Kitabı oku: «La fabrique de mariages, Vol. II», sayfa 6
– Mais de quoi faut-il la venger? s'écria Vital; – que lui a-t-on fait?
– Ce qu'on lui a fait! repartit la petite bonne femme avec amertume. – Tu avais six ans, tu étais déjà fort… N'était-ce pas un crime de te garder pour la livrer à son père?.. Ah! je t'aimais mieux qu'elle!.. Maintenant qu'elle est malheureuse, je vais l'aimer mieux que toi.
– Vous ferez bien, ma mère, dit le lieutenant, qui pressa contre son cœur la main froide de Marguerite; – aimez-la!.. aimons-la!.. Dites-moi seulement ce qu'il faut faire pour la sauver ou pour la venger!
– Et parlez haut, sans vous commander, marraine, ajouta Lagard en s'avançant; – s'il faut de l'argent, j'ai le gousset en bon état; s'il faut des poignets, je croyais avoir le no 1, mais votre garçon est le coq à ce sujet… N'empêche que je garde le no 2 et que c'est à votre service.
– Victoire! s'écria M. Garnier de Clérambault en rentrant dans la chambre où madame la marquise de Sainte-Croix l'attendait.
– Je vous présente M. Léon Rodelet, ajouta-t-il en refermant la porte derrière le cinquième clerc.
La marquise ne leva pas les yeux tout de suite sur Léon. Quand elle le regarda enfin, un tic nerveux agita légèrement les ailes de son nez et ses tempes.
– N'est-ce pas, dit tout bas Clérambault, qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau à la pauvre Ernestine?
La marquise répondit sèchement:
– Il y a longtemps que je l'ai oubliée.
– Pas moi, grommela Garnier; – c'était une jolie fille.
La marquise se tourna vers Léon, qui restait près de la porte.
– Approchez, monsieur Léon, dit-elle.
Quand elle voulait, elle avait des airs de reine.
Léon avait trouvé l'habit bleu fidèle au rendez-vous, rue de Babylone, à la porte de maître Adalbert Souëf. Léon croyait apporter une mauvaise nouvelle, car il avait eu beau compulser pièce à pièce le dossier du comte Achille de Mersanz, le contrat de mariage était resté introuvable. Il fut fort étonné lorsqu'il vit Clérambault se frotter les mains avec enthousiasme en apprenant ce résultat.
– Ça ne vous fera pourtant pas gagner votre gageure, dit-il.
– Venez avec moi, mon cher enfant! s'écria l'habit bleu au lieu de répondre, venez avec moi.
Clérambault avait une voiture dans laquelle il fit monter Léon. Ils ne virent ni l'un ni l'autre une forme exiguë qui se détacha du noir d'une porte cochère et qui s'élança dans la même direction qu'eux, trottinant sur le pavé.
La petite bonne femme avait tout entendu.
Léon, cependant, n'était pas au bout de ses étonnements.
Le lieu où on le conduisait, d'abord, lui sembla de fort mauvais augure, et certes il ne s'attendait pas à trouver là une femme qu'on appelait madame la marquise. En chemin, M. Garnier de Clérambault lui avait bien fourni de longues et amphigouriques explications; mais Léon, distrait et réfléchissant à l'étrange succession d'événements qui avait rempli sa journée, n'aurait point su dire de quel sujet l'habit bleu l'avait entretenu.
Avant d'entrer au château de la Savate par la porte de derrière, donnant sur les marais, Léon s'arrêta devant cette maison à l'aspect véritablement sauvage, dont l'isolement paraissait complet, nous l'avons dit. De ce côté, rien n'indiquait la guinguette.
– Qu'allons-nous faire là? demanda-t-il.
– Avez-vous peur? répliqua l'habit bleu en riant.
– Je n'ai pas peur, dit Léon; – au point où j'en suis, on ne craint rien… mais je veux savoir.
– Au point où vous en êtes, on a beaucoup à perdre, mon bon, prononça lentement Clérambault; – depuis quelques heures, vous avez regagné diablement du terrain… Vous allez trouver ici une personne qui a votre avenir entre les mains.
Il voulut entrer. Léon le retint.
– Une question encore, dit-il.
– Faites, mais faites vite!
– Pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce que vous savez sur ma mère?
Il faisait nuit noire. Léon ne put distinguer à ce moment la physionomie de M. Garnier. La voix de celui-ci était calme quand il répondit:
– Vous connaîtrez mes raisons, mon petit homme… Je suis franc comme l'or… Je ne vous cacherai rien… Entrez, entrez!
Il le poussa dans l'escalier, qu'ils montèrent à tâtons.
Un des premiers soins de l'habit bleu fut de dire tout bas à la marquise:
– Carabosse a parlé… Coupez dans le vif… attaquez l'histoire de la mère et arrangez ça comme vous pourrez.
Elle prit la main de Léon et l'attira vers elle.
– C'est bien le visage que je m'attendais à voir, dit-elle à demi-voix en se tournant vers Clérambault, attentif à donner la réplique, car il flairait quelque scène d'effrontée comédie; – je l'aurais reconnu rien qu'au souvenir de mon amie.
– Vous avez été l'amie de ma mère? s'écria Léon.
– Il demande si j'ai été l'amie d'Ernestine! déclama la marquise, qui sembla prendre Clérambault à témoin.
Son accent était mélancolique et plein d'émotion contenue.
L'habit bleu ne put que lever les yeux au ciel d'un air attendri. Il pensait à part lui:
– Cette femme là est le diable.
– Écoutez-moi, monsieur Léon, reprit la marquise avec bonté; – j'ignore ce que notre pauvre Ernestine a pu vous confier de son secret. Le malheur est défiant; attendez, pour lui annoncer que vous m'avez vue, le moment prochain où vous pourrez la rendre à l'aisance et au bonheur…
Elle s'interrompit en caressant la main du jeune homme maternellement, et dit à Clérambault, qui l'admirait:
– Elle avait ce regard doux et inquiet, vous souvenez-vous?
– Si je m'en souviens!.. soupira l'habit bleu; ah! certes, je m'en souviens.
– Il est impossible, mon jeune ami, poursuivit la marquise, – que vous puissiez comprendre ce qui vous arrive aujourd'hui. Ne l'essayez pas. Il y a bien longtemps que je suis votre vie avec toute la sollicitude d'une mère. Ernestine était plus jeune que moi: je la regardais comme ma sœur cadette.
– Jamais, au grand jamais, balbutia Léon, – ma mère ne m'a parlé…
– Que vous disais-je! interrompit Flavie en regardant l'habit bleu; – j'aurais gagé que cette pauvre Ernestine ne lui eût pas dit un mot de moi!
– Madame la marquise avait, ma foi, deviné, appuya Clérambault.
– Tout ici doit vous sembler étrange et incompréhensible, continua Flavie, qui souriait bonnement; – le lieu même où nous nous trouvons… et ce moyen bizarre que M. de Clérambault a cru devoir employer pour se mettre en rapport avec vous.
Elle attira Léon tout contre elle et lui dit à l'oreille:
– C'est un vieux et fidèle serviteur qui a ses caprices. Il aurait pu vous dire tout uniment: «Ne vous tuez pas, pauvre enfant: vous avez à Paris une seconde mère…»
– Mais… objecta Léon, – cette mission chez le notaire.
La marquise prit un ton sérieux.
– Cette mission était dans votre intérêt au moins autant que dans le nôtre… Je n'ai point d'explication à vous donner en ce lieu, mon jeune ami; mais je puis bien vous dire que nous sommes engagés dans une grande entreprise. Nous soutenons le faible contre le fort, et, si jamais le malheur dont votre mère fut la victime est réparé, n'aurez-vous pas quelque joie d'y avoir contribué même indirectement?
– Madame, dit Léon, qui se laissait prendre complétement à cette mystérieuse mise en scène, – je vous en supplie, dites-moi ce que vous voulez faire.
La marquise de Sainte-Croix secoua la tête avec lenteur.
– Nos ennemis sont puissants, murmura-t-elle, – et vous êtes bien jeune! Réfléchissez seulement, Léon, mon cher enfant, et jugez s'il faut des circonstances extraordinaires pour amener une femme comme moi dans un lieu pareil à celui-ci… Nous sommes entourés de dangers; la pureté de notre cause nous donnera la victoire, mais la moindre imprudence peut nous perdre… Léon, vous êtes jeune, vous avez du cœur sans doute… vous aimez… Voulez-vous être à la fois le bon ange de votre mère et le sauveur de Césarine de Mersanz?
