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Kitabı oku: «Le Bossu Volume 5», sayfa 6

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Ce disant, M. de Gonzague prit un bouquet de fleurs naturelles au surtout qui ornait la table.

– Peut-on refuser un bouquet? poursuivit-il en arrangeant les fleurs; – elle s'éloigne… libre, assurément, tout comme mon cousin Annibal, d'aller où bon lui semblera… chez son amant, chez son amie, chez elle… mais libre aussi d'y rester…

Il tendit le bouquet… – Tous les convives reculèrent en frémissant.

– Elle y reste!.. fit Chaverny entre ses dents serrées.

– Elle y reste, prononça froidement Gonzague qui le regardait en face.

Chaverny se leva.

– Ces fleurs sont empoisonnées!.. s'écria-t-il.

– Assieds-toi, fit Gonzague en éclatant de rire; – tu es ivre.

Chaverny passa sa main sur son front qui dégouttait de sueur.

– Oui, murmura-t-il; – je dois être ivre!.. s'il en était autrement…

Il chancela. Sa tête tournait.

IX
– Le neuvième coup. —

Gonzague promena sur les convives un regard de maître.

– Il n'a pas la tête à lui, murmura-t-il; je l'excuse… mais s'il en était un parmi vous…

– Elle acceptera!.. balbutia Navailles pour l'acquit de sa conscience.

C'était peu; les autres n'en firent pas autant.

La menace de ruine avait porté; depuis Oriol, abruti par la terreur, jusqu'à Nocé, Gironne, Choisy et autres qui étaient gentilshommes, on ne voyait là que misérables esclaves.

La honte est comme les morts de Burger qui vont vite.

Et c'est surtout en ces siècles trafiquants que la chute est rapide et profonde.

Gonzague savait qu'il lui était permis désormais de tout oser. Ces gens étaient tous ses complices. Il avait une armée.

Gonzague remit le bouquet à sa place.

– Assez sur ce sujet, dit-il, nous sommes d'accord. Il est quelque chose de plus grave… neuf heures ne sont point sonnées…

– Monseigneur a-t-il appris du nouveau? demanda Peyrolles.

– Rien!.. J'ai seulement pris mes mesures… Tous les abords du pavillon sont gardés… Gauthier Gendry, avec cinq hommes, garde le bout de la ruelle… La Baleine et deux autres sont en dehors de la porte du jardin… Lavergne et cinq hommes font sentinelle dans le jardin… Au vestibule, nous avons nos domestiques en armes…

– Et ces deux drôles?.. demanda Navailles.

– Cocardasse et Passepoil?.. Je ne leur ai point donné de poste… ils attendent comme nous… Ils sont là!

Il montrait l'entrée de la galerie où l'on avait éteint les lustres lors de son arrivée; la porte de la galerie était grande ouverte depuis ce même instant.

– Qui attendent-ils et qui attendons-nous? demanda tout à coup Chaverny dont l'œil morne eut un éclair d'intelligence.

– Tu n'étais pas là, hier, quand j'ai reçu cette lettre, cousin, dit Gonzague.

– Non… qui attendez-vous?

– Quelqu'un pour remplir ce siége, répliqua le prince en montrant le fauteuil resté vide depuis le commencement du souper.

– La ruelle, les jardins, le vestibule, l'escalier, tout cela plein d'estafiers! prononça Chaverny avec un geste de mépris; tout cela pour un seul homme.

– Cet homme s'appelle Lagardère, dit Gonzague avec une emphase involontaire.

– Lagardère! répéta Chaverny.

Puis, se parlant à lui-même:

– Je le hais!.. ajouta-t-il; mais il m'a tenu sous lui… renversé… et il a eu pitié de moi!

Gonzague se pencha pour l'écouter mieux, et secoua de nouveau la tête.

Puis il se redressa.

– Messieurs, dit-il, pensez-vous que les précautions prises soient suffisantes?

Chaverny haussa les épaules et se mit à rire.

– Vingt contre un! murmura Navailles, c'est honnête.

– Parbleu! s'écria Oriol rassuré par le compte de cette formidable garnison, nous n'avions pas peur!

– Pensez-vous, reprit Gonzague, que vingt hommes pour l'attendre, le surprendre, le saisir vivant ou mort, ce soit assez?

– Trop! monseigneur, c'est trop! s'écriait-on de toutes parts.

