout à l'heure plus amplement. Le vieux Barbedor savait par moi que vous alliez venir… Il savait par d'autres que par moi ce que votre mère voudrait cacher à tous… Quand il a prononcé votre nom devant le personnage en question, j'ai entendu celui-ci qui s'écriait: «Ah! ah! l'amant de la comtesse de Mersanz!»
– Mais c'est une abominable calomnie! s'écria Vital.
– Ta ta ta! fit Lagard; – quant à ce qui est de moi, je n'en ai pas eu la chair de poule… Un joli garçon et une jolie femme, c'est fait pour s'entendre de toute éternité… Vous ne mangez plus, cousin?
– Non, répondit Vital; – je veux savoir le nom de l'homme qui a dit cela.
– Garnier de Clérambault, mon cousin… Et, si vous voulez que je lui casse quelque chose de votre part, ça va!
– Garnier de Clérambault! répéta le lieutenant, qui interrogeait vainement ses souvenirs.
Pendant qu'il réfléchissait, Lagard poursuivit:
– Avez-vous entendu parler jamais de madame la marquise de Sainte-Croix?
– Je la connais, repartit vivement Vital, – et je me souviens d'avoir vu chez elle ce Garnier de Clérambault.
– Vous allez donc chez cette marquise de Sainte-Croix?
– C'est elle qui m'a présenté à madame la comtesse de Mersanz.
A son tour, Lagard se prit à réfléchir. Il y alla de bon cœur et prit sa bonne grosse tête à deux mains pour n'avoir point de distraction.
– Au diable! s'écria-t-il au bout de quelques secondes, – tout ça n'est pas mon affaire. Je n'y vois goutte, là dedans; ça regarde ma marraine… Si elle voulait me dire tout ce qu'elle complote, quoi! je finirais peut-être par comprendre… mais un mot par-ci, un mot par-là, ça ne me suffit pas… Tel que vous me voyez, je lui donnerais mes deux bras et ma tête, à vot' maman, mon cousin… Eh bien, je dis qu'elle devrait avoir plus de confiance en moi!..
Vital gardait le silence. Un nom, prononcé par Jean Lagard, le fit tressaillir pour la seconde fois.
Jean Lagard avait dit, suivant le cours de sa vagabonde méditation:
– Ce n'est pas pour le roi de Prusse qu'elle va voir tous les jours cette Maxence et la petite demoiselle Césarine.
Vital fixa les yeux sur lui avec une sorte d'effroi. On eût dit que cet homme, sciemment ou sans dessein, scrutait un à un tous les replis de son âme.
Ce roman n'a point de héros, parce que notre beau Vital n'était pas un héros de roman. Nous vous le donnons tel qu'il était, n'ayant ni les vices prestigieux ni les vertus tragiques des jeunes premiers rôles de nos drames. Il portait l'épaulette de lieutenant à vingt-huit ans, ce qui exclut toute idée de splendeur. Il respectait les femmes, et ses camarades se moquaient de lui, disant qu'il était rangé comme une demoiselle.
Je crois qu'il avait eu deux ou trois duels en sa vie, mais c'était bien à son corps défendant. Il avait gagné son épaulette en Afrique, où il s'était battu comme un diable.
Il avait deux amours dans le cœur: l'un qui avait commencé avec sa vie, l'amour de sa mère; l'autre qui était tout jeune, sa passion timide et sans espoir pour mademoiselle Césarine de Mersanz.
Une troisième affection était en lui, douce, tendre, mêlée d'admiration et de respect: c'était la comtesse Béatrice qui lui avait inspiré ce dernier sentiment.
Peut-être parce qu'elle était la seconde mère de Césarine.
Il était loyal, mais timide à l'excès. Dieu ne l'avait point fait ainsi. Sa timidité venait des circonstances. Sa mère, exagérant jusqu'à la manie un sentiment raisonnable à son point de départ, sa mère lui avait inculqué cette défiance de lui-même et cette crainte du monde.
Sa mère lui avait défendu de la reconnaître en public.
Depuis qu'il avait l'épaulette d'officier, sa mère lui cachait sa demeure.
Elle avait honte, comment exprimer cette bizarrerie? elle avait honte d'être sa mère, pour lui qui était son orgueil et son cœur. Trop humble à force d'être glorieuse, elle s'éloignait de lui, qu'elle eût voulu voir sans cesse; elle faisait abstinence de ce grand amour maternel qui était sa vie, elle jeûnait de tendresse et de caresses.