– Ah! madame!.. s'écria le pauvre Léon, qui joignit les mains comme s'il eût été devant une madone.
– Vous le voulez, c'est bien. Il ne faut pour cela qu'un peu de discrétion et de courage. Vous avez fait déjà aujourd'hui plus que vous ne pensez… Demain, je vous recevrai seul à mon hôtel de la rue de l'Université. Ne vous effrayez de rien. Votre histoire s'engage comme un roman, mais elle se dénouera au grand jour, honnête et heureuse… Ne vous étonnez de rien: ce lieu où nous sommes est un cabaret mal famé qui se nomme le château de la Savate. Vous vous souviendrez de ce lieu toute votre vie, comme du temple pur où vous reçûtes le premier baiser de votre meilleure amie, et nous y célébrerons bientôt dans le mystère la première fête de vos jeunes amours.
Ses lèvres effleurèrent le front de Léon.
– Adieu, mon fils, ajouta-t-elle. – Ne retournez pas à l'étude. Soyez prêt à toute heure. Vous êtes à nous. Je réponds de votre fortune et de votre bonheur.
Elle fit un geste; Clérambault se leva et dit:
– En route!
Il salua la marquise respectueusement.
– A dater d'aujourd'hui, dit Flavie tout haut, – cet enfant est riche. Veillez à ce qu'il ne manque de rien.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE.
L'HOTEL DE MERSANZ
I
– Une scène d'antichambre. —
L'esplanade des Invalides est bornée à l'est par le faubourg Saint-Germain, à l'ouest par le Gros-Caillou. Elle sépare deux mondes. Vers l'orient, ce sont de nobles hôtels, pas si nobles que ceux du Marais, car le faubourg Saint-Germain sentait encore à plein nez son parvenu du temps de Louis XIV, mais enfin des hôtels de qualité, puisqu'ils portent pour enseignes Rohan, Larochefoucault, Chastellux, Mortemart, etc.; – vers l'occident, ce sont des maisons bourgeoises, des guinguettes ou des usines.
L'esplanade, qui s'étale entre ces deux cités, est une belle et triste promenade, dont les bosquets silencieux donnent asile à quelques valétudinaires, vivants débris de la guerre ou du travail. Les bonnes d'enfants n'aiment pas ces parages, qui sont froids et tristes. Tout ce qui s'assied sur ces bancs a un aspect pauvre et suranné. C'est une infirmerie à ciel ouvert.
Parfois, cependant, on voit tout à coup une activité inaccoutumée réveiller ce paysage morne. C'est alors comme une résurrection bizarre au-devant de la façade dessinée par le grand roi. Un mouvement se fait dans le parterre; d'antiques uniformes montrent au soleil leurs dorures fanées. On voit s'agiter ce peuple de vieillards mutilés, qui vient ouïr encore une fois la voix des géants de bronze et s'enivrer aux fumets du salpêtre.
Le canon gronde, – la ville écoute.
Tantôt c'est un héritier qui pousse son premier cri dans la couche souveraine. – Cent un coups pour dire à la France de saluer le berceau de son maître.
Tantôt c'est comme un écho lointain de cet autre canon qui tonne contre l'étranger. – Cent un coups encore, c'est une victoire!
Il gronde, le canon des Invalides, pour célébrer les fêtes nationales; il gronde pour solenniser les illustres funérailles.
Ah! c'est une voix puissante, celle-là, – mais vaine.
Nous l'avons entendue quand tomba Charles de Bourbon, le dernier roi gentilhomme; quand Louis-Philippe d'Orléans vint aux Tuileries, elle tonna, cette voix, solennelle et vide comme les serments des hommes; elle tonna encore quand Louis-Philippe, roi, prit ce chemin obscur qui le menait à l'exil. La jeune république lui dit: «Éclate!» Elle s'enfla pour obéir à la jeune république. «Le peuple est roi!» criait-elle. Et du même ton, quelques années après: «Vive l'empereur!»
Ils sont là, prêts à tout, ces hurleurs de bronze. Ils sont là qui attendent.