– Alors, vous me répondrez d'avance que nul ne me reprochera d'avoir manqué de prudence?..

– Je me porte caution pour tous! s'écria Chaverny; ce qui manque, ce n'est pas la prudence!

– J'avais besoin de ce témoignage, dit Gonzague; et maintenant, voulez-vous que je vous dise mon avis à moi?..

– Dites, monseigneur, dites!

Ils s'étaient remis à boire.

M. le prince de Gonzague se leva.

– Mon avis, prononça-t-il d'une voix haute et grave, c'est que rien n'y fera… Rien!.. je connais l'homme!.. Lagardère a dit: A neuf heures, je serai parmi vous… à neuf heures, nous verrons Lagardère face à face… Je le sais… j'en jurerais!.. il n'y a pas d'armée qui puisse empêcher Lagardère de venir au rendez-vous assigné… Descendra-t-il par la cheminée, sautera-t-il par la fenêtre, surgira-t-il du plancher, je ne sais… mais à l'heure dite… ni avant ni après… nous le verrons s'asseoir à cette table.

– Pardieu! s'écria Chaverny, qu'on me le donne!.. mais homme contre homme…

– Tais-toi! interrompit Gonzague durement, je n'aime les combats de nain contre géant qu'à la foire. Cette conviction est chez moi si profonde, messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les autres convives, que tout à l'heure j'éprouvais la trempe de ma rapière…

Il dégaina, et fit plier sa lame d'acier souple et brillante.

– L'heure vient, acheva-t-il en regardant la pendule du coin de l'œil; faites comme moi… Je vous engage fort à ne compter que sur vos épées!

Tous les regards suivirent le sien et interrogèrent le cadran de la magnifique pendule à poids qui grondait dans sa caisse de bois de rose.

L'aiguille allait marquer neuf heures.

Les convives coururent prendre leurs épées déposées çà et là sur les meubles.

– Qu'on me le donne! répétait Chaverny; seul à seul.

– Où vas-tu? demanda Gonzague à Peyrolles qui se dirigeait vers la galerie.

– Fermer cette porte, répondit le prudent factotum.

– Laisse cette porte!.. J'ai dit qu'elle resterait grande ouverte… grande ouverte elle restera. C'est un signal, messieurs, continua-t-il en s'adressant aux convives en armes… si les deux battants se referment, réjouissez-vous: cela voudra dire: L'ennemi a succombé!.. mais tant qu'ils restent ouverts, veillez!

Peyrolles se mit au dernier rang avec Oriol, Taranne et les financiers. Auprès de Gonzague se tenaient Choisy, Navailles, Nocé, Gironne, tous les gentilshommes. Chaverny était de l'autre côté de la salle et le plus près de la porte.

Ils avaient tous l'épée à la main. Tous les regards étaient ardemment fixés sur la galerie sombre.

Certes, cette attente inquiète et solennelle donnait une grande idée de l'homme qui allait venir.

La pendule eut ce grondement sourd que rendent les rouages à l'instant où l'heure va sonner.

– Vous y êtes, messieurs? dit-il l'œil sur la porte.

– Nous y sommes! fut-il répondu tout d'une voix.

Ils venaient de se compter. Le nombre fait souvent le courage.

Gonzague, qui avait la pointe de sa rapière fichée dans le parquet, prit son verre sur la table, et dit d'un air fanfaron, au moment même où sonnait le premier coup de neuf heures:

– A la santé de M. de Lagardère… le verre d'une main, l'épée de l'autre!

Il leva son verre.

– Le verre d'une main!.. l'épée de l'autre! répéta le chœur sourd.

Puis ils restèrent muets; la tasse emplie jusqu'aux bords, la brette au poing.

Ils attendaient, l'œil au guet, l'oreille attentive.

Pendant ce grand silence, un bruit de fer se fit au dehors.

L'horloge sonnait lentement. Elle fut un siècle à tinter ses neuf coups.

Au huitième, ce bruit de fer qui avait lieu au dehors cessa. Au neuvième, les deux battants de la porte se refermèrent brusquement.

Il y eut un hourra prolongé. Les épées s'abaissèrent.

– A Lagardère, mort! cria Gonzague.

– A Lagardère, mort! répétèrent les convives en vidant leurs verres d'un trait.

Chaverny seul ne bougea point et garda le silence.

Mais on vit tout à coup Gonzague tressaillir au moment où il portait son verre à ses lèvres.