Elle se souvenait. Son mari l'avait abandonnée autrefois, parce qu'il était devenu officier et qu'elle restait vivandière. Depuis lors, elle avait sans cesse descendu, selon sa propre appréciation. Elle avait été concierge, ce qui est bien au-dessous de cantinière; elle était maintenant marchande de plaisirs et connue comme le loup blanc dans le quartier des Invalides.
Elle se disait: si l'on savait que Vital est le fils de maman Carabosse, sa carrière serait perdue; ses chefs l'abandonneraient, il fléchirait sous la raillerie de ses camarades.
Y avait-il quelque chose de fondé dans ces appréhensions? Personne ne peut dire non d'une manière absolue. Pour quiconque connaît les mœurs militaires, le doute est de rigueur. En garnison, le même fait, produit dans les mêmes circonstances, peut amener des résultats directement opposés. Il y a le cœur qui est bon; il y a l'esprit qui est parfois un peu étroit. – Il y a un troisième élément dont nous demandons bien pardon de prononcer le nom: LA BLAGUE.
Tout dépend de la blague.
La blague est un souverain absolu, un autocrate qui ne connaît ni frein ni contrôle. Elle a droit de vie et de mort.
La blague est une puissance toute française. Nos alliés nous la reprochent et nous l'envient. Nos ennemis en ont peur.
Comme toutes les grandes choses, elle a beaucoup de bon et beaucoup de mauvais.
Elle soutient le soldat; elle est partie intégrante de sa gaieté, peut-être de son courage; elle pique l'émulation, elle exalte le point d'honneur.
Elle a de l'esprit; mais, nous le répétons, son esprit n'est ni très-haut ni très-large. La blague a besoin d'applaudissements pour vivre: c'est une chose d'art. Comme les applaudissements se comptent, la blague est l'esclave du nombre. Elle a son niveau, qui est juste à hauteur de grenadier. Elle berne aussi volontiers ce qui est au-dessus de cette taille que ce qui est au-dessous.
Rectifions: plus volontiers.
Jusqu'à l'heure où quelque coup de tonnerre consacre cette supériorité dont on s'est tant moqué.
La blague admet le succès, quitte à mordiller un peu le talon du triomphateur.
Quand le triomphe est complet, universel, brillant comme le soleil, la blague se couche à ses pieds et jappe comme un petit chien.
Elle prend alors les ridicules du héros sous sa protection; elle le rend populaire par le bout qu'elle déchirait la veille. S'il a des verrues, elle place ces verrues parmi les constellations du ciel, – ou bien encore, elle force la postérité à voir toujours sur les épaules d'un demi-dieu je ne sais quelle redingote grise.
Grattez un peu la blague, vous trouverez dessous Chauvin. Or, Chauvin est un ours muni du pavé bienveillant et fatal qui écraserait la gloire si la gloire n'avait la vie dure.
La mère de Vital connaissait tout cela. Elle avait peut-être vu la blague mettre son pied lourd sur de l'herbe de grand capitaine. Elle avait peur.
Et comme elle était ardente et, en toutes choses, extrême; comme Vital était son espoir et son trésor, elle ne voulait voir que le danger, afin de l'en mieux garder. Dès que Vital était en jeu, elle se défiait de ses chers tourlourous qu'elle aimait tant et qu'elle suivait, au pas, en promenade.
Voulez-vous que nous précisions les faits? Elle voyait Vital, l'épée à la main, sur le pré, parce qu'un camarade en méchante humeur l'avait appelé: le fils à maman Carabosse. – Elle voyait le chef du personnel au ministère de la guerre rester, la plume suspendue au-dessus de l'ordonnance qui nommait Vital capitaine, parce que le fils d'une marchande de plaisirs…
Mettons qu'elle eût grand tort. Elle était comme cela.
Vital avait dit l'exacte vérité: ce n'était pas lui qui fuyait sa mère; au contraire, Vital faisait ce qu'il pouvait pour vaincre les étranges scrupules de la petite bonne femme, c'était en vain. Son humilité ne l'empêchait point d'être obstinée. Quand elle avait dit: «Je veux,» il n'y avait pas à répliquer.
C'étaient de vraies parties fines, quand ils se voyaient. On se donnait rendez-vous en cachette. La petite bonne femme avait des joies d'enfant; elle faisait des surprises. Jugez! l'attrait du fruit défendu, ajouté à cet immense bonheur de la mère dans les bras de son fils!