Ils crient la mort et la vie, impassibles qu'ils sont dans leur esclavage turbulent.
C'est l'histoire qui n'a pas d'entrailles.
C'est la voix du destin, – et, chez nous, le destin parle si souvent!
Louis XIV n'aimait pas à voir les flèches de Saint-Denis, où était la sépulture royale. – Louis XIV, vivant et régnant de notre temps, ne passerait pas volontiers devant les canons des Invalides.
L'hôtel de Mersanz, situé vers l'extrémité de la rue Saint-Dominique, avait vue sur l'esplanade par ses jardins. C'était un grand bâtiment qui ne montrait point son importance au dehors. Le mur qui formait la cour intérieure était haut et lourd; on l'attribuait au comte Honoré de Mersanz, qui vivait sous Louis XVI et qui avait voulu fortifier sa demeure contre l'éventualité des attaques populaires.
Le peuple prit la Bastille, mais ce ne fut point pour se moquer de M. le comte Honoré de Mersanz.
La famille de Mersanz était flamande d'origine et de très-ancienne noblesse; mais, à dater du XVIIIe siècle, ses membres s'étaient plus ou moins mêlés de spéculations et d'agiotage. – Hector Mers, chevalier, baron de Mersanz, s'était ruiné trois fois et avait refait trois fois son immense fortune durant le règne de Law, sous la Régence. – D'autres de Mersanz avaient accepté à diverses reprises des fonctions de robe et de finance. – C'était une race ambitieuse et avide, qui, de temps à autre, donnait naissance à quelque fastueux grand seigneur.
Le titre de comte leur vint sous Louis XV et fut accordé au baron Achille de Mersanz, qui avait amusé le roi pendant trois jours entiers dans son château de Saintonge.
Derrière cette haute muraille, percée d'une porte lourde et chargée d'une corniche qui aurait pu supporter le crénelage, s'ouvrait une vaste cour, précédée d'un perron carré en granit brun couvert de mousse. La façade, de ce côté, présentait un aspect uniforme et sévère. Elle datait des premières années du XVIIe siècle, et l'encadrement des fenêtres montrait encore ces briquetages alternés qu'affectionnaient les architectes du temps de Louis XIII. Les croisées étaient démesurément hautes et sans ornements. Quand madame la comtesse Béatrice de Mersanz recevait, les voisins voyaient s'illuminer les énormes châssis derrière lesquels apparaissaient alors les plis floconneux de la mousseline des Indes. Les salons de l'hôtel étaient de ce côté.
Sur le jardin, l'aspect changeait. La façade, primitivement dessinée par Mansard neveu, avait subi de nombreux changements et enjolivements. Le goût Louis XV avait passé par là. Le perron coquet se contournait, fermé à droite et à gauche par une balustrade de pierre, ventrue et chargée de vases pompadour. – Au pignon, et c'était ce qui donnait à l'hôtel son caractère le plus singulier, on avait eu l'idée de bâtir, vers ce même temps de Louis XV, un péristyle corinthien qui servait de marquise. C'était sous ce vestibule extérieur que se trouvait la véritable entrée. Le portail de la grande cour était condamné. On arrivait au péristyle par une courte allée d'ormes, aboutissant à une grille qui donnait sur l'esplanade même, derrière la maison bourgeoise formant l'encoignure de la rue Saint-Dominique. Une masure servant de boutique à un marchand de vin s'élevait à gauche de la grille, et s'enclavait dans la propriété du comte. Une autre grille qui fermait le jardin se dressait au delà de la masure.
La masure valait bien mille écus, prix fort; le comte Achille venait de l'acheter cinquante mille francs pour la faire disparaître. Le marchand de vin n'avait plus qu'un mois ou deux à vendre ses demi-setiers aux Invalides.
De ce côté de l'hôtel, tout était neuf ou en réparation. La grille, d'un beau modèle et fraîchement dorée, laissait voir un coin du jardin admirablement entretenu. Une fois la masure partie, tout cela devait prendre un aspect véritablement seigneurial. Le comte était un homme de goût; la comtesse Béatrice, sa femme, avait un esprit charmant et d'une distinction rare. Avec la fortune qu'ils avaient, ce vieil hôtel de Mersanz ne pouvait manquer de devenir un palais entre leurs mains.