Au milieu de la chambre, les capes et les manteaux entassés sur le bossu oscillèrent et se soulevèrent.

Gonzague ne songeait plus au bossu. Il ignorait d'ailleurs la fin de sa folle équipée.

Gonzague avait dit: Je ne sais pas s'il sautera par la fenêtre, s'il tombera par la cheminée, s'il surgira du sol; mais à l'heure dite, il sera parmi nous.

A la vue de cette masse qui remuait, il s'arrêta de boire et tomba en garde.

Un éclat de rire sec et strident sortit de dessous les manteaux.

– Je suis des vôtres! fit une voix grêle, me voici! me voici!

Ce n'était pas Lagardère.

Gonzague se prit à rire et murmura:

– C'est notre ami, le bossu.

Celui-ci sautilla sur ses pieds, saisit un verre et se mêlant aux buveurs qui trinquaient:

– A Lagardère! dit-il; le poltron aura su que j'étais ici!.. il n'aura pas osé venir!..

– Au bossu! au bossu! cria le chœur en riant; vive le bossu!

– Eh! eh! messieurs, fit celui-ci avec simplicité, quelqu'un qui ne connaîtrait pas comme moi votre vaillance, et qui vous verrait si joyeux, croirait que vous avez eu une belle peur!.. Mais que veulent ces deux braves?

Il montrait devant la porte de la galerie, Cocardasse et Passepoil immobiles comme deux statues. Ils avaient l'air triomphant.

– Nous venons apporter nos têtes, dit le Gascon hypocritement.

– Frappez! ajouta le Normand; envoyez deux âmes de plus au ciel!

– Réparation d'honneur! s'écria gaiement Gonzague; qu'on donne un verre de vin à ces braves; ils trinqueront avec nous!

Chaverny les regardait avec ce dégoût qu'on a en avisant le bourreau. Il s'éloigna de la table quand ils s'en approchèrent.

– Sur ma parole! dit-il à Choisy, qui se trouvait près de lui, je crois que si Lagardère fût venu, je me serais mis avec lui!

– Chut! fit Choisy.

Le bossu, qui avait entendu, montra du doigt Chaverny à Gonzague et lui demanda:

– Monseigneur est-il bien sûr de cet homme-là?

– Non, répondit le prince.

Cocardasse et Passepoil trinquaient avec ces messieurs. Chaverny, dégrisé, les écoutait.

Passepoil parlait de pourpoint blanc ensanglanté; Cocardasse racontait de nouveau l'histoire de l'amphithéâtre du Val-de-Grâce.

– Mais tout cela est infâme! dit Chaverny en poussant droit à Gonzague; mais il est évident qu'on parle ici d'un homme assassiné!

– Hein!.. fit le bossu en feignant un étonnement profond; d'où vient celui-ci?..

Cocardasse, insolent et moqueur, présentait en ce moment son verre à Chaverny, qui se détourna avec horreur!

– Palsambleu! fit encore Ésope II, ce gentilhomme me paraît avoir de singulières répugnances!

Les autres convives étaient muets. Gonzague mit sa main sur l'épaule de Chaverny.

– Prends garde, cousin!.. murmura-t-il; tu as trop bu!..

– Au contraire, monseigneur, fit Ésope II à son oreille, je trouve, moi, que le cousin n'a pas bu assez… croyez-moi… je m'y connais!..

Gonzague fixa sur lui son œil soupçonneux.

Le bossu riait et secouait la tête doucement, comme un homme sûr de son fait.

– C'est bien, dit Gonzague; tu as peut-être raison… Je te le livre.

– Merci, monseigneur, répondit Ésope II.

Puis s'approchant du petit marquis, le verre à la main, il ajouta:

– Dédaignerez-vous aussi de trinquer avec moi?.. C'est une revanche!

Chaverny se mit à rire et tendit son verre.

– A vos noces, beau fiancé! s'écria le bossu.

Ils s'assirent en face l'un de l'autre, entourés déjà de leurs parrains et juges du camp. Le duel bachique recommençait entre eux.

Dans ce salon, où l'orgie avait fait long feu jusqu'alors, chacun avait un poids de moins sur le cœur: un poids énorme! Lagardère était mort puisqu'il avait manqué à sa parole fanfaronne. Lagardère vivant et désertant le rendez-vous assigné, c'était l'impossible!