Il y avait cependant une chose qui troublait cette joie et qui mettait un peu d'amertume dans ce plaisir. Marguerite Vital avait un reproche à se faire. Le lecteur se souvient de cette mission donnée par Roger à Garnier, lequel s'était présenté dans le pauvre logis de la Perlette et lui avait signifié que son mari voulait un des deux enfants. Depuis lors, Marguerite avait vécu dans la crainte continuelle de se voir séparée de son fils. C'est pour cela qu'elle avait abandonné son petit baril de vivandière. Si elle fût restée au régiment, son mari l'eût trop aisément retrouvée. L'état de concierge n'est ni brillant ni bruyant; Marguerite se crut bien cachée au fond d'une loge, et, par le fait, son mari ne l'inquiéta jamais.
Là n'était pas le mal. – Dans sa frayeur d'être séparée de son fils, Marguerite s'était creusé la cervelle. Elle ne pouvait ôter au petit Vital sa position d'enfant de troupe qui lui donnait des droits. Elle s'ingénia; l'adresse ne lui manquait pas. Elle commença par intervertir l'ordre des nom et prénom du petit Vital. Au lieu de Vital Roger, elle fit inscrire Roger (Vital) sur le registre du dépôt; puis, peu à peu, la parenthèse disparut; l'enfant se nomma Roger Vital, – puis Vital tout court.
De sorte que, par le fait, Marguerite avait enlevé à son fils le nom de son père.
Bien plus, le voulant toujours à elle et tout à elle, dans sa jalousie de mère, elle avait éludé ses curiosités d'enfant et ses questions de jeune homme. Vital croyait son père mort.
Quant à Roger, l'ancien tambour de la septième, s'il eût voulu chercher, ne fût-ce qu'un peu, la ruse naïve de la pauvre Perlette aurait été bien vite déjouée; mais Roger ne chercha pas, ou, s'il fit quelques démarches, ce fut trop tard et lorsque déjà Vital avait complétement changé de nom.
– Deux jolis brins de filles, cette Maxence et cette Césarine, reprit Lagard sans prendre garde au trouble de Vital; – mais vous ne vous êtes jamais soucié d'elles probablement, cousin, puisque vous vous occupez d'une autre… Moi, j'ai travaillé dans le chantier qui fait face à la pension… et j'ai vu des choses…
Il s'arrêta.
– Qu'avez-vous vu? demanda Vital.
– Parlons peu et parlons bien! fit Jean, qui eut par hasard fantaisie de discrétion; – m'est avis que ces choses-là ne nous regardent ni l'un ni l'autre… N'empêche qu'on peut causer, n'est-ce pas?.. Eh bien, je vous dis, moi, qu'il y a tout un polisson de mystère là-dessous?
– Mais, enfin, quel mystère?
– Quel mystère? répéta Lagard.
Il réfléchit un instant et reprit, suivant le vagabond caprice de sa pensée:
– La maman vous le dira, si elle veut, cousin… Moi, je donnerais dix francs de bon cœur pour la voir ici.
Le lieutenant regarda à sa montre.
– Neuf heures! murmura-t-il.
La physionomie de Jean Lagard exprima un commencement d'inquiétude.
– Le Garnier est là-haut… La Vipère aussi… S'il arrive malheur à maman Marguerite, tonnerre du ciel, il y aura des pots cassés!..
– Au nom du ciel! s'écria Vital, – expliquez-vous!.. Que parlez-vous de malheur à propos de ma mère?
– Est-ce qu'on peut vous dire? répliqua Jean, qui frappa la table de son gros poing fermé; – est-ce qu'on sait quelque chose en dehors de ce que maman Marguerite veut donner de son secret?
– Ce Garnier est son ennemi?
– Elle ne veut pas qu'on y touche!
– Et qui donc appelez-vous la Vipère?
– La marquise de Sainte-Croix.
Vital le regarda stupéfait.
– Cette femme si bonne et si pieuse!.. murmura-t-il; – vous êtes fou, mon garçon!
– Si vous en êtes encore là, vous, s'écria Jean Lagard en se levant, – j'en aurais trop long à vous conter… Nous n'avons pas le temps… je veux savoir ce qui est arrivé à ma marraine.
– Ohé! mon oncle! appela-t-il.
Barbedor n'eut garde d'entendre. Il était à l'office, où le chef, les marmitons et les garçons festoyaient. Lagard avait payé un banquet à trois francs par tête. Barbedor leur lisait l'article du Journal des Débats et prédisait des jours de gloire à la ruelle Saint-Fiacre, aussitôt que les acacias seraient plantés. Le chef n'avait pas acquis son beau surnom de Casseur sans être un loustic assez agréable. Il donnait la réplique au bonhomme. Marmitons et garçons s'amusaient comme des bienheureux.