Nous savons que le comte Achille n'avait pas toujours habité cet hôtel, puisque le drame bizarre et triste qui avait eu pour dénoûment la mort de la première comtesse de Mersanz s'était passé au no 81 de la rue de l'Université. L'hôtel, vendu comme bien national en 93, était resté jusqu'à la fin de la Restauration entre des mains étrangères. Le comte Achille ne l'avait racheté qu'après avoir quitté le service en 1830.
C'était trois jours après les événements que nous avons racontés, et c'est encore le matin, par le joli soleil de mai, que nous reprenons notre histoire. Nous sommes à l'hôtel de Mersanz. Nous montons le maître-escalier, large et haut, un de ces escaliers où il y a tant de terrain perdu, pour employer le langage de nos maçons terribles; nous admirons en passant les moulures de la cage et la belle rampe en fer forgé qui entrelace ses M courants autour d'écussons de forme ovale, timbrés du diadème de baron. Nous arrivons ainsi au vestibule du premier étage, où nous trouvons à qui parler.
Baptiste, valet de chambre de monsieur, faisait faire ses habits par un jeune surnuméraire qui apprenait là le bel art du chambellan. Antoine, simple frotteur, était à sa besogne, et mademoiselle Jenny, camériste de madame, surveillait une lieutenante à elle qui faisait la volière.
Ce verbe fait s'emploie pour toute œuvre domestique indistinctement. On fait les bottes, les harnais, les chambres, les lits, les cuivres, les tapis, les pantalons, les couleurs. – On fait aussi les maîtres, dans une acception plus gaie et moins honnête.
M. Baptiste menait son employé comme aucun maître n'oserait traiter son valet: c'est la règle; mademoiselle Jenny étrillait sa subalterne de tout son cœur et la regardait travailler les mains dans ses poches. Le trotteur, armé de son bâton fendu, donnait de temps en temps un coup de brosse pour ne pas s'engourdir les jambes.
– Voilà le plus triste des métiers, disait M. Baptiste, – former un domestique!.. Voyons, Martin, mon garçon, puisque vous vous appelez Martin, comme celui de la foire, donnez donc un peu de liberté à vos mouvements; n'ayez pas l'air emprunté comme cela… – Dire qu'un pataud semblable est de la même pâte que nous! s'interrompit-il en jetant un regard à mademoiselle Jenny, qui lui décocha un sourire.
M. Baptiste était un très-beau fonctionnaire de trente à trente-deux ans, l'air grave et calme, le front haut, la taille droite. Mademoiselle Jenny pouvait avoir vingt-six ans. Sa principale prétention était d'avoir l'air distingué. Sans cela, elle n'eût pas été trop mal.
Mademoiselle Jenny dit à Mariette, son esclave, qui faisait les oiseaux:
– Mon Dieu, ma fille, nous ne sommes pas ici dans une vacherie. On doit mettre à tout un certain moelleux que je ne peux pas vous donner, moi, si vous ne l'avez pas… Ce n'est pas une raison pour me regarder avec de gros yeux hébétés… Est-ce pour votre bien ou pour le mien que je vous parle?
Elle tourna le dos en haussant les épaules et se rapprocha de M. Baptiste.
– En vérité, reprit-elle, – on est aussi par trop à plaindre quand on est obligé d'avoir affaire aux domestiques!
Il y avait bien longtemps que mademoiselle Jenny, dame d'atours, et M. Baptiste, chambellan, ne se regardaient plus comme des domestiques.
M. Baptiste ne put manquer de faire chorus, et tous deux, d'un accord tacite, se dirigèrent vers la porte ouverte d'un petit salon situé à droite du vestibule. Il y avait là un autre frotteur que M. Baptiste congédia d'un geste souverain.
– Fermez la porte, ordonna mademoiselle Jenny.
Le frotteur obéissant sortit et rejoignit son collègue. – Aussitôt après le départ de M. Baptiste et de mademoiselle Jenny, ce premier frotteur s'était appuyé sur son bâton en homme bien décidé à ne plus rien faire. Mariette quitta la volière, Martin laissa les habits, et tous quatre commencèrent à goûter ces loisirs qu'un dieu faisait aux bergers de Virgile.