Gonzague lui-même, ne doutait plus. Et s'il ordonna à Peyrolles de faire une ronde au dehors et d'inspecter les sentinelles, c'était excès de prudence italienne.

Précaution ne nuit jamais. Les estafiers échelonnés au dehors étaient payés pour la nuit entière. Il n'en coûtait rien de les laisser à leur poste.

Plus on avait eu peur, plus on était joyeux. C'était le vrai commencement de la fête. L'appétit naissait; la soif aussi. La gaieté refoulée faisait invasion de toutes parts.

Tubleu! nos gentilshommes ne se souvenaient plus d'avoir tremblé; nos financiers étaient braves comme César.

Cependant à tout ridicule comme à toute faute, il faut un bouc émissaire. Le pauvre gros Oriol avait été choisi pour victime: il expiait la poltronnerie générale. On le harcelait, on le pillait: tous les frissons, toutes les pâleurs, toutes les défaillances étaient accumulés sur sa tête.

Oriol seul avait tremblé: ceci fut bien convenu entre ces messieurs.

Il se débattait comme un beau diable et proposait des duels à tout le monde.

– Ces dames! ces dames! cria-t-on, pourquoi ne fait-on pas revenir ces dames?

Sur un signe de Gonzague, Nocé alla ouvrir la porte du boudoir.

Ce fut comme une nuée d'oiseaux s'élançant hors de la volière. Elles entrèrent parlant toutes à la fois, se plaignant de la longue attente, riant, criant, minaudant.

Nivelle dit à Gonzague en montrant dona Cruz:

– Voici une petite curieuse!.. Je l'ai bien arrachée dix fois au trou de la serrure.

– Mon Dieu! répondit le prince innocemment, qu'aurait-elle pu voir?.. Nous vous avons éloignées, charmantes, dans votre propre intérêt… Vous n'aimez pas les discussions d'affaires.

– Nous a-t-on rappelées pour quelque chose? s'écria la Desbois.

– Est-ce enfin la noce? demanda la Fleury.

Et Cidalise, prenant d'une main le menton brun de Cocardasse junior, de l'autre la joue rougissante d'Amable Passepoil, fit cette question hardie:

– Est-ce vous qui êtes les violons?

– Capédébiou! répliqua Cocardasse, roide comme un piquet, nous sommes des gentilshommes, la belle!

Frère Passepoil tressaillit de la tête aux pieds au contact de cette main douce qui avait bonne odeur.

Il voulut parler, la voix lui manqua.

– Mesdames, disait cependant Gonzague qui baisait les bouts des doigts de dona Cruz, nous ne voulons point avoir de secrets pour vous… si nous nous sommes privés un instant de votre présence, c'était pour régler les préliminaires de ce mariage qui doit avoir lieu cette nuit.

– C'est donc vrai! s'écrièrent d'une voix toutes ces folles, nous allons avoir la comédie.

Gonzague protesta d'un geste.

– Il s'agit d'une union sérieuse, prononça-t-il gravement.

Comme si le lieu même et l'entourage ne lui donnaient pas d'avance un suffisant démenti, il se pencha vers dona Cruz et ajouta:

– Il est temps d'aller prévenir votre amie.

Dona Cruz le regarda d'un air inquiet.

– Vous m'avez fait une promesse, monseigneur, murmura-t-elle.

– Tout ce que j'ai promis, je le tiendrai, répondit Gonzague.

Puis en reconduisant dona Cruz vers la porte, il ajouta:

– Elle peut refuser… Je ne m'en dédis point… mais, pour elle-même… et pour un autre que je ne veux pas nommer, souhaitez qu'elle accepte!

Dona Cruz ignorait le sort de Lagardère et Gonzague comptait là-dessus. Dona Cruz ne pouvait pas mesurer la profonde hypocrisie de ce tartufe païen. Cependant elle s'arrêta avant de passer le seuil.

– Monseigneur, dit-elle avec un accent de prière; je ne doute point que vous n'ayez pour agir des motifs nobles et dignes de vous… mais ce sont de bien étranges choses qui se passent depuis hier… Nous sommes là deux pauvres jeunes filles et nous n'avons point l'expérience qu'il faut pour deviner ces énigmes… Par amitié pour moi, monseigneur, par compassion pour cette pauvre enfant que j'aime et qui se désole, dites-moi un mot… un mot qui explique… un seul mot qui puisse m'éclairer et servir d'argument contre ses résistances… Je serais bien forte, si je pouvais lui dire en quoi ce mariage peut sauvegarder la vie de celui qu'elle aime…

Gonzague l'interrompit:

– N'avez-vous pas confiance en moi, dona Cruz? dit-il d'un ton de reproche; et n'a-t-elle point confiance en vous?.. J'affirme, vous croyez: affirmez, elle croira. Et faites vite! acheva-t-il en donnant à ses paroles un accent plus impérieux; je vous attends.