– Voilà! dit Lagard au lieutenant, – ça m'aurait fait plaisir de voir la petite bonne femme embrasser son grand fils. J'attendais toujours d'avoir de l'argent pour me payer cette fantaisie… La noce n'a pas réussi: bonsoir!.. Ohé! mon oncle! avance ici qu'on te paye!
Comme l'oncle Barbedor ne se pressait point, Lagard remit son chapeau sur l'oreille et se dirigea vers la maison. Le lieutenant l'arrêta par le bras.
– Restez, dit-il.
Lagard imprima une brusque secousse à son bras pour le dégager; mais la main du beau lieutenant était inflexible comme un étau. Lagard s'arrêta, saisi d'admiration pour un poignet pareil.
– Restez, répéta Vital; – vous m'en avez dit trop et vous ne m'en avez pas dit assez.
– Plus que ça de tenailles! grommela Jean, qui n'essayait plus de se dégager, – est-ce que vous en êtes, cousin?
Vital ne comprit pas. Jean Lagard poursuivit:
– Quand vous tenez un homme comme ça par le bras, sauriez-vous bien l'empêcher de vous casser une patte.
– Oui, répliqua Vital.
– En quoi faisant?
– En lui cassant le bras.
– Voyons voir! s'écria Lagard, qui ne put résister au désir de faire un petit assaut.
Il adressa en même temps une ruade de premier choix au tibia gauche de Vital, qui changea de pied sur place. – Lagard poussa un cri de douleur et tomba sur ses deux genoux.
– Grâce! cria-t-il, moitié riant, moitié en colère.
Vital le lâcha. Lagard frotta son poignet meurtri et presque luxé.
– Cousin, dit-il avec admiration, – vous lèveriez le deux cents à bras tendus!.. Si vous voulez, je vous ferai recevoir fort-et-adroit…
– Je ne veux qu'une chose, répondit Vital, savoir quel danger menace ma mère et pourquoi vous traitez avec si peu de respect madame la marquise de Sainte-Croix.
– D'abord, ça fait deux choses, dit Lagard; quant à la Vipère, du respect? Excusez… Je vous répète, cousin, que je donnerais cinquante francs pour que ma marraine…
Il n'acheva pas. Le lieutenant vit sa physionomie changer deux fois coup sur coup: la première fois pour réprimer une joie soudaine, la seconde fois, une vive et profonde anxiété.
Les yeux de Lagard étaient fixés sur la porte d'entrée. Vital se retourna. La petite bonne femme était là, debout, dans son costume des grands jours, appuyée contre le chambranle de la porte, mais si défaite et si pâle, qu'elle semblait près de s'affaisser sur elle-même.
– Qu'avez-vous, ma mère? s'écria-t-il.
– Nom de nom! gronda Lagard, – paraît que ça ne va pas comme elle veut!
La petite bonne femme passa le revers de sa main sur son front, qui dégouttait de sueur.
– Écoutez! fit-elle au moment où son fils s'élançait vers elle.
Son geste était si impérieux, que Vital s'arrêta. – Lagard, penché de côté, prêtait l'oreille.
On entendit un bruit lointain de voiture.
– J'ai été plus vite que le fiacre… murmura la petite bonne femme; – ce sont eux.
– Eux, qui? demanda Lagard.
– La marquise est seule en haut et les attend, dit la bonne femme au lieu de répondre.
– Seule avec le Clérambault, repartit Jean Lagard.
– Je viens de voir Clérambault rue de Babylone, prononça la vieille Marguerite lentement et avec fatigue.
Puis, elle dit encore:
– Écoutez!
Un bruit de porte qui se ferme eut lieu à l'étage supérieur.
Elle s'appuya sur l'épaule de Vital et pensa tout haut:
– Les voilà réunis tous les trois!
– La marquise, dit Lagard, – le Garnier… et puis qui?
– Léon Rodelet, répliqua maman Marguerite.
– Léon Rodelet! s'écria Vital; – je le connais, celui-là!.. c'est un ami!
La petite bonne femme fixa sur lui ses yeux perçants et profonds.
– Léon Rodelet vient de tuer ta sœur, dit-elle.
Jean Lagard ferma ses deux poings. – Vital chancela comme s'il eût reçu un coup en pleine poitrine.