Bel état! superbe état! A contempler ces marauds des deux sexes, si gras, si heureux, si parfaitement exempts de soucis de toute sorte, on s'étonne de voir en notre univers des gens qui ont choisi volontairement une autre carrière que celle du service.
Ils sont libres comme l'air, figurez-vous bien cela. C'est vous qui êtes leurs serviteurs, vous qui leur payez des gages. Ils se moquent de vous: oseriez-vous leur rendre la pareille? – Eux seuls en l'univers ont droit d'insolence impunie. Ils reçoivent sans cesse et ne donnent jamais. Le monde leur appartient par la base; – le mépris qu'on a pour eux n'est que pure et simple jalousie.
Oh! démence des langues issues de la tour de Babel! On a coutume de dire par tous pays: heureux comme un roi, et le monde est plein de valets. Le jour où la philosophie entrera dans la grammaire, on dira: heureux comme un domestique, – et, dans les métaphores, l'antichambre enviée remplacera ce vieux paradis terrestre que personne n'a connu.
Mademoiselle Jenny s'assit sur la causeuse de madame, M. Baptiste se vautra dans le fauteuil de monsieur.
– Eh bien, dit M. Baptiste, – avons-nous du nouveau?
– C'est à vous qu'il faut demander cela, riposta mademoiselle Jenny.
– Eh! eh! fit le valet de chambre, – la lune de miel a duré onze ans.
– C'est honnête!
– C'est ridicule!
Disant cela, M. Baptiste croisa ses jambes l'une sur l'autre. Les Crispins du Théâtre-Français n'auraient pu retenir un mouvement d'admiration.
Je crois même qu'il se toucha le jabot.
– Ah! les hommes! les hommes! soupira mademoiselle Jenny.
– Ah! les femmes! les femmes! prononça du même ton le valet de comédie.
– C'est monsieur qui a commencé, posa la soubrette.
– Pardonnez-moi, c'est madame.
– Elle a encore pleuré toute la nuit.
– Parce que ce grand beau garçon de Vital n'est pas venu depuis trois jours.
– Ah! monsieur Baptiste!.. fit Jenny indignée.
– Ah! mademoiselle Jenny!..
– Vous êtes méchant! murmura-t-elle.
Baptiste changea de jambe. Il avait un mollet de mille écus par an.
Jenny ajouta:
– C'est bien malheureux pour une pauvre jeune femme quand son mari l'abandonne, parce que le cœur parle, voyez-vous, monsieur Baptiste…
– Oui, répliqua celui-ci; – mais un lieutenant!
– Le fait est, dit Jenny, – que ça n'a pas de bon sens.
– J'ai été dans bien des maisons, mademoiselle Jenny… monsieur est mon cinquième comte… mais je n'ai jamais vu de comtesse… Que diable! un militaire…
– Je comprends bien, monsieur Baptiste, je comprends bien… moi… D'abord, les militaires… je crois que, si un général voulait me parler…
– Vous feriez très-bien, mademoiselle Jenny, l'interrompit Baptiste. Vous rappelez-vous ce major qui voulait se familiariser avec moi?.. il court encore!.. M. le comte a commandé le 4e hussards, mais c'était avant les immortelles…
On appelait ainsi par raillerie, dans le faubourg Saint-Germain, au salon et à l'office, ces pauvres journées de juillet.
Mademoiselle Jenny ouvrit sans façon le flacon de la comtesse Béatrice et versa de l'odeur dans son mouchoir.
– Après ça, dit-elle, – moi, je ne trouve pas que ça soit compromettant, un lieutenant… En bonne justice, ça ne commence à être homme, les troupiers, qu'au grade de colonel.
– Répétez donc ça devant le vieux Roger! s'écria Baptiste en riant.
Jenny se bouchonna le nez avec son mouchoir comme une grande soubrette qui va se trouver mal.
– Ne me parlez pas de cette caricature! fit-elle avec un dédain profond, – une vieille moustache grotesque!.. Voilà le vrai, le grand, le seul tort que madame la comtesse a envers son mari, c'est de n'avoir pas pu se procurer un autre père!