Il salua et dona Cruz se retira.

En ce moment, un grand tumulte se faisait dans le salon. Ce n'étaient que clameurs joyeuses et retentissants éclats de rire.

– Bravo! Chaverny! disaient les uns.

– Hardi! le bossu! criaient les autres.

– Le verre de Chaverny était plus plein!

– Ne trichons pas!.. C'est un combat à mort!

Et les femmes:

– Ils vont se tuer!.. Ils sont fous!..

– Ce petit bossu est un diable!

– S'il a autant d'actions bleues qu'on le dit, murmura la Nivelle; moi, d'abord, j'ai toujours eu un faible pour les bossus!

– Mais voyez donc ce qu'ils absorbent!

– Deux entonnoirs!.. deux madrépores!..

– Deux gouffres!.. Bravo! Chaverny.

– Hardi, le bossu!.. deux abîmes!

Ils étaient là en face l'un de l'autre, Ésope II dit Jonas et le petit marquis, entourés d'un cercle qui allait toujours s'épaississant. C'était la seconde fois qu'ils en venaient aux mains.

L'invasion des mœurs anglaises, qui date de cette époque, avait mis à la mode ces tournois de la bouteille.

Auprès d'eux, une douzaine de flacons vides témoignait des vaillants coups portés, ou plutôt avalés de part et d'autre.

Chaverny était livide; ses yeux déjà injectés de sang semblaient vouloir s'échapper de leurs orbites, mais il avait l'habitude de ces joutes. C'était, malgré l'élégance de sa taille et le peu de capacité apparente de son estomac, un buveur redoutable. On ne comptait plus ses exploits.

Le bossu, au contraire, montrait un teint animé. Ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire. Il s'agitait; il parlait, ce qui est, comme chacun sait, une condition mauvaise.

Le bavardage enivre presque autant que le vin.

Tout champion de la bouteille doit être muet, dans une rencontre sérieuse; voyez les poissons.

Les chances semblaient être du côté du petit marquis.

– Cent pistoles pour Chaverny! cria Navailles; le bossu va retourner sous les manteaux.

– Je tiens, riposta le bossu qui chancela sur son fauteuil.

– Mon portefeuille pour le marquis, fit la Nivelle qui vit cela.

– Combien dans le portefeuille? demanda Ésope II entre deux lampées.

– Cinq actions bleues… toute ma fortune, hélas!

– Je les tiens contre dix! s'écria le bossu; passez du vin!

– Laquelle aimerais-tu le mieux? demanda Passepoil à l'oreille de son noble ami.

Il regardait tour à tour Cidalise, Nivelle, Fleury, Desbois et les autres.

– Le pécaïre va se noyer, vivadious! répondit Cocardasse junior qui ne quittait pas des yeux le bossu. Je n'ai jamais vu qu'un seul homme boire comme cela!

Ésope II quitta son siége et s'assit sur la nappe.

– N'avez vous pas de plus grands verres? s'écria-t-il en jetant le sien au loin; avec ces coquilles de noisettes, nous pourrions rester là jusqu'à demain!

X
– Triomphe du bossu. —

C'était encore cette chambre du rez-de-chaussée, où nous avons vu Aurore et dona Cruz aux premières heures du petit souper. Aurore était seule, agenouillée sur le tapis; mais elle ne priait pas.

Le bruit qui venait du premier étage avait redoublé depuis quelques instants. C'était le combat singulier entre Chaverny et le bossu. Aurore n'y prenait point garde.

Elle songeait. Ses beaux yeux, fatigués par les larmes, s'égaraient dans le vide. Elle ne donna point attention, tant était profonde sa rêverie, au bruit léger que fit dona Cruz en entrant dans la chambre.

Celle-ci s'approcha sur la pointe des pieds et vint baiser ses cheveux par derrière.

Aurore tourna la tête lentement; le cœur de la gitanita se serra en voyant ces pauvres joues pâles et ces yeux éteints déjà par les pleurs.

– Je viens te chercher, dit-elle.