– Ma sœur! répéta-t-il; – j'ai donc une sœur!..
Sa tête se courba; il ajouta les larmes aux yeux:
– J'avais une sœur… je ne la verrai que morte!
Il prenait au pied de la lettre les paroles de la petite bonne femme. Nulle expression ne saurait dire le chemin prodigieux que fait la pensée en ces moments suprêmes. Il faudrait des volumes pour analyser le monde d'idées que peut enfanter un cerveau humain dans l'espace de quelques secondes.
Vital ne savait rien de sa famille, et les soins mêmes que sa mère mettait à l'isoler d'elle exagéraient l'opinion qu'il pouvait avoir de l'humilité de sa naissance. Il aimait et respectait sa mère: chaque fois que sa raison avait fait effort pour deviner le vrai de sa situation de famille, son cœur avait prononcé une sorte de veto dont la source était dans sa piété filiale. En cherchant, il craignait de trouver quelque chose qui fût contre sa mère.
Puis sa tendresse se révoltait contre cette crainte. N'était-ce pas là une insulte tacite et un manque de confiance?
Vital se débattait depuis son enfance au milieu de ces contradictions insolubles. Il n'interrogeait jamais sa mère. Leurs entrevues, rares et trop courtes, n'étaient pleines que de caresses.
C'était la première fois qu'il entendait parler de sa sœur.
Que pouvait être cette sœur dont on lui disait: «Elle vient d'être tuée par un homme?»
Je vous le dis: ce fut un monde entier de suppositions terribles et navrantes. Cette sœur, dont on lui avait caché jusqu'alors l'existence, ne pouvait être qu'une honte vivante pour son nom. Il était homme, lui; son sexe l'avait aidé à sortir de ces bas-fonds où se perdait son origine. – Mais une femme! une jeune fille!..
Une chose lui donna le frisson jusqu'aux fibres les mieux abritées du cœur. Si bas placée que fût sa mère dans l'échelle sociale, il avait reçu beaucoup d'elle. Souvent il s'était étonné de ses générosités inépuisables. Elle lui disait toujours: «Ça me donne de la chance de travailler pour toi, enfant chéri; grâce à Dieu, je gagne gros dans mon petit métier.»
Vital se dit en ce moment, au fond de son âme bourrelée:
– Si tout cet argent venait de ma sœur!..
A la façon dont il l'entendait, ce soupçon était une torture.
Et ne l'accusez pas. L'homme entouré de mystères croit à tout. D'ailleurs, l'esprit n'est point complice de ce travail acharné qui s'opère en dehors de la volonté. C'est l'œuvre de la fièvre.
S'il fallait une preuve, nous dirions que Vital, en dépit de ce laborieux combat qui se livrait en lui malgré lui-même, sentait naître et grandir dans son cœur une tendresse ardente pour cette sœur inconnue.
– Oh! se disait-il, – comme je l'aurais aimée!
La petite bonne femme avait sur lui ses yeux noirs brillants comme des escarboucles. Nous ne pouvons affirmer qu'elle eût deviné en détail et à la lettre les méditations complexes du beau lieutenant. Nous n'affirmerions pas le contraire non plus: c'était la dernière fée.
La première parole qu'elle prononça donnera peut-être au lecteur la mesure de sa science physiognomonique.
– Ta sœur, dit-elle, – a nom madame la comtesse de Mersanz.
– Béatrice! s'écria Vital stupéfait.
– Tiens, tiens! fit Lagard; – petit à petit, on saura l'histoire.
– Ma mère, reprit Vital tremblant, – vous avez parlé de mort…
La petite bonne femme s'était laissée tomber sur la chaise où Lagard s'asseyait tout à l'heure auprès de la table. Elle essuya son front baigné de sueur.
– Oui, oui… j'ai parlé de mort, dit-elle.
Puis elle ajouta tout bas:
– Je les aurais bien empêchés de la tuer comme ils ont tué l'autre…
Vital vint à elle et la prit par la main en disant:
– Ma mère, ma mère, répondez-moi, je vous en prie!
La petite bonne femme le regarda fixement, puis elle le repoussa d'un geste convulsif.
– J'ai parlé de mort, répéta-t-elle; – n'est-ce pas mourir que de perdre à la fois son bonheur et son honneur?.. Va, je me souviens du jour où je fus abandonnée et du jour où je l'abandonnai, pauvre enfant qui, la veille encore, pendait, souriante, à mon sein… Je n'ai vécu que pour toi… Elle n'a pas d'enfant pour qui vivre… elle est morte.