M. Baptiste daigna sourire, car il était très-fort connaisseur en bons mots, et il encourageait volontiers le talent encore novice de Jenny.
– Une perruque de brigand de la Loire, quoi! dit-il; – j'ai vu Vernet aux Variétés dans un rôle comme cela, mais Vernet était à cent piques du bonhomme Roger… Pour en revenir, ma chère enfant, vous me demandiez s'il y a du nouveau… sur le grand sujet, vous savez?..
– Quel grand sujet?
Baptiste se rapprocha d'elle et glissa quelques mots à son oreille.
– Pas possible! s'écria Jenny, qui s'éventa vivement avec son mouchoir; – j'aurais été la femme de chambre d'une comtesse entretenue… moi!
– Ne vous évanouissez pas, conseilla Baptiste, – c'est inutile… on dit bien des choses dans ce Paris… La place est bonne, ici!.. motus, jusqu'à ce que la révolution soit faite.
– Vous croyez donc qu'il va se passer quelque chose? demanda mademoiselle Jenny.
– Je crois, répondit Baptiste, – que, si j'avais un beau-père comme le capitaine Roger, je rétablirais le divorce de ma propre autorité.
– Ne plaisantez pas!.. vous ne dites pas tout ce que vous savez.
Baptiste prit un air de diplomate. Les diplomates ont un air connu.
– Si on disait tout ce qu'on sait, ma chère enfant… commença-t-il.
– Je vous en prie, Baptiste, ne me cachez rien! interrompit Jenny caressante.
Elle disposa, ma foi, les plis de sa robe assez joliment. En somme, après certaines comédiennes, bons singes, ce qui ressemble le plus à une grande dame, c'est sa fille de chambre.
Baptiste la lorgna et dit:
– Charmante… charmante… on ne peut rien vous refuser… M. le comte est amoureux.
– Ah bah!
– De fond en comble!
– Il vous l'a dit?
– Il me l'a prouvé.
– Et peut-on savoir…?
– N'est-ce donc pas assez, mademoiselle Jenny? interrompit Baptiste, qui reprit son air grave; – que vous faut-il de plus?.. Monsieur est rentré à dix heures ce matin, et, d'après votre aveu, madame a passé la nuit à pleurer… Moi, je trouve ça complet.
– Sans doute, dit la camériste, – sans doute… c'est quelque chose… comme symptôme… mais je ne vois rien de positif.
Le valet de chambre la considéra un instant en dessous.
– Vous avez donc bien envie de voir quelque chose de positif, mademoiselle Jenny? prononça-t-il à voix basse.
– Moi… pourquoi cela?..
– Madame a été dure avec vous, peut-être.
– Madame!.. c'est la douceur même.
– Bien vrai?
– Madame ne m'a pas réprimandée une seule fois depuis que je suis auprès d'elle… Après ça, vous savez, quand on est irréprochable…
Le Frontin salua.
Il y eut un silence, ensuite duquel M. Baptiste reprit, les yeux toujours fixés sur ceux de la camériste:
– Ne connaîtriez-vous pas une dame bien charitable et bien respectable qu'on nomme la marquise de Sainte-Croix.
La comtesse Béatrice de Mersanz avait du rouge dans un tiroir de sa toilette et n'en mettait jamais. Mademoiselle Jenny n'avait pas de rouge, mais elle mettait celui de la comtesse Béatrice. Cela n'empêcha point M. Baptiste, qui était un finaud, de remarquer son trouble.
– Si vous connaissez la marquise de Sainte-Croix… reprit-il.
– Mais, interrompit mademoiselle Jenny, – je ne vous ai pas dit…
– C'est une supposition que je me permets… Si vous connaissez la marquise, monsieur doit nécessairement avoir quelque notion du lieutenant et de ses assiduités…
– Pourquoi cela?
– Parce que cela sert madame la marquise, et parce que madame la marquise paye comme un ange.
– Vous la connaissez donc, vous, monsieur Baptiste? demanda la femme de chambre.
Leurs regards cyniques se croisèrent effrontément.
Ils eurent tous deux le même sourire.
– Moi, j'ai fait tout le faubourg, répliqua Baptiste; – madame la marquise a été fort répandue en un temps.