– Je suis prête, répondit Aurore.

Dona Cruz ne s'attendait point à cela.

– Tu as réfléchi, depuis tantôt?

– J'ai prié… Quand on prie, les choses obscures deviennent claires…

Dona Cruz se rapprocha vivement.

– Dis-moi ce que tu as deviné? fit-elle.

Il y avait là encore plus d'intérêt affectueux que de curiosité.

– Je suis prête, répéta Aurore; prête à mourir.

– Mais il ne s'agit pas de mourir, pauvre petite sœur…

– Il y a longtemps, interrompit Aurore d'un ton de morne découragement, que j'ai eu cette idée pour la première fois… C'est moi qui suis son malheur, c'est moi qui suis le danger dont il est menacé sans cesse… C'est moi qui suis son mauvais ange… Sans moi, il serait libre, il serait tranquille, il serait heureux!

Dona Cruz l'écoutait et ne la comprenait pas.

– Pourquoi, reprit Aurore en essuyant une larme, pourquoi n'ai-je pas fait hier ce que je médite aujourd'hui?.. Pourquoi ne me suis-je pas enfuie de la maison?.. Pourquoi ne suis-je pas morte?..

– Que dis-tu là!.. s'écria la gitanita.

– Tu ne peux savoir, Flor ma sœur chérie, la différence qu'il y a entre hier et aujourd'hui… J'ai fait un rêve, depuis hier… J'ai vu s'entr'ouvrir pour moi le paradis… Une vie tout entière de belles joies et de saintes délices m'est apparue… Il m'aimait, Flor!..

– Ne le sais-tu donc que depuis hier? demanda dona Cruz.

– Si je l'avais su plus tôt, Dieu seul peut dire si nous eussions affronté les inutiles dangers de ce voyage… Je doutais… J'avais peur… Oh! folles que nous sommes, ma sœur!.. Il faudrait frémir, et non s'extasier, quand s'offrent à nous ces grandes allégresses qui feraient descendre sur terre les félicités… Cela est impossible, vois-tu… Le bonheur n'est point ici-bas.

– Mais qu'as-tu résolu? interrompit la gitanita dont la vocation n'allait point dans le sens du mysticisme.

– Obéir, répondit Aurore, afin de le sauver.

Dona Cruz se leva enchantée.

– Partons! s'écria-t-elle; partons… le prince nous attend.

Puis, s'interrompant tout à coup, tandis qu'un nuage voilait son sourire:

– Sais-tu, dit-elle, que je passe ma vie à faire de l'héroïsme avec toi!.. Je n'aime pas comme toi, certes, mais j'aime à ma manière, et je te trouve toujours sur mon chemin.

Le regard étonné d'Aurore l'interrogeait.

– Ne t'inquiète pas trop, reprit dona Cruz en souriant; moi, je n'en mourrai pas, je te le promets… Je compte aimer ainsi plus d'une fois avant de mourir… mais il est certain que, sans toi, je n'eusse pas renoncé ainsi au roi des chevaliers errants… au beau Lagardère!.. Il est certain encore qu'après le beau Lagardère, le seul homme qui m'ait fait battre le cœur, c'est cet étourdi de Chaverny…

– Quoi? voulut dire Aurore.

– Je sais! je sais!.. Sa conduite peut paraître légère… mais que veux-tu?.. Sauf Lagardère, moi, je déteste les saints… Ce monstre de petit marquis me trotte dans la cervelle…

Aurore lui prit la main en souriant.

– Petite sœur, dit-elle, ton cœur vaut mieux que tes paroles… Et pourquoi, d'ailleurs, aurais-tu ces délicatesses altières des grandes races?..

Dona Cruz se pinça les lèvres.

– Il paraît, murmura-t-elle, que tu ne crois pas à ma haute naissance?

– C'est moi qui suis mademoiselle de Nevers, répondit Aurore avec calme.

La gitanita ouvrit de grands yeux.

– Lagardère te l'a dit? murmura-t-elle sans même songer à faire des objections.

Celle-là n'était pas ambitieuse!

– Non, répondit Aurore; et c'est là le seul tort que je puisse lui reprocher en sa vie… S'il me l'eût dit?..

– Mais alors, fit dona Cruz, qui donc?

– Personne… Je le sais, voilà tout… Depuis hier, les divers événements qui se sont passés depuis mon enfance ont pris pour moi une nouvelle signification. Je me suis souvenue; j'ai comparé; la conséquence s'est dégagée d'elle-même… L'enfant qui dormait dans les fossés de Caylus pendant qu'on assassinait son père, c'était moi… Je vois encore le regard de mon ami, quand nous visitâmes ce lieu funeste: c'était moi… Mon ami ne me fit-il pas baiser le visage de marbre de Nevers au cimetière Saint-Magloire?.. Et ce Gonzague dont le nom me poursuivit depuis mon enfance, ce Gonzague qui aujourd'hui va me porter le dernier coup, n'est-il pas le mari de la veuve de Nevers?..

– Puisque c'est lui, interrompit la gitanita, qui voulait me rendre à ma mère…

– Ma pauvre Flor, nous n'expliquerons pas tout, je le sais bien. Nous sommes des enfants, et Dieu nous a gardé notre bon cœur: comment sonder l'abîme des perversités, et à quoi bon? Ce que Gonzague voulait faire de toi, je l'ignore; mais tu étais un instrument dans ses mains… Depuis hier, j'ai vu cela… Et depuis que je te parle, tu le vois toi-même.

– C'est vrai, murmura dona Cruz qui avait les paupières demi-closes et les sourcils froncés.

– Hier seulement, reprit Aurore, Henri m'a avoué qu'il m'aimait…

– Hier seulement?.. interrompit la gitanita au comble de la surprise.

– Pourquoi cela?.. Il y avait donc un obstacle entre nous?.. Et quel pouvait être cet obstacle, sinon l'honneur ombrageux et scrupuleux de l'homme le plus loyal qui soit au monde: c'était la grandeur de ma naissance; c'était l'opulence de mon héritage qui l'éloignait de moi!

Dona Cruz sourit. Aurore la regarda en face, et l'expression de son charmant visage fut une fierté sévère.

– Faut-il me repentir de t'avoir parlé comme je l'ai fait? murmura-t-elle.

– Ne me gronde pas, fit la gitanita qui lui jeta les deux bras autour du cou; je souriais en songeant que je n'aurais point deviné cet obstacle-là, moi qui ne suis pas princesse.

– Plût à Dieu qu'il en fût ainsi de moi! s'écria Aurore les larmes aux yeux; la grandeur a ses joies et ses souffrances… Moi qui vais mourir à vingt ans, de la grandeur je n'aurai connu que les larmes!

Elle ferma d'un geste caressant la bouche de sa compagne qui allait protester encore, et reprit:

– Je suis calme. J'ai foi en la bonté de Dieu qui ne nous éprouve pas au delà des limites de ce monde… Si je parle de mourir, ne crains pas que je puisse hâter ma dernière heure… Le suicide est un crime: un crime qu'on ne peut expier et qui ferme la porte du ciel… Si je n'allais pas au ciel, où l'attendrais-je?.. Non… d'autres se chargeront de ma délivrance; ceci, je ne le devine point: je le sais.

Dona Cruz était toute pâle.

– Que sais-tu? interrogea-t-elle d'une voix altérée.

– J'étais ici, toute seule, répondit lentement Aurore; je réfléchissais à tout ce que je viens de dire… et à d'autres choses encore… Les preuves abondaient… C'est parce que je suis mademoiselle de Nevers qu'on m'a enlevée hier; c'est parce que je suis mademoiselle de Nevers que la princesse de Gonzague poursuit de sa haine Henri, mon ami… Et sais-tu, Flor, c'est cette dernière pensée qui m'a pris tout mon courage… L'idée de me trouver entre ma mère et lui, tous deux ennemis, m'a traversé le cœur comme un coup de poignard… L'heure viendrait où il faudrait choisir… que sais-je? Depuis que je connais le nom de mon père, j'ai l'âme de mon père. Le devoir m'apparaît pour la première fois, et sa voix, la voix du devoir, est déjà en moi aussi impérieuse que la voix du bonheur lui-même… Je ne sais rien ici-bas qui fût capable, hier, de me séparer d'Henri… aujourd'hui…

– Aujourd'hui?.. répéta dona Cruz voyant qu'elle s'arrêtait.

Aurore détourna la tête pour essuyer une larme.

Dona Cruz la regardait tout émue.

Dona Cruz abandonnait ces brillantes illusions que Gonzague avait fait naître en elle, sans efforts et sans regrets. Elle était comme l'enfant qui sourit au réveil aux chimères dorées d'un beau songe.