– Est-ce vrai qu'il y a eu quelque chose autrefois entre elle et monsieur? demanda Jenny.
– J'ai dû trouver quelques lettres par-ci par-là, répondit le chambellan, – mais c'est de l'histoire ancienne.
– Ce n'est pas de madame la marquise que monsieur est amoureux?
Baptiste se mit à rire.
– Dame! fit Jenny, – quand elle veut… Je l'ai vue quêter à Saint-Thomas-d'Aquin le mercredi des cendres… elle était belle comme un astre.
– Monsieur a trente-huit ans, dit Baptiste, qui couvait un mot depuis le commencement de l'entretien; – il laisse là les vieux astres et découvre de jeunes planètes.
Jenny ne comprit pas, parce qu'elle négligeait trop la lecture des feuilletons qui rendent compte des travaux de l'Académie des sciences. M. Baptiste se promit de répéter son mot, le soir, au café de l'Industrie, qu'il honorait de sa prédilection.
– Dans tout cela, reprit cependant Jenny, – je ne vois rien de positif, et, si j'étais à la place de madame, je dormirais sur les deux oreilles.
– Je ne prétends pas que la position soit sans ressources, repartit M. Baptiste; – par exemple, moi, dans un cas pareil, si j'étais jolie femme, je crois sincèrement que je me tirerais d'affaire…
– Et moi donc!
– Vous aussi, mon ange… quoique vous n'ayez pas saisi mon mot sur les vieux astres et les jeunes planètes… Mais il n'en est pas moins vrai qu'elle a bien des choses contre elle. Comptons sur nos doigts: – d'abord, elle n'a pas d'enfants…
– Ça, c'est vrai, interrompit Jenny, – c'est fichant pour une femme.
– Fichant! répéta M. Baptiste scandalisé; – on dirait quelquefois que vous avez été grisette, ma chère mademoiselle Jenny.
– Moi, grisette! s'écria celle-ci; – je vous prie, monsieur Baptiste, de voir à ménager vos expressions… Je parle avec vous familièrement, n'est-ce pas?.. je ne dirais pas fichant dans le grand monde.
– Deuxièmement, continua M. Baptiste, – elle a une belle-fille de dix-sept ans.
– Elles s'aiment toutes deux.
– Permettez-moi de n'avoir pas confiance en ces amitiés-là… C'est comme la France et l'Angleterre… mais ne parlons pas politique… Troisièmement, elle voit un lieutenant; quatrièmement, monsieur est amoureux; cinquièmement, elle a un père terrible qui suffirait, lui tout seul, à motiver le divorce; sixièmement, elle n'a pas de particule à son nom de demoiselle…
– Voilà! s'écria la femme de chambre, – voilà. Tenez, moi, je suis franche… C'est pour ça que je l'ai prise en grippe… Elle a eu trop de chance!.. La fille d'un vieux tourlourou épouser le comte Achille de Mersanz!
– Ça crie vengeance! fit M. Baptiste en riant. – Moi, reprit-il, – j'avoue que je suis un peu libéral, au fond, et que je me moque de la particule.
– Vous serviriez un bourgeois, vous?..
– Ah! par exemple! s'écria M. Baptiste grandissant d'un demi-pied; – je parle pour me marier… La comtesse Béatrice a donc contre elle tout ce que j'ai eu l'avantage de vous énumérer… Mais tout cela n'est rien; si le monde trouve à mettre son doigt dans le joint, ce sera, ma foi, bien autre chose… Écoutez bien aux portes, mademoiselle Jenny, et, le jour où vous entendrez par le trou de la serrure ces paroles sacramentelles: RÉGULARISEZ VOTRE POSITION…
– Mais il faudrait pour cela… voulut interrompre la camériste.
– Laissez-moi poursuivre: le jour où vous entendrez un oncle, une tante, un sportman, un prêtre, un franc-maçon ou même le perroquet de monsieur prononcer ces mots: Régularisez votre position, vous pouvez bien vous dire: «Madame est perdue.»
– Vous croyez, monsieur Baptiste.
– L'oncle, mademoiselle Jenny, la tante, le membre du Jockey-Club, le prêtre, le franc-maçon et le perroquet, composent ce qu'on appelle le monde, et je ne crains pas de vous dire…