– Ma petite sœur, reprit-elle, tu es Aurore de Nevers; je le crois… Et il n'y a pas beaucoup de duchesses pour avoir des filles comme toi… Mais tu as prononcé tout à l'heure des paroles qui m'inquiètent et qui me font peur.

– Quelles paroles? demanda Aurore.

– Tu as dit, répliqua dona Cruz: – D'autres se chargeront de ma délivrance!..

– J'oubliais… fit Aurore; j'étais donc ici toute seule, la tête pleine et brûlante… C'est la fièvre sans doute qui m'a donné ce courage… Je suis sortie de cette chambre… J'ai pris le chemin que tu m'avais montré… l'escalier dérobé, le couloir… et je me suis retrouvé dans ce boudoir où nous étions toutes deux naguère… Je me suis approchée de la porte derrière laquelle ces hommes t'appelaient, le bruit avait cessé. J'ai mis mon œil à la serrure. Il n'y avait plus aucune femme autour de la table.

– On nous avait éloignées… dit dona Cruz.

– Sais-tu pourquoi, ma petite Flor?

– Gonzague nous a dit… commença la gitanita.

– Ah! fit Aurore en frissonnant, cet homme qui semblait commander aux autres, c'était donc Gonzague?

– C'était le prince de Gonzague.

– Je ne sais pas ce qu'il vous a dit, reprit Aurore; mais il a dû mentir.

– Pourquoi supposes-tu cela, petite sœur?

– Parce que, s'il avait dit vrai, tu ne viendrais pas me chercher, ma Flor chérie!

– Quelle est donc la vérité?.. Tu me rendras folle!

Il y eut un silence, pendant lequel Aurore sembla rêver, le front appuyé contre le sein de sa compagne.

– As-tu remarqué, dit-elle, ces bouquets de fleurs qui ornent la table?

– Oui… de belles fleurs.

– Et Gonzague ne t'a-t-il pas répété: – Si elle refuse, elle sera libre!

– Ce sont ses propres paroles.

– Eh bien, poursuivit Aurore en posant sa main sur celle de dona Cruz, c'était ce Gonzague qui parlait quand j'ai regardé par le trou de la serrure… Les convives l'écoutaient immobiles, muets, tous la pâleur au front. J'ai mis mon oreille à la place de mon œil… J'ai entendu…

Un bruit se fit du côté de la porte.

– Tu as entendu?.. répéta dona Cruz.

Aurore ne répondit point. La figure blême et doucereuse de M. de Peyrolles se montrait sur le seuil.

– Eh bien! mesdames, dit-il, on vous attend!

Aurore se leva aussitôt.

– Je suis prête, dit-elle.

En montant l'escalier, dona Cruz se rapprocha d'elle et dit tout bas:

– Achève!.. Que parlais-tu de ces fleurs?

Aurore lui serra la main doucement et répondit avec un calme sourire:

– De belles fleurs! Tu l'as dit… M. de Gonzague a des galanteries de grand seigneur… En refusant, non-seulement je serai libre… mais j'aurai un bouquet de ces belles fleurs…

Dona Cruz la regarda fixement. Elle sentait qu'il y avait derrière ces paroles quelque chose de menaçant et de tragique. Mais elle ne devinait point.

– Bravo! bossu!.. On te nommera roi des tanches!

– Tiens bon, Chaverny! ferme! ferme!

– Chaverny vient de verser un demi-verre sur ses dentelles!.. C'est triché!

– Au moins Ésope II boit rubis sur l'ongle!

On apportait les grands verres demandés par le bossu. Il y eut un long cri de joie: c'étaient deux vidrecomes de Bohème dont on se servait l'été pour les boissons à la glace. Chacun d'eux tenait bien une pinte.

Le bossu versa dans le sien une bouteille de champagne. Chaverny voulut l'imiter; mais sa main tremblait.

– Vas-tu me faire perdre mes cinq petites filles! s'écria la Nivelle.

– Comme elle aurait bien prononcé le qu'il mourût, cette Nivelle! dit Navailles.

– Dame! riposta la fille du Mississipi, on a assez de peine à gagner son argent!

Il y avait foule de paris engagés dans le cercle, et chacun était un peu de l'avis de la Nivelle. La Fleury qui n'était point joueuse, ayant risqué l'avis qu'il était temps de mettre le holà, il y eut un cri général de réprobation.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
130 